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Les travaux ethnographiques portant sur les Proto-Indochinois, c’est-à-dire les habitants originels des hauts plateaux centraux et méridionaux de l’ancienne Indochine française – l’antique et fameux « Hinterland moï » avant la descente vers le sud des Viêts, puis des peuples de langue tai venus du nord à partir du XIIIe siècle de l’ère chrétienne – sont aujourd’hui rares. Pourtant, ces populations, très diverses dans leur cohésion culturelle globale, restent pour certaines méconnues sur le plan de l’anthropologie sociale et, pour d’autres, très mal documentées, même en tenant compte de la riche littérature ethnographique qui les concerne depuis le XVIIe siècle, surtout à compter de l’arrivée des premiers missionnaires catholiques dans la région de Kontum (Vietnam) après la mort de l’empereur Gia Long en 1820[1]. Les études ethnographiques des précurseurs les concernant sont soit de mauvaise qualité, soit partielles car restreintes à un sujet particulier sans couvrir tous les aspects de la société considérée ou de l’ensemble des Proto-Indochinois, et de toute façon difficilement accessibles aujourd’hui, sinon introuvables. Au début du XXe siècle, seul les travaux du père Émile Kemlin – pionnier d’une discipline en devenir – à propos des Reungao de la région de Kontum peuvent être considérés comme véritablement ethnologiques.

C’est surtout après la Seconde Guerre mondiale que l’ethnographie scientifique des Proto-Indochinois prend son essor en Indochine avec de véritables chercheurs formés à l’enquête de terrain tels les Français Georges Condominas, Jacques Dournes, Jean Boulbet ou, plus récemment, le Hongrois Gábor Vargyas. Mais en dépit de leur valeur, leurs travaux ne concernent que peu de groupes, laissant bien d’autres dans l’ombre. Il faut souligner par ailleurs qu’on ne trouve encore aujourd’hui aucune synthèse dédiée à l’ensemble de ces populations. Il est donc heureux de voir publié l’ouvrage de Frédéric Bourdier portant sur certaines demeurées méconnues, notamment les Tampuan, ouvrage qu’on doit d’autant mieux accueillir qu’il concerne une période cruciale de l’histoire de ces sociétés traditionnelles de chasseurs-cueilleurs et surtout, le plus souvent, d’essarteurs.

L’essartage est la pratique culturale la plus répandue dans le monde, en tout cas jusque dans la décennie 1960. Elle est typique des milieux tropicaux forestiers, primaires ou dégradés (forêt dense secondaire, forêt claire, recrû forestier et bambouseraie, etc.). On la trouve presque identique sur tous les continents. Il s’agit d’une pratique évolutive, car les essarts – parcelles prises sur la forêt[2] – sont déplacés périodiquement au sein d’un terroir. Cependant, l’essartage est dans l’ouvrage à peine défini en tant que « riziculture itinérante sur brûlis » (p. 47). En réalité, il faudrait ajouter « et à longue friche forestière », car cette pratique induit un nomadisme lent dû à une exploitation cyclique : un essart est généralement exploité pendant une à deux années de suite puis abandonné au recrû forestier. Au terme de cinq à vingt années, l’exploitant revient sur l’essart désormais recouvert de forêt afin de l’exploiter à nouveau.

Cette pratique est sans danger sur l’environnement à la stricte condition d’une densité démographique très faible qui permet la longue jachère forestière qui la caractérise, et donc la régénérescence du sol à la mince couche arable. Il s’agit d’une agriculture autarcique plus que d’une riziculture, même si cette dernière domine largement en Asie du Sud-Est. Dans l’essart sont en effet mêlées au riz d’autres essences, dont la liste varie selon les terroirs : maïs, manioc, ignames, sorgho, larmes de job, courges, haricots, piment, herbes aromatiques, citrus, etc. Cette « riziculture » est qualifiée de « sèche » car elle se nourrit des seules pluies de mousson, sans irrigation ou régulation de l’inondation. Elle est aussi appelée « riziculture de montagne » car, à la différence de la riziculture irriguée, elle permet l’exploitation des terrains à forte pente à l’aide d’un outillage limité, ce qui est la marque d’un progrès technique qui, universellement, a tendance à aller du compliqué au simple ; d’autant plus que, d’après Haudricourt, l’essartage est probablement postérieur à la riziculture irriguée :

Ce serait une erreur à mon avis de voir dans la culture du riz de montagne un stade agricole plus ancien que celui du riz irrigué. Le riz sauvage est une plante aquatique, il est probable qu’elle apparut d’abord comme mauvaise herbe des fossés à taro, puis constitua ensuite une culture irriguée autonome avant d’engendrer des variétés capables de résister à la non-irrigation. Condominas rapporte que, chez les Mnong, les « hommes sacrés » plantent des ignames dans le futur rây avant de commencer le défrichement (Nous avons mangé la forêt, p. 375). Le riz de montagne, partout où il est connu, a remplacé l’igname, car il demande moins de travail.

Haudricourt 1962 : 41, note 3

Les essarts sont exploités par les femmes, qui versent des semences dans les poquets creusés par les hommes avec des bâtons-plantoirs relevant d’un outillage général très simple[3]. Cela se fait après une déforestation mesurée respectueuse des plus grands arbres par les seuls hommes. Les grands futs, notamment sur les crêtes, restent intouchés du fait qu’ils sont considérés comme les habitations de génies et permettent en outre de maintenir la couche de terre arable qui serait autrement lessivée par les fortes pluies. Après séchage puis mise à feu contrôlée des abattis, les cendres sont épandues sur le sol aux fins d’amendement. Durant la maturation, les femmes sarclent périodiquement les mauvaises herbes, puis moissonnent à la lame digitale, qui permet la sélection des espèces et des grains[4] en vue d’une conservation en meules de grains vêtus sur leur épillet[5].

Ces sociétés traditionnelles à la morphologie sociale primitive – on parle évidemment des institutions et non des hommes[6] – sont, depuis récemment, dramatiquement prises entre le marteau d’une mondialisation en cours – qui ne les épargne pas en dépit de leur position excentrée, loin des capitales et des nouveaux dragons économiques –, d’une part, et l’enclume, résonnant encore tant les coups étaient rudes, des guerres successives d’Indochine et du Vietnam, d’autre part. La guerre américaine à haute technologie (qui a suivi celle, beaucoup plus limitée en effets écologiques, menée par la France) autant idéologique que biochimique, avec force napalm et défoliants, s’en est pris tout spécialement, sous le prétexte de la nébuleuse « Piste Ho Chi Minh », aux Proto-Indochinois, à leur milieu naturel, leurs villages, leurs essarts (souvent pris pour des rizières communistes par les aviateurs américains), leur faune sauvage, et ce, sans aucun discernement. D’immenses et intenses bombardements aériens furent effectués en aveugle à très haute altitude ; des feux d’artillerie très lointaine et non moins aveugles furent particulièrement concentrés sur les provinces orientales du Cambodge, entre autres. Dans les Bolovens de l’extrême-sud du Laos, chez les Katu par exemple, le végétal a été si bouleversé par les bombardements que les habitants ont été obligés d’utiliser les nombreuses douilles d’obus en laiton ou les bombes non explosées à la place des arbres disparus pour confectionner les piliers de leurs habitations traditionnellement sur pilotis[7].

Parmi les millions de bombes et d’obus déversés entre 1966 et 1969 figuraient en bonne place les bombes à fragmentation, le napalm destructeur des couverts forestiers, les défoliants empêchant la repousse, en particulier l’agent orange engendrant la monstruosité. Et ce, sans parler des millions de mines déposées par les belligérants des deux bords dont le nombre a encore considérablement augmenté après la « libération » du Cambodge par les Khmers rouges qui ont enfermé leur pays dans un anneau étanche de champs de mines, sans aucun relevé préalable de positionnement.

Mais, au temps des Américains et de la fameuse Piste de l’Oncle Hô, il était peu question de Viêt-minhs, de Viêt-congs, de troupes régulières de l’armée de libération nationale, d’AK 47 et de canons anti-aériens en ces territoires reculés difficiles d’accès. Ces hauts plateaux étaient essentiellement peuplés de tigres, de rares panthères longibandes, banteng, gaurs ou autres buffles sauvages, d’ultimes rhinocéros d’Asie, de non moins rares crocodiles, varans, gibbons, éléphants, drongos, milans ou vautours ; animaux pour la plupart en voie d’extinction qui disparurent, tout comme leur forêt nourricière, sous les assauts de la modernité. On peut en dire presqu’autant des espaces sociaux restreints de la région.

Faibles démographiquement, ces groupes ethniques restés insoumis jusque dans les années 1930 vivaient encore dans les années 1960 de façon très traditionnelle. Certains même, comme les Cau Maa’ du Vietnam, refusèrent tout contact jusqu’au milieu de la décennie 1950. Les femmes allaient seins nus, hotte en vannerie sur le dos et enfant sur la hanche, vêtues d’une jupe de coton tissée par leurs soins sur l’antique métier à bras ; les guerriers marchaient torse et pieds nus, portant bouclier et coutelas sur l’épaule, chassant à l’arbalète, vêtus d’un langouti, les cheveux longs réunis en un chignon piqué de plumes d’oiseau… Ce sont pourtant eux, animaux rares et « hommes authentiques » (comme les Cau Maa’ se nomment eux-mêmes) qui ont subi les gigantesques bombardements qui ne les concernaient pas et ont bouleversé leur mode de vie et irrémédiablement détruit leur environnement ancestral.

Ce traumatisme a empiré au Vietnam et au Laos avec la mainmise communiste sur les hauts plateaux, l’envoi de colons vietnamiens en masse sur leurs territoires traditionnels, et la vietnamisation ou laosisation forcée qui s’ensuivit après 1975. Au Cambodge, leur situation a changé après l’horreur de l’autogénocide khmer rouge (1975-1979), et l’occupation militaire vietnamienne (1979-1989). Les transformations forcées se poursuivent d’une façon plus insidieuse mais non moins effrayante avec les méfaits de missionnaires bien-pensants : experts des ONG et des organisations internationales ; agents de l’administration nationale sans considération pour des minorités nationales considérées rurales et arriérées ; religieux étrangers venus catéchiser, baptiser, sermonner, rhabiller des sauvages qui, avec leur torse nu et leur mince langouti ressemblent pourtant plus au Christ sur sa croix que ceux couverts d’étoffe qui parlent en son nom divin.

Les experts envoyés en mission au sein de ces populations par la Banque mondiale et autres organismes d’aide au bon développement – en particulier chez les Tampuan – sont probablement à compter parmi les pires ennemis de cette altérité humaine miraculeusement survivante jusque-là dans l’est du Cambodge, le sud du Laos et l’est du Vietnam central et méridional, du fait qu’ils décident, choisissent, décrètent en lieu et place de ces populations (et pour leur bien !), engageant leur avenir pour des années… Or, dans leur majorité, ces experts sont ignorants de l’histoire locale, des langues et cultures concernées ; ils ne consultent pas l’importante littérature existante qu’ils jugent très rébarbative. Ces experts ne restent le plus souvent que quelques jours sur place (sur des missions annoncées de plusieurs mois), visitant en 4x4 flambant neuf des villages où ils ne dorment pas. Et ils sont manipulés par des interprètes qui obéissent à des intérêts contingents et sont désireux de rentrer chez eux au plus vite et à moindre effort. Pour cette raison, ils coupent court aux questions et réponses, trahissent celles-ci pour accélérer le départ en évitant toute discussion compliquée, conséquence de la rencontre de ces cultures si différentes entre elles et qui demandent, réciproquement, temps et efforts pour qu’un premier vrai dialogue puisse être envisagé.

Frédéric Bourdier, formé à l’Université de Bordeaux en anthropologie sociale, spécialiste de populations forestières en milieux tropicaux (Inde du Sud, Brésil, Guyane française, Cambodge) et des questions de santé, fait porter ses recherches depuis 1996 sur l’épidémiologie du VIH-SIDA sur le plan social. Intégré en 2004 à l’Institut de recherche sur le développement (IRD), il y est responsable d’un programme de recherche sur les politiques d’intervention publique au Cambodge concernant la prévention et la distribution de médicaments. Avant cela, il avait passé, au début des années 1990, près de neuf mois dans l’est du Cambodge, parmi des populations proto-indochinoises dont il avait appris les rudiments de la langue, notamment chez des Mnong et surtout des Tampuan. L’étude qu’il en fait dans Ethnographie des populations indigènes du Nord-Est cambodgien. La montagne aux pierres précieuses (Ratanakiri) est l’un des fruits de son terrain, et représente à ce titre le résultat d’un travail d’ethnographie rigoureuse mené par un professionnel. Toutefois, son ouvrage n’est pas exempt d’inexactitudes et de faiblesses, notamment dans sa tendance à la généralisation : il manque de la vision d’ensemble nécessaire dès lors qu’est abordée une de ces sociétés proto-indochinoises. À la décharge de l’auteur toutefois, cela peut se comprendre, puisque celui-ci n’était, à l’époque de la rédaction de ces sept documents réunis en un volume, pas encore spécialiste de l’Asie du Sud-Est, mais de l’Amazonie.

Malgré son titre, Ethnographie des populations indigènes du Nord-Est cambodgien… constitue plus une étude d’anthropologie sociale qui privilégie l’analyse globale au sein de populations qui demanderaient à être précisées que la description minutieuse de telle ou telle société, ainsi qu’on l’attend d’une ethnographie. L’essentiel de l’expérience directe de l’auteur s’est déroulé chez les Tampuan, de langue austroasiatique. Le livre porte cependant sur une nébuleuse indigène plus large mais au traitement hétérogène : soit très précise mais pas regardée en détail, soit très générale et vue de loin. Il ne s’agit pas non plus de l’ethnographie des populations indigènes du Nord-Est cambodgien puisque seule la province de Ratanakiri est considérée, et que ce sont quelques groupes, parmi des dizaines d’autres, qui sont pris en considération. On est bien loin d’englober la totalité des dites populations qui représentent, pour l’ensemble de l’ancien Hinterland moï, plus d’une cinquantaine de langues et groupes différents. Une présentation plus monographique plus spécialement dédiée aux Tampuan de Ratanakiri aurait été préférable à la suite d’un aperçu général des sociétés proto-indochinoises permettant de replacer ce groupe particulier au sein d’un ensemble cohérent dépassant le seul Cambodge, par exemple.

Ainsi qu’il est indiqué par le thuriféraire au dos du livre, il s’agit bien d’une étude des interactions entre écosystèmes sociaux et naturels dans certains villages d’un groupe ethnolinguistique donné, relevant des sociétés proto-indochinoises. Cette étude est mêlée à quelques autres textes issus de rapports divers concernant les Proto-Indochinois pris au sens plus large. Si cet amalgame est inévitable du fait de l’origine éparse des divers chapitres, la présentation des textes et leur déroulement auraient gagné à mieux en tenir compte.

Il faut attendre la page 13 de l’introduction pour voir apparaître l’appellation « Proto-Indochinois », a priori absconse pour un lecteur lambda, et qui demanderait à être définie. Sa paternité, attribuée à tort à Georges Condominas, est le fait de Victor Goloubew, qui l’utilise en 1940 dans son article « Le tambour métallique de Hoàng-ha » publié dans le Bulletin de 1’École française d’Extrême-Orient, dans une acception préhistorique à propos des habitants disparus d’un lointain passé. Elle a été reprise – réinventée ? – par Condominas et Haudricourt en 1952, mais dans un autre sens, plus ethnologique qu’historique, sur le modèle de « Proto-Malais », pour désigner les peuples autochtones d’Indochine, certes minoritaires mais contemporains des auteurs, dans un article rédigé en commun portant sur l’ethnobotanique mnong gar paru dans la Revue internationale de botanique appliquée du Muséum national d’histoire naturelle de Paris. Les deux auteurs relançaient alors ce néologisme inélégant – mais au moins neutre – pour désigner des populations connues jusqu’alors comme des « Moïs » (terme francisé non-péjoratif venant du mot viêt mi, très péjoratif, pour « sauvage »), des Phnong (« sauvage » en khmer, péjoratif), des Kha (« esclave » en lao, péjoratif), des « Montagnards » (ce qu’ils ne sont pas, du fait qu’ils vivent pour la plupart sur des hauts plateaux) ou des « Pemsiens »[8]. Fort de ces éléments, on ne peut que s’élever en faux contre l’affirmation suivante :

Depuis la colonisation française les ethnies montagnardes, alors appelées Kha (esclaves), moï (sauvages), ont été l’objet de représentations sociales qui perdurent jusqu’à nos jours. Les peuples de la forêt ont été qualifiés successivement comme des sauvages, des bandes de semi-nomades inorganisés, des hordes faméliques incapables de subvenir à leurs besoins alimentaires, des superstitieux, des ignorants et des retardés.

Bourdier 2009 : 209

En effet, point de détail, il n’était question de colonie française qu’au Laos et en Cochinchine, pas en Annam ni au Tonkin, ni au Cambodge, qui étaient des protectorats. Plus important, ces appellations n’étaient pas d’origine française, ni très employées par les Français, qui utilisaient plutôt le terme de « Montagnard » ou de « Moï », non péjoratif. Enfin, les stéréotypes rappelés par Bourdier sont engendrés et véhiculés par les populations majoritaires locales, au Cambodge, au Laos, au Vietnam. Ils existent depuis des siècles, bien avant la venue puis le départ des Français, assez respectueux de ces populations dont ils n’ont d’ailleurs pas notablement bouleversé le mode de vie traditionnel. Les Proto-Indochinois sont, depuis des temps très anciens, nommés péjorativement Phnong par les Khmers, en langue khmère ; appellation dont on aimerait que Bourdier, qui parle le khmer et vit alors au Cambodge, l’explicite en précisant les endonymes et les ethnonymes retenus par l’usage académique. Ceux qu’ils appellent « Phnong », sont les gens qui se nomment eux-mêmes « Mnong » au Vietnam ou « Bunong » au Cambodge et sont surtout connus dans les milieux académiques comme des « Mnong » consécutivement aux travaux de Georges Condominas, Albert Maurice, Paul Huard et Jean-Marie Boucher de Crèvecoeur, qui font autorité. Les trois derniers, en particulier, ont étudié les Mnong de l’Ouest, c’est-à-dire ceux installés de part et d’autre de la frontière Cambodge-Vietnam. On ne peut donc pas plus les appeler « Phnong » en 2009 que les traiter de « sauvages », appellation désuète de la fin du XIXe siècle, et désormais irrecevable, à l’instar de « race », « sauvage », « tribu », etc. ; et ce, même si les Khmers actuels continuent de les nommer ainsi.

Si Bourdier appelle ces peuples proto-indochinois étrangement « indigènes »[9], on comprend bien qu’il s’agit d’autochtones[10]. On peut regretter que contrairement à la réalité – y compris historique car les frontières politiques actuelles sont assujetties à l’Histoire et aux intrusions coloniales et étrangères parmi les peuples des hauts plateaux – et malgré les faits ethnologiques, il ne soit pas fait mention de la dimension spatiale réelle du « Pays des Moïs » qui ne se réduit pas au seul Cambodge. En fait, les mêmes sociétés, à quelques variantes près, et en fonction de la position des territoires de chacune, se retrouvent dans les pays voisins, Vietnam et Laos, sans considération de frontières. Les « indigènes » d’en face (Laos et Vietnam) auraient donc pu être considérés : ils sont souvent les mêmes, relèvent de la même culture générale, notamment matérielle, disposent de structures sociales, de modes d’appropriation de l’espace et de production, de croyances, rites et mythes très comparables sinon identiques, à part une petite distinction plus théorique que pratique d’ordre linguistique et totalement exogène (car issue des seuls observateurs externes, sans réalité locale) : ces sociétés peuvent être divisées entre celles qui parlent une langue de la famille austronésienne (notée malayo-polynésienne, une appellation abandonnée depuis longtemps) et celles parlant une langue de la famille austroasiatique (qualifiée de môn-khmère, terme également désuet). Cette différenciation n’a cependant pas de réalité en termes ethnographiques ou d’histoire politique : bien des Austronésiens X ont été les alliés d’Austroasiatiques Y, alors que d’autres Austronésiens ou Austroasiatiques étaient leurs adversaires.

Le terme « ethnie » est utilisé pour évoquer des entités sociales, culturelles et politiques considérées à tort et a priori comme parts d’ensembles ethnolinguistiques recouvrant un vaste territoire donné, celui de l’aire de diffusion du dialecte concerné. Or, c’est précisément en cette région, à propos des Mnong Gar et de leurs voisins les autres Proto-Indochinois, que Condominas a tenu à forger le concept « d’espace social » en lieu et place d’« ethnie » ou de « groupe ethnique », inopérants[11] ; un outil conceptuel qui aurait tout intérêt à être considéré.

La bibliographie de l’ouvrage est donnée par chapitres du fait que ceux-ci sont à l’origine des articles ou rapports indépendants entre eux. On regrette l’absence de certains travaux de référence ainsi que sa forme quelque peu incohérente, pour ce qui est des titres et années, notamment. Enfin, le vide documentaire indiqué par l’auteur au sujet de ces peuples peut être comblé : il existe une masse considérable de travaux les concernant étalés sur plusieurs siècles, mais, il est vrai, pas spécifiquement les Tampuan. Ces travaux, pour la plupart détaillés, très documentés, portent sur la plus grande partie des sociétés proto-indochinoises, en presque tous leurs aspects. En dépit des manques et faiblesses éventuels de cette littérature pionnière signalés au début de cette note, celle-ci est incontournable. Certains sont de grande qualité, surtout à compter du début du XXe siècle. Mais il est vrai qu’ils sont épars et souvent introuvables. L’envergure et l’importance de cette littérature existante, complexe et vaste à la fois dans le temps et l’espace, reste à saisir et à faire connaître aux étudiants et chercheurs contemporains.

Ces faiblesses relatives et secondaires n’annulent pas la force ethnographique de l’ouvrage dès lors que l’on rentre dans la description et l’analyse de faits bien relevés sur le terrain, avec finesse et brio. Ce livre constitue une étude récente et extrêmement pertinente en ce qui concerne les interactions entre les hommes et leur milieu, qui sont par ailleurs perçus dans une perspective de développement, cruciale en ce lieu et pour cette période qui est une époque charnière et sensible pour les populations visées comme pour le pays tout entier ; une période qui n’a pour ainsi dire pas été étudiée, et pour laquelle la communauté manque de données, faute d’observateurs, surtout en cette province reculée, loin de la capitale.

Ethnographie des populations indigènes du Nord-Est cambodgien… est aussi le beau fruit d’une enquête directe effectuée par un professionnel formé à la recherche ethnographique et que l’on sent respectueux des populations concernées en khmer ainsi que dans la langue locale suffisamment défrichée. En soi, cette enquête dans les langues vernaculaires, c’est-à-dire sans interprète ni intermédiaire d’aucune sorte, est le gage d’une étude de qualité. Le terrain a été en outre suffisamment long pour permettre une image fidèle de la situation rencontrée. Enfin, en tout ce qui concerne les domaines d’expertise de l’auteur par excellence (géographie humaine, état démographique et sanitaire des populations, rapports entre villages et villes, écologie, appréhension du milieu physique, sans compter quelques trouvailles inédites de littérature orale), cette étude s’avère brillante et riche en données et fait d’autant plus pardonner les quelques faiblesses relevées plus haut.

En dépit de ces dernières, ce livre se situe dans le prolongement de prestigieux ouvrages que de grands anciens tels que Jean Boulbet, Georges Condominas, Jacques Dournes, Karl-Gustav Izikowitz, Albert Maurice – pour ne citer que quelques noms – nous ont offerts comme autant de chefs-d’oeuvre au sein d’une masse de travaux incontournables et de grande qualité, souvent dus à des ethnographes doués, missionnaires, officiers, administrateurs, comme Henri Azémar, Paul Huard, Émile Kemlin, Henri Maitre, Paul Guilleminet, entre autres. Tous ces observateurs disparus parlaient les langues locales et étaient des praticiens de très longue durée. Même si elles sont inconnues ou oubliées de nombre de chercheurs actuels au prétexte qu’elles sont anciennes, éparses et difficilement accessibles et pour cette raison pas lues, leurs oeuvres existent et doivent être considérées. Le travail de chaque ethnologue ne constitue qu’un modeste maillon qui ne prend tout son sens que relié à celui de ses prédécesseurs et successeurs au sein de la grande chaîne intergénérationnelle et internationale de la connaissance scientifique.