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The law is above all our stories about how our society reattaches commitments to their proper authors. Responsibility is not a judicial auto da fé but an influential story to who we are.

D. Manderson, Proximity, Lévinas, and the Soul of Law[1]

Introduction

Les règles, les savoirs et les pratiques du droit de la responsabilité concourent à la vaste entreprise de répartition juridique des risques sociaux. En droit civil, le risque figure dans la hiérarchie des conditions de la responsabilité, sous le « fait générateur » et à côté de la faute[2]. Il se trouve aussi au coeur de la responsabilité en common law, de sorte que celle-ci peut être présentée comme « un regroupement non exhaustif d’arguments juridiques qui servent à allouer les risques associés à la vie en société »[3]. En un sens, et en général, rechercher la responsabilité d’un individu consiste à tenter de faire peser la charge du risque réalisé — à savoir le préjudice — sur un autre que celui qui l’a subi[4]. Le plus souvent, l’attribution de la responsabilité se fonde sur une décision de justice : soit le risque réalisé est mis au compte[5] du défendeur obligé à réparer; soit il est mis au compte de la victime qui n’obtient pas réparation de la part du défendeur.

L’opération suit une certaine logique. Le droit de la responsabilité a un sens préétabli par les règles, les savoirs et les pratiques précédemment évoqués. Autant d’éléments qui constituent son discours — voire son logos — et ce discours garantit que la répartition des risques à laquelle contribue la responsabilité civile emprunte une certaine forme de rationalité. Ce qui appelle une première remarque.

Dans le cours de la répartition rationnelle des risques sociaux, le droit de la responsabilité est employé à résoudre l’incertitude. En effet, c’est l’existence de celle-ci qui qualifie le risque comme tel : le risque n’en est un que si les suites de l’évènement qui le constitue sont inconnues et même inconnaissables[6]. Les règles, les savoirs et les pratiques font système pour offrir au droit de la responsabilité des dispositifs de compensation de l’incertitude[7]. La décision de justice peut ainsi dégager une forme logique du cours désordonné ou obscur des évènements. Une forme qui permet précisément de déterminer la responsabilité. C’est une opération banale à laquelle procèdent les juristes et qui consiste à vérifier si les conditions de la responsabilité sont réunies : y a-t-il un rapport causal entre le dommage subi par la victime et le comportement du défendeur? Il s’agit d’une opération de rationalisation juridique par laquelle la matière brute des faits est encodée dans le langage du droit. Il est alors possible de formuler une réponse à la question de savoir qui supporte le risque réalisé. L’incertitude a été, en quelque sorte, réduite à ses éléments formels. Elle est devenue un risque[8], à savoir un concept familier du droit de la responsabilité.

Cette opération fondamentale du droit de la responsabilité est soutenue par la forme de rationalité[9] qui a régné, depuis la théorie moderne de la connaissance[10], sur toute construction intellectuelle confrontée à l’incertitude. Plus précisément, la répartition juridique des risques sociaux s’est trouvée sous l’influence d’un discours scientifique et d’un discours moral dérivés de cette théorie de la connaissance. Le premier, qui répond à la question de la possibilité de savoir, se fixe sur une manière d’émettre des propositions vraies. Le travail scientifique consiste à pouvoir fournir une explication rationnelle des phénomènes. Dans le domaine qui nous intéresse, il s’agit de déduire la responsabilité du rapport entre le phénomène du dommage et celui du fait de l’individu. C’est précisément ce rapport qui fait l’objet de l’explication scientifique. La nécessité de formuler un jugement qui emprunte l’allure d’une proposition vraie selon les prescriptions de la théorie de la connaissance s’est logée dans l’exigence juridique de causalité. Le discours de la responsabilité accrédite, dans sa forme même, l’idée que la répartition des risques sociaux peut se faire par l’application de principes scientifiques.

Le second discours, qui cherche à répondre à la question de savoir ce qu’il faut faire afin de mener une vie bonne, élabore des normes permettant de fixer à l’avance les comportements dont l’auteur doit répondre si un mal en résulte. Il permet d’établir des règles de conduite — des impératifs — dont la violation occupe l’activité juridique en cas de dommage. Cette possibilité de qualifier moralement le comportement d’un individu qui pourrait être tenu de réparer un dommage, c’est-à-dire de le comparer au comportement qu’il aurait dû avoir, permet de répondre à l’exigence juridique de faute[11].

On s’explique alors assez bien pourquoi la responsabilité civile, traversée par ces deux types de discours et soutenue par les dispositifs formels du savoir moderne, se présente selon une division entre les cas où est en cause la défaillance du sujet et ceux où est en cause la dynamique des objets[12].

Le principe de cette division doit être relativisé. La science et la morale ne suivent pas, dans les formes juridiques qui sont les leurs, des lignes hétérogènes d’intelligibilité. Il n’y a pas lieu de distinguer radicalement entre le discours de la science et celui de la morale dans la mesure où chacun fournit au droit de la responsabilité des procédés de compensation de l’incertitude. Ils appartiennent, en d’autres termes, au même univers de discours. C’est pourquoi, d’ailleurs, l’un et l’autre débordent leurs domaines naturels. La formule scientifique du lien de causalité est susceptible d’influencer la qualification des comportements dont il faut répondre. La forme rationnelle de la faute fait que l’exigence de causalité peut se trouver atténuée.

La science et la morale disposent de la rigidité rationnelle et de la normativité nécessaires pour constituer des réservoirs de certitudes. La science offre à la responsabilité des principes de répartition des risques très sûrs, car formulés sur le mode de la « possibilité de savoir ». La morale propose quant à elle des principes de qualification des comportements (incluant les comportements à risque) qui ne sont pas moins sûrs, car formulés sur le mode de la découverte rationnelle des actions dont on doit répondre. Ainsi le discours de la responsabilité verrouillé par des conditions qui sont toujours les mêmes — les constantes de la responsabilité civile — peut revendiquer un même « fonds de vérité »[13]. Ce qui fait la valeur, valeur égale, des propositions morales et scientifiques pour le droit de la responsabilité consiste dans leur aptitude à garantir à ce dernier une forme rationnelle. Elles convergent en une logique des conditions. Parsemé d’énoncés qui présentent une plastique ou une structure semblables à celles des dispositifs scientifiques ou moraux, le droit gagne sur l’incertitude.

Pourtant, une partie du contentieux contemporain du droit de la responsabilité se règle par des énoncés dont, précisément, la forme semble échapper à de telles exigences plastiques ou structurelles. En voici quelques exemples. Devant la Cour suprême du Canada :

Aucun expert n’a été en mesure d’exprimer avec certitude une opinion sur la cause de l’atrophie dans ce cas ou sur le moment où elle s’est produite [...]

Le fardeau ultime de la preuve incombe au demandeur, mais en l’absence de preuve contraire présentée par le défendeur, une inférence de causalité peut être faite même si une preuve positive ou scientifique de la causalité n’a pas été produite[14].

Devant la Chambre des Lords :

In Fairchild v Glenhaven Funeral Services Ltd [2003] 1 AC 32 the House decided that a worker who had contracted mesothelioma after being wrongfully exposed to significant quantities of asbestos dust at different times by more than one employer or occupier of premises could sue any of them, notwithstanding that he could not prove which exposure had caused the disease[15].

Devant une cour d’appel en France :

Considérant que, si la réalisation du risque reste hypothétique, il ressort de la lecture des contributions et publications scientifiques produites aux débats et des positions législatives divergentes entre les pays, que l’incertitude sur l’[innocuité] d’une exposition aux ondes émises par les antennes relais, demeure et qu’elle peut être qualifiée de sérieuse et raisonnable; [...]

Considérant que les intimés, qui ne peuvent se voir garantir une absence de risque sanitaire généré par l’antenne relais implantée [...] à proximité immédiate de leur domicile familial, justifient être dans une crainte légitime constitutive d’un trouble; Que le caractère anormal de ce trouble causé s’infère de ce que le risque étant d’ordre sanitaire, la concrétisation de ce risque emporterait atteinte à la personne des intimés et à celle de leurs enfants; Considérant que la cessation du préjudice moral résultant de l’angoisse créée et subie par les intimés du fait de l’installation sur la propriété voisine de cette antenne relais, impose, en absence d’une quelconque proposition de la société BOUYGUES TÉLÉCOM, d’ordonner son démantèlement[16].

Devant une cour d’appel étasunienne :

Defendant Ortho argues that plaintiffs failed to prove causation to a reasonable degree of medical certainty. [...]

We recognize, as did the Ferebee court, that a cause-effect relationship need not be clearly established by animal or epidemiological studies before a doctor can testify that, in his opinion, such a relationship exists[17].

Devant la Cour d’appel du Québec :

Il est admis par toutes les parties au litige que l’étiologie [l’étude des causes des maladies] de la fibromyalgie est inconnue. Le TAQ avait à décider une seule question : Madame Viger a-t-elle fait la preuve que le développement de la fibromyalgie a probablement été causé par le traumatisme subi lors de l’accident d’automobile?

Après avoir affirmé que la preuve doit être faite selon la règle de prépondérance, le TAQ écarte le témoignage du docteur Pelletier au motif qu’il ne peut jurer que le traumatisme est la seule cause de la fibromyalgie.

Je crois, comme la première juge, que l’erreur du TAQ est d’exiger en l’espèce une preuve ayant la rigueur d’une preuve scientifique plutôt qu’une preuve prépondérante traditionnellement acceptée en matière de responsabilité civile. Bref le TAQ confond la causalité scientifique et la causalité juridique. Il s’agit là d’une erreur révisable[18].

Ainsi, comme ces quelques exemples peuvent l’illustrer, le contentieux des risques technologiques, des risques fantômes et des toxic torts, perturbe la logique des conditions de la responsabilité civile, tout comme certaines hypothèses de responsabilité objective[19] et certains régimes d’indemnisation[20] l’avaient fait avant lui. La causalité est la première exposée. On vient à penser que le droit de la responsabilité repose sur un paradoxe : l’exigence générale de causalité semble impraticable. Alors que le discours de la responsabilité implique un principe de causalité, l’activité judiciaire ne s’aligne pas avec celui-ci. Le problème semble être l’écart entre la rigidité des analyses causales attachées au logos de la responsabilité et l’instrumentalisation judiciaire de la condition de causalité[21]. Ce problème ne cause cependant pas de dysfonctionnements dans le droit de la responsabilité. Manifestement, ça fonctionne. Mais la difficulté à fixer dans un discours théorique la manière dont les juges déterminent le rapport de causalité signale une confusion du droit[22], ce qui n’est pas une bonne chose[23]. L’incertitude sur la manière d’établir la causalité est, en soi, un problème[24] parce qu’elle trouble le savoir des juristes[25]. Et ce trouble favorise l’arbitraire du droit[26]. Que vaut la condition juridique de causalité si elle n’obéit pas elle-même à une détermination rationnelle[27]?

À partir de là, les questionnements récents[28] sur la causalité se développent autour de deux perspectives. La première est interne à l’exigence causale et concerne la reconstruction de celle-ci. L’enjeu consiste à élaborer une proposition théorique qui recouvre la réalité des cas jugés. Se trouverait alors garantie la possibilité de savoir : savoir comment on doit juger et comment on décide, et la possibilité de savoir aussi comment jugent les juges, c’est-à-dire la possibilité de se représenter comment ils jugent dans un discours théorique[29]. Le droit de la responsabilité (re)devient calculable.

La deuxième perspective est externe à la causalité. L’idée est que les problèmes rencontrés par l’entreprise de rationalisation de la causalité ne peuvent être résolus par une théorie de la causalité. Il faut au contraire élaborer des concepts qui viendront compenser l’incertitude causale de l’extérieur de la causalité[30].

Le contentieux des risques technologiques, des risques fantômes ou des toxic torts pose une question plus radicale encore : quel degré d’incertitude doit-on tolérer dans le processus d’indemnisation judiciaire? La question est redoutable parce qu’elle ébranle la conviction moderne selon laquelle la décision de condamner n’est acceptable que si elle s’appuie sur une incertitude réduite au minimum[31]. Dans le contentieux en question, le niveau d’incertitude s’élève au-delà de celui que le droit de la responsabilité a l’habitude de connaître[32]. Pour un auteur comme Carl F. Cranor, les toxic torts entraînent une révolution silencieuse du droit de la responsabilité. Une révolution qui implique « la science, le droit et la possibilité de justice pour ceux qui subissent un dommage du fait des actions ou des produits des autres » [notre traduction][33].

Une question redouble la première. Quel degré d’incertitude le discours théorique sur la responsabilité est-il capable de supporter pour continuer à remplir sa fonction? Cette question est au moins aussi redoutable. Un tel discours n’est pas conçu pour véhiculer l’incertitude du droit. Sa structure, sa forme, son mode de composition ne le supportent pas. Ainsi, au-delà d’un certain point, le discours de la responsabilité risque de perdre, premièrement, sa capacité à rendre compte de ce qui se passe dans les tribunaux et à déterminer, au moins pour une part, ce qui s’y dit, et, deuxièmement, sa capacité à produire et diffuser de la connaissance juridique utile.

Dans le présent texte, je voudrais montrer que le contentieux des risques technologiques, des risques fantômes ou des toxic torts provoque une rupture de l’unité conceptuelle du droit de la responsabilité, unité jusqu’alors préservée par l’exigence de causalité. Je soutiens que la raison pour laquelle la causalité maintenait cette unité conceptuelle est qu’elle représente, au sein des discours juridiques théoriques, la forme moderne de rationalité évoquée plus haut, au carrefour de la science et de la morale. Or, cette forme de rationalité a déjà été chahutée dans une société qui supporte explicitement la charge de l’incertitude des risques et de la connaissance. Plus ou moins consciemment, le discours juridique cherche à rendre compte de cette fracture du rationalisme qui divise le droit de la responsabilité. J’avance qu’un des moyens d’y parvenir est d’organiser sa propre division, devenant lui-même contradictoire. Plus exactement, il est possible d’adopter des motifs de composition du discours de la responsabilité qui lui permettent de gérer la contradiction sans prétendre la résoudre. Il s’agit d’introduire une modalité dialectique particulière du discours juridique. Je voudrais, en fin de compte, indiquer qu’il peut exister, à côté de l’exigence de causalité, une structure théorique concurrente, et qu’il est possible d’associer plus étroitement l’incertitude au principe de la responsabilité. Pour cela, il faudrait permettre à l’arbitraire du jugement de responsabilité de venir se loger dans le coeur du discours de la responsabilité civile.

Sur le plan méthodologique, ce texte s’inspire de l’expérience de l’enseignement transsystémique inaugurée par les travaux de la Faculté de droit de l’Université McGill. L’objectif est de pouvoir travailler l’intérieur du droit dogmatique sans s’inscrire dans le ressort d’une juridiction déterminée. J’utiliserai donc des matériaux juridiques empruntés à plusieurs systèmes de droit civil et de common law.

Une autre précision d’ordre méthodologique s’impose. Pour des raisons que je n’exposerai pas ici, ayant tenté de le faire ailleurs[34], ce texte épousera, dans son écriture même, la forme de la thèse qu’il s’efforce de soutenir. L’idée est de substituer à l’infrastructure logique le plus souvent en usage dans les travaux de recherche juridique, à savoir une construction fondée sur une logique des idées ou des concepts mobilisés par la thèse en question, une logique du glissement. Celle-ci donne lieu à une progression, pour ainsi dire, d’un mot à l’autre, en sollicitant leur réserve de sens. Cette manière de faire pourrait se réclamer du bricolage dont parle Claude Lévi-Strauss[35]. Je crois d’ailleurs qu’elle n’est pas étrangère à l’activité qui consiste à rendre justice en cas d’incertitude du risque. En d’autres termes, c’est peut-être dans le style du texte juridique que pourraient prendre forme des alternatives aux conceptions juridiques en cause.

La première partie de ce texte est consacrée à l’analyse de la rupture conceptuelle de la responsabilité civile. En revenant aux racines de l’exigence de causalité dans le discours de la responsabilité, il sera possible d’indiquer dans quelle mesure le fait social du risque incertain emporte une dislocation de cette exigence. Plus précisément, je rapprocherai ce que l’on peut dire sociologiquement de l’évolution scientifique et technologique récente avec la construction du discours du droit de la responsabilité. Un tel rapprochement montrera la prépondérance de l’exigence de causalité dans une telle construction et pourquoi elle est aujourd’hui un problème, à ce niveau. Cette manière de faire aboutit à une construction discursive trop exposée aux secousses que provoquent les contradictions qui animent le contentieux des risques technologiques, des risques fantômes ou des toxic torts, autant d’hypothèses de concrétisation juridique du risque incertain.

La deuxième partie tente de dégager un mode de construction de discours théoriques qui puissent être des supports de la contradiction et, donc, de l’incertitude juridique. Il s’agit de transposer dans le droit de la responsabilité une forme de dialectique qui intègre ce que son discours rejette par principe, à savoir l’arbitraire du jugement de responsabilité.

I. La rupture de l’unité conceptuelle de la responsabilité civile : racines et dislocation de l’exigence de causalité

La réflexion juridique sur la causalité ne peut échapper à une tension entre la conscience que le modèle de rationalité qu’elle utilise pose problème et le sentiment que le droit de la responsabilité civile doit se maintenir dans ce système de rationalité. Cette tension dérive, dans le domaine juridique, de celle provoquée par l’évolution récente de la science et de la technique. En d’autres termes, le problème rencontré par l’exigence de causalité est du même type que celui qu’a connu la forme moderne de la rationalité dans son domaine privilégié. Ainsi, le droit de la responsabilité n’a pas, à l’instar de toute activité théorique, échappé à une crise conceptuelle. La question est de savoir ce qui en résulte. Je tâcherai de préciser les modalités et l’amplitude d’une telle crise en m’inspirant des travaux du sociologue allemand Ulrich Beck. Il s’agira de comparer la description des problèmes théoriques rencontrés par les activités scientifiques et techniques dans le monde moderne avec l’évolution du discours de la responsabilité. Il s’agira ensuite d’analyser ce qui résulte de cette comparaison afin de suggérer au discours de la responsabilité une autre voie de développement.

A. Comparaisons

Je travaillerai à partir d’une lecture de La société du risque d’Ulrich Beck[36]. Trois séries de développements me paraissent importantes. La première série indique le principe d'une tension dans le cours de l'évolution scientifico-technique. La deuxième aborde les conséquences politico-juridiques de la fin du monopole de la science. La troisième concerne l'éclatement des activités scientifique et la concurrence que la science subit du fait des autres domaines de connaissance.

1) Tout d’abord, Beck estime que « l’évolution scientifico-technique devient contradictoire » [italiques dans l’original][37], écartelée entre les risques qu’elle contribue à créer et la critique de ces risques à laquelle elle participe. La contradiction éclate au terme du passage de la « scientifisation simple » à la « scientifisation réflexive »[38].

La « scientifisation simple » signifie la prise de possession par la science d’un monde qui n’est pas encore modifié par l’activité scientifique. La connaissance peut se développer sur la distinction entre les sciences et leur objet naturel. « On utilise donc la science pour obtenir une objectivation claire des sources éventuelles de problèmes et d’erreurs : les “responsables” des maladies, des crises, des catastrophes dont souffrent les hommes sont la nature sauvage et non maîtrisée, les contraintes inchangées de la transmission »[39].

La dynamique scientifique est un mouvement d’élimination des erreurs au fur et à mesure des apparitions de celles-ci dans la pratique. La démarche scientifique consiste alors à remonter au niveau théorique pour effectuer des corrections. Un modèle se met en place qui engendre la croissance des certitudes par la dissolution des incertitudes. L’idée de progrès scientifique est inéluctable puisque les problèmes pratiques fournissent des occasions d’améliorer la connaissance. Ils renforcent par la même occasion la forme de rationalité qui domine toute question liée au savoir[40].

L’insistance des théories juridiques sur la causalité, dans la deuxième moitié du 19e siècle[41], en plein positivisme scientifique, contribue à faire pénétrer cette forme de rationalité dans le droit de la responsabilité. La responsabilité se trouve liée, par ses conditions essentielles, à la valeur reconnue à la connaissance scientifique, ce qui joue à deux niveaux. D’abord, paradoxalement, dans le mouvement de théorisation du risque[42]. En effet, en période de scientifisation simple, les risques apparaissent corrélatifs au progrès de la connaissance. Ils manifestent que, par ailleurs, le monde social s’améliore. On peut songer, donc, à réparer les conséquences tragiques de la réalisation d’un risque, mais le risque lui-même n’est pas conçu comme une anomalie. Au contraire, il participe du développement du monde social :

[L]a transformation des erreurs et des risques en opportunités d’expansion et en perspective d’évolution pour la science et la technique a globalement immunisé l’évolution scientifique contre la critique portant sur la modernisation et la civilisation, et elle l’a en quelque sorte “hyper-stabilisée” [italiques dans l’original][43].

Dans cette perspective, le développement des « théories du risque » ne peut pas être simplement compris comme une « remise en cause des orientations fondamentales de la responsabilité civile »[44]. C’est aussi le signe de son alignement sur le discours qui prescrit le développement des sciences et des techniques. Peut-être est-ce la raison pour laquelle, comme le disent Hart et Honoré, la théorie du risque complète la causalité sans la remplacer (celle-ci demeurerait comme le principe de rationalité)[45].

Ensuite, à un niveau plus abstrait, le modèle de rationalité scientifique n’est sans doute pas indifférent au sentiment de devoir construire des théories de la causalité parce qu’il confère autorité aux catégories scientifiques dans l’ordre du savoir. De même, l’insertion dans le discours juridique de termes qui appartiennent au champ sémantique de la causalité est, à elle seule, un geste de rationalisation. Dès l’instant où juger la responsabilité suppose la prise en considération formelle des causes, l’activité juridique s’insère dans un cadre intellectuel dominé par l’explication scientifique (le fait d’attribuer des effets à des causes).

Ce que Beck appelle la « scientifisation réflexive » constitue un changement de conception des risques. Il procède de ce que la science et la technique ne sont plus simplement comprises comme des activités d’élimination progressive des risques, mais aussi comme des « causes possibles des risques et des erreurs ». Les conséquences sur le modèle scientifique sont radicales :

Les risques liés à la modernisation, qui prennent une position centrale dans la phase réflexive, font ainsi exploser le modèle, interne à la discipline, de la transformation de fautes en opportunités d’évolution, et ébranlent le modèle de scientifisation simple établi largement établi à la fin du XIXe siècle, avec ses rapports de pouvoir strictement définis entre les différentes professions, l’économie et l’opinion publique[46].

La réflexivité signifie une prise de conscience par la science de sa propre position. Elle implique aussi une appropriation scientifique des effets pratiques de la science. La division qui s’opère entraîne alors l’activité scientifique dans l’auto-critique et la contre-critique. « La science s’en prend à la science »[47]. La concurrence des disciplines et professions scientifiques se libère. L’idée d’une progression unitaire de la connaissance n’est plus tenable.

La forme dominante de rationalité s’épuise. La science perd le monopole de la critique scientifique. Les objets sont amenés depuis l’extérieur dans le cercle scientifique. Il faut désormais considérer ce qui, jusqu’alors, pouvait être ignoré par la science dont le succès programmé garantissait l’autonomie. Or, puisque la science montre qu’elle n’a plus un sens ou un ordre, celui-ci ou celui-là peuvent lui être imposés de l’extérieur. C’est ainsi qu’elle doit traiter des risques reposant « [s]ur des définitions et des relations qui ne sont pas internes aux sciences, mais propres à la société tout entière » [italiques dans l’original][48].

Le droit de la responsabilité connaît ce type de réflexivité. En premier lieu, la technique et la science y figurent parmi les causes possibles des risques réalisés[49]. Les raisons qu’il pouvait y avoir à ne pas faire peser la charge de ces risques sur un autre que la victime s’effacent. Un certain fatalisme exigé par le progrès technologique s’estompe. Corrélativement, la part que l’on exige du sujet dans la réalisation des risques imputables par ailleurs aux sciences et techniques peut diminuer[50]. Ceci veut dire que la causalité n’a plus forcément à se déployer depuis le sujet. On peut donc imaginer une responsabilité sans faute — dite objective ou stricte — ou des systèmes d’indemnisation « sans égard à la responsabilité ».

En second lieu, le droit de la responsabilité affronte une difficulté d’ordre conceptuel. La condition de causalité offrait au droit de décider de l’indemnisation selon une structure théorique irréprochable : « on est responsable du dommage que l’on a causé ». Une telle structure peut se réclamer de la « possibilité des jugements synthétiques a priori »[51]. Ainsi, la responsabilité pouvait être pensée par avance et assignée logiquement. Ceci procurait un sentiment de sécurité juridique, tout au moins au stade de la conception du droit et de l’élaboration de sa structure normative. La responsabilité était calculable dans son concept. L’idée pouvait être soutenue que ce qu’on appelle « droit de la responsabilité » offrait à chacun de se représenter les dommages qui pourraient être mis à son propre compte.

L’idée de « scientifisation réflexive » suggère comment le risque a pu être (re)conduit jusque dans le concept juridique de responsabilité, déstabilisant la structure théorique du droit de la responsabilité. Remarquons que la période de scientifisation réflexive correspond à celle où les juristes entreprennent la construction de concepts alternatifs en droit de la responsabilité : deuxième phase de développement des théories du risque[52], théorie de la garantie[53] et réflexions sur la pertinence du concept causal[54]. Il faut insister sur ce dernier point : à partir du moment où une rupture de l’unité conceptuelle « droit de la responsabilité » est perçue, c’est que le principe de causalité juridique est déjà déstabilisé. Les signes de cette rupture sont connus : concurrence ou dualité des fondements de la responsabilité entre faute et risque; régimes juridiques différenciés entre responsabilité pour faute/négligence, responsabilités du fait d’autrui, responsabilités du fait des choses et régimes spéciaux[55]; division entre droit de la responsabilité au sens strict, droit de l’indemnisation et droit du dommage corporel[56]. La responsabilité perd donc une chance d’être préjugée[57]; elle perd en possibilité d’être décidée par avance; elle ne se présente plus comme objet d’une connaissance certaine.

2) La deuxième série de développements dont traîte Beck est qu’en période de scientifisation réflexive, la science ne dispose plus du monopole de la connaissance. L’auteur souligne :

Les acteurs de la rupture sont les disciplines qui appliquent la science à la science dans une perspective critique : l’épistémologie et l’histoire des sciences, la sociologie du savoir et la sociologie des sciences, la psychologie et l’ethnologie empirique de la science, etc., qui depuis le début du siècle [le XXe] s’attaquent avec un succès variable aux fondements de l’autodogmatisation de la rationalité scientifique [italiques dans l’original][58].

De la critique résulte une pratique scientifique à qui la vérité semble hors d’atteinte, mais qui continue à jouer sur l’idée de vérité. (On songe aux « effets de vérité »[59] dont parle Michel Foucault.) C’est ainsi que :

La pratique scientifique a scrupuleusement suivi la théorie scientifique sur la voie de la présomption, du doute, de la convention. À l’intérieur, la science s’est repliée sur la décision. À l’extérieur, les risques prolifèrent. Dans un cas comme dans l’autre, elle n’est plus protégée par les ailes de la raison. Elle est devenu[e] indispensable et inapte à la vérité [italiques dans l’original][60].

Il faut compter avec des offres concurrentes de propositions scientifiques, chacune fondant une vérité provisoire et limitée à sa propre expertise. Dans son ensemble, la science ne peut plus projeter qu’un horizon flou. Elle ne peut plus se présenter comme un système de compensation de l’incertitude, mais plutôt comme un système de gestion de l’incertitude, puisque celle-ci ne peut plus, épistémologiquement, être éliminée[61]. L’activité scientifique augmente, cependant, puisqu’éclatée en spécialités concurrentes qui couvrent une surface plus étendue. En même temps, ayant contribué à poser que la vérité ne constituait plus l’enjeu de la science, celle-ci a rendu l’idée de vérité disponible. Elle a ouvert la possibilité d’établir des vérités hors d’elle. Elle a aussi fait de la vérité une affaire de décision. Perdant son monopole dans l’établissement de la vérité, elle perd aussi son monopole dans l’établissement de la connaissance. L’instance qui décide produit une vérité et produit du savoir :

Nous assistons aujourd’hui à l’amorce d’une dissolution du monopole social de la science sur la vérité [...] la science perd du terrain sur son domaine le plus fondamental, la détermination représentative de la connaissance. Les destinataires et les utilisateurs des résultats scientifiques — dans la politique et l’économie, les médias de masse et la vie quotidienne — sont certes globalement de plus en plus dépendants d’arguments scientifiques, mais aussi de moins en moins dépendants de découvertes particulières, et du jugement de la science sur la vérité ou la fausseté de leurs assertions. Le transfert des prétentions à la connaissance vers des instances externes repose — cela semble paradoxal — sur une différenciation des sciences. Il tient d’abord à l’hypercomplexité et à la diversité des découvertes qui, si elles ne se contredisent pas ouvertement — ne se complètent pas non plus, mais affirment la plupart du temps des choses différentes, souvent incomparables, et contraignent ainsi quasiment le praticien à décider lui-même de la vérité [italiques dans l’original][62].

Il s’ouvre une perspective homologique. Le jugement qui statue sur la responsabilité et qui a lieu dans le champ d’une connaissance scientifique incertaine n’est peut-être pas seulement une décision de justice. Il est peut-être aussi, socialement, un jugement relatif au savoir en général. Dans un cas d’incertitude scientifique, le droit doit se déterminer sur un point aveugle de la connaissance[63]. L’assertion juridique qui en résulte ne se trouve pas privée de sa valeur — et j’insiste ici sur le point de vue social — du fait qu’elle demeure scientifiquement incertaine[64].

3) Finalement, Beck traite de l’éclatement des activités scientifiques et la concurrence qu’elles subissent d’autres ensembles de connaissances, ce qui modifie la manière d’appréhender les risques. L’imbrication des perspectives scientifiques, économiques et politiques fait que certains risques ne sont considérés comme tels qu’au terme de projections successives dans les domaines concurrents de la connaissance. C’est au cours du trajet que les risques se formalisent. Il aura fallu que se conjuguent les systèmes d’interprétation pour passer de l’idée d’un effet de l’activité scientifique appliquée (technologie) à celle du risque connaissable. Beck prend l’exemple du risque environnemental[65].

La science est amenée à traiter les risques dont elle est à l’origine. Mais cette circularité ne garantit pourtant pas la stabilisation du niveau global de risque. D’abord, les divisions opérées au sein de la science font que les risques que celle-ci produit augmentent parallèlement à ceux qu’elle finit par encadrer. Ensuite, l’entrelacs des discours scientifiques contradictoires avec d’autres discours participant à la production du savoir fait émerger des hypothèses de risque dont le traitement est problématique. La multiplication des interlocuteurs, des méthodes et des discours fait qu’on ne s’entend pas sur le principe du risque.

La difficulté à définir le risque augmente le risque (définir, c’est en soi « fixer les limites »[66]). En effet, on n’est pas certain de savoir si le risque peut être identifié. Il devient périlleux d’affirmer les risques d’une activité ou de déterminer ce qu’est une activité à risques. En d’autres termes, l’incertitude du risque est elle-même une cause de risque. Ce qui a changé n’est donc pas seulement le mode de perception des risques, mais aussi le mode de création des risques. À la production des risques par la mise en application de la science — technologie et industrie — s’ajoutent les risques produits par la critique de la science. On peut distinguer deux modes de production de ce genre de risques.

D’abord, la critique de la science établit des risques nouveaux par l’intermédiaire des disciplines qu’elle contribue à fonder[67]. Ensuite, la critique participe à la production des risques en signalant l’extrême difficulté du calcul des effets dangereux d’une activité. Elle soutient alors en quelque sorte le discours qui consiste à affranchir l’activité scientifique des conséquences dommageables de certains de ses effets secondaires[68].

Dans tous les cas, la critique contribue à la création des risques : soit elle soutient l’attitude qui néglige les risques des effets secondaires en avançant l’impossibilité de les connaître; soit elle amène, au contraire, à tenir compte des risques supplémentaires qui existent possiblement comme effets secondaires.

Remarquons que la scientifisation réflexive enveloppe une dialectique de la possibilité (et de l’impossibilité) de savoir. La question des risques montre que le possible et l’impossible ne couvrent plus des domaines exclusifs. L’activité scientifique ne peut plus adopter la détermination de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas comme principe de son action. Elle ne peut pas non plus, évidemment, s’en tenir à « tout est possible ». Elle doit donc se mouvoir dans l’opposition entre le possible et l’impossible, ce qu’elle fait en se scindant et en organisant sa réflexivité.

Cette dialectique a lieu jusque dans l’analyse causale. Celle-ci se charge d’incertitude et sa fonction change en conséquence. L’acte de relier des effets à des causes ne s’inscrit plus dans la recherche de la vérité. Il intègre une dimension spéculative. Il n’est alors plus un geste scientifique pur. Beck indique, dans un passage consacré à la scientifisation des effets secondaires comme un effet de la scientifisation réflexive, que l’analyse causale prend un tour politique. Comprenons, de notre côté, que la causalité se teinte de droit. Ainsi pour Beck, les effets secondaires

[s]ont l’expression d’une volonté seconde, causée, et donc modifiable et justiciable de responsabilité. Dans ce contexte, s’interroger sur la cause revient de plus en plus à s’interroger sur les “responsables” [...] Dans les zones de risques, les analyses sur la causalité sont — que les chercheurs le veuillent ou non — des scalpels politico-scientifiques utilisés pour les opérations dans les zones de production industrielle [italiques dans l’original][69].

Je soulignerai deux choses de cette analyse des risques et de la causalité dans la scientifisation réflexive. D’abord, le fait que l’incertitude du risque pose problème au niveau de la causalité ne rend pas seulement la démonstration de celle-ci plus difficile, elle remet en question l’analyse causale dans son principe même. En effet, si l’exigence de causalité ne garantit plus une possibilité de vérité de la connaissance acquise dans l’analyse causale, à quoi sert-elle? Devant ce questionnement et dans les « zones de risques », la question de causalité s’efface. La responsabilité surgit comme décision.

Ensuite, je voudrais souligner la manière dont l’interrogation soulevée par l’incertitude des risques voyage jusqu’au coeur du système de rationalité scientifique, c’est-à-dire la manière dont une pratique non conforme au modèle théorique remonte au-delà de ce dernier jusqu’à sa structure et questionne son fondement. Plus simplement, on peut remarquer le lien établi chez Beck entre la croissance de l’incertitude et le questionnement d’un système de rationalité[70].

B. Analyse

Ce qu’écrit Ulrich Beck correspond parfaitement, en la forme, aux questionnements du droit de la responsabilité dans le contexte d’incertitude du risque. La progression des idées et les mots employés sont lourds de sens pour un juriste. Il faut aussi relever que les données du problème se ressemblent. Dans le discours sur la scientifisation réflexive, les dommages liés à l’activité scientifique imposent à la science la prise en considération des risques incertains (possibles). Les discours juridiques doivent quant à eux composer avec des manières de juger dont ils ne reconnaissent pas toujours l’orthodoxie théorique ou la conformité au cadre juridique qu’ils contribuent à fixer. Dans les deux cas, le modèle de rationalité initial, qui soutenait l’activité scientifique, d’une part, l’ordre du droit de la responsabilité, d’autre part, est mis en question. Mais une divergence apparaît entre les deux discours. Beck indique une réflexivité de la science, c’est-à-dire un retour sur soi, voire une prise de conscience scientifiquement organisée de l’activité scientifique. Il en résulte des tensions, mais aussi une exigence de stabilisation qui doit tenir compte du fait que certaines de ces tensions ne pourront être réduites : le monde est modifié par la science; celle-ci se trouve elle-même dans son objet. Et si cette situation est déstabilisante, alors l’objectif de stabilisation des risques doit se poursuivre au sein d’un savoir durablement déstabilisé. Le discours juridique ne va pas jusque-là. Il ne donne pas à penser la réflexivité du droit de la responsabilité. Il désigne plutôt les oppositions qui le constituent, ce qui est bien différent.

Le discours du droit de la responsabilité fonctionne en associant le réel tel qu’il est possible de l’appréhender — ce que le discours nomme droit positif et auquel il ajoute des éléments significatifs d’une certaine réalité sociale — à un propos théorique qui a vocation à expliquer, ordonner ou instruire le réel. La réussite du discours théorique dépend de l’amplitude du réel qu’il couvre[71]. La question est de savoir quelle théorie fournit une explication satisfaisante du réel[72], ou laquelle offre le principe de regroupement du maximum de solutions du droit[73], ou quelles sont les catégories capables d’ordonner le droit[74]. Pour prendre un exemple très simple, le discours du droit de la responsabilité progresse en indiquant ce qui, en droit de la responsabilité, sous une juridiction donnée, correspond au « Basic Concept of Cause in Fact »[75].

Les propositions savantes, les divergences des décisions et les transformations radicales de l’indemnisation présentes dans le discours juridique se réclament du droit positif. Chaque mouvement de ce dernier fait l’objet d’une formulation théorique (telle l’équivalence des conditions, le cause-in-fact, le strict liability, la perte de chance, la responsabilité subjective ou objective, et la proxima causa, à titre d’exemples). Mais rien n’indique qu’au-delà de l’accumulation de représentations qui peuvent bien être contradictoires, l’idée selon laquelle le droit de la responsabilité contient son point d’équilibre théorique serait entamée. Je veux dire par là que perdure la conviction de ce que le concept « responsabilité » doit pouvoir livrer un principe d’unité du droit de la responsabilité afin d’assurer à ce dernier la stabilité qu’il devrait présenter par définition. Ce point d’équilibre demeurerait à portée de l’investigation[76]. Ainsi, les incertitudes du droit de la responsabilité conduisent rarement les juristes à questionner la construction de leur propre discours théorique en la matière[77].

Ce refus de la réflexivité ne fait qu’augmenter la tension évoquée précédemment. Le procès en responsabilité suppose une gestion renouvelée de l’incertitude. Il requiert de penser autrement. En effet, l’impensable — donc l’impossible — s’est déjà produit : il arrive que le remède cause le mal, que les lieux de guérison soient des lieux d’aggravation des pathologies, que les grains de poussière soient dangereux. Comme le dit Hans Jonas, « la promesse de la technique moderne s’est inversée en menace »[78]. Dans un certain nombre d’affaires, la décision se fonde sur un « peut-être »[79]. Les discours juridiques ne devraient-ils pas intégrer le « peut-être » dans leur propre structure?

Les juristes peuvent-ils se charger de penser le « peut-être »[80]? Et comment supporter cette charge? La connaissance juridique nous dresse contre le « peut-être ». Celui qui sait le droit ne répond pas par « peut-être » aux questions qu’on lui pose. Seules les certitudes du droit sont objets de connaissance. Ce qui ne veut pas dire que nous ignorions les domaines d’incertitudes. Nous fabriquons des instruments qui contiennent ces domaines d’incertitudes : exceptions, standards, notions à contenu variable, obiter dicta et arrêts d’espèce, car il serait insensé d’affirmer un droit décidément aléatoire. Ce serait l’inverse du droit. Et celui qui soutiendrait le droit aléatoire serait lui-même un peu fou[81]. Irresponsable justement vis-à-vis de sa communauté. Il serait irresponsable vis-à-vis du savoir qui fait de lui ce qu’il est : un juriste. De cette façon, nous résoudre au « peut-être » serait un abandon, presqu’une lâcheté. Nous capitulerions devant un problème de droit.

Mais ce n’est pas le droit qui nous empêche de considérer sérieusement la théorisation de l’aléatoire, de penser le droit à partir du « peut-être ». C’est la forme de rationalité moderne qui domine les discours juridiques. Cette forme qui nous oblige à repousser la contradiction au terme d’une injonction rationaliste : ce qui est obscur doit pouvoir être éclairé, et constituer alors une connaissance. À défaut, il faut l’exclure du savoir. Connaître, c’est poser une limite[82]. Kant l’a rigoureusement indiqué[83]. Ça ne fonctionne pas sur la contradiction, l’incertitude ou l’aléa. On rassemble, on ne scinde pas[84]. Le principe architectonique[85] a marqué profondément la théorie de la connaissance juridique. Nous obéissons, nous les juristes, consciemment ou non à un principe de non-contradiction qui est « inhérent à ce qui est à penser, à l’objet »[86].

Les contraintes de la composition théorique ne pèsent pas de la même manière sur l’instance judiciaire. Celle-ci dispose alors de la capacité de se libérer de cette forme de rationalité au cas par cas. Sa situation l’exige. Elle est un lieu social fondé sur la contradiction : le litige en cause[87]. Carbonnier voyait dans cette contradiction le motif d’un « scepticisme congénital »[88] du droit. Dans ce lieu propre de la contradiction, le « peut-être » n’est pas rien. Il est quelque chose qui a à voir avec un mouvement très ancien de la responsabilité entre savoir et pouvoir. En justice, le responsable est désigné selon ce que l’on sait de source sûre — il a commis l’acte qui a causé le dommage — ou bien, selon le pouvoir de celui qui juge, on décide, par exemple, que ce laboratoire pharmaceutique engage sa responsabilité parce qu’il fait commerce du médicament[89]. La responsabilité se déplace sur une ligne entre ces deux pôles. On peut aussi, de manière sensiblement différente, situer le mouvement initial, comme Paul Ricoeur, entre l’acte de rétribuer et l’acte d’attribuer. La rétribution met l’accent sur la compensation, la contrepartie. L’attribution insiste sur le fait de mettre une action sur le compte de quelqu’un comme s’il en était le véritable auteur, « le rendre responsable ». Je rejette en revanche l’idée de jouer sur une opposition entre causalité et imputation[90]. Il me semble trop compliqué de désincarcérer les deux termes de la morale kantienne et de son interprétation par Kelsen[91].

Ce qu’on peut nommer « peut-être » figure l’inévitable incertitude sur laquelle doit se constituer le droit de la responsabilité. Il signale alors la contradiction qui aspire à devenir une forme du discours juridique théorique. Il appelle un geste dialectique particulier.

II. Dialectique du « peut-être » : la causalité et l’arbitraire

Après avoir indiqué ce qu’il est possible d’entendre par une dialectique du « peut-être », à savoir un genre de dialectique négative, il s’agira d’apprécier la manière dont elle peut jouer dans le discours de la responsabilité.

A. L’idée d’une dialectique négative comme dialectique du « peut-être »

Cette « dialectique négative » est un emprunt au travail de Theodor Adorno[92]. Plus exactement, elle résulte d’un bricolage à partir de ce travail. Elle concerne d’abord la partie du discours juridique qui aligne celui-ci sur la forme moderne de rationalité : la causalité.

L’objectif est de se saisir de la contradiction de la causalité. De formaliser l’antithèse de celle-ci. Nous nous trouverons alors en train de cheminer vers l’acte de décider. Et nous pourrions, sur le plan théorique, nous inventer une attitude judiciaire.

Au premier chef, il s’agit de se représenter le droit de la responsabilité comme insaisissable dans l’unité d’un concept. Pour cela, il faut rompre le lien qui semble naturellement retenir ensemble le principe de responsabilité et l’exigence de causalité. Mais j’insiste : il ne s’agit ni de proposer une autre conception de la causalité, ni d’effacer la causalité[93]. Celle-ci doit demeurer dans notre univers intellectuel, puisqu’il faut bien « partir du concept ». Il serait illusoire de prétendre offrir une compréhension quelconque de la responsabilité en soustrayant à la pensée juridique ce qui lui a permis de progresser. Le concept de causalité est utile aux juristes. Il doit demeurer disponible. Il n’est donc pas question de proposer de le dissoudre, mais plutôt d’échapper à son caractère exclusif[94]. Le problème que l’on affronte est la substitution entre le concept et ce qu’il comprend. De sorte qu’on ne dispose plus des ressources théoriques permettant de dire autre chose que ce qui est cohérent avec le concept. Il deviendrait presqu’impossible d’évoquer le droit de la responsabilité sans parler de causalité.

Adorno écrit que « [l]a prétention immanente au concept est son invariance créatrice d’ordre face à la variation de ce qui est compris sous lui. [...] Le concept en soi hypostasie avant tout contenu sa propre forme face aux contenus »[95]. Ceci est évidemment capital. Transposons à la matière juridique. D’une part, la stabilité du concept juridique constitue l’ordre du droit et d’autre part, l’enfouissement du contenu que le concept voulait nommer sous la forme du concept est inévitable.

À nous juristes, cela rappelle que la construction des théories de la causalité a toujours une dimension normative, contribuant ainsi à l’ordre juridique dont elle parle. Plus la formule théorique est puissante, plus l’ordre juridique se renforce dans le discours. Mais en même temps, l’opération nous éloigne de quelque chose du droit. L’ordre des théories dispute à la complexité du réel[96]. C’est pourquoi le contentieux de la responsabilité en cas d’incertitude des risques pose problème. Nous jugeons que le concept ne correspond pas au droit dont on peut faire l’expérience[97]. Et, je reviens à l’idée que, si la dialectique propose de s’attaquer à ce problème, elle n’a pas pour objectif de supprimer ou remplacer le concept. Il s’agit de réserver l’usage de la causalité en visant son opposition.

La dialectique entraîne la réflexion dans un mouvement entre des termes antithétiques. Elle suppose que dans ce mouvement, il sera possible de répondre à certaines questions et de rapprocher le savoir de l’objet qui l’a mis en cause. Alors que la dialectique hégélienne surmonte les oppositions par la « synthèse »[98], la dialectique négative veut laisser ouvert le jeu entre thèse et antithèse. « La dialectique comme procédé signifie penser dans des contradictions au nom de et contre la contradiction déjà éprouvée dans la chose. Contradiction dans la réalité, elle est contradiction contre celle-ci »[99]. Elle mobilise dans cette perspective la négativité. Pour reprendre une autre formule d’Adorno, « [l]a dialectique est la conscience rigoureuse de la non-identité »[100]. Il nous faut donc travailler sur la « non-identité » de l’exigence causale.

B. Le jeu de la dialectique

1. La causalité permet de penser la responsabilité : la non-causalité n’empêche pas de juger la responsabilité (dire le droit de la responsabilité)

Qu’est-ce que la responsabilité sans causalité? Ou plutôt : la responsabilité est-elle pensable sans causalité? Des idées élémentaires de la matière semblent s’y opposer. La responsabilité supposerait le rapport d’un dommage et d’une action[101]. Certains civilistes suggèrent que, sans la causalité, la responsabilité serait insensée :

On ne peut logiquement tenir l’auteur d’un acte fautif responsable d’un dommage qui est sans relation avec la faute ou dans la réalisation duquel il n’est pour rien. La nécessité d’un certain lien causal est indispensable et ne se confond donc pas, malgré ce que certaines décisions de jurisprudence semblent parfois laisser entendre, avec la faute elle-même[102].

Pour d’autres, la responsabilité ne peut exister sans lien causal :

Selon un principe traditionnel, correspondant à une exigence de la raison, pour cela admis dans tout l’univers, la responsabilité civile délictuelle suppose un lien de cause à effet entre le préjudice et le fait dommageable. La causalité est consubstantielle à la responsabilité, car on ne peut imaginer l’une sans l’autre; si elle n’existe pas, il n’y a pas de responsabilité mais le fruit du hasard[103].

Il est entendu que le concept de responsabilité souffrirait de l’absence de causalité. Mais l’écart entre les différentes théories ou tests de la causalité et les solutions effectivement prononcées par les tribunaux suggère de distinguer entre le concept (qui réfère à l’idée) et la chose (qui réfère au réel) responsabilité. Les tribunaux disposent des théories selon leur besoin de juger. En outre, le défaut de causalité n’écarte en aucune manière le jugement de responsabilité : il faudra juger même au cas d’incertitude de la causalité. « Le préjudice peut précéder de beaucoup la compréhension scientifique de ses causes » [notre traduction][104].

Ce que montre le contentieux des risques incertains pourrait bien être que l’exigence de causalité ne conditionne pas l’existence du jugement de responsabilité, mais sa logique. Ce qu’on veut éviter en posant la nécessité de la causalité est une responsabilité qui échapperait au contrôle de la raison[105]. La causalité préserve la possibilité du droit comme un système de préjugés. Mais l’impossibilité de formuler un principe de causalité n’empêche pas le jugement d’avoir eu lieu. Elle ne rend pas la responsabilité indécidable.

À partir de là, on peut considérer que chaque cas emporte un jugement singulier de causalité[106]. Il est concevable alors de solliciter l’idée d’analyse causale singulière[107]. Une théorie juridique pourrait en faire son profit comme le propose M. S. Moore qui en indique les linéaments[108]. Selon l’analyse causale singulière, il existe des occurrences causales qui ne peuvent pas être subsumées sous une loi générale. Cela suggère une vertigineuse inversion de perspective : la causalité n’indique plus la manière de juger la responsabilité, mais c’est le cas jugé qui, dans ses particularités, indique une causalité.

Tout en demeurant proche de la dimension critique que dessine une telle proposition, je ne tiendrai pas mon propos en son sein. Elle me semble s’intéresser à la reconstruction de la causalité juridique elle-même. Je voudrais quant à moi poursuivre dans la direction dialectique qui permet de différer l’explication causale en travaillant l’antithèse de la causalité.

Comment élaborer cette antithèse? Comment, en d’autres termes, formuler la non-causalité? En jouant d’abord sur les mots. « Scientifique »[109], « légal »[110] « raison »[111] sont associés à la causalité et sont aussi des antonymes du mot « arbitraire » (comme l’est « juste »[112]). On doit ensuite se rappeler que la causalité préserve le droit de la responsabilité de l’arbitraire[113].

2. L’arbitraire s’oppose à la causalité : il figure la non-causalité

Il pourrait bien arriver, si l’on prête des conséquences au renversement provoqué par l’incertitude des risques dans le savoir juridique, qu’il faille en appeler à plus d’arbitraire. Celui-ci dispose de la puissance nécessaire à une scission de la pensée sur la responsabilité. L’arbitraire, en congédiant le principe de causalité, offre une chance de réflexivité. Il faut alors ne pas céder au désir d’éviter l’arbitraire, mais au contraire, s’engager à le poursuivre et le regarder en face. Suspendre pour un moment l’injonction théorie contre l’arbitraire[114], et déclarer l’ouverture du droit à l’arbitraire. Ce n’est ni un appel à l’insanité, ni au nihilisme, mais plutôt une invitation à suivre la logique du « peut-être ». Celle-ci nous mène à une transgression amicale du concept de causalité, à travers l’arbitraire.

Nous ne sommes pourtant pas programmés à aimer l’arbitraire, mais plutôt à le combattre comme ayant « les effets les plus funestes » ainsi que le dit Benjamin Constant[115]. Il y a à cela une raison d’ordre général sous laquelle peuvent se retrouver les juristes de common law et de droit civil, comme ceux qui ne sont pas juristes. L’arbitraire, nous dit encore Benjamin Constant, « c’est l’absence des règles, des limites, des définitions, en un mot, l’absence de tout ce qui est précis »[116]. Et davantage : « L’arbitraire est donc le grand ennemi de toute liberté, le vice corrupteur de toute institution, le germe de mort qu’on ne peut ni modifier, ni mitiger, mais qu’il faut détruire »[117]. La lutte contre l’arbitraire consiste à refuser le gouvernement hors des règles, la politique sans principes, l’empire de la « volonté déchaînée »[118]. L’exercice aveugle du pouvoir avec, en corollaire, son exercice incontrôlable et l’opacité de la décision; ce sont à de telles manifestations de l’arbitraire que le droit — le rule of law — ferait barrage.

Il y a une raison qui conduit plus particulièrement les civilistes à redouter l’arbitraire. Elle tient à la crainte d’une activité judiciaire débridée, affranchie des lois, des principes et des théories, réduite à l’exercice (discrétionnaire) d’un pouvoir, l’imperium. Historiquement, une telle crainte s’est bien exprimée en France dans le rejet des jugements en équité, la prohibition des arrêts de règlement et, bien entendu, dans la suprématie de la loi[119]. La critique de l’autorité judiciaire marque encore le discours juridique. Comme l’indique Philippe Raynaud, l’autorité du juge « met en danger l’unité et la puissance du souverain, elle est intrinsèquement irrationnelle et elle favorise l’arbitraire en substituant des décisions singulières aux règles générales issues de la raison et exprimées dans la loi »[120].

Au fond, en droit civil et en common law, l’arbitraire est inacceptable parce qu’il insinue au sein du droit l’infondé, l’injustifiable, l’incontrôlable. Le droit tout entier se révulse à l’idée de l’arbitraire en qui il reconnaît son ennemi. Son meilleur ennemi, ou son plus fidèle. Celui qui justifie ce qu’il est. Le rejet de l’arbitraire exprime la peur profonde de ce qui peut arriver, de ce qui vient sans prévenir. La peur de ce que les individus seraient livrés au hasard d’une décision, à la discrétion du souverain, à l’aléa de l’existence. En un sens, le droit vient conjurer cette peur. Et sa capacité à rassurer, à garantir l’individu contre la sauvagerie de l’autre, justifie sa propre violence. La peur de l’arbitraire renvoie au « fondement mystique de l’autorité » dont parle Montaigne, par la bouche de Derrida[121].

Ce n’est pas que le droit préserve l’individu des dangers de l’existence, mais il promet que ce qui advient aura d’autres conséquences que ce qui adviendrait sans droit. Ainsi, le droit n’empêche pas le mal de se produire, mais une fois que celui-ci est fait, il arrive, en droit, quelque chose de plus. Nous nous retrouvons alors en présence de l’acte fondateur du droit moderne : une acceptation de la violence de l’état de droit qui protège de la violence de l’état (de nature) de non-droit. Dans cette idée du droit, il y a le refus de l’aléa. Il y a la conviction qu’un système juridique rationnel[122] embrasse l’avenir de telle sorte que les conséquences de ce qui vient, quoique malheureuses, auront été aperçues par le droit. Et qu’en quelque sorte, nous nous trouvons garantis contre l’aléa dont les conséquences auront été préjugées.

C’est pourquoi l’arbitraire est l’ennemi du droit; il doit être combattu comme tel. La lutte contre l’arbitraire est normale pour un juriste parce qu’elle est normative. Le droit, comme antithèse de l’arbitraire, nous donnerait l’ordre permanent, par sa nature même, de combattre l’arbitraire. Celui-ci est devenu notre ennemi par décret. La raison que l’on a de lutter contre l’arbitraire tient à l’exécution d’un ordre, et plus tellement à une analyse de l’arbitraire confronté avec le droit. En d’autres termes, la normalisation de la lutte contre l’arbitraire nous dispense de renouveler la pensée de l’arbitraire. Une telle dispense appelle une mise en question. Pourquoi ce qui est qualifié d’arbitraire est-il arbitraire? Pourquoi faut-il encore craindre l’arbitraire?

Insistons que l’arbitraire est l’ennemi du droit à partir du moment où le droit se voit lui-même comme un système de conjuration des aléas, comme un système de compensation de l’incertitude. Voici donc où je veux en venir. Le contentieux de la responsabilité nous adresse des décisions prises dans un contexte d’incertitude tel que nous sommes tenus de questionner la forme de rationalité qui entretenait l’idée d’un droit calculable. Au premier plan, le questionnement concerne la causalité. Le droit de la responsabilité ne peut plus se présenter comme un système de compensation de l’incertitude. Il questionne alors aussi l’inimitié de l’arbitraire. Avant d’être combattu, l’arbitraire doit être regardé en face. La question se précise : y a-t-il un arbitraire qui soit aussi du droit?

3. L’arbitraire n’est pas exclusif du droit

Il existait en droit romain une « clause arbitraire ». Elle pouvait être insérée dans la formule rédigée par le préteur pour le juge. Elle contraignait celui-ci à proposer au débiteur d’accomplir un acte pour satisfaire le créancier. Au cas où il accomplissait un tel acte, le débiteur ne pouvait plus être condamné[123]. On trouve aussi au Digeste, un fragment dans lequel Ulpien qualifie d’arbitraire l’action offerte au créancier d’obtenir le paiement de son débiteur dans un lieu autre que celui stipulé par les parties[124]. L’interprétation de ce texte est controversée sur le point de savoir s’il parle d’un cas de « clause arbitraire » ou d’une « action arbitraire » détachée de celle-ci. Voici ce que dit le début du fragment :

Cette action est arbitraire et introduite pour l’utilité des deux parties. En sorte que si le débiteur a intérêt que sa dette ne soit point exigée dans un lieu différent de celui où il a promis de la payer, il sera condamné à une moindre somme que ne le portera la demande; si l’intérêt est du côté du demandeur, le débiteur sera condamné à payer une somme plus considérable que celle qu’il doit[125].

Selon Otto Lenel, le nom de cette action vient du libre choix du juge « de décider l’intérêt de quelle partie il prendra en considération dans son aestimatio » [nos italiques][126]. Cuq rapproche quant à lui l’action arbitraire de la clause arbitraire en relevant que dans tous les cas, le juge disposait d’un pouvoir étendu, comme dans les actions de bonne foi[127]. Remarquons, en tout état de cause, que dans le Digeste, l’arbitraire n’est pas conçu de manière défavorable. Gaïus indique que la matière est « réservée à la prudence du juge »[128] en raison de la balance des intérêts qui doit avoir lieu sur des questions impossibles à stabiliser. Par exemple, « [o]n sait combien les choses changent de valeur selon les différents endroits »[129]. Ulpien mentionne encore l’équité que le juge doit avoir « présente devant les yeux »[130] afin de juger une matière où les solutions varient.

L’arbitraire désigne ici un domaine de la décision qui appartient en propre au juge. Celui-ci se livre à l’arbitrium[131]. C’est par emprunt à ce terme qu’on parle d’arbitre, au sens de libre-arbitre. Le mot peut indiquer le « pouvoir de choisir entre le bien et le mal », « le pouvoir de choisir ou de ne pas choisir » et, par extension, « l’absence de contrainte »[132].

On aperçoit alors deux manières de considérer l’arbitraire, chacune liée à une conception du droit en général. Comme système de contraintes — comme ensemble de normes — le droit entend exclure l’arbitraire. L’arbitraire est l’ennemi parce qu’il implique un affranchissement de la contrainte juridique, une transgression, une décision hors-la-loi. Dans l’hypothèse moderne, c’est le droit qui détient le monopole de gestion de la liberté sociale ou politique, dans la mesure où il se fonde lui-même sur la liberté[133]. Alors, l’idée de liberté totale de décision se révèle incompatible avec le droit. Celui-ci a déjà été constitué garant des libertés individuelles, de sorte que l’acte libre a lieu dans la sphère de contrôle du droit. L’arbitraire qui postule un acte libre tout court ne peut être qu’une menace contre le droit, contre les droits.

Une conception du droit plus jurisprudentielle, dans le sens romaniste du mot[134], est susceptible d’embrasser l’arbitraire. La décision prise selon l’arbitrium ne se place pas de ce fait hors du droit. Le pouvoir de décider sans que la solution ait été préjugée ne menace pas l’ordre ou la liberté. Le juge, comme les juristes (préteur ou jurisconsultes), doivent être prudents. Ainsi le droit est capable d’envelopper l’arbitraire. L’arbitraire est une question de droit.

Cette brève perspective historique voudrait simplement suggérer l’ambivalence de l’arbitraire. Nous n’avons pas à céder mécaniquement à l’habitude de nous détourner de celui-ci. L’arbitraire peut être regardé en face et on verra qu’il ne présente pas forcément le visage de l’ennemi[135]. Dans une perspective dialectique, l’arbitraire se présente comme un recours de la pensée. Au coeur d’un contentieux complexe, il indique un moment propre du droit : le jugement. Et il l’indique d’une manière unique en donnant à voir son dénuement conceptuel, légal ou normatif. Juger sans savoir à l’avance ce qu’il faut juger en tel cas. L’arbitraire suggère la précarité du jugement, tandis que les principes, les règles, les définitions nous signalent l’opulence du droit. L’arbitraire, sérieusement considéré, nous conduit dans ces replis de l’acte de juger qu’une certaine habitude de la rationalité nous dissimule habituellement.

Si nous, les juristes, redoutons l’arbitraire, cela ne tient peut-être pas, ou pas seulement, à un legs de la pensée moderne, mais aussi à une crainte plus profonde. L’idée de juger sans contrainte est effrayante de la responsabilité qu’elle implique. « The awful truth is that there are limits to legal knowledge »[136]. Juger sans que le sens du jugement ait été préalablement signalé, juger sans préjugé, expose dramatiquement celui qui décide. Il engage son sens de la justice — ce que les romains appelaient la prudence[137] — et aussi son humanité. Le jugement sera à son tour, jugé. La part contraignante du droit élude ce jugement sur le jugement ou, tout au moins, en limite très fortement les implications subjectives. C’est du droit. Un mauvais juge (en droit) n’est pas un homme mauvais, mais celui qui ne sait pas bien son droit. La connaissance du droit allège la charge de celui qui juge. Mais lorsque le jugement doit être à la marge du droit parce qu’il n’a pas d’autre choix, lorsqu’il se tient dans un lieu nécessairement séparé du système de rationalité du droit, au cas d’arbitraire donc, la charge du jugement pèse de tout son poids sur l’instance judiciaire.

4. L’arbitraire ouvre sur l’analyse non-causale du jugement de responsabilité : il s’agit de juger la décision

Donner provisoirement congé à l’exigence causale ne revient pas à introduire de l’irrationnel dans le droit de la responsabilité. Il s’agit de réexposer l’acte de juger.

L’exigence causale finit par masquer ce qui arrive en-dehors du concept juridique : le fait de la décision[138]. C’est parce qu’elle projette une image simple des cas de responsabilité juridique. L’analyse causale établit un parallèle entre ce qui se produit et le jugement sur ce qui s’est produit. En retenant ensemble la responsabilité juridique et la causalité, on se lie à un système de représentation. Ainsi, le jugement du cas de responsabilité devrait présenter la même structure que l’enchaînement des faits dans la réalité telle qu’elle est appréhendée dans une certaine théorie de la connaissance : cause(s) — conséquence. En droit, on obtient : fait — lien de causalité — dommage. C’est très net en droit civil :

La seule constante véritable de toutes les décisions est la règle selon laquelle le dommage doit avoir été la conséquence logique, directe et immédiate de la faute. Maintes fois mise de l’avant par les tribunaux, cette règle révèle un désir de restreindre le champ de la causalité et de ne retenir comme cause que le ou les événements ayant un rapport logique et intellectuel étroit avec le préjudice dont se plaint la victime[139].

(L’analogie formelle entre ce qui est dit de la causalité comme posant une limite à l’acte juridique de juger et le discours kantien comme mettant une limite à l’acte scientifique de juger mérite d’être relevée).

La common law demeure quant à elle, ambivalente. D’un côté, l‘exigence de cause-in-fact correspond bien à l’idée rationaliste de l’enchaînement des faits (cause(s) — conséquence). À ce propos, les case books notent fréquemment que cause-in-fact a à voir avec le déroulement historique et physique des faits[140]. D’un autre côté, les livres insistent, avec une sensibilité caractéristique de la common law, sur l’exigence probatoire de causalité :

The requirement of cause in fact triggers a factual and historical inquiry that is resolved by the production of evidence about the events that occurred and the drawing of inferences from the evidence[141] [nos soulignements].

Ceci peut signifier deux choses. Il se confirmerait d’abord que le jugement de responsabilité se décide sur une même structure que celle de l’enchaînement des faits tel qu’il est représenté. L’établissement d’une chaîne causale qui relie une action imputable au défendeur avec le dommage subi par le demandeur commande la responsabilité du premier à l’égard du second. Les faits ainsi ordonnés auraient un effet de droit inéluctable. La causalité aurait la puissance d’un concept. Du reste, cause-in-fact est régulièrement qualifié de concept dans les livres. Mais il se pourrait aussi qu’en se référant immédiatement à la nécessité de prouver, c’est-à-dire de convaincre, les juristes de common law aient déjà réservé la part de la décision. Il se trouverait par-là sous-entendu qu’aucun système conceptuel ne saurait garantir la correspondance entre la réalité telle qu’on peut théoriquement la connaître et le jugement[142]. En un rappel de ce qu’il faudra décider, quelle que soit l’incertitude, la common law découvre l’arbitraire voilé par l’exigence causale. Nous voilà prévenus : que chaque cas soit un jugement de causalité ne veut pas dire que la causalité permette de juger chaque cas.

Il devient urgent de faire une remarque. En m’engageant sur le terrain du « cas », en évoquant « les cas d’arbitraire », je n’entends pas suggérer que la dialectique ici entreprise devrait aboutir à distinguer les cas de causalité et les cas d’arbitraire. Une telle classification, appelée à jouer a priori supposerait acquise la possibilité de savoir ce que, précisément, je rejette. Il n’y pas de domaine propre, ou de domaine pur, acquis à la certitude de la connaissance, ni de domaine acquis à ce qui n’est pas connaissable. La dialectique se joue à chaque cas[143]. Chaque procès en responsabilité constitue, en même temps, un cas d’arbitraire et un cas de causalité.

5. Le jugement de la décision commence par la reconstruction de l’indécidable

L’analyse non-causale de la responsabilité, conduite à partir de la réflexion sur l’arbitraire, est d’abord une pensée du fait de la décision. Le fait de la décision a toujours lieu, derrière ou en dépit de l’exigence causale, lors du procès, c’est-à-dire de la réalisation sociale de la responsabilité. Et il me semble que ce fait de la décision est même le seul évènement du procès. Le seul qui ait une présence dans le jugement de responsabilité; et aussi le seul qui soit vraiment à venir dans le procès. Tout ce qui relève du droit de la responsabilité en-dehors de la décision constitue un préjugé[144]. Il n’est, ni présent, ni à venir, simplement représenté depuis un passé dont il tire sa force. Je parle de la loi déjà écrite, des concepts déjà pensés et du precedent qui précède[145].

Nous ne pouvons pas alors, et contrairement à une vieille habitude, nous comporter comme si nous avions la faculté de ne pas considérer l’arbitraire parce qu’il serait hors du droit. Je ne crois pas qu’il n’y ait dans le jugement un domaine de l’arbitraire dont la frontière marquerait la limite du droit, frontière que les juristes devraient s’employer à garder. Parce qu’aucun principe ne permet de diviser par avance entre la part de l’arbitraire et la part du non-arbitraire dans le jugement de responsabilité. Si c’était le cas, un juriste pourrait, en certaines occurrences, connaître le droit tel qu’il sera jugé. Or, rien ne permet de certifier qu’il le peut. Disons ici que nous n’avons pas la possibilité de le savoir. « At best, lawyers can make educated guesses [...] »[146]. Si l’arbitraire nous livre le fait de la décision, s’il indique le seul évènement du procès, il constitue alors la singularité du procès[147], l’enjeu donc de la responsabilité telle qu’elle est jugée. Il se trouve engagé dans le jugement avec le préjugé. Ainsi, lorsque nous regardons un jugement, nous regardons indistinctement le jugé et le préjugé.

Je dirais alors que l’arbitraire et la causalité constituent des points de vue sur le jugement de responsabilité. Étudier un jugement du point de vue de l’arbitraire, c’est considérer rigoureusement la singularité de la décision. Ce qui ne doit pas se confondre avec la singularité du cas soumis au jugement, car ceci consisterait précisément à replonger dans l’analyse causale, ce qui ne revient pas non plus aux faits à l’origine de l’affaire. Le fait de la décision diffère des faits qui donnent lieu à celle-ci.

Épouser le point de vue de l’arbitraire consiste à entrer dans une disposition d’esprit à l’égard du jugement de responsabilité, à provoquer une prise de conscience. Ce qui donne un premier geste réflexif par lequel nous éprouvons nos habitudes de penser le jugement. De telles habitudes nous amènent à produire des interprétations qui cherchent à se rapporter au droit de la responsabilité, entendu comme un système de préjugés. En d’autres termes, la valeur de nos interprétations d’un jugement de responsabilité dépend de la distance que ces interprétations ont prise par rapport au jugement. Parce que, pour la connaissance du droit, seul compterait le futur prévisible. Les juristes n’aiment pas, dans le futur, ce qui compromet leur savoir.

Conscients de nos habitudes de travail, nous pouvons nous en abstraire. Il s’agit alors de fixer notre attention sur le moment du jugement où la décision est encore à venir, c’est-à-dire de faire de la décision un évènement.

Dans ce cas, la connaissance juridique abandonne le principe de la possibilité de savoir pour s’ouvrir à la possibilité de ne pas savoir, pour se préparer à la venue de ce qui viendra peut-être[148]. Ce qui viendra peut-être dans le jugement est le fait de donner raison à cette argumentation plutôt qu’à celle-là.

C’est ainsi que l’arbitraire propose de reconfigurer l’analyse du jugement de responsabilité autour de ce que celui-ci a d’indécidable. Il s’agit de constituer une jurisprudence de l’indécidabilité.

Là où la causalité montre des raisons de décider, l’arbitraire montre des raisons de ne pas décider. L’idée est de formaliser ce qui paralyse le jugement. Donner une valeur juridique à l’indécidable. Il faut arpenter les thèses en présence afin d’y déceler, non pas la convergence vers une question de droit, mais les divergences qui brisent l’unité de la question. Saisir l’antinomie dans le cas, la tension irrésolue qui le traverse et le constitue en « affaire ». Un tel travail se rapproche de certaines positions des Critical Legal Studies[149]. Il s’inspire, en particulier, de ce que fait Janet Halley, s’agissant de « contrecarrer notre compréhension »[150] d’une affaire, de « multiplier les positionnements politiques »[151] dans le cadre de cette affaire[152]. Je dirais qu’il s’agit, en général, de développer rigoureusement la logique des dissidences, de reconstruire des oppositions à partir de ce qu’on pourrait appeler « [les] significations implicites, [les] déterminations silencieuses, [les] contenus obscurs »[153] du jugement. Tout ce qui, en somme, ne saurait constituer un ratio consensuel. Il faut même songer à intensifier ces oppositions jusqu’à ressentir ce que vient trancher la décision. La conscience de l’indécidable me paraît être un préalable à l’acquisition d’une connaissance nouvelle des décisions. Et d’une aptitude des juristes à concevoir l’acte de juger pour leur profit. D’en percevoir les tensions et les enjeux : entre les bonnes et les mauvaises raisons d’établir la responsabilité du défendeur et les bonnes et les mauvaises raisons de ne pas le faire[154].

Dans ce mouvement entre le droit de la responsabilité comme système de préjugés et la reconstruction de jugement de responsabilité, le discours juridique théorique passe d’un mode de composition à l’autre. Il se dégage du monopole d’une forme de rationalité. Il s’investit durablement dans ses modes de réalisation sociale.