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La carte n’est pas le territoire.

Le nom n’est pas la chose nommée.

Le nom du nom n’est pas le nom […]

L’élément d’une catégorie n’est pas la catégorie

(même si la catégorie n’a qu’un élément).

La catégorie n’est pas membre d’elle-même.

Certaines catégories n’ont pas de membres.

Gregory Bateson[1]

Au-delà du quart-monde : les Métis et l’anthropologie

Le 17 avril 2014, la Cour d’appel fédérale du Canada a statué que les Métis étaient des « Indiens » au sens du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867[2]. Le même mois de la même année, les membres de la Communauté métisse du Domaine du Roy-Seigneurie de Mingan demandaient à la Cour supérieure du Québec de reconnaître qu’ils sont des Métis au sens de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

Pourquoi les Métis ont-ils demandé ces reconnaissances constitutionnelles ? Quelles seront les conséquences de ces jugements ? Pourquoi le gouvernement du Québec refuse-t-il de reconnaître l’existence de communautés métisses sur son territoire ? Pourquoi les Métis tiennent-ils à cette identité qui est une des plus discriminées dans l’histoire du Canada ? L’objectif de notre introduction à ce numéro n’est pas de répondre à ces questions. Nous ne citons ces causes juridiques que pour souligner toute l’importance et l’actualité des enjeux touchant la catégorie sociale de Métis. Si nulle part ailleurs l’identité métisse n’est judiciarisée comme au Canada, de plus en plus de communautés métisses dans le monde luttent pour la reconnaissance de leur identité distincte et se heurtent aux mêmes résistances. Pourquoi cette obstination à marginaliser ou même nier l’existence de ces communautés d’ascendance mixte qui ont émergé dans le contexte de la colonisation et ont survécu à l’homogénéisation des identités nationales et autochtones ?

Et si le « problème » métis était une question de confusion de catégories ? Un problème qui consiste à prendre le nom pour la chose nommée et à confondre l’élément et sa catégorie ? Et si les catégories, essentielles pour penser le monde, faisaient défaut lorsqu’il s’agit de « penser » le Métis ? Et si le Métis[3], menace au mythe de l’unité nationale, n’était pas « bon à penser » dans le sens lévi-straussien du terme ?

Le contexte géopolitique de la production du Métis

Les nations ne peuvent imposer, ni supprimer, ni instrumentaliser la catégorie sociale de Métis, car elle naît des collectivités elles-mêmes afin de répondre aux besoins des individus. Pour cette raison, dans plusieurs régions du monde, des communautés que l’on peut associer à cette catégorie sont impliquées dans des enjeux sociaux complexes qui touchent à l’identité et aux droits collectifs.

L’objectif de ce numéro est de présenter une série d’études de cas impliquant la catégorie sociale de Métis dans diverses régions du monde afin de favoriser une analyse comparative des modalités de production intellectuelle et d’activation de cette catégorie. La comparaison de ces études de cas permet d’approfondir les dimensions sociales, politiques et culturelles de cette catégorie tant sur le plan institutionnel qu’individuel et collectif, et d’identifier des outils épistémologiques, méthodologiques et conceptuels adaptés à l’exploration et à la compréhension des identités issues de cette catégorie dans le respect de leur diversité.

L’originalité des dix études de cas présentées ici tient à ce qu’elles explorent certains de ces enjeux sociaux en partant du point de vue des groupes, collectivités ou communautés concernés plutôt que des catégories sociales existantes qui se montrent souvent réfractaires à l’analyse aux niveaux microsocial et microculturel. Cette approche émique[4] se base sur les catégories, concepts et stratégies que les groupes minoritaires développent eux-mêmes à partir d’éléments de leur choix qu’ils sont libres d’utiliser ou non selon les circonstances et selon leurs besoins ponctuels. Ces catégories sont plus souples et malléables que les catégories étiques figées et structurées dans la définition même des identités nationales.

Ce numéro brise aussi le long silence de l’anthropologie en études métisses qui règne depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Pour réussir ce passage risqué de l’étude du métissage aux études métisses en tant que champ des études autochtones, les anthropologues doivent penser le Métis au-delà des concepts de quart-monde[5] et d’autochtonéité qui ne sont que des concepts construits, structurés et instrumentalisés par l’État. Comme l’explique Tanner (1992), le processus d’incorporation ou d’exclusion des groupes autochtones dans les États issus des colonies depuis les quatre cents dernières années a nécessité le recours à la violence physique, psychologique et symbolique, et une des conséquences imprévues de ce processus a été la création de l’autochtonéité comme nouvelle source du pouvoir à l’intérieur de l’État. Bien que la création de l’autochtonéité du Métis est un processus que l’on observe actuellement au Canada (Gagné, Grammond et Larcher dans ce numéro), la catégorie sociale de Métis n’est pas réductible à ce processus. Elle n’est pas exclusive aux Amériques et le contexte colonial européen à lui seul n’est plus apte à interpréter toutes les expériences métisses. Nous encourageons donc les anthropologues à quitter l’abstraction philosophique qui dissout le Métis dans l’inadéquation identitaire du métissage pour passer à l’étude des Métis en tant que communautés distinctes de celles de leurs ascendants d’origine autochtone et européenne.

Depuis 2004, les travaux de la Chaire de recherche du Canada sur l’identité métisse questionnent cette catégorie sociale au Canada et dans le monde (Gagnon, Combet et Gaboury-Diallo 2012 ; Gagnon et Giguère 2012a, 2012b), une catégorie qui se heurte habituellement à celles promues par la société dominante en matière de citoyenneté ou qui, paradoxalement, résiste parfois à son émergence là où elle est souhaitée par les gouvernements. Bref, une catégorie qui partout semble résister à son instrumentalisation par les pouvoirs publics.

Quatre dimensions de la catégorie sociale de Métis motivent notre réflexion de départ : le statut social ; la notion de racisme ; les revendications et enjeux sociaux ; et l’agencéité[6] dont disposent les acteurs sociaux pour faire face à ces enjeux. Notre perspective, qui porte sur la catégorie sociale et non sur le métissage, nous permet d’aller au-delà des élucubrations raciologiques et évolutionnistes des décennies passées telles que recensées par Bonniol (2012) et Turgeon (2012), et d’étudier de quelles façons se conjugue « être Métis » aujourd’hui. Le Métis, cet autre pas tout à fait autre ni tout à fait même ; qu’on saisit mal et qui dérange, non parce que trop différent mais parce que trop semblable, et dont l’existence même provoque d’incessants questionnements identitaires qui menacent les fragiles catégories des identités nationales basées sur la généalogie[7]. Comme le souligne Zerubavel (2011 : 130) : « en tant qu’objets véritables de notre imagination généalogique, les ancêtres et la parenté occupent une place proéminente parmi les piliers fondateurs de la condition humaine » (notre traduction). Le Métis, qui inscrit son identité sur la culture, va ainsi à l’encontre du choix de la généalogie comme élément vérifiable de l’identité. Dans ce contexte, quel espace cette catégorie sociale basée sur la culture plutôt que sur la généalogie occupe-t-elle dans le monde aujourd’hui ?

On peut également se demander quelles sont les différences entre un Métis (en tant que membre d’une culture distincte et non homogène), le métissage ethnique (qui ne donne pas nécessairement naissance à une culture distincte) et l’individu métissé. Par exemple, au Canada, où les Métis forment un des trois peuples autochtones avec les Premières nations et les Inuits, l’arrêt Powley de la Cour suprême[8] a statué sur les critères d’authentification des communautés métisses au sens de l’article 35 de la Loi constitutionnelle. Les critères issus de ce jugement ont été appliqués à une série d’enquêtes débutées en 2004 auprès de dix-sept communautés d’ascendance mixte non reconnues et revendiquant le statut de Métis (Gagnon 2006). Mais ces critères s’appliquent-ils à toutes les communautés métisses canadiennes ? Cet exemple canadien peut-il être corroboré par d’autres communautés métisses dans le monde ? Comment les nations confrontées à cette problématique identitaire réagissent-elles face à l’émergence et aux revendications de cette catégorie sociale ? Pourquoi et comment des groupes métis refusent-ils d’être associés à cette catégorie limitative à leurs yeux ?

D’autres questions surgissent, qui évoquent le racisme sous-jacent relié au thème de l’identité ethnique. Comment traite-t-on la dimension ethnoraciale historiquement associée à cette catégorie sociale et culturelle dans des États formés à une époque où prédominait une idéologie évolutionniste et raciste ? Comment les États ont-ils composé avec ces identités mixtes, mélangées, incertaines et inadéquates à leurs idéaux de « pureté » avec lesquels la Nation se définit à partir du XIXe siècle (l’unité linguistique, raciale et religieuse, un drapeau, un hymne, un mythe fondateur) ? Est-ce que les études postcoloniales ont proposé un nouveau regard sur ce phénomène ? Et si oui, dans quelle mesure ? Enfin, où se dissimule aujourd’hui ce racisme toujours à l’oeuvre dans la création et le maintien des frontières identitaires ? Dans quelles lois discriminantes, qu’elles soient positives ou négatives ? Dans quelle charte des valeurs ?

Suivant ce courant postcolonialiste, on ne peut aborder cette problématique sans privilégier l’utilisation d’une perspective émique, à partir du point de vue des acteurs sociaux concernés par leur inclusion ou leur exclusion de cette catégorie sociale. Pour comprendre les intentions sous-jacentes aux relations de pouvoir impliquant les Métis, le concept d’agencéité aide à comprendre les motivations des communautés métisses dans leur refus d’intégrer le groupe majoritaire ou minoritaire ou, comme au Canada, d’être assimilées à la culture dominante ou aux nations amérindiennes. Dans d’autres pays, comme à Madagascar, et de façon circonstancielle en Polynésie française, des Métis refusent d’occuper cette catégorie mise en place pour eux par l’État. Comment analyser et comprendre des intérêts communautaires aussi diversifiés qui échappent au pouvoir en place et qui semblent défier les logiques identitaires ?

Enfin, qu’est-ce que revendiquent ces communautés au juste ? Des droits coutumiers, linguistiques, politiques ; une autogestion sur un territoire donné ; des droits autochtones de chasse et de pêche de subsistance ; l’ouverture d’un espace social qui reconnaisse leur caractère culturel distinct ; que cette distinction soit admise ou non par l’État ; et la liste pourrait s’allonger. Les enjeux présents dans les revendications des Métis sont si diversifiés qu’ils semblent aller dans tous les sens[9]. Mais ces revendications semblent converger dans leur seul fait d’exister en se positionnant par rapport aux pouvoirs institutionnels, défendant une position autre, laquelle vient questionner la représentativité de ces pouvoirs, sans doute comme l’ont fait à partir des années 1960 les anciennes colonies et les minorités ethniques. Mais les revendications des Métis iraient plus loin : elles viennent briser la conception monolithique de l’identité ou de la culture « nationale » et les concepts parfois juridiques qui lui sont associés.

La catégorie sociale de Métis en anthropologie

Malgré la provenance disciplinaire variée des auteurs de ce numéro, la problématique est abordée dans une perspective anthropologique et questionne la place de la discipline en études métisses. Notre proposition actuelle se distingue des travaux antérieurs existant sur ce sujet par l’accent mis sur la catégorie sociale de Métis et sa dimension comparative. À notre connaissance, seule Knörr (2010) a entrepris une étude comparative théorique de cette catégorie en utilisant le concept de créolité, mais on remarque une fois de plus l’absence des Métis canadiens. Pour ce qui est de l’Europe en général, sur les 222 références bibliographiques en études métisses recensées dans Giguère (2012), seulement six parlent du Métis en tant que catégorie sociale. Dans les 216 autres références, ils apparaissent quelquefois en creux dans l’évocation du métissage, mais ils ne sont que rarement nommés.

Les réflexions et efforts de théorisation anthropologiques, particulièrement en France[10], ont laissé place soit à la généralisation abusive et à la banalisation (« nous sommes tous Métis, toutes les cultures sont métisses »), soit à un fétichisme salvateur du métissage comme solution aux différends et aux revendications ethniques et culturelles (« le métissage est l’avenir du monde »). Les travaux ne s’intéressent généralement pas à cette catégorie sociale et privilégient la dimension symbolique et universelle du métissage (Amselle 1990[11] ; Laplantine et Nouss 1997 ; Gruzinski 1999 ; Chanson 2011). Il y a par contre quelques exceptions, comme Poutignat et Streiff-Fenard (1995), Dubois (2000), Saada (2007), ainsi que Bonniol (2012).

La situation n’est pas tellement différente au Canada. Malgré les résistances armées des Métis au XIXe siècle (Rivière Rouge en 1870 et Batoche en 1885), et leur reconnaissance en tant que peuple autochtone en 1982, les études métisses sont surtout l’apanage des historiens qui ne s’intéressent qu’au XIXe siècle. Les rares anthropologues qui s’y intéressent répondent surtout à des commandes provenant des gouvernements fédéral et provinciaux (Kennedy et Labrèche 2005 ; Labrèche et Kennedy 2006 ; Gélinas, Eveno et Lévesque 2009 ; Lévesque et Gélinas 2009 ; Gélinas 2011) et les seules études anthropologiques basées sur des terrains, des entrevues et des recherches ethnohistoriques sont celles des membres de l’équipe de la Chaire de recherche du Canada sur l’identité métisse telles que présentées dans Gagnon (2012). Dans ce contexte, les apports de l’anthropologie aux études métisses canadiennes sont plutôt à venir que passés.

Encore peu visible dans la recherche anthropologique, l’étude de la catégorie sociale de Métis ne doit pas être confondue avec celle de ses éléments. La catégorie n’a pas d’existence empirique, elle est un outil conceptuel permettant l’étude de relations vérifiables et la production de représentations générales adéquates à l’objet d’étude[12]. Comme nous le rappellent Bateson et Bateson (1987 : 30), s’inspirant de la théorie des types logiques de Whitehead et Russel (Principia mathematica, 1910-1913) « l’élément d’une catégorie n’est pas la catégorie (même si la catégorie n’a qu’un élément) » ; « certaines catégories n’ont pas de membres », comme Tisseau le montre pour Madagascar ; et « le nom n’est pas la chose nommée ». En ce sens, les nominatifs Bois-brûlés, Burnt-stick, Demis, Cape-colored, Charnego, Chicots, Entreverados, French-Indians, Half-caste, Halfbreed, Marrons, Mulâtres, Métis, Mestizos, Mestizus, Mixed Blood, Sang-mêlés… ne sont que des noms donnés par les groupes dominants aux membres de communautés issues de mariages entre des groupes non reconnus par les règles d’alliance basées sur la pureté du sang.

Nous abordons cette catégorie selon deux perspectives complémentaires : une perspective étique (lorsque la catégorie est imposée à une minorité par le groupe dominant) et une perspective émique (lorsque des communautés s’identifient à une appellation qu’ils cherchent à faire reconnaître officiellement). Comme toute définition de catégories appelle des exceptions, certains groupes qui se reconnaissent dans la catégorie officielle de métis peuvent en être exclus. Certains auteurs l’assument comme un découpage sociologique issu des pouvoirs coloniaux et postcoloniaux ou soulignent sa dimension artificielle ; d’autres évoquent la résistance ou la contestation des communautés à son imposition de l’extérieur ou mettent l’emphase sur sa dimension institutionnelle en la confrontant avec l’expérience des communautés. À la lumière de ces travaux, on souhaite mieux comprendre la mixité et le dialogue au sein même du processus de formation de ces catégories métisses, tant émiques qu’étiques.

Qu’elle soit officiellement reconnue ou non, contraignante, revendiquée ou simplement nommée, la catégorie sociale de Métis, malgré ses limites évidentes, constitue un tremplin tout indiqué pour procéder à l’étude du Métis dans l’espace social contemporain ; ce que ne peut faire le concept de métissage qui se limite à diluer, neutraliser ou magnifier le « sujet » métis par des abstractions objectives de nature philosophique, conceptuelle et métaphorique inadéquates à son objet social (Laplantine et Nouss 1997 ; Amselle 2001 ; Chanson 2011).

Agencéité et enjeux sociaux

Au-delà des abstractions et des métaphores sécurisantes sur l’identité nationale, que ce soit le multiculturalisme canadien, l’universalisme français, le nationalisme québécois, qui ne font que masquer la diversité ethnoculturelle et les identités multiples, nous nous intéressons aux luttes que livrent des communautés pour donner un sens à leur vie, faire reconnaître leur caractère distinctif et leur droit à la différence dans un contexte où cette identité est victime de violence symbolique. Ces luttes sont en fait des relations de pouvoir qui concernent des enjeux sociaux précis et elles peuvent être étudiées à l’aide du concept d’agencéité. Adrian Tanner, qui soulignait le besoin de « construire une explication théorique, au lieu de tracer une simple relation déterministe qui va de l’État à l’ordre social », en propose une dans laquelle le déterminisme peut jouer dans les deux sens (Tanner 1992 : 21). Nous postulons que l’agencéité, en tant qu’outil conceptuel, permet de développer cette explication théorique en raison de la variété des relations multilatérales dont il permet l’étude. L’agencéité tient compte des relations entre les acteurs sociaux et les structures culturelles, sociales, étatiques et institutionnelles dans un lieu donné, peu importe les orientations politiques issues du multiculturalisme ou de l’universalisme, ou les perceptions culturelles et sociales sur l’altérité, l’identité et l’expérience de la mixité culturelle.

Sherry Ortner (2006) reconnaît deux champs de signification à l’agencéité, l’un à propos de l’intentionnalité et la poursuite de projets culturellement définis (agencéité de projet), l’autre concernant le pouvoir et la façon d’acter à l’intérieur de relations d’inégalités, d’asymétries et de forces sociales (agencéité de pouvoir). Ce sont les deux faces d’une même pièce, un peu comme un ruban de Moebius relationnel[13]. Le pouvoir est également double, opérant du haut comme domination, et du bas comme résistance. Ortner s’intéresse aux raisons qui poussent les gens à soutenir une vie significative dans des situations de subordination à large échelle (esclavage, colonialisme, racisme[14]), ce qu’elle appelle « la vie culturelle en marge du pouvoir » (Ortner 2006 : 142). Elle soulève la question d’authenticité culturelle face aux transformations engendrées par le colonialisme. Par exemple, elle montre comment les Tswana d’Afrique du Sud étudiés par les Comaroff ont transformé les idées et les pratiques introduites par les colonisateurs. À partir de ces données, elle dégage deux modalités d’agencéité contextuelles : l’une, reliée à l’idée de pouvoir (subordination et résistance), s’exprime à l’intérieur de relations de pouvoir massives (colonialisme et racisme) ; l’autre, reliée à l’idée d’intention (projets culturellement constitués), s’exprime dans des contextes où ces relations peuvent être tenues à distance momentanément ou partiellement.

Le caractère spécifique de la catégorie sociale de Métis est que ces modalités n’ont pas lieu – comme chez les Tswana – bilatéralement entre un colonisateur et un colonisé, mais entre une société dominante issue de l’ancienne colonie d’un côté, et des populations autochtones de l’autre, comme au Canada, en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie ; ou encore entre l’ancien colonisateur et une multitude de communautés culturelles métissées revendiquant stratégiquement des composantes de leurs cultures d’origine, comme à La Réunion.

Ces modalités de pouvoir à l’oeuvre concernent des enjeux de nature identitaire, territoriale, culturelle, linguistique ou autres, marqués par des processus stratégiques de résistance, de militantisme et de replis qui sont liés à une vision du monde particulière à ces communautés, une vision que ne partage ou ne reconnaît pas la société dominante.

Le Métis comme catégorie sociale s’inscrit dans un processus de définition identitaire à la fois de façon émique et étique. Les recours au modèle juridique, les inscriptions politiques au sein d’institutions gouvernementales, les associations, le militantisme, la résistance, etc., sont toutes des façons de vivre aujourd’hui l’affirmation ou le refus d’une identité distincte, revendiquée ou non, issue d’un contexte colonial ou postcolonial mais dont la portée embrasse des causes multiples.

Nous pouvons donc défier l’impasse théorique provoquée par l’opérationnalisation du concept de métissage en études métisses en utilisant le concept d’agencéité et en déplaçant notre analyse vers les stratégies entourant l’acte de se nommer et celui de nommer l’autre. Les stratégies et les enjeux liés à ce processus de nomination et d’auto-nomination sont multiples : ils provoquent des effets distincts selon les endroits et les contextes historiques ; et des effets non exclusifs, paradoxaux mêmes, dont la pertinence de l’analyse apparaît clairement dans les textes de ce numéro.

Présentation du numéro

Notre périple en terres métisses débute par les anciennes colonies françaises de Madagascar, de l’Île de La Réunion, de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie ; il nous mène ensuite en Amérique avec le Mexique, le Brésil et le Canada ; puis en Russie pour se terminer en Belgique.

Pour débuter, Violaine Tisseau nous conduit à Madagascar où la catégorie sociale de Métis est une catégorie vide malgré un intense métissage historique. D’un côté, le gouvernement colonial français a tenté en vain de créer une catégorie sociale de Métis incluant les descendants des unions entre Européens et Malgaches. De l’autre, en raison des origines multiples de son peuplement précolonial, principalement austronésien et africain, Madagascar est toujours considérée comme une « île métisse » malgré l’absence de cette identité distinctive au sein de la population. Cet article nous montre toute la difficulté de penser le métissage dans un contexte postcolonial marqué par l’échec de politiques ethniques confrontées aux choix sociaux des populations. Il met aussi en relief la pertinence de l’usage de la catégorie sociale pour analyser le phénomène des identités métisses, son absence ne signifiant en aucun cas l’absence du phénomène.

Plus à l’Est dans l’Océan Indien, nous passons à l’Île de la Réunion où Laurence Pourchez explore la catégorie sociale de Métis par le biais de la médecine traditionnelle. À La Réunion, et contrairement à Madagascar, les choix sociaux ont favorisé l’émergence de cette catégorie là où les politiques coloniales l’interdisaient. Malgré des lois ségrégationnistes prohibant les mariages mixtes entre « Blancs » et « Noirs », une société fortement métissée a émergé, tout en permettant aux individus de choisir leur appartenance de façon stratégique. Nous voyons comment, à partir d’exemples pris dans la médecine traditionnelle, la revendication, l’affirmation ou la négation de racines ethniques uniques ou variées, réelles ou supposées (Zorey, Komor, Malbars, Kafs, Zarabs, Sinwas, Yabs) sont une question de choix personnel.

Avec Laura Schuft nous abordons la Polynésie française où les Métis sont appelés Demis. Représentant une classe autant qu’une catégorie sociale, le statut de Demi est intimement lié à une sphère socioéconomique qui s’inscrit au sein du système capitaliste. L’auteure s’intéresse au genre en tant que facteur additionnel de première importance dans le processus de catégorisation ethnique entre Polynésien et Demi, les différences ethniques n’étant pas effacées par l’une au profit de l’autre, mais gérées selon les circonstances. Cette distinction repose sur l’affichage de symboles socioéconomiques au sein de modalités dynamiques et touche particulièrement les hommes qui revendiquent d’un côté leur héritage européen dans la sphère économique et, de l’autre, leur héritage polynésien dans la sphère politique.

Encore plus au sud, Adrian Muckle et Benoît Trépied nous offrent une perspective historique sur le statut de Métis en Nouvelle-Calédonie, à partir de l’époque coloniale jusqu’à l’Accord de Nouméa de 1998. On y découvre que la question de la reconnaissance de l’identité des Métis a fait l’objet de discussions récurrentes au cours de l’histoire, en particulier dans la région de Koné, où les auteurs étudient les trajectoires sociales de quelques Métis qui ont joué un rôle politique crucial en diverses occasions. Médiateurs intercommunautaires sans communauté constituée, les Métis kanak forment une catégorie problématique au sein d’une société fondamentalement clivée et ségrégée.

Michel Boccara s’intéresse ensuite aux luttes politiques des Mayas du Yucatan en mettant l’accent sur les champs sémantiques du concept de xaak’ (métis et mélange d’épices) et des catégories sociales de xak’a’an winik (humain mélangé) et de « Mestizos » pour désigner les Mayas yucatèques. Naviguant entre la mythologie maya de l’époque classique, l’histoire coloniale et contemporaine ainsi que la cuisine yucatèque, l’auteur montre toute la complexité des multiples identités yucatèques et des stratégies informelles à l’oeuvre dans ces collectivités.

Avec Cécilia Gutel et Patrick Le Guirriec, nous explorons quelques paradoxes de la société brésilienne : le paradoxe du mythe fondateur métis qui présuppose l’égalité des origines culturelles tout en dissimulant les inégalités sociales ; celui de la mise en place de politiques de discrimination positive dans une société qui veut effacer les différences ethniques ; et celui de la reconnaissance officielle des inégalités de nature ethnique qui remet en cause l’homogénéité de la nation. C’est dans ces contextes paradoxaux que les auteurs démontrent comment les individus valorisent certaines origines et en dévalorisent d’autres selon leur utilité et leur prestige circonstanciels.

Au Canada, Natacha Gagné, Sébastien Grammond et Claudie Larcher abordent la catégorie sociale de Métis à l’intérieur du cadre juridique en étudiant les transcriptions de procès impliquant les droits autochtones de récolte de subsistance des Métis canadiens basés sur l’arrêt Powley de 2003. C’est dans ce contexte que les juges sont appelés à déterminer l’identité métisse de l’accusé, ainsi que son appartenance à une communauté métisse titulaire de droits. Les auteurs s’intéressent à la notion de « communauté » comme sujet et objet du droit des membres de cette catégorie de personnes considérées comme « inclassables » par la justice canadienne.

Comme le montre Joanna Seraphim, aussi étrange que cela puisse paraître, la présidence de l’Association des femmes métisses du Manitoba est assumée par un homme ! Cet homme est aussi le président de la Fédération métisse du Manitoba dont le discours officiel mentionne que les droits et luttes des femmes sont les mêmes que ceux des hommes. C’est à ce genre de discours que s’intéresse l’auteure en étudiant la résistance et les revendications des femmes métisses face à cette domination. Dans cet article, elle présente les luttes de ces femmes pour la reconnaissance de leurs droits au sein d’une culture fortement androcentrique et montre comment le discours officiel sur les rôles et statuts des femmes constitue un moyen de dissimuler le sexisme et de contrôler les femmes par une violence symbolique qui vise à la transmission de la culture par la maternité.

Mikhaïl Bashkirov présente quant à lui l’histoire de l’émergence des communautés métisses de Iakoutie du XVIIe au XIXe siècle. Les Iakoutes, une population autochtone de la Sibérie, ont subi l’influence économique, sociale et politique des colonisateurs russes dans le contexte de la traite des fourrures. Comme au Canada, ce phénomène a provoqué l’émergence de communautés métisses et de Métis, appelées « vieux colons russes », dont la culture est distincte de celle de leurs ascendants russes et autochtones. L’auteur met l’accent sur l’histoire des villages d’Amginskaya Sloboda, de Russkoe Ustie et de Pohodsk pour illustrer les mécanismes de formation d’une identité mixte, distincte des communautés voisines.

Enfin, dans une note de recherche, Dana Hennes présente les résultats d’une enquête menée auprès de membres de la population métisse belgo-africaine en Belgique. Elle conduit cette recherche originale en s’intéressant au parcours identitaire et aux stratégies d’intégration employées par les Métis belges issus du colonialisme en Afrique équatoriale (1908-1960). L’auteure met en évidence les forces du métissage utilisées en réponse à un environnement social peu favorable à l’acceptation et à la représentation de cette identité mixte ainsi que les difficultés qui freinent l’émergence et la structuration de cette catégorie sociale.

Les contributions de ce numéro dévoilent une partie de la richesse et de la complexité des identités métisses lorsqu’on les aborde en tant que catégories sociales. Cette perspective permet d’identifier sept tendances de modélisation de la catégorie sociale de Métis :

  1. Elle est reconnue

    1. elle existe mais demeure un choix stratégique individuel (Pourchez, Schuft) ;

    2. elle est reconnue légalement par l’État (Gagné, Grammond et Larcher ; Muckle et Trépied ; Seraphim) ;

    3. elle est reconnue par l’État mais refusée par la population (Tisseau).

  2. Elle n’est pas reconnue

    1. c’est la norme – mythe fondateur de l’État ou continuum phénotypique[15] (Boccara ; Gutel et Le Guirriec).

    2. elle est absente malgré l’existence de communautés (Gagné, Grammond et Larcher) ;

    3. elle est absente et il n’y a pas de communautés malgré l’existence de Métis (Hennes) ;

    4. elle est en émergence (Bashkirov).

Ces modalités, pour l’instant, ne sont peut-être que quelques exemples parmi d’autres possibles et certaines peuvent se combiner. C’est pourquoi nous encourageons les anthropologues à étudier dans une perspective dialogique ces communautés peu connues et négligées dont l’identité n’a rien à voir avec le concept d’authenticité culturelle, un concept obsolète, issu d’une vision évolutionniste et raciste dont les traces nous hantent encore, et qui traîne encore avec lui son cortège de discriminations. L’étude de ces communautés, qui demeure un défi en raison des luttes sociales complexes dans lesquelles elles sont engagées (Gagnon 2011), nous en apprendra beaucoup sur les transferts culturels certes, mais surtout sur cet élément irréductible du tissu social qui se nomme l’identité culturelle et qui transcende, tout en s’en inspirant, les identités nationales, ethniques, religieuses et linguistiques.