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Au Canada, les droits des peuples autochtones ont été inscrits dans la constitution en 1982, ce qui a permis aux Autochtones de contester devant les tribunaux des lois ou des politiques gouvernementales qui méconnaissaient leurs droits. Cette reconnaissance ne vise pas seulement les personnes qui possèdent le « statut d’Indien » défini par le gouvernement fédéral, mais aussi d’autres groupes qui ne sont pas clairement définis dans le texte constitutionnel, dont les « Métis ». Cette ambiguïté a permis à plusieurs groupes, notamment des groupes associés à la Nation métisse de l’Ouest canadien, de faire établir par les tribunaux des droits que les gouvernements refusaient jusqu’alors de reconnaître[1].

Or, invoquant le caractère collectif des droits ancestraux protégés par la constitution, les tribunaux ont affirmé que les droits ancestraux n’appartenaient pas à toute personne d’ascendance mixte, autochtone et européenne, mais plutôt à des « communautés métisses », dont il faut prouver l’existence dans chaque cas soumis aux tribunaux. Le problème est donc posé : qu’est-ce qu’une communauté ? Quelles sont ses caractéristiques ? Comment la reconnaît-on ? La notion de « communauté », fréquemment employée dans le discours populaire et en sciences sociales, acquiert soudainement une dimension normative qui fait en sorte que la détermination de ses frontières devient un enjeu important. La présente étude, qui résulte de l’analyse de contenu qualitative des transcriptions de trente-deux jours d’audience, juxtaposera les conceptions endogène et exogène de la communauté métisse qui ont été mises en avant dans un procès qui s’est tenu de mai 2009 à juin 2010 en Alberta au sujet d’une revendication de droits ancestraux métis, l’affaire Hirsekorn. L’analyse révélera la portée politique de l’exercice entrepris par le tribunal[2].

La notion de « communauté » en sciences sociales

Dans les sciences sociales contemporaines, et ce, depuis plus d’une trentaine d’années, la notion de « communauté » s’impose comme une catégorie à la fois indispensable et indéfinissable » (Vibert 2007 : 1). La notion de « communauté » semble en effet indispensable aujourd’hui tant dans le discours populaire que le discours savant[3] et dans celui de l’appareil d’État, étant donné son emploi surabondant dans une multiplicité de contextes et par une multiplicité d’acteurs. La notion semble également indéfinissable du fait de sa polysémie et son ambiguïté. Elle est en effet associée à une « prolifération d’invocations non spécifiées »[4] (Amit 2010 : 357).

Le flou entourant la notion offrirait des « zones stratégiques d’ambiguïté » (Amit 2010 : 358) qui en font un concept fertile pour l’imagination de soi, mais également pour l’analyse. La communauté deviendrait ainsi une ressource imaginative au quotidien. Par exemple, la notion fut particulièrement fertile comme mot d’ordre citoyen pour incarner la solidarité et l’entraide dans un monde où règne l’atomisme libéral (voir Vibert 2007, 2011 sur la communauté comme « Autre » de la modernité) et repenser les paramètres du commun (Pandolfi et Rousseau 2010 : 370), pour l’affirmation de minorités, de leur différence, mais également pour l’imagination des diasporas (Amit 2002). Amit (2010 : 358) suggère également que la notion de « communauté » est un outil analytique pour les chercheurs pour comprendre une classe ou famille de conceptions interreliées des relations sociales. Voilà où réside tout l’intérêt de l’exercice auquel nous nous sommes adonnés, soit l’analyse qualitative d’un procès. Le procès donne à voir un éventail de conceptions de la communauté et leurs relations. Les conditions mêmes du procès – nécessité d’en arriver à une décision et donc de trancher, existence de balises jurisprudentielles, cadre temporel relativement court, interventions de plusieurs acteurs aux perspectives diverses et contrastées, nécessité de formuler de la façon la plus explicite et la plus claire possible sa perspective, etc. – font en sorte de donner un instantané des classes de conceptions reliées à la notion de « communauté ». Elles permettent également de mettre en relief avec acuité les convergences, mais également les divergences entre les perspectives[5]. Ce qui est également intéressant, c’est que le procès que nous avons analysé donne à voir le déploiement des dimensions tant idéelles – comment on s’imagine ou se pense comme collectivité – que concrètes – quelles sont les modalités d’actualisation, d’expression et de mobilisation des liens collectifs, les liens sociaux réels – de la communauté relevées par Amit (2002, 2010) et leurs intersections. Il permet de surcroît de saisir la spatialisation de la communauté et donc les enjeux d’échelles – du local au global – qu’elle suppose, ainsi que leurs répercussions en termes politiques.

Les chercheurs qui se sont penchés sur l’étude de la communauté ont montré que le flou entourant la notion permet d’ailleurs son utilisation à des fins idéologiques étant donné « ses capacités d’instrumentalisation exponentielles » (Vibert 2007 : 10). Cela serait particulièrement vrai dans ce monde moderne où l’identité – et la différence – « est devenue une composante plus ou moins explicite de l’action politique, une arme » (Saillant 2004 : 36)[6]. C’est le cas en particulier dans un pays comme le Canada où l’idée de « communauté » est à la base des politiques multiculturalistes et s’insère dans « une véritable quête de l’accommodement raisonnable » (Pandolfi et Rousseau 2010 : 372 ; italiques dans l’original). La communauté est également le socle des politiques visant la décolonisation dans un Canada (post)colonial en train de se définir. Ces politiques concernent en toute première instance les Autochtones.

Dans le cadre des démocraties libérales, la communauté est cruciale pour d’autres raisons. Saillant a mis en évidence l’utilisation de cette notion par l’État pour « gérer et administrer ceux qui font problème » (Saillant 2004 : 19). Dans le cas des « communautés vulnérables » (par exemple, les groupes souffrants d’une incapacité, d’une maladie, d’une exposition à un risque ou d’un stigmate lié à leur identité ethnique, sexuelle, raciale), la communauté est souvent vue comme « l’idéal thérapeutique pour les vulnérabilités, c’est ce qui soigne naturellement, c’est le réservoir des solutions autonomistes » (Saillant 2004 : 37). Les communautés sont alors récupérées par l’État comme assises à de nombreuses politiques publiques, voire comme relais à un État-providence en crise (Vibert 2007, 2008). Olwig (2010 : 365) remarque que les communautés sont aussi parfois ciblées comme constituant une menace à l’État : c’est le cas quand elles sont associées non pas à des solutions pour pallier les déficiences du filet social, mais à toute une panoplie de problèmes tels que la criminalité ou le terrorisme. Dans les deux cas de figure, la communauté est essentialisée et réduite tantôt à des relations de face à face, à des liens affectifs ou des relations primaires – sur le modèle décrit de façon paradigmatique par Ferdinand Tönnies à la fin du XIXe siècle et par Durkheim à sa suite (voir Vibert 2004, 2007 pour des détails) –, tantôt à quelques critères identitaires, pratiques culturelles ou stéréotypes. Ce qui est intéressant à propos des « communautés autochtones », c’est qu’historiquement, elles ont été associées à l’un et l’autre de ces registres par les instances publiques, mais aussi par le public en général, tout dépendant des contextes. Dans le cas qui nous intéresse spécifiquement dans cet article, si menace il y a, elle se pose d’abord en termes politiques : l’État cherche à limiter la portée des droits constitutionnels et donc le nombre des ayants droit. D’importants enjeux économiques et sociaux sont également en cause. Du point de vue de l’appareil de l’État, la nécessité de définir la communauté et d’en restreindre la portée se pose là encore et devient donc cruciale.

Précisions méthodologiques

Dans ce qui suit, nous analysons la multiplicité des conceptions de la communauté historique et contemporaine et leurs articulations selon les diverses parties au procès : la défense, la Couronne, les témoins communautaires et les témoins experts. Le procès Hirsekorn a été sélectionné, car il s’agit du dernier procès d’une longue liste visant des revendications identitaires et juridiques métisses depuis l’arrêt Powley en 2003[7]. De plus, dans cette affaire, la défense a tenté de faire valoir une conception originale de la communauté et de son rapport au territoire, qui s’écarte à certains égards de l’interprétation donnée à l’arrêt Powley dans la jurisprudence subséquente.

Nous avons réalisé une analyse qualitative de contenu des transcriptions de l’ensemble du procès, c’est-à-dire des trente-deux jours d’audience, au cours de laquelle nous avons repéré tous les emplois du terme « communauté » ainsi que les contextes d’usage qui lui sont associés, ce qui nous a permis d’en dégager la polysémie, mais aussi la manière dont le terme sert d’appui à l’argumentaire juridique de chaque partie au procès et aux conceptions qu’il récuse.

Les divers sens relevés convergent avec ceux identifiés par Vibert (2007) dans une étude des énoncés québécois de politiques publiques en santé et les façons dont la « communauté » fut appréhendée au Québec entre 1970 et 2003. Il a dégagé quatre idéaux types de la communauté qu’il résume comme suit :

  1. La « communauté » comme communauté locale, « milieu de vie », « milieu naturel », proche de la définition sociologique de Tönnies (voisinage, amitié, parenté, impliquant des relations de face à face).

  2. La « communauté » comme organisation communautaire, institutionnalisée, association ou regroupement militant autour d’un problème, d’une situation sociale, d’intérêts ou de références communes, offrant des services et de l’entraide, revendiquant des droits.

  3. La « communauté » comme identité collective, centrée autour d’un trait définitionnel prioritaire qui permet de caractériser et de rassembler des individus divers (origine ethnique, religion, langue, incapacité physique ou psychique, orientation sexuelle).

  4. La « communauté » comme collectivité englobante, le plus souvent territorialisée, à la fois politique (sous l’autorité de l’État-nation) et culturelle (comme moeurs et traditions jugées « dominantes », « majoritaires »).

Vibert 2007 : 13-14

La typologie de Vibert (2007) est très révélatrice de ce qui sépare les conceptions endogène et exogène de la communauté, c’est-à-dire les conceptions respectivement mises de l’avant par la défense et la Couronne. Alors que la conception endogène emprunte aux quatre facettes mentionnées par Vibert, la conception exogène opère une double réduction[8]. Dans un premier temps, c’est la territorialisation de la communauté comme milieu de vie qui est disputée. La Couronne se refuse à concevoir ce dernier sous la forme de réseaux fondés sur l’économie et les rapports fréquents, exigeant de ce fait que la communauté s’inscrive dans un territoire foncièrement réduit, le site d’habitation. Dans un second temps, bien que la Couronne reconnaisse la Nation métisse de l’Alberta (NMA) en tant qu’organisation communautaire, elle nie qu’elle puisse avoir une portée politique plus large et englobante que celle d’une organisation de défense de la culture métisse et dispensatrice de services. Ce faisant, la Couronne nie toute dimension politique à la communauté.

Le contexte juridique et politique de l’affaire Hirsekorn

En 1982, les droits des Métis furent enchâssés dans la constitution canadienne. On peut en effet lire, à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, paragraphe 1, que « Les droits existants – ancestraux ou issus de traités – des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés » et, au paragraphe 2, que « Dans la présente loi, “peuples autochtones du Canada” s’entend notamment des Indiens, des Inuit et des Métis du Canada ». La reconnaissance effective de ces droits par les gouvernements fédéral et provinciaux fut pourtant largement retardée en large partie du fait qu’il n’existait aucune définition officielle des Métis (Chartrand 2001 ; Chartrand et Giokas 2002 ; Grammond et Groulx 2012). Le manque de volonté politique des gouvernements et l’absence de mise en oeuvre législative ou administrative de cette disposition constitutionnelle conduisirent plusieurs individus et groupes à se tourner vers les tribunaux « dans la lutte des Métis pour la reconnaissance de leurs droits autochtones » (Rousseau et Rivard 2007 : 3). On a donc assisté, au cours des dernières années, à la multiplication de procès où des personnes qui se disent autochtones se font prendre à chasser ou à pêcher sans permis, et sont accusées d’infractions pénales aux lois sur la conservation de la faune et invoquent en défense qu’ils exerçaient un droit protégé par la constitution.

L’arrêt Powley de 2003[9], qui fut la première décision de la Cour suprême portant sur les droits des Métis, sert aujourd’hui de référence pour les tribunaux. Ce jugement a établi une grille de critères que doivent employer les tribunaux aux prises avec de telles revendications. La première étape consiste à démontrer l’existence d’une communauté autochtone titulaire de droits. Selon la Cour suprême, « Une communauté métisse peut être définie comme étant un groupe de Métis ayant une identité collective distinctive, vivant ensemble dans la même région et partageant un mode de vie commun » (R. c. Powley, [2003] 2 R.C.S. 207, § 12). Ensuite, l’accusé doit démontrer qu’il appartient à cette communauté, selon les critères indiqués par la Cour suprême : « nous retenons les trois facteurs principaux suivants comme indices tendant à établir l’identité métisse dans le cadre d’une revendication fondée sur l’article 35 : auto-identification, liens ancestraux et acceptation par la communauté » (R. c. Powley, [2003] 2 R.C.S. 207, § 30). Une fois ces obstacles franchis, l’analyse peut ensuite porter sur la preuve d’un droit ancestral et sur l’évaluation du caractère raisonnable des limites à celui-ci.

À ce stade, il est important de souligner un aspect du cadre juridique établi par la Cour suprême qui rend hautement pertinente la distinction entre les différents idéaux types de communauté. Selon ce cadre d’analyse, la preuve de l’existence d’une communauté et la preuve d’un droit ancestral constituent deux questions distinctes. Cependant, elles possèdent toutes deux un aspect territorial : une communauté existe sur un certain territoire, alors qu’un droit ancestral (par exemple, un droit de chasser) s’exerce dans un lieu précis (l’expression anglaise « site-specific » est souvent employée à cet égard). Dans les deux cas, l’arrêt Powley requiert la démonstration de l’existence d’une communauté ou de l’exercice d’une activité à une époque du passé précédant « l’établissement du contrôle effectif de la Couronne »[10]. Cependant, l’arrêt Powley ne clarifie pas les liens entre les deux questions. La plupart des décisions subséquentes des tribunaux ont tenu pour acquis que puisque les droits ancestraux doivent être prouvés en lien avec un lieu précis, il en allait de même pour la communauté. C’est cette interprétation que la défense a remise en cause dans l’affaire Hirsekorn.

Les faits de cette affaire sont les suivants. En août 2007, la Nation métisse de l’Alberta se réunit à St-Paul afin d’établir un plan d’action visant la reconnaissance des droits ancestraux des Métis. Entre autres, on planifie une chasse collective et on envisage que les chasseurs soient inculpés par les agents de conservation de la faune. Ainsi, les tribunaux seraient saisis de leurs revendications. En parallèle, une action politique concertée serait menée par les représentants politiques de la Nation métisse. Garry Hirsekorn et Ronald Jones assistent à cette rencontre et votent pour le plan d’action. Dans les jours qui suivent, plusieurs réunions ont lieu dans l’optique de préparer la chasse, dont certaines avec les agents de conservation de la faune et les médias. Mis au fait, les journalistes du Edmonton Journal Newspaper sont invités à la chasse collective de Stuffield, dans le sud de l’Alberta.

Le 20 octobre 2007, Garry Hirsekorn abat un cerf-mulet près d’Elkwater ; le 26 janvier 2008, Ronald Jones abat une antilope dans les environs de Stuffield. Au cours de cette dernière chasse collective, Jones, alors capitaine de la chasse, avise par téléphone les agents Etherington et Lurpyczuk et leur donne des indications routières ainsi que la description de leur véhicule. Sur les lieux se trouvent six individus, dont quatre s’identifient comme Métis, et deux journalistes. Jones remet sa carte de la Metis Nation of Alberta à l’agent Etherington et l’informe qu’il chasse légalement, en vertu de ses droits constitutionnels. Les deux agents présument alors qu’ils chassent pour se nourrir et Etherington demande à Jones s’il est reconnu par la province albertaine comme un pêcheur métis[11]. Il répond par la négative. Jones atteste qu’il n’avait d’autre choix que d’abattre l’antilope puisqu’en sa qualité de capitaine de la chasse, il ne pouvait laisser les autres participants se faire arrêter seuls. Les agents de conservation inculpent Ronald Jones et saisissent la carcasse apprêtée de l’antilope. Dans un article du Edmonton Journal Newspaper paru le 16 février 2008, la présidente de la Metis Nation of Alberta, Audrey Poitras, affirme que le but de la chasse était bel et bien la reconnaissance des droits métis : « Il ne s’agit pas que de chasse. Il s’agit de la reconnaissance des droits d’un peuple »[12].

Le procès R. c. Hirsekorn a eu lieu du 4 mai 2009 au 24 juin 2010 devant l’honorable juge Fisher, de la Cour provinciale de l’Alberta, à Medecine Hat. Ronald Jones et Garry Hirsekorn sont conjointement accusés d’avoir contrevenu aux articles 25(1) et 55(1) de la Loi sur la conservation de la faune de l’Alberta en abattant sans permis un animal sauvage hors de la saison de chasse. Avant que le jugement ne soit rendu, Ronald Jones est décédé prématurément. Un troisième accusé, Bruce Bates, a plaidé coupable sans invoquer ses droits constitutionnels car son fils subissait le harcèlement de ses collègues de travail en raison du procès. Les accusés sont représentés par Jean Teillet et Jason Madden ; la Couronne par Ramona Robin pour les éléments de la poursuite portant directement sur les infractions de chasse, et par Thomas Rothwell et Angela Edgington pour ce qui est des questions de droit autochtone. Seront présents à la barre des témoins les historiens Arthur Ray (voir Ray 2011), Frank Tough, Gwyneth Jones et Clint Evans ; la statisticienne Mary Jane Norris ; ainsi que la généalogiste Laura Hanowski.

La conception endogène de la communauté métisse

La conception endogène est celle qui est construite et exprimée par la communauté elle-même. Dans le cadre du procès, les porte-parole de cette conception sont tour à tour les témoins communautaires, les témoins experts et les avocats de la défense. Nous analyserons le discours de chacun de ces groupes.

Les témoins communautaires

Les témoins communautaires – c’est-à-dire des personnes se disant membres de la communauté métisse albertaine appelés à la barre pour témoigner de leur mode de vie, de la culture et de l’identité métisse – la décrivent en mettant en avant tout autant les éléments culturels que la parenté et l’attache territoriale. Voici la présentation qu’en fit l’avocate de la défense, Jean Teillet : « Ils vont parler beaucoup de la chasse ; ils vont décrire ce que leurs vies étaient de façon générale pour que la Cour puisse se faire une idée de ce qu’est la culture métisse et une communauté métisse »[13] (Jean Teillet, avocate de la défense, 4 mai 2009). Par exemple, Ephram Damas Bouvier, dans son témoignage du 6 mai 2009, affirme que « Nous avons tous vécu, parlé et compris la langue Michif, la danse et d’autres choses semblables ». Cela suggère qu’il conçoit la communauté comme possédant certains traits définitionnels (idéaltype 3)[14], ici la langue et la danse. Il enchaîne en disant que « Ce sont les rencontres, le fait de se raconter des histoires et tout ce qui s’y apparente » et « je suppose le fait que nous vivions tout simplement dans une communauté métisse ». Ainsi, la communauté constitue également pour lui un milieu de vie (idéaltype 1) au sein duquel on accorde beaucoup d’importance aux rassemblements.

Marie Jeanette Hansen partage le même avis : la communauté dont elle fait partie, appelée Willow Bunch, repose sur les activités et les sorties en commun, les rassemblements fréquents qui participent, semble-t-il, à créer un milieu de vie chaleureux. Les aînés semblent être au centre de cette communauté comme milieu de vie. L’extrait de son témoignage suivant illustre ces facettes de la communauté :

C’est l’ensemble de la communauté qui se rassemblait et faisait des activités. Peu importe où nous allions, si nous allions visiter grand-mère Gladwa, par exemple, il y avait tous ces enfants autour d’elle chez elle. Il semble qu’il y avait de nombreux rassemblements et peu importe dans la maison de qui tu te retrouvais, j’ai remarqué qu’il y avait toujours de nombreux instruments de musique. Tout le monde était tellement musical.

Marie Jeanette Hansen, témoin de la défense, 7 mai 2009

Ces deux témoins communautaires accentuent également les traits culturels propres aux Métis en lien avec la communauté : la langue, la musique, la danse et les histoires qui sont racontées. Ces traits constitueraient le « nous » métis (idéaltype 3) en lien avec les relations de voisinage et de parenté (idéaltype 1).

Pour un autre témoin, Daisy Legere, les relations de parenté s’ajoutent à la dimension locale pour définir sa communauté (idéaltype 1). Ainsi, dans son témoignage du 8 mai 2009, elle affirme que sa communauté, Saratoga Park, « c’était comme une communauté où nous vivions tous, toutes ces familles », et elle poursuit en énumérant les différents membres de sa famille, en identifiant les autres familles et en précisant le lieu de résidence de chacun.

La constante référence aux lieux de résidence, comme la ville ou le village (town), par exemple, ainsi que la mention d’éléments géographiques décrivant les lieux tels que la rue, le parc, le théâtre, le ruisseau, fait voir un enracinement dans des lieux particuliers, c’est-à-dire dans un territoire. Dans le cas de Karen Collins, la communauté locale est un « établissement métis » reconnu par une loi albertaine, la Métis Settlements Act, qui attribue à certaines communautés locales métisses un territoire exclusif et qui met en place un système de gouvernement autonome pour ces territoires. Elle décrit ainsi la géographie et l’administration de cet « établissement » :

Dans chacune de nos deux communautés […], nous avons un hameau où se situe l’administration, et notre école, et notre église, et l’aire arpentée aux pourtours du village. Nous l’appelons toujours le village. Dans notre communauté, notre settlement, […] il y a un formulaire de demande pour l’obtention de terres. Ce que je sais, c’est que lorsque j’étais administratrice, certaines demandes de titres métis ont été refusées puisque dans certains cas les membres ne demeuraient pas dans la communauté. Ils venaient dans la communauté, se procuraient des terres, vendaient peut-être leur caravane, et puis déménageaient à nouveau dans un nouvel endroit. Et donc si c’était un titre de propriété métis provisoire et qu’ils déménageaient et quittaient la place et abandonnaient leurs terres, elles étaient de nouveau la propriété du Settlement.

Karen Collins, témoin de la défense, 5 mai 2009[15]

Le fait que certains Métis vivent dans des « établissements » créés en vertu de la loi albertaine, au sein desquels seuls des Métis peuvent habiter, a pu contribuer à cimenter leur identité. Pour Irena Chichak, l’homogénéité culturelle et territoriale des « établissements » rendait l’existence de la communauté évidente aux yeux de tous :

Q. : Avez-vous toujours employé le mot métis ?

R. : Non, comme je le disais tout à l’heure, si nous parlions de nous-mêmes, nous employions toujours le terme [autre langue parlée][16], ce qui se traduit littéralement par sang-mêlé [half-breed]. Je n’ai pas eu à traduire ce mot avant de fréquenter l’école secondaire. La première fois où j’ai dû le traduire, je fréquentais l’école du settlement, nous étions tous des enfants du settlement métis, nous étions tous des enfants métis, nous n’étions pas mélangés avec quiconque de l’extérieur, nous étions tous de la même communauté.

Irena Chichak, témoin de la défense, 30 octobre 2009[17]

Dans la conception endogène de la communauté, aux côtés de la communauté pensée comme milieu de vie, les témoins communautaires accentuent l’aspect politique de la communauté, ce qui suggère une communauté comme « collectivité englobante » et rappelle la quatrième dimension idéale typique de la communauté mise en exergue par Vibert (2007 : 13). Par le fait même, ils soulignent aussi l’existence d’organismes de la communauté qui fournissent certains types de services à ses membres, ce qui recoupe la deuxième dimension idéaltypique. On verra plus loin de quelle manière la Couronne dissocie ces deux aspects, alors que dans la conception endogène, ils se renforcent l’un l’autre.

Ainsi, la communauté de Medicine Hat, pour Marie Jeanette Hansen, fait référence à des relations de parenté (idéaltype 1), mais aussi au local[18] en tant qu’organisation politique fournissant de multiples services à la population : « Nous sommes une communauté extraordinaire puisque nous avons le local qui nous permet de nous organiser politiquement et collectivement » (7 mai 2009)[19].

D’ailleurs, ce témoin donne l’exemple d’un centre de protection de la jeunesse, mis en place par la communauté à partir de 1995, avec l’appui de la Nation métisse de l’Alberta. Pour elle, la mise en place de ces services a permis de souder la communauté : « Il s’agit du travail d’une communauté qui a oeuvré à développer ses services ». Ce fut l’occasion pour la communauté d’évaluer ses propres besoins et de faire ses propres choix. Son témoignage fait ressortir les liens étroits qui unissent la deuxième et la quatrième conception de Vibert (2007). Ainsi, bien que le local ait pour fonction d’organiser politiquement la communauté, il promeut plusieurs programmes destinés à la communauté de Medecine Hat par l’entremise du centre Miywasin, le centre étant responsable, par exemple, de la banque alimentaire et du logement métis.

Q. : Quel est le rôle du local dans la communauté ?

R. : Le local, nous sommes la force derrière le centre Miywasin et nous sommes responsables de fournir du soutien. Il y a quatre organismes au sein du centre. Parmi eux, il y a le local qui y a ses bureaux. Et il y a la Société Miywasin et nous offrons les programmes. Et il y a le « Metis Trading Company » qui est responsable du programme de banque alimentaire pour les jeunes et du salon des aînés. Nous avons aussi le « Metis Urban Housing » de Medecine Hat qui s’occupe de maisons métisses dans la communauté.

Marie Jeanette Hansen, témoin de la défense, 7 mai 2009

Le local, comme organisation communautaire et politique, semble donc avoir pour vocation de joindre les milieux locaux d’interaction et les préoccupations et problématiques plus larges de la NMA. C’est ce que laisse entendre l’avocat Jason Madden lorsqu’il précise que pour Marie Jeanette Hansen et Ephram Bouvier, la communauté métisse se fédère au plan régional par le biais des locals.

Dans les faits, selon les témoignages de Marie Jeanette Hansen, d’Ephram Bouvier et du président du local métis de Pincher Creek, les Métis continuent de se rassembler à travers les locals au niveau régional, partagent et travaillent ensemble. Nous souhaitons souligner cette information.

Jason Madden, avocat de la défense, 23 juin 2010[20]

La fédération des locals de l’ensemble de la province au sein de la NMA permet aux témoins communautaires d’affirmer l’unité politique des Métis de l’Alberta et, du même souffle, leur présence sur l’ensemble du territoire de la province. Le témoin Irena Chichak en donne pour preuve la mise en place d’un système unique, à l’échelon provincial, pour enregistrer les membres de la NMA et leur délivrer des cartes de membre. Ainsi, « Tout le monde a toujours su que la communauté métisse dans la province de l’Alberta recoupe l’ensemble de la province » (Irena Chichak, témoin de la défense, 30 octobre 2009).

Pour les témoins communautaires, la NMA et ses locals représentent bien une organisation communautaire et politique, revendiquant des droits sur la base d’une identité collective et offrant des services à la population et des programmes d’entraide. Toutefois, l’usage de quelques termes – tels que « people », « provincial council », « Minister of Child and Family Services », « Metis Nation » – porte à croire que pour eux, la NMA ne se réduit pas simplement à une organisation communautaire et que parfois la communauté présente le visage d’une collectivité englobante qui participe d’une affirmation identitaire et nationale.

Le milieu de vie selon les témoins experts

La communauté métisse exprime également sa conception endogène par le biais de témoins experts. Ceux-ci utilisent leur savoir spécialisé, notamment en histoire, pour corroborer ce que disent les témoins communautaires et pour ajouter des éléments qui ne relèvent pas de la connaissance personnelle de ceux-ci. Aux yeux de la Cour, les témoins experts contribuent à légitimer le récit des témoins communautaires en lui donnant la crédibilité associée au savoir universitaire (Grammond, Lantagne et Gagné 2012).

Seul à définir le sens qu’il accorde à la communauté lorsqu’il emploie le terme, Arthur Ray lui accorde une signification qu’il dit sociologique dans laquelle la communauté se comprend comme milieu de vie, c’est-à-dire comme une collectivité de gens qui sont parents, qui interagissent quotidiennement et qui se perçoivent comme une communauté.

J’utilise le terme communauté lorsque je fais référence à un groupe de gens qui sont interdépendants, qui interagissent socialement sur une base régulière, qui sont généralement des parents proches. Aussi, je choisis consciemment de ne pas employer le terme settlement que je considère comme problématique. Je lui préfère l’expression site d’habitation.

Arthur Ray, historien expert de la défense, 27 octobre 2009

Puisque, selon la grille d’analyse établie par la Cour suprême dans l’arrêt Powley, il faut non seulement faire la preuve d’une communauté contemporaine, mais aussi établir ses liens avec une communauté historique, les témoins experts sont mis à contribution pour expliquer l’émergence historique de la communauté métisse, ses dimensions et les relations entre ses composantes, ainsi que son étendue territoriale. Ainsi, la thèse fondamentale défendue par les témoins experts est l’unité de la Nation métisse à l’échelle de la province, voire de l’ensemble de la région des Prairies, au-delà des communautés locales qui la composent.

Les deux éléments fondamentaux de cette démonstration sont l’existence de liens de parenté entre les membres de la Nation métisse dans l’ensemble des Prairies et leur mobilité inhérente aux activités économiques traditionnelles des Métis, dont la traite des fourrures et la chasse au bison. Les historiens Tough et Ray soulignent l’implication des Métis dans ces activités économiques et font remarquer que ces activités impliquaient des déplacements constants sur une immense étendue de territoire, même pour les familles qui déclaraient une résidence dans un endroit précis (Arthur Ray, historien expert de la défense, 27 octobre 2009 ; Frank Tough, historien expert de la défense, 11 janvier 2010). Selon les propos de Ray, l’interaction entre les différentes communautés est en partie maintenue grâce aux multiples déplacements que requiert l’économie de la traite des fourrures tout au long du XIXe siècle : « Pour moi, c’est vraiment important puisque c’est à travers les voyages et les déplacements, qui sont une composante de l’économie de la communauté, que les Métis déploient et maintiennent les liens avec les autres communautés métisses et settlements » (Arthur Ray, 29 octobre 2009). La mobilité économique qui s’articule à un important réseau de parenté concourt au développement d’une identité partagée, selon l’historienne Gwyneth Jones. Il serait difficile, selon elle, de départager les gens de la colonie de la Rivière Rouge[21] de ceux d’Edmonton, par exemple.

En matière de parenté, ils sont liés, cela va de soi. Ils partagent une façon de vivre similaire qu’ils soient dans la traite des fourrures, la chasse aux bisons ou, plus tard, comme transporteurs, travailleurs manuels salariés ou bien comme petits fermiers. Il est possible d’identifier certaines familles dans certaines parties du territoire. Toutefois, selon moi, plus on progresse dans le siècle, plus les familles voyagent et conséquemment, plus les interactions et les relations entre les familles se multiplient et plus il devient difficile de différencier les gens de la Rivière Rouge des gens de la région d’Edmonton jusqu’au Montana et au Dakota du Nord.

Gwyneth Jones, historienne experte de la défense, 1er décembre 2009

Ce qui est également intéressant dans cette citation de Jones, c’est l’idée que le mode de vie partagé se serait maintenu malgré les changements sur le plan de l’économie.

Aux dires de la généalogiste Laura Hanowski, les liens ancestraux mettent bien en évidence un large réseau de parenté façonné jusque dans les années 1890 par un important mouvement de va-et-vient entre les plaines et la Rivière Rouge. Selon elle, les archives disponibles :

[D]émontrent que les Métis se déplacent dans toute la région entre St-François Xavier et Cypress Hills. C’est seulement au début des années 1890 qu’on commence à les voir se sédentariser dans des communautés permanentes. Mais avant cette date, ils reviennent à Qu’Appelle, St-François Xavier ou Baie St-Paul pour se marier et faire baptiser leurs enfants, sans indiquer que ces communautés constituent leurs lieux de résidence.

Laura Hanowski, généalogiste experte de la défense, 3 décembre 2009

Ainsi, on remarque que les rituels qui marquent la vie en collectivité sont des moments forts et amènent les gens à se retrouver à certains endroits précis, même si on n’y réside pas. Cette idée ressort clairement de plusieurs procès qui se sont tenus dans l’ouest du Canada à la suite de l’arrêt Powley.

L’ensemble de la preuve historique tend donc à démontrer l’invalidité d’une conception de la communauté qui se limite à des lieux circonscrits, des villages ou des « établissements ».

L’argumentaire juridique des avocats de la défense

Dans leur plaidoirie finale, les avocats ne peuvent pas ajouter à la preuve, mais ils peuvent souligner les aspects qu’ils considèrent comme les plus pertinents des témoignages des experts et des témoins communautaires. Ils peuvent aussi articuler les éléments provenant de différents témoignages en un tout cohérent. En ce sens, ils participent à la construction et à la présentation de la conception endogène de la communauté, d’autant plus que dans l’affaire Hirsekorn, les avocats de la défense sont eux-mêmes membres de la communauté.

Pour ce faire, les avocats de la défense n’hésitent pas à combiner des éléments qui se rapportent aux divers idéaux types de la communauté décrits par Vibert (2007). Ainsi, pour Jason Madden, la parenté, tout comme la culture, devient le parapluie sous lequel se pense la communauté métisse contemporaine. Le partage d’une langue et d’une histoire commune (idéaltype 3) cimente la communauté comme milieu de vie (idéaltype 1) qui vient à recouper l’ensemble du territoire albertain. Il affirme au juge :

Alors, nous affirmons que si l’on recoupe les composantes que sont l’identité collective distincte, le partage d’un mode de vie commun et le fait qu’ils vivent dans une même aire géographique, la communauté visée est celle qui comprend les Métis du centre et du sud de l’Alberta. Elle est disséminée sur ce territoire. La langue, une histoire partagée, des liens de parenté et la culture constituent les éléments qui forment ce parapluie qui les cimente tous ensemble. Ce ne sont pas des communautés sans liens, sans relations, des settlements locaux déconnectés les uns des autres. Ils continuent de se percevoir comme une communauté plus large.

Jason Madden, avocat de la défense, 23 juin 2010[22]

En ce qui a trait à la communauté historique, les avocats de la défense soulignent le caractère interrelié de la communauté métisse à l’échelle des Prairies et l’occupation de l’ensemble du territoire. Par exemple, Jason Madden attire l’attention de la Cour sur la généalogie d’un témoin communautaire, Joan Soloway. L’une des ancêtres de celle-ci a vécu à divers endroits dans les Prairies canadiennes et au Montana. Il en conclut : « Ils sont apparentés. Ils sont liés à travers le centre et le sud de l’Alberta […] ils sont interconnectés à travers des relations de parenté » (Jason Madden, avocat de la défense, 23 juin 2010). Ces éléments sont évidemment cruciaux pour soutenir leur argumentaire juridique qui vise à découpler la preuve de la communauté de l’exigence que la preuve d’un droit ancestral soit reliée à un site précis, comme nous l’avons vu plus haut.

Économie et parenté semblent donc former les assises d’une communauté pensée comme milieu de vie (idéaltype 1), qui s’étend sur un vaste territoire qui comprend non seulement plusieurs sites d’habitation ou settlements, mais aussi le territoire entre ces différents sites ; la fréquentation soutenue de ces grands espaces résultant de la traite des fourrures. L’ensemble de ces éléments a contribué à cimenter une identité collective (idéaltype 3). Jean Teillet résume ainsi les témoignages relatifs à ces éléments :

Nous pensons que les témoignages démontrent clairement le fait qu’il s’agit d’une communauté très large, que ses membres sont extrêmement mobiles et que cette communauté comprend un territoire vaste sur lequel se trouvent un grand nombre de settlements différents, de sites d’hivernation et une vaste partie des plaines.

Jean Teillet, avocate de la défense, 22 juin 2010

Fait intéressant, l’avocate réfère aussi la Cour au jugement rendu dans une affaire semblable en Saskatchewan[23], dans laquelle le juge a accepté de donner une définition régionale et non locale de la communauté.

La défense s’intéresse également à la communauté comme collectivité englobante et s’attache particulièrement à sa frontière politique. À ce sujet, Teillet signale que la communauté est organisée aujourd’hui selon les frontières provinciales, lesquelles étaient inexistantes avant la prise de contrôle effective du territoire par les autorités canadiennes :

Ce dont il s’agit, c’est de la prise effective du contrôle sur le territoire et cela a un effet sur la communauté. Et donc la communauté moderne ne ressemble tout simplement plus à la communauté telle qu’elle était jadis. Je crois que cela se perçoit dans l’organisation contemporaine de la communauté. Elle s’organise aujourd’hui en fonction des frontières provinciales. Évidemment, les provinces n’existaient pas à l’époque et l’idée n’était même pas en germe dans la tête de quiconque. Aujourd’hui, la communauté moderne est différente.

Jean Teillet, avocate de la défense, 24 juin 2010

Pour la défense, la NMA, qui regroupe l’ensemble des sections locales de l’Alberta, est conçue non pas simplement comme une organisation communautaire (idéaltype 2), mais comme une organisation politique (idéaltype 4). Elle est d’ailleurs reconnue par le gouvernement comme la représentante politique des Métis, et donc comme jouant le rôle d’intermédiaire entre la population métisse et le gouvernement provincial :

Et je pense qu’au paragraphe 202, nous voyons aussi que la communauté métisse contemporaine est organisée et cela est important puisque la Nation métisse de l’Alberta n’est pas un nouveau joueur sur la scène provinciale. Ses racines plongent dans l’histoire presque aussi loin que celles de la province de l’Alberta. À de multiples reprises dans le temps et à différentes phases de sa relation avec le gouvernement de l’Alberta, la Nation métisse de l’Alberta a été reconnue comme la représentante des Métis en Alberta et elle a joué à cet égard un rôle important.

Jason Madden, avocat de la défense, 23 juin 2010[24]

Parlant de la MNA et de ses sections locales, à quelques reprises Jason Madden y fait référence comme des structures gouvernementales bien établies et fonctionnelles. Il affirme que ces structures gouvernementales reflètent la façon dont la communauté métisse se perçoit et agit, c’est-à-dire comme une collectivité englobante (idéaltype 4) :

Dans notre situation, […] les gens ne s’identifient pas comme membres de ce local en particulier, ou bien membres d’une communauté localisée, ils s’identifient en premier lieu comme membres d’une communauté plus large, qu’ils demeurent à Medecine Hat, Pincher Creek ou Tail Creek. Ce ne sont pas des communautés disloquées, ou bien des settlements déconnectés ; encore aujourd’hui, les Métis albertains se perçoivent comme faisant partie d’une communauté plus large. Ils ont mis en place des structures gouvernementales qui représentent cette façon de se concevoir et qui fonctionnent selon cette optique.

Jason Madden, avocat de la défense, 23 juin 2010[25]

Cette structure de gouvernance n’est pas nouvelle et représente les Métis de toute la province :

Cette structure de gouvernance est bien établie. Fonctionnelle et opérationnelle, elle a été mise en place par les Métis eux-mêmes depuis plusieurs générations et cela reflète leur grande mobilité à travers la province, sans que cela nie le fait qu’ils sont toujours métis.

Jason Madden, avocat de la défense, 23 juin 2010[26]

Teillet fait savoir clairement que la communauté, ce sont les 46 000 membres inscrits sur le registre de la MNA.

Tel que je l’ai dit précédemment, ce procès ne concerne pas que les accusés puisqu’il s’agit d’un droit collectif. C’est d’eux, mais c’est aussi du peuple métis dont il est question. Nous ne pouvons demander à ce que l’ensemble de la communauté soit présente dans la salle d’audience. Si, dans les faits, nous le pourrions, mais nous en aurions pour plusieurs années juste à interroger les 46 000 membres inscrits.

Jean Teillet, avocate de la défense, 4 mai 2009

D’ailleurs, la défense souhaite penser la population métisse non pas seulement en tant que communauté locale, mais bien comme société, puisque le terme suggère une entité plus large, une communauté globale : « Je pense que lorsque nous parlons de communauté, nous avons tendance à associer au concept un sens plus restreint, localisé. La notion de société, par sa nature même, exprime l’idée d’une entité plus large » (Jean Teillet, avocate de la défense, 22 juin 2010).

Cette conception politique et englobante de la communauté permet à Jean Teillet d’appuyer l’un des éléments centraux de son argumentaire juridique, le fait que les droits ancestraux protégés par la constitution appartiennent à la Nation métisse dans son ensemble, et non à des communautés locales : « Nous disons que les droits appartiennent à l’entité plus large, qu’ils n’appartiennent pas au petit settlement local. Il s’agit d’un changement vis-à-vis de ce qui a été plaidé dans l’affaire Powley » (Jean Teillet, avocate de la défense, 4 mai 2009).

La vision exogène de la communauté : un milieu de vie ne peut être que local

La Couronne présente une conception radicalement différente de la communauté métisse titulaire de droits ancestraux. Pour la Couronne, représentée par les avocats Thomas Rothwell et Angela Edgington, la seule communauté pertinente est celle qui occupe un territoire restreint, une localité ou bien un site d’habitation. Cette conception se rattache au premier idéaltype de Vibert (2007). C’est ce qui conduit la Couronne à rechercher une communauté métisse existant en 1870 dans les environs du lieu où les infractions ont été commises en 2007 et en 2008. La conclusion est lapidaire : « Dans ce contexte, nous affirmons qu’il n’y avait pas de communauté métisse prospère qui subsistait dans le sud de l’Alberta » (Angela Edgington, avocate de la Couronne, 24 juin 2010).

Pour la Couronne, la stratégie de la défense, qui consiste à démontrer l’existence d’une communauté plus englobante, n’est pas recevable. Selon elle, le site d’habitation demeure le signe distinctif d’une communauté puisqu’il permet de voir à la fois l’occupation du territoire et les activités qui y sont pratiquées. C’est pour cette raison que l’historien expert de la Couronne, Clint Evans, tente de repérer dans le sud de l’Alberta avant le contrôle effectif de la province un site d’habitation.

Je veux souligner que oui, Clint Evans recherchait des settlements, mais tel qu’il l’affirme clairement dans son témoignage, son examen portait également sur toutes formes d’activité ou d’occupation du sud de l’Alberta par les Métis. Il n’était pas à la recherche que de settlements, il a exploré ce qui a trait aux activités et à l’occupation du sol. Certes, lorsqu’il y a un settlement dans l’aire géographique concernée, c’est beaucoup plus aisé de documenter l’usage et l’occupation du territoire par les Métis. Le concept exprime une forme de fondation, lorsqu’il y a un settlement, c’est possible de voir où sont et ce que font les gens dans la région avoisinante.

Thomas Rothwell, avocat de la Couronne, 24 juin 2010

La Couronne souligne de plus que l’absence de postes de traite de fourrures dans le sud de l’Alberta tend à démontrer l’absence d’un site d’habitation et, partant, d’une communauté (Thomas Rothwell, avocat de la Couronne, 24 juin 2010). De la même manière, le faible taux de naissance sur le territoire serait un indice de l’absence de communauté : « Nous concluons que la naissance isolée de quelques personnes d’ascendance mixte dans le territoire du traité no 7 ne correspond pas à la définition d’une communauté » (Angela Edgington, avocate de la Couronne, 24 juin 2010).

La Couronne conclut ainsi que malgré des déplacements répétés et soutenus dans le Sud albertain, aucune communauté ne s’y est établie avant l’arrivée de la Gendarmerie royale du Canada dans la décennie 1870, époque de la prise du contrôle effectif du territoire par les autorités canadiennes. À ce sujet, la Couronne met en avant l’hypothèse que le sud de l’Alberta aurait alors été le territoire exclusif de la Première Nation des Blackfoot, qui n’aurait pas permis aux Métis de s’y établir (Angela Edgington, avocate de la Couronne, 24 juin 2010).

La thèse de la Couronne doit cependant tenir compte d’une réalité importante : l’Alberta reconnaît et finance les organisations métisses, appuie le développement de la culture métisse et est la seule province à avoir mis sur pied un système d’« établissements métis », bien que ces derniers soient principalement situés dans le centre et le nord de la province. Comment la Couronne peut-elle alors prétendre que la communauté métisse n’existe pas ? La Couronne échappe à cette contradiction en affirmant qu’aux yeux de la constitution canadienne, seule la conception localisée de la communauté est pertinente. Il est donc possible de se présenter comme défenseur de la culture métisse tout en niant l’existence de droits ancestraux :

Il ne s’agit pas d’une attaque visant la culture métisse. L’Alberta est unique et la seule province qui reconnaît les settlements métis. Malgré le débat juridique qui fait l’objet du présent dossier, l’Alberta s’est attachée avec succès à former un lien fort à la fois avec la Nation métisse de l’Alberta et les settlements métis. La province soutient financièrement ces deux organisations et, sans égards aux différences d’opinions dans ce procès, cette relation demeure solide puisque l’Alberta est une ardente défenseure de la culture autochtone, que ce soit celle des Métis ou bien des Premières Nations.

Thomas Rothwell, avocat de la Couronne, 4 mai 2009

La Couronne affirme donc qu’être membre d’une organisation communautaire ne confère pas de droits ancestraux. La communauté d’ayants droit est localisée dans la perspective de la Couronne : « Être membre d’une communauté d’ayants droit n’est pas synonyme d’être membre de la Nation métisse de l’Alberta. Un troisième point à faire valoir est celui voulant que les droits autochtones sont localisés [site specific] et contextuels » (Thomas Rothwell, avocat de la Couronne, 4 mai 2009). La reconnaissance de l’appartenance par l’organisation communautaire est d’autant plus niée que la NMA confère à ses membres une reconnaissance sur l’ensemble du territoire albertain et qu’il n’est pas requis de ceux-ci qu’ils s’impliquent localement.

Tel que vous l’avez entendu au cours des derniers jours, votre honneur, le terme « localisé » [site specific] s’applique aux droits de récolte alors que la Nation métisse de l’Alberta confère à ses membres une appartenance sur une base provinciale. Ses membres ne sont pas tenus de s’impliquer dans une communauté localisée, ou même régionale. Le témoignage de Mme Chickak laisse plutôt croire que la majorité des membres ne participent pas aux activités des locals. Selon le point de vue de l’Alberta, cela n’est pas compatible avec la nature localisée des droits de chasse. Nous ne sommes au courant d’aucun cas où il a été établi que les Métis possèdent des droits applicables à l’ensemble d’une province.

Angela Edgington, avocate de la Couronne, 24 juin 2010

Edgington s’appuie sur la jurisprudence et conclut qu’aucun droit ne peut être reconnu du fait d’être membre d’une organisation communautaire contemporaine et d’ascendance métisse, car la communauté comme « milieu de vie » (idéaltype 1) est tout simplement absente.

Il était clair que les accusés étaient membres d’associations métisses modernes. Cela dit, les accusés n’ont pas été en mesure de prouver l’existence d’une communauté moderne en lien avec une communauté historique dans l’aire géographique concernée. Et dans l’ensemble des cas précédents, la Cour a exprimé l’opinion selon laquelle la preuve d’une ascendance autochtone, d’une ascendance autochtone mixte, et le fait d’être membre d’une organisation moderne ne satisfont pas aux critères établis par l’arrêt Powley.

Angela Edgington, avocate de la Couronne, 24 juin 2010[27]

Conclusion

On constate donc que la conception de la communauté mise de l’avant par la Couronne opère une double réduction par rapport à celle qui découle des témoignages et des plaidoiries de la défense. La défense s’appuie sur des conceptions de la communauté qui correspondent aux quatre idéaux types de la communauté identifiés par Vibert (2007), à savoir le milieu de vie, l’organisation et les services communautaires, la communauté identitaire, puis la communauté politique. Par contre, et c’est la première réduction, la Couronne ne s’intéresse qu’à la première de ces dimensions. Cependant, une deuxième réduction s’opère quant à la dimension territoriale de ce milieu de vie. Alors que la défense présente une communauté unie par les liens de parenté, des rencontres et des activités sociales ainsi qu’une culture partagée à la grandeur des provinces des Prairies, la Couronne insiste sur la preuve de l’existence de communautés localisées.

Les jugements rendus jusqu’ici dans cette affaire ne permettent pas de dire clairement qui, sur le plan juridique, a raison. Ainsi, le juge du procès a reconnu qu’il existait une communauté métisse contemporaine dans la région de Medicine Hat, mais qu’elle ne correspondait pas à une communauté historique puisque, à son avis, les Métis n’avaient pas pénétré dans le sud de l’Alberta avant 1870. Il a donc conclu que M. Hirsekorn n’avait pas réussi à prouver qu’il était titulaire d’un droit ancestral et l’a donc condamné. Le juge de la Cour du Banc de la Reine (le premier degré d’appel) a refusé de statuer sur l’existence et les dimensions d’une communauté métisse historique. Il s’est borné à constater que les Métis ne s’adonnaient pas à la chasse dans le sud de l’Alberta avant 1870, ce qui les empêchait de revendiquer un droit ancestral. M. Hirsekorn a donc été encore une fois débouté. Le juge a néanmoins fait des commentaires qui laissent entendre qu’il était prêt à considérer l’existence d’une communauté métisse unifiée dans l’Ouest canadien. La Cour d’appel de l’Alberta a été à son tour saisie de l’affaire et a rendu son jugement en juillet 2013. Comme le juge de la Cour du Banc de la Reine, elle a rejeté l’appel de M. Hirsekorn en se bornant à constater que la communauté métisse, quelles que soient ses dimensions, ne chassait pas dans le sud de l’Alberta en 1870. Le 23 janvier 2014, la Cour suprême du Canada a refusé l’autorisation d’appel dans cette affaire.

À l’aide de la typologie de Vibert (2007), notre analyse met en évidence les divers usages du concept de communauté dans le contexte des revendications des peuples autochtones. En particulier, nous avons vu que les Métis articulent leur identité en fonction de plusieurs facettes interreliées de la notion de « communauté ». Cependant, les avocats du gouvernement et les juges ont plus de difficulté à accepter une conception aussi riche de la communauté autochtone. L’essentialisation et la réduction qui en découle sont à mettre en lien avec le fait que « la notion de communauté n’est pas innocente, elle peut facilement être mise en lien avec de puissants intérêts » (Olwig 2010 : 365). C’est particulièrement clair dans le cas analysé : d’importants intérêts politiques sont en cause puisqu’il s’agit de déterminer les détenteurs de droits constitutionnels. Si le litige portait au départ sur des droits de chasse, il est évident que la portée du procès est beaucoup plus large et aura des répercussions déterminantes sur l’avenir des Métis de l’Alberta et du Canada plus généralement. Il ne faudrait pas sous-estimer les effets de la classification et le pouvoir de la dénomination, la notion de « communauté » étant prescriptive, comme l’a souligné Gordon (2012 : 254). Son pouvoir prescriptif est d’autant plus grand dans un contexte comme celui-ci que la conception de la communauté retenue par la Cour aura pour effet de limiter les options pour les individus, mais également pour les groupes qui s’en réclament ; là se situe bien l’enjeu de ce procès. Ces effets seront nombreux. Ils pourront notamment être de réduire chez les Métis eux-mêmes le spectre des conceptions de leur communauté, le pouvoir d’imagination du « Nous », mais potentiellement aussi les liens sociaux concrets pouvant été affectés, puisque la communauté est un produit des interactions et qu’elle se vit, se pense, se déploie dans la dialectique entre conceptions exogènes et endogènes, mais également entre « le contexte externe et la conscience interne » (Rapport 2002 : 171). Les tribunaux ne sont pas extérieurs à ces dynamiques collectives.