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I pity the practitioners as well as the academics who have to make sense of our judgments in difficult cases.

Lady Hale, Sienkiewicz c. Greif (UK) Ltd, Cour Suprême du Royaume-Uni, 2011

Introduction

L’effet de l’incertitude scientifique sur la transformation du droit de la responsabilité civile se fait sentir avec acuité en ce qui concerne la preuve de la causalité. Depuis au moins trente ans, l’incertitude scientifique causale et les difficultés probatoires qu’elle engendre préoccupent en effet nos tribunaux et ont été l’occasion pour ces derniers d’envisager le développement d’exceptions aux principes traditionnels du droit de la preuve et de la théorie classique de la responsabilité. C’est le cas notamment dans le contexte de l’indemnisation des préjudices associés aux soins de santé modernes. Le lien entre le préjudice subi et l’acte médical fait en effet couramment l’objet de débats résultant de la complexité scientifique et factuelle des questions posées en raison, par exemple, de l’étiologie incertaine de la condition en cause, de son origine multifactorielle, de l’existence de risques thérapeutiques inhérents, ou du temps écoulé avant la manifestation du préjudice.

Le présent texte s’intéresse, au bénéfice des juristes civilistes, aux développements récents des tribunaux de dernière instance québécois, canadiens, anglais et australiens en matière de causalité médicale. Malgré cet accent, une brève incursion dans le domaine de la responsabilité industrielle anglaise sera nécessaire puisqu’il a inspiré certaines approches avant-gardistes ayant tenté une percée en matière médicale. Enfin, nous porterons notre attention sur le traitement judiciaire de l’incertitude scientifique plutôt que de l’incertitude purement factuelle, bien que cette distinction ne soit pas aisée et que ces deux types d’incertitude se chevauchent fréquemment[1]. Les approches judiciaires en réponse à l’incertitude causale dans les ressorts étudiés tendent à être orthodoxes. Pourtant, les juges se disent sensibles aux difficultés rencontrées par les demandeurs dans la preuve de la causalité médicale[2]. La Cour suprême du Canada exprime à plusieurs reprises la nécessité d’éviter d’être trop rigide dans l’évaluation de cette condition et invoque l’indépendance judiciaire relativement à la preuve scientifique[3]. Tout comme la Chambre des Lords — maintenant la Cour suprême du Royaume-Uni —, elle souligne que la précision mathématique ou scientifique n’est pas requise dans l’évaluation du lien causal[4]. De plus, la Cour suprême du Royaume-Uni a récemment pris ses distances quant à la preuve épidémiologique, l’acceptant comme un élément de preuve parmi d’autres, mais refusant de lui faire jouer un rôle central dans l’évaluation du lien causal[5]. La Cour suprême du Canada est également d’avis que le juge, bien qu’influencé par ceux-ci, n’est pas lié par les avis d’experts scientifiques exprimés « sous forme de probabilités statistiques ou d’échantillonnages »[6]. Elle justifie sa position par le fait que « [l]es conclusions scientifiques ne sont pas identiques aux conclusions juridiques » et que la causalité n’a pas à être déterminée avec une précision scientifique[7]. En Australie, la High Court observe elle aussi que l’on doit distinguer la causalité juridique de la causalité scientifique[8].

Les sections qui suivent examinent trois tendances envisagées par les plus hauts tribunaux des ressorts étudiés comme techniques possibles pour venir en aide aux victimes aux prises avec des difficultés de preuve du lien de causalité en matière médicale. Dans un premier temps, nous nous intéressons au rôle que le concept de risque joue dans l’évaluation judiciaire de la causalité (I). Nous abordons ensuite l’évaluation causale basée sur la connaissance particulière des faits par le défendeur et la création fautive de l’incertitude causale (II). Enfin, nous nous pencherons sur les développements récents concernant le concept de perte de chance médicale[9] (III). En plus de démontrer la réserve judiciaire à l’égard de ces approches, l’étude révèle une interaction fascinante entre les traditions juridiques et un phénomène que l’on observe plutôt rarement, soit une influence de la doctrine et de la jurisprudence civilistes sur les décisions des tribunaux de common law.

I. La causalité basée sur le risque

Une première technique est fondée sur le fait que le défendeur a créé ou augmenté le risque de préjudice pour le demandeur et que ce risque s’est réalisé. Ce raisonnement controversé est envisagé de façon distincte selon les ressorts. Au Canada, en Australie et au Québec, la création et l’augmentation du risque furent considérées comme le fondement possible de présomptions ou d’inférences de fait ou légales. En Angleterre, on traite le raisonnement basé sur l’augmentation du risque comme une adaptation du test de la causalité nécessitée par des considérations d’équité[10] ou comme un moyen de fonder une responsabilité sans causalité[11]. La Chambre des Lords s’oppose en effet à ce que l’on puisse, en présence d’incertitude causale, tirer des inférences que la preuve médicale n’appuie pas. Il s’agit ici d’une distinction importante entre les approches canadiennes et anglaises; la Cour suprême du Canada ne fait pas de cas de l’absence d’appui scientifique à une inférence de causalité[12].

A. Droit anglais : la naissance d’un concept

L’approche qui considère qu’une contribution « matérielle » (ou « substantielle ») au risque de préjudice pour la victime est suffisante pour prouver la causalité est née de la jurisprudence anglaise en matière de maladies industrielles[13]. Elle servit à l’origine, dans McGhee c. National Coal Board[14], à accorder une indemnisation à un travailleur ayant développé une dermatite en raison d’une exposition à de la poussière de brique. Son employeur avait fautivement omis de fournir des douches sur les lieux du travail avec, pour conséquence, que les travailleurs devaient attendre de rentrer chez eux avant de se débarrasser de la poussière de brique couvrant leur corps. L’étiologie incertaine de la dermatite ne permettait pas de déterminer si cette maladie pouvait résulter d’une accumulation d’abrasions sur la peau ou plutôt d’une seule abrasion, auquel cas la prise d’une douche sur les lieux de travail n’aurait probablement rien changé au cours de choses. Le test de causalité usuel en common law, le but-for test[15] (ou « test du facteur déterminant »), n’était donc pas rencontré selon la balance des probabilités. Pour les mêmes raisons, il était également impossible de déterminer si la faute de l’employeur avait contribué matériellement à la production du préjudice[16]. Par conséquent, la seule preuve disponible était que l’absence de douche avait augmenté le risque de développer une dermatite. En raison des circonstances particulières de cette affaire, la majorité de la Chambre des Lords accepte cette preuve comme suffisante pour démontrer la causalité[17]. Lord Reid et Lord Salmon sont d’opinion que lorsqu’il est impossible scientifiquement de prouver la causalité, aucune distinction utile n’existe entre la contribution matérielle au risque de préjudice et la contribution matérielle au préjudice lui-même[18]. Justifiant cette position, Lord Reid précise que le concept de causalité juridique n’est pas basé sur la logique ou la philosophie, mais sur le fonctionnement de l’esprit de l’homme ordinaire au quotidien[19].

Alors qu’au Canada et en Australie on interprète McGhee comme inférant la causalité sur la base de l’augmentation du risque, la Chambre des Lords s’oppose à une telle interprétation, insistant sur le fait qu’on ne puisse tirer des inférences que la preuve médicale n’appuie pas[20]. Seul Lord Hutton diverge, croyant que l’approche de McGhee est fondée sur une inférence judiciaire factuelle ou légale[21]. L’interprétation dominante au Royaume-Uni est que le recours dans McGhee au concept d’« augmentation matérielle du risque » constitue une nouvelle approche de la causalité nécessitée par des considérations d’équité[22]. Elle s’appliquerait en présence d’un seul agent de risque et de deux causes alternatives possibles du préjudice, une fautive et une innocente, émanant toutes deux d’un seul défendeur fautif, dans des circonstances où il est impossible d’identifier laquelle de ces causes a effectivement causé le préjudice.

Plusieurs années plus tard, cette approche est appliquée dans Fairchild c. Glenhaven Funeral Services, mettant en cause un problème de « causalité alternative »[23] en présence de plusieurs défendeurs fautifs. Trois travailleurs avaient développé un mésothéliome après des périodes de travail successives auprès de différents employeurs lors desquelles ils avaient été exposés fautivement à des fibres d’amiante[24]. Bien que cette maladie soit manifestement causée par l’amiante, la preuve médicale disponible au moment de l’affaire ne permettait pas de démontrer si une seule exposition à la fibre d’amiante à n’importe quel moment avait pu causer cette maladie. Par conséquent, il était possible, bien qu’incertain, qu’une seule période d’exposition à l’agent auprès d’un seul employeur ait causé la totalité du préjudice[25]. En d’autres termes, un des deux défendeurs avait assurément causé la maladie, mais il était impossible de déterminer lequel[26]. La Chambre de lords accepte cependant comme suffisante la preuve selon laquelle chaque défendeur a matériellement augmenté le risque (ou « substantiellement contribué au risque », selon Lord Hoffmann) de développer le mésothéliome en exposant fautivement les demandeurs à l’amiante. Cette approche est décrite comme une « adaptation » du test de la causalité pour des raisons d’équité[27]. Son application est cependant strictement limitée[28]. Lord Rodger la limite à deux situations, soit celle dans laquelle le préjudice découle d’un seul agent de risque émanant de la conduite fautive d’au moins un défendeur (comme dans Fairchild) et celle où les différentes causes du préjudice, fautives et innocentes, proviennent d’un seul défendeur (comme dans McGhee). Lord Hoffmann impose quant à lui cinq conditions : (i) un devoir existe dans le but spécifique de protéger les employés contre une exposition non nécessaire au risque de développer une maladie particulière; (ii) le devoir crée un droit d’obtenir l’indemnisation du préjudice relié à sa contravention; (iii) plus l’exposition à l’agent du dommage est importante, plus grand est le risque de contracter la maladie; (iv) sauf dans les cas où il n’y a eu qu’une seule exposition significative à l’amiante (l’agent du dommage), la science médicale ne peut prouver « quel amiante » (c’est-à-dire provenant de quel défendeur) a plus probablement que non causé la maladie; et (v) l’employé a contracté la maladie contre laquelle il aurait dû être protégé[29].

Subséquemment, dans Barker v. Corus[30], la Chambre des Lords est allée plus loin en appliquant ce raisonnement à un cas similaire, mais dans lequel une source additionnelle non fautive d’exposition à l’amiante était présente[31]. Elle a toutefois tenu les employeurs défendeurs responsables proportionnellement au risque qu’ils ont respectivement créé afin d’adoucir the roughness of justice engendrée par une règle de responsabilité conjointe et solidaire[32]. Ce faisant, Lord Hoffman qualifie le préjudice comme étant le risque créé[33]. La règle énoncée dans Barker fut cependant par la suite abolie par l’article 3 du Compensation Act 2006 qui rétablit la responsabilité conjointe et solidaire de Fairchild[34]. Notons que les problèmes de causalité alternative constatés dans Fairchild sont aisément réglés en common law canadienne par un renversement du fardeau de la preuve à certaines conditions énoncées dans Cook c. Lewis[35], une solution codifiée en droit québécois à l’article 1480 du Code civil du Québec. Jamais ce type d’analyse n’a été appliqué en responsabilité médicale anglaise et Lord Hoffmann et Lord Walker spécifient dans Barker que cette approche ne peut être étendue à de telles affaires[36]. En effet, les caractéristiques (et considérations de politiques générales) la justifiant en matière de maladies industrielles ne sont pas présentes dans les cas médicaux. Les problèmes d’incertitude causale dans ces affaires ne sont habituellement pas des problèmes de « causalité alternative » (comme dans Fairchild), c’est-à-dire des difficultés à attribuer l’agent coupable du dommage à un défendeur plutôt qu’à un autre. De plus, les litiges médicaux mettent habituellement en cause plusieurs agents de risques distincts et de différente nature provenant de sources multiples dont certaines sont indépendantes du comportement du défendeur. Par exemple, dans Wilsher c. Essex AHA[37], décidée avant les affaires Fairchild et Barker, le nouveau-né demandeur, prématuré, avait souffert de fibroplasie rétrocristallinienne causant sa cécité à la suite d’une trop grande administration d’oxygène dans son sang, causée par l’installation fautive d’un cathéter dans une artère plutôt qu’une veine. Cette faute avait augmenté le risque de souffrir de cette condition, auquel le bébé était cependant déjà soumis vu sa prématurité. Le préjudice pouvait donc résulter d’autres causes possibles associées à la prématurité et indépendantes de la faute du médecin-défendeur[38]. La Chambre des Lords insista pour que seules les règles traditionnelles relatives à la causalité trouvent application[39]. La validité de l’exclusion du raisonnement basé sur le risque dans les cas comme Wilsher, où des agents distincts de risque opèrent sans qu’il ne soit possible de déterminer lequel a véritablement causé le préjudice, a été réitérée dans Fairchild[40] et confirmée par la Chambre des Lords en 2004 dans Gregg v. Scott[41].

La distinction entre agent unique et agents multiples du préjudice semble désormais douteuse depuis la décision de la Cour suprême du Royaume-Uni dans Sienkiewicz c. Greif[42]. Dans le cadre de ce recours, intenté par un travailleur souffrant de mésothéliome après une exposition professionnelle à l’amiante, la Cour suprême du Royaume-Uni a étendu la règle de Fairchild à une situation dans laquelle un seul défendeur-employeur était en cause et où les autres sources d’exposition à l’amiante étaient environnementales[43]. Plus précisément, la preuve statistique indiquait dans cette affaire que le défendeur avait augmenté, à hauteur de dix-huit pour cent, un risque déjà existant de contracter un mésothéliome dû à l’exposition environnementale[44]. Cette affaire ne risque toutefois pas de changer la position adoptée dans le domaine de la responsabilité médicale, même si sur le strict plan de la logique cela pourrait être le cas[45]. Sienkiewicz concerne, comme McGhee et Fairchild, la présence d’un agent de risque unique, l’amiante. De plus, le langage utilisé par certains juges laisse entrevoir une volonté, certes arbitraire, de restreindre l’applicabilité de la règle aux cas de mésothéliomes. Cependant, il faut admettre que Sienkiewicz c. Greif marque un élargissement de l’application du raisonnement basé sur l’augmentation du risque aux cas pour lesquels il existe des explications alternatives fautives et non fautives de la cause du préjudice, situation typique des affaires de responsabilité médicale.

Les approches développées dans McGhee et Fairchild ont laissé leur marque en droit canadien, bien que la Cour suprême en restreigne substantiellement l’application.

B. Droit québécois : la fréquentation puis le rejet

À la suite de certaines décisions de juges de la Cour d’appel du Québec[46], la Cour suprême du Canada met explicitement de côté le concept d’augmentation du risque comme fondement de l’évaluation causale en responsabilité médicale dans St-Jean c. Mercier[47]. Dans cette affaire, le demandeur avait été heurté par une automobile circulant à 90 km/h. Il fut immédiatement opéré par le défendeur, un chirurgien orthopédique. Bien que ce dernier soupçonna une fracture à la vertèbre D7, il conclut que cette fracture était soit stable, soit bénigne et qu’il pouvait procéder à la chirurgie. Deux jours plus tard, le patient commença cependant à démontrer des signes de déficit neurologique. Après avoir obtenu son congé de l’hôpital, il consulta un neurochirurgien qui diagnostiqua une paraparésie.

Le demandeur ne réussit pas à convaincre la Cour suprême du Canada que cette paraparésie fut causée par l’omission fautive du défendeur d’ordonner son immobilisation et de demander des tests neurologiques qui auraient pu confirmer la fracture vertébrale. La Cour suprême du Canada préféra le témoignage des experts du défendeur selon lequel le dommage neurologique était complet au moment où le patient fut admis à l’hôpital, mais que ses manifestations avaient été retardées et que, par conséquent, l’accident était seul responsable du préjudice subi[48]. En obiter, le juge Gonthier traite de la possibilité de présumer la causalité sur la base du fait que le défendeur a créé un risque et que le préjudice a été subi dans l’aire du risque crée. Refusant d’adopter cette position, il laisse entendre que les seules présomptions judiciaires possibles sont celles permises par l’article 2849 du Code civil du Québec, c’est-à-dire les présomptions de fait basées sur l’évaluation discrétionnaire de la preuve par le juge :

[I]l ne suffit pas de montrer que le défendeur a créé un risque de préjudice et que le préjudice s’est ensuite réalisé dans l’aire de risque ainsi créée. Dans la mesure où cette notion est un moyen de preuve distinct comportant une norme moins exigeante à satisfaire, l’arrêt Snell et sans aucun doute l’arrêt Laferrière [...] auraient dû mettre fin à ces tentatives de contourner les règles de preuve traditionnelles selon la prépondérance des probabilités[49]

Il estime que cette technique constitue une tentative inacceptable de contourner le standard de preuve adopté en droit québécois, soit la prépondérance de preuve[50] héritée de la common law[51]. Le juge Gonthier profita également de cette décision pour corriger l’interprétation d’une opinion qu’il avait énoncée en 1990 dans Laferrière c. Lawson. En conclusion de ce jugement portant sur la perte de chance, il avait écrit : « Dans certains cas, lorsqu’une faute comporte un danger manifeste et que ce danger se réalise, il peut être raisonnable de présumer l’existence du lien de causalité, sous réserve d’une démonstration ou d’une indication contraire » [nos italiques][52]. Subséquemment, plusieurs tribunaux inférieurs s’étaient appuyés sur cet énoncé pour présumer la causalité en présence, souvent, d’une simple création de risque[53]. Le juge Gonthier rectifia le tir en soutenant que :

Cet énoncé ne fait que répéter la règle traditionnelle applicable aux présomptions, et ne crée pas d’autres moyens de preuve en droit civil québécois relativement à l’établissement d’un lien de causalité. La Cour d’appel a eu raison de considérer que cet extrait avait trait aux présomptions dans le cadre des règles traditionnelles de causalité[54].

Pour le juge Gonthier, la référence à la création d’un danger n’est justifiée que dans le contexte de l’évaluation de présomptions de fait, donc comme un élément de fait parmi d’autres pouvant justifier une présomption. Les réserves invoquées par le juge Gonthier dans St-Jean c. Mercier sont donc liées à une interprétation stricte des présomptions que le pouvoir judiciaire peut légitimement reconnaître, ces dernières étant restreintes, selon lui, aux présomptions de fait inspirées de l’ensemble de la preuve[55]. Une telle position orthodoxe transparaît de la jurisprudence canadienne de common law.

C. Droit canadien : un rejet inspiré du droit civil

La common law canadienne, à la suite de St-Jean c. Mercier, abandonne une pratique qui s’était répandue dans les décisions de certaines cours d’appel provinciales au lendemain de McGhee. Sur la base de cet arrêt, certains tribunaux admettent en effet que l’augmentation matérielle d’un risque puisse servir de fondement à une inférence de causalité. Cette position trouvait généralement appui sur un énoncé célèbre du juge Sopinka dans Snell c. Farrell selon lequel le juge peut inférer la causalité de la preuve, en se fondant sur le « bon sens » (common sense), même en l’absence d’une preuve positive ou scientifique de celle-ci[56]. Le juge Sopinka écrivait :

[I]l n’est pas essentiel d’obtenir une opinion médicale positive pour justifier une conclusion de causalité. En outre, ce n’est pas faire des conjectures mais appliquer le bon sens que de faire une telle déduction lorsque, comme en l’espèce, les circonstances, autres qu’une opinion médicale positive, le permettent[57].

Il ajouta que la raison à cela tient principalement aux différents standards en vertu desquels la science et le droit évaluent la causalité[58]. Ces affirmations furent depuis réitérées en tout ou en partie maintes fois par les tribunaux canadiens, dont récemment par la Cour suprême du Canada dans Ediger c. Johnston[59].

Malgré le langage civiliste de St-Jean c. Mercier, certains tribunaux des provinces de common law l’acceptent comme l’autorité en la matière[60], fermant ainsi la porte à la possibilité de recourir à l’augmentation du risque comme fondement d’une inférence de causalité. Bien que la décision dans St-Jean cite l’affaire de common law Snell c. Farrell, elle est cependant essentiellement fondée sur des considérations civilistes concernant le pouvoir du juge de créer des règles de droit substantielles portant sur la causalité. Tel que nous l’avons vu, la Cour suprême y exprime des réserves non pas à l’égard des présomptions ou indices inspirés de l’ensemble de la preuve, mais plutôt quant à la création prétorienne de règles juridiques permettant de démontrer la causalité par la seule augmentation du risque[61]. Cette vision restrictive du rôle du juge peut s’expliquer par la lettre du Code civil du Québec selon laquelle les présomptions légales sont uniquement celles qui découlent de la « loi » et donc, selon une certaine interprétation, d’un « texte de loi »[62]. Une doctrine contemporaine à l’arrêt, non citée mais l’ayant sans doute inspiré[63], veut que le juge civiliste n’ait pas la discrétion de développer des présomptions de type « légales », basées sur des postulats généraux prédéterminés érigés en règles juridiques. Les présomptions judiciaires seraient donc restreintes selon St-Jean c. Mercier à celles fondées sur des inductions basées sur les faits particuliers de chaque espèce. L’influence de cet arrêt sur le raisonnement judiciaire de common law peut donc surprendre puisque ces limites, si elles peuvent être légitimement invoquées en droit québécois, ne semblent pas s’appliquer en common law où le juge est libre de telles créations.

La jurisprudence subséquente de la Cour suprême du Canada confirme cette impression. En 2007, dans Hanke c. Resurfice Corp[64], la Cour a affirmé fermement que la causalité doit être prouvée en vertu du test du facteur déterminant)[65], en particulier dans les affaires impliquant des causes multiples. En obiter, elle énonça, s’appuyant sur une de ses décisions antérieures[66], que le test du facteur déterminant peut être remplacé dans certains cas exceptionnels et pour des raisons d’équité, par le test de la « contribution appréciable » (material contribution)[67]. L’application de cette approche alternative est restreinte, dans un premier temps, aux cas où il est impossible pour le demandeur de prouver au moyen du test du facteur déterminant que la négligence du défendeur lui a causé un préjudice. Cette impossibilité doit être attribuable à des facteurs qui échappent au contrôle du demandeur; par exemple, les limites de la science[68]. Dans un deuxième temps, il doit être clair que le défendeur a manqué à une obligation de diligence envers le demandeur, l’exposant ainsi à un risque de préjudice déraisonnable, et que le demandeur doit avoir subi le type de préjudice en question. En d’autres termes, le préjudice causé au demandeur doit découler du risque créé par le manquement du défendeur[69].

Cet obiter a soulevé des débats sur lesquels nous ne nous attarderons pas. Soulignons brièvement qu’on a pu légitimement se demander si cette décision, en raison de la formulation de la deuxième condition, permet dans les cas visés d’inférer la causalité sur la base d’une simple contribution appréciable au risque de préjudice par le défendeur. Des décisions subséquentes de tribunaux inférieurs précisent cependant que la Cour suprême du Canada n’a pas voulu modifier l’état du droit canadien sur la question et réaffirment la prédominance du test du facteur déterminant en responsabilité médicale canadienne[70]. De plus, les tribunaux appliquent subséquemment l’exigence d’impossibilité de preuve restrictivement. Ils rappellent, par exemple, que le fait que la théorie de causalité du demandeur soit difficile à prouver ou que les parties aient présenté des théories divergentes n’est pas une base suffisante pour faire exception au test du facteur déterminant[71]. Enfin, le ratio de St-Jean c. Mercier continue d’être accepté par les tribunaux de common law après Resurfice c. Hanke[72].

En juin 2012, la Cour suprême du Canada précise dans Clements c. Clements[73], que la condition d’impossibilité de preuve ne s’applique que dans les cas où il est véritablement impossible de déterminer ce qui a causé le préjudice, notamment — selon la Cour — lorsqu’il est impossible de prouver ce qu’une personne particulière aurait fait en l’absence de faute[74] et dans les cas posant des problèmes de causalité alternative[75] impliquant une pluralité de défendeurs fautifs, comme dans Fairchild[76]. De plus, elle affirme que la deuxième condition posée par Resurfice réfère bel et bien au test de la contribution appréciable au risque et non au préjudice. Dans les cas d’impossibilité de preuve susmentionnés, on trouvera les deux défendeurs responsables conjointement et solidairement sur le fondement de leur augmentation respective du risque de préjudice. Cette décision est surprenante en ce qui concerne son application aux cas de causalité alternative puisque la common law canadienne avait déjà une solution à cette difficulté depuis 1951, soit le renversement du fardeau de la preuve[77].

En Australie, la High Court expérimente elle aussi le raisonnement fondé sur l’augmentation du risque en responsabilité médicale, démontrant à son égard une certaine ouverture qui s’apparente à celle du juge Gonthier dans St-Jean c. Mercier.

D. Droit australien : admissibilité discrétionnaire

Dans Naxakis c. Western General Hospital[78], la High Court se penche sur un retard dans le diagnostic d’une rupture d’anévrisme subie par un écolier ayant reçu un coup à la tête. Les juges Callinan et Gaudron y approuvent la position[79] voulant que lorsque la faute du défendeur a augmenté le risque de préjudice et que ce risque se réalise, la conduite du défendeur ait matériellement contribué au préjudice, à moins de preuve contraire, et ce, même si d’autres facteurs ont aussi participé au risque[80]. Dans une telle situation, la juge Gaudron ajoute que le juge des faits — ici le jury — est justifié de conclure que l’acte ou l’omission a causé le préjudice, à moins que le défendeur ne prouve que sa conduite n’a eu aucun effet ou que le risque se serait réalisé et aurait mené au même préjudice de toute façon. Des décisions de tribunaux inférieurs ont par la suite interprété cet énoncé comme laissant à la discrétion du juge des faits la décision d’inférer la causalité sur cette base[81].

Le concept de création ou d’augmentation du risque comme moyen permettant de faciliter l’évaluation du lien de causalité en matière médicale reste donc d’application très marginale et est, en général, rejeté par les tribunaux de dernière instance. Il est intéressant de noter, à cet égard, l’interaction entre les deux traditions juridiques étudiées. La technique envisagée ici résulte de l’influence d’affaires anglaises sur le raisonnement judiciaire non seulement australien et canadien, mais également québécois. De plus, on note l’influence que les développements de droit civil québécois ont sur la jurisprudence de common law canadienne dans ce domaine.

II. Création fautive de l’incertitude causale

Une autre technique ayant fait surface principalement en common law canadienne introduit un raisonnement très intéressant essentiellement basé sur l’équité. Elle énonce que si la faute du défendeur a causé l’incertitude causale et que le défendeur est la partie la mieux placée pour expliquer la chaîne des évènements, le juge peut présumer la causalité sur cette base. Cette technique, qui n’est pas nouvelle[82], est appliquée par la Cour suprême du Canada en 1990. Dans l’affaire Snell c. Farrell[83], aucun des experts scientifiques n’avait été en mesure de déterminer la cause d’une atrophie du nerf optique dont la patiente avait souffert après une chirurgie visant à lui retirer une cataracte. Après l’anesthésie, l’ophtalmologue-défendeur continua fautivement la procédure malgré la présence d’un saignement rétrooculaire. Ce n’est que neuf mois plus tard, lorsque le sang dans l’espace entre la rétine et la face postérieure du cristallin se fut dégagé, que le défendeur constata la perte de la vision de l’oeil gauche de sa patiente. Une des causes de l’atrophie du nerf optique ayant entraîné ce préjudice pouvait être la survenance d’une hémorragie rétrooculaire dont l’existence n’était pas déterminée, dans ce cas-ci, mais qui avait pu survenir par la faute du défendeur. L’atrophie pouvait toutefois aussi découler d’autres conditions dont souffrait la patiente, soit le glaucome, l’hypertension et le diabète. S’inspirant des écrits de Wigmore, le juge Sopinka a accepté d’inférer la causalité, se fondant sur le fait que le défendeur possédait une connaissance particulière des faits et que, dans ces cas, « il suffit de très peu d’éléments de preuve affirmative de la part du demandeur pour justifier une déduction de causalité en l’absence de preuve contraire »[84]. Le juge Sopinka s’est également appuyé sur le fait qu’en poursuivant fautivement l’intervention, le défendeur a rendu impossible, pour sa patiente ou pour toute autre personne, de déceler le saignement qui aurait causé, selon la demande, le préjudice[85].

Une telle décision aurait dû marquer l’imaginaire juridique. Cette partie du jugement, pourtant la ratio decidendi de celui-ci, passe toutefois presque inaperçue dans la jurisprudence subséquente. On n’en trouve la trace que dans quelques jugements canadiens et québécois[86], et jamais la Cour suprême ne revient sur cet aspect central de la décision qui offre pourtant une justification prometteuse pour une inférence de causalité, de nature probablement légale, basée sur l’équité en matière probatoire[87]. Seule sa décision de 2013 dans l’affaire Ediger c. Johnston y fait succinctement — et vaguement — allusion lorsque, citant Snell c. Farrell, les juges Rothstein et Moldaver écrivaient que « [p]our déterminer si la preuve déposée par le défendeur [pour contrer une inférence qui lui est défavorable] est suffisante, le juge des faits doit tenir compte de la preuve que chaque partie est en mesure de produire »[88].

Une dernière approche, le recours à la perte de chance en matière de responsabilité médicale, a fait couler beaucoup d’encre ces dernières années en raison de décisions anglaises et australiennes majeures la rejetant, non sans quelques nuances et dissidences.

III. Des nouvelles de la perte de chance médicale

A. Rejet catégorique du la Cour suprême du Canada... en droit civil québécois

La question est limpide en droit civil québécois : la perte de chance en matière médicale est rejetée par la Cour suprême du Canada. Cette dernière refuse, dans Laferrière c. Lawson[89], de la traiter comme un type de préjudice, la considérant plutôt comme un moyen injustifié de détourner l’absence de preuve de la causalité selon la prépondérance des probabilités. Dans cette affaire, la patiente était décédée à la suite de l’omission du défendeur de l’informer des résultats d’une biopsie ayant démontré qu’elle avait un cancer du sein. Il fut cependant établi qu’elle avait moins de 50 pour cent de chances de survie au moment de la commission de cette faute. Le refus d’admettre l’indemnisation de la perte de chance dans cette affaire est basé sur une intéressante revue de droit comparé portant une attention particulière aux écrits des juristes québécois, français et belges. Pour la Cour, un raisonnement basé sur la perte de chance est admissible seulement dans les cas exceptionnels d’évaluation de pertes futures ou hypothétiques lorsqu’aucun facteur causal autre que la faute du défendeur ne peut être identifié, ou dans le cas de la perte d’un billet de loterie lorsque le préjudice ne peut être compris que « sous le rapport de probabilités ou de statistiques » et où il est « presque impossible de dire si la chance se serait réalisée et comment cela se serait produit »[90]. Le juge Gonthier, pour la majorité, refuse d’appliquer le raisonnement aux cas où il existe des doutes sérieux sur le rôle causal du défendeur en présence d’autres facteurs de causalité identifiables :

Même si notre compréhension des matières médicales est souvent limitée, je ne suis pas prêt à conclure qu’il faut, pour les fins de la causalité, traiter les états médicaux particuliers comme l’équivalent d’éléments diffus de pure chance, semblables aux facteurs indéterminés du destin ou du hasard qui influent sur le résultat d’une loterie [nos italiques][91]

Le droit québécois n’aurait d’ailleurs nul besoin de cette technique — au contraire du droit français — en raison de son standard de preuve plus flexible qui n’exige que la prépondérance des probabilités[92]. Par contre, la Cour suprême du Canada accepte dans cette affaire d’indemniser la patiente pour sa perte de qualité de vie, et l’augmentation de ses souffrances, angoisses et frustrations[93]. Cette concession bénéficie subséquemment aux demandeurs dans les cas d’omission ou de délai de traitement lorsque les experts ne sont pas en mesure de déterminer ce qu’aurait été la progression de la maladie s’il y avait eu traitement ou lorsqu’il est démontré que celle-ci aurait connu la même évolution[94].

La common law canadienne, après Lawson, considère le dossier clos : la perte de chance n’est pas admissible en responsabilité médicale pour pallier les difficultés de preuve de la causalité[95]. Encore une fois[96], les tribunaux de common law, sans doute séduits par la clarté de la position adoptée, ne font aucun cas du fait que la décision est basée sur une étude exhaustive de la doctrine de droit civil. Il faut admettre cependant que dans la mesure où la position énoncée dans Laferrière c. Lawson est justifiée par le désir de ne pas passer outre au standard déjà flexible et généreux de la balance des probabilités, l’adoption de la position se justifie similairement en common law d’où est issu ce standard de preuve incorporé en droit québécois.

La clarté du droit canadien contraste avec les hésitations du droit anglais et son rejet « nuancé » de la perte de chance en matière médicale.

B. Angleterre : rejet... avec dissidence

En Angleterre, après avoir évité la question[97], la Chambre des Lords se prononce enfin en 2004 directement sur la question dans Gregg v. Scott, et rejette l’utilisation de la perte de chance... dans ce cas-ci[98]. La décision est toutefois ponctuée de fortes dissidences de Lord Nicholls et de Lord Hope[99]. De plus, le patient, affligé d’un cancer, avait survécu à ce dernier et était vivant au moment du jugement. Il n’avait donc pas complètement perdu ses chances comme ce fut le cas de la patiente dans Laferrière. Le défendeur avait omis fautivement de diagnostiquer une masse cancéreuse sous le bras de son patient, retardant de neuf mois le traitement. Ce retard permit à la tumeur de grossir et à la maladie de s’étendre ailleurs, réduisant les chances de survie du patient pendant dix ans sans morbidité de 42 pour cent au moment de la consultation, à 25 pour cent à la date du procès.

Citant la décision de droit civil québécois Laferrière c. Lawson, Lord Hoffmann affirme que le principe de la perte de chance n’a aucune application à moins que cette perte puisse manifestement être attribuée à la faute du défendeur, ce qui n’est pas selon lui le cas ici puisque les chances du patient d’être guéri au moment de la faute étaient de moins de 50 pour cent[100]. De plus, l’adoption d’un standard de preuve basé sur la possibilité d’un lien de causalité, plutôt que sa probabilité est, pour Lord Hoffmann, si éloigné de l’état actuel du droit qu’elle constituerait un acte législatif réservé au Parlement[101]. À l’appui de cette conclusion, il prend en considération les conséquences que cette adoption pourrait avoir sur les compagnies d’assurance et le système de santé public anglais, le National Health System[102]. Baroness Hale of Richmond s’inquiète quant à elle de la possibilité que toute affaire puisse être reformulée en termes de perte de chance[103]. De plus, elle exprime des réserves quant à la possible coexistence du standard de la balance de probabilités et de la perte de chance. En effet, cette coexistence pourrait selon elle permettre au demandeur de recouvrer 100 pour cent de son préjudice s’il réussit à rencontrer le standard de preuve selon la balance de probabilités, tout en obtenant une indemnisation réduite pour sa perte de chance lorsque ce standard n’est pas rencontré[104]. Par contre, si l’on devait conclure que les deux approches ne peuvent coexister, les demandeurs qui, sous la balance des probabilités, obtiennent une réparation entière ne pourraient qu’obtenir une réparation proportionnelle. Cette réalité constitue, pour Baroness Hale, un recul et complique la preuve d’expert[105]. Quant à lui, Lord Phillips réaffirme sa confiance envers le standard de la balance de probabilités et refuse de porter atteinte à la cohérence de la common law par le développement de tests particuliers de causalité servant à faire face à l’injustice de certaines situations particulières[106]. Il se montre toutefois prêt à certaines concessions et considère que l’indemnisation pour la perte de chance est admissible lorsque le préjudice final — ici l’absence de survie sans maladie pendant dix ans — est survenu, mais pas lorsqu’il est toujours prospectif, comme dans le cas présent[107]. L’objection de la Cour à la perte de chance, ponctuée des concessions de Lord Phillips, n’est toutefois pas unanime.

Lord Nicholls, dans une dissidence étoffée[108], croit qu’un recours est essentiel dans un cas comme celui-ci. Il considère la règle du « tout ou rien », associée au standard de preuve selon la balance des probabilités, adéquate pour la détermination d’évènements survenus dans le passé. Il la critique toutefois comme étant irrationnelle et non défendable dans les cas de détermination de possibilités futures et de ce qui serait arrivé dans le futur en l’absence d’un évènement survenu dans le passé[109]. Il affirme que peu importe que la perte de la chance de guérison soit au-dessus ou au-dessous de 50 pour cent, le patient a perdu quelque chose ayant une valeur, la perte d’une chance de guérison de 45 pour cent n’étant pas moins réelle que la perte d’une chance de 55 pour cent[110]. Refuser l’indemnisation dans le second cas viderait de substance le devoir du médecin envers son patient chaque fois que cette chance est sous la barre des 50 pour cent + 1[111]. Il impose toutefois des conditions, étant conscient des possibilités de responsabilité illimitée (« floodgates ») et du danger d’augmenter le fardeau financier du système de santé publique. Il limite l’application de la perte de chance aux cas où les chances de guérison du patient sont marquées par un degré important d’incertitude médicale; où le patient souffre déjà d’une maladie ou d’un accident au moment de la faute (et, donc, l’essence du devoir du médecin est de l’aider à tenter sa chance d’éviter le préjudice); et où le patient a une chance raisonnable de guérison à ce moment dont la diminution est significative[112]. Le rejet de la Chambre des Lords est donc récent et non unanime. De façon similaire, en Australie, la High Court a attendu jusqu’en 2010 avant d’émettre une opinion ferme sur l’admissibilité de la perte de chance en matières médicales.

C. Australie : rejet en 2010... inspiré du droit civil

L’Australie rejeta aussi la technique en 2010 dans l’affaire Tabet c. Gett[113], après avoir abordé la question en 1999, en obiter, dans Naxakis c. Western General Hospital[114]. Dans cette dernière affaire, le juge Callinan, dans un jugement ordonnant un nouveau procès, accorde un rôle à la perte de chance pourvu qu’elle ne soit pas éloignée (remote) ou très mince, mais plutôt réelle et of some substance, même si elle se situe sous la barre des 50 pour cent. Dans le cas contraire cependant, la balance des probabilités trouve application et le patient doit être indemnisé entièrement[115]. La juge Gaudron, quant à elle, observe que, d’un point de vue philosophique ou logique, définir le préjudice comme constituant la perte d’une chance est correct et que la règle du tout ou rien à laquelle mène le standard de preuve selon la balance de probabilités produit, au mieux, a rough justice[116]. Elle exprime cependant des réserves. Entre autres, elle souligne la difficulté d’évaluer la valeur de la chance, un exercice qu’elle croit fondé sur la spéculation et l’analyse statistique et qui ne dit rien sur la chance personnelle qu’avait le patient[117]. Elle signale également que le recours à la perte de chance pourrait jouer contre le demandeur dans les cas où cette chance est de plus de 50 pour cent[118]. Enfin, elle considère que les problèmes de preuve de la causalité en matière médicale ont été exagérés et que le concept de perte de chance n’est pas nécessaire pour les surmonter[119].

En 2010, Tabet c. Gett vient mettre un frein à certaines décisions des tribunaux d’appel (entre autres des états de Victoria et du New South Wales[120]) ayant accepté l’introduction de ce concept en responsabilité médicale. Dans cette affaire, une fillette de six ans, atteinte d’une tumeur au cerveau, avait subi un dommage cérébral suite à l’omission fautive du médecin-défendeur d’ordonner un tomodensitogramme (CT scan). Cette omission avait causé un retard d’une journée dans le diagnostic de la tumeur. Pendant cet intervalle, la situation de la patiente s’était détériorée. Atteinte d’un dommage cérébral irréversible, elle poursuivit le médecin l’ayant traitée. Il n’y avait cependant aucune preuve permettant de déterminer si un traitement plus hâtif aurait pu éviter ou diminuer l’atteinte cérébrale. Le juge de première instance estima néanmoins que la preuve médicale démontre que, plus le retard est important entre la détérioration et l’intervention neurochirurgicale, plus probable devient le dommage. Il décida que le dommage a découlé à la fois de ce retard — dans une proportion de 25 pour cent — ainsi que d’autres facteurs non fautifs, soit la tumeur elle-même, une hydrocéphalie, la chirurgie et le traitement subséquent. Cependant, n’étant pas convaincu qu’un diagnostic plus précoce aurait permis d’éviter la détérioration de la condition de la fillette, le juge de première instance conclut qu’il lui a fait perdre une chance, évaluée à 40 pour cent[121], d’éviter cette détérioration qui a participé à la hauteur de 25 pour cent au préjudice final. Cette décision est infirmée par la Cour d’appel du New South Wales qui divergea ainsi de sa jurisprudence antérieure.

La juge Kiefel, avec l’approbation des juges Hayne, Bell et Crennan, rejette le recours à la perte de chance. Elle exprime son accord avec l’opinion du juge Gonthier dans Laferrière c. Lawson selon laquelle la perte de chance est un concept artificiel qui détourne l’attention du lien entre le dommage et la faute[122]. Elle souligne, notamment après une revue des critiques de la doctrine française, que le standard de preuve selon la balance des probabilités est déjà une exigence peu sévère qui ne requiert ni certitude ni précision[123] et qui sert à accommoder un certain niveau d’incertitude dans la preuve[124]. Elle se reporte à l’observation du juge Gonthier selon laquelle les positions quant à la perte de chance observées en France et au Québec s’expliquent par des distinctions au niveau du standard de preuve requis, le Québec ayant adopté la balance des probabilités[125]. Elle réfère à l’inférence du juge Sopinka dans Snell c. Farrell[126], remarquant que la common law se montre prête à s’adapter dans son traitement de la preuve de la causalité dans les cas où celle-ci est difficile, tel que par le biais d’inférences de fait[127]. Enfin, elle souligne que l’adoption d’un test de causalité basé sur des possibilités plutôt que des probabilités serait un changement trop radical du droit et qu’il faudrait de sérieuses raisons de politique judiciaire pour l’adopter, celles-ci n’étant pas présentes en l’espèce[128]. Pour sa part, le juge Gummow offre son soutien au principe du tout ou rien associé à la balance des probabilités. Bien qu’il admette qu’il produise souvent a rough justice, ce standard résulte de la volonté du droit d’établir un certain équilibre entre les intérêts respectifs des parties. Il reconnaît que le concept de perte de chance peut servir à maintenir les standards de pratique dans les cas où le patient se présente avec une chance de guérison de moins de 50 pour cent, mais cet avantage est, pour lui, contrebalancé par la menace de la médecine défensive[129]. Enfin, la juge Crennan exprime aussi des inquiétudes quant à la perspective d’encourager la médecine défensive, et quant à l’impact de la perte de chance sur le système de santé public et le système d’assurance médicale privé, ainsi que sur les assurances de responsabilité professionnelles des médecins[130]. Elle conclut également que le changement proposé est trop radical et doit être réservé au parlement[131]. L’approche prédominante des tribunaux de dernière instance du Canada, de l’Angleterre et de l’Australie est donc antagoniste à l’admissibilité de la perte de chance médicale comme préjudice indemnisable. Cette position semble avoir été en partie, dans le cas de l’Australie et du Canada, inspirée par la décision de droit civil québécois Laferrière c. Lawson. Remarquons cependant que la High Court australienne et, plus encore, la Chambre des Lords du Royaume-Uni se montrent moins strictes dans leur prise de position que la Cour suprême du Canada.

Conclusion

Notre brève étude démontre que les positions des plus hauts tribunaux du Canada, de l’Angleterre et de l’Australie demeurent orthodoxes à l’égard de l’incertitude causale en matière de responsabilité médicale. Les juges se montrent réfractaires à faire reposer la preuve de la causalité, ou la responsabilité, sur le seul fondement de la création ou de l’augmentation d’un risque par le défendeur. Même en Angleterre, d’où est issu ce raisonnement, il a été strictement restreint et la Chambre des Lords (maintenant la Cour suprême du Royaume-Uni) refuse de l’étendre aux affaires médicales. Bien que la Cour suprême du Canada ait introduit, dans Snell c. Farrell, l’idée intéressante de faire reposer le poids de l’incertitude causale sur la partie l’ayant fautivement créée, cette idée est restée d’application marginale. Enfin, la Cour suprême du Canada, la Chambre des Lords au Royaume-Uni et la High Court en Australie s’entendent pour refuser l’indemnisation de la perte de chance de guérison ou de survie en matière médicale.

Par contre, certaines tendances sont à surveiller pour le futur. En Angleterre, le refus d’admettre la perte de chance est qualifié d’une forte dissidence de Lord Nicholls dont la qualité de l’analyse pourrait influer sur les décisions futures. De plus, il transparaît des décisions canadiennes et australiennes, en particulier, une volonté d’admettre un raisonnement basé sur l’augmentation du risque comme élément de fait pertinent permettant de fonder des inférences factuelles discrétionnaires. Enfin, notons la création fautive de l’incertitude causale comme justification intéressante sur le plan de l’équité. Bien qu’elle ait peu attiré l’attention des tribunaux (et des plaideurs), parions que dans les cas appropriés elle pourra servir de justification pour faire exception à une stricte application des règles de preuve classiques de la causalité.