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Les études sur Alexandre d’Aphrodise connaissent un regain d’intérêt ces dernières années, avec la publication de plusieurs traductions des oeuvres du philosophe. C’est un grand plaisir qu’une collection aussi prestigieuse que la « Collection des universités de France », aux Belles Lettres, propose la première traduction française du De mixtione, accompagnée d’une nouvelle édition du texte grec. Nos attentes étaient élevées et elles ne furent pas déçues. Il s’agit d’un ouvrage remarquable, qui se lit comme un charme malgré la difficulté du sujet.

Le contenu dérive en grande partie d’une thèse de doctorat soutenue en 2009 à l’École Pratique des Hautes Études à Paris, sous la direction de Philippe Hoffmann. Quatre parties attendent le lecteur : l’introduction, l’étude de la tradition manuscrite, le De mixtione (texte grec et traduction française en regard), et le commentaire.

L’introduction est standard. On y trouve les habituelles informations biographiques, la place du De mixtione dans les écrits alexandristes, et les doctrines couvertes par le traité. Il y a peu à dire sur la vie d’Alexandre et sur la chronologie du De mixtione en raison de l’état fragmentaire de nos sources. La doctrine du mélange, en revanche, ouvre des discussions plus élaborées. La théorie aristotélicienne du mélange affronte en effet celle des stoïciens. Alexandre défend la supériorité d’Aristote sur les stoïciens, dont la théorie de la mixtion intégrale des corps fait scandale depuis longtemps. Sextus Empiricus l’a attaquée, Plutarque aussi, et Alexandre la réfute à plusieurs reprises, dans son traité De l’âme, dans la Mantissa et dans son Commentaire à la Physique. Groisard prend soin de montrer que cette doctrine, assignée à Chrysippe, de corps qui s’interpénètrent intégralement les uns les autres n’est pas une caricature forgée par les adversaires des stoïciens. Reconstituer une doctrine ancienne à partir de fragments et de témoignages livrés par des contradicteurs ne va pas en effet sans danger. C’est pourquoi Groisard accorde beaucoup de poids au seul témoin direct de cette doctrine, le stoïcien Hiéroclès, qui défend clairement la compénétration des corps telle que les sources indirectes la décrivent (p. lxxxvii). À cette doctrine stoïcienne authentique Alexandre oppose celle du Stagirite, qu’il tire du traité De la génération et de la corruption, I, 10. Groisard expose donc les articulations de cette théorie chez Aristote : le mélange se produit lorsque des ingrédients, en quantité relativement égale, voient leurs qualités contraires se neutraliser pour engendrer un mixte dans lequel les ingrédients initiaux subsistent en puissance afin de pouvoir, ultérieurement, en être séparés (p. xxxii-xlv). Plus intéressant encore, Groisard décrit les fonctions du mélange aristotélicien, qui explique la génération des couleurs et la génération des corps homéomères. Alexandre, apprend-on, néglige dans le De mixtione le rôle biologique crucial que joue le mélange dans la formation des vivants (p. lxv).

L’introduction est limpide et stimulante. L’érudition ne sert qu’à étayer les doctrines exposées, sans tomber dans l’excès ni dans le spectacle. Quelques remarques de détail peuvent cependant être faites, qui ne diminuent en rien les vertus du travail réalisé par Groisard. Nous aurions souhaité voir un plan systématique du traité et non les remarques lapidaires proposées aux pages xix-xx, que l’on peut compléter par d’autres indications aux pages lxxi et xci. Le lecteur aurait bénéficié d’un plan structuré en arborescence, qui guide la lecture et illustre l’enchaînement des parties du traité. De plus, à propos de la chronologie du De mixtione, Groisard affirme que la seule mention de ce traité chez Alexandre se trouve en De l’âme, 20.18-19 (p. xxv). Nous aurions aimé avoir son opinion sur Mantissa 123.12-13, où Alexandre affirme qu’il a déjà réfuté ailleurs la doctrine de la mixtion intégrale, ce qui peut renvoyer au chapitre 14 de la Mantissa, mais aussi au De mixtione. En outre, quand Groisard énumère les passages où Alexandre mentionne la supériorité des doctrines aristotéliciennes, il oublie de citer De l’âme 1, 4-9. Et finalement, l’introduction se termine sans conclusion en bonne et due forme.

La partie suivante s’intéresse à la tradition manuscrite. Le texte du De mixtione ne subsiste que par neuf témoins, incluant l’editio princeps. Aucun manuscrit ne remonte plus loin que le xiiie siècle. La tradition est isolée, c’est-à-dire sans lien avec les témoins qui existent des autres traités d’Alexandre. Le manuscrit A (Marcianus graecus 257) est la source des autres manuscrits, sauf du manuscrit F (Riccardianus graecus 63), qui en est indépendant, mais qui ne contient que le dernier tiers du traité. La première édition moderne à partir des manuscrits est celle de Bruns, dans les Commentaria in Aristotelem Graeca. Sa recension des manuscrits est incomplète, mais il se base heureusement sur le manuscrit A. Montanari s’est montré très critique envers l’édition de Bruns, dont il dénigre la collation des manuscrits, l’apparat critique et l’importance accordée au manuscrit A. Selon Groisard, il faut revenir aux principes éditoriaux de Bruns, surtout à la prépondérance du manuscrit A, en approfondissant toutefois l’étude des manuscrits. La traduction anglaise par R.B. Todd, quant à elle, reprend le texte de Bruns auquel elle apporte beaucoup de corrections. L’autorité philologique de Todd est cependant faible, car aux inexactitudes de Bruns et aux erreurs de Montanari s’ajoutent des corrections douteuses au texte grec. Groisard établit ainsi qu’une nouvelle édition du De mixtione est nécessaire.

Le texte grec du De mixtione et la traduction française représentent le coeur de l’ouvrage : un court traité d’environ 24 pages, qu’enveloppent des centaines de pages d’introduction et de commentaire. La traduction se lit aussi bien qu’on peut l’espérer en connaissant le style d’Alexandre. L’apparat critique, nous apprend Groisard, répertorie les variantes des manuscrits A et F. La collation des autres manuscrits et des corrections des philologues n’est pas systématique (p. cxci-cxcii). Une étude de l’apparat critique montre que les leçons du manuscrit A sont souvent rejetées, que Groisard apporte des corrections personnelles à chaque page ou presque, et que les suggestions des philologues sont souvent retenues. Le texte est difficile et lacunaire, ce qui nécessite en effet plus d’interventions qu’on ne le souhaiterait. Il s’avère impossible de juger à quel point cette édition s’éloigne de celle de Bruns, car les leçons de Bruns ne sont pas systématiquement consignées dans l’apparat. Par exemple, en XIII, 27, 11, Groisard adopte le aposkeuásetai suggéré par Diels, mais impossible de savoir que c’est aussi la correction retenue par Bruns. À l’inverse, en XIII, 29, 3, Groisard rejette la correction d’Ideler, dúnatai, sans que l’on puisse savoir que c’est une correction reprise par Bruns.

L’analyse de quelques pages de la traduction française permet de faire certains constats. La traduction, si elle respecte le sens du grec, n’est pas très fidèle au détail du texte original. Groisard néglige souvent de rendre les pluriels, d’expliciter les participes, de respecter les tournures actives/passives, les verbes conjugués ou l’ordre des mots. Par exemple, il aurait été facile de suivre le texte grec à la lettre en traduisant « Et si, à partir des mêmes éléments, il est possible d’engendrer et de l’eau et du vin […] », plutôt que « Et si aussi bien de l’eau que du vin pouvaient se former à partir des mêmes éléments […] » (II, 4, 23-24). On lit « ce qui nous semble être […] » plutôt que « ces choses qui nous semblent être […] » (II, 3, 10) ; « ce en vertu de quoi […] » au lieu de « ces choses en vertu desquelles […] » (II, 4, 27) ; « Démocrite considère […] » plutôt que « Donc Démocrite, parce qu’il considère […] » (II, 3, 13) ; « la mixtion se produit entre des choses qui diffèrent en qualité […] » au lieu de « la mixtion se produit lorsque des choses diffèrent en qualité […] » (III, 5, 1-2). Certains choix de traduction laissent parfois perplexe : traduire héxin par « tenue » et non par « disposition » (IV, 8, 29) ; rendre sumpátheian par « sensibilité commune » (X, 19, 18) et non par « sympathie » ; et parler de « codestruction réciproque » (III, 6, 22) pour rendre le grec qui évoque la destruction simultanée des choses les unes par les autres. Certains mots semblent en outre ne pas être traduits : le all’ en II, 4, 22 ; le autôn en II, 5, 4 ; et le dè en III, 5, 26. Un choix philologique nous a aussi frappé : un éti incongru en fin de phrase (II, 4, 20), que tous les éditeurs et philologues ont modifié en esti, alors que Groisard conserve la leçon du manuscrit A.

Un long commentaire suit la traduction et l’édition du texte grec. Il ne s’agit pas d’un commentaire ligne à ligne. Groisard s’attarde aux passages qui méritent, selon lui, des explications. Cette méthodologie court le risque de laisser de côté des passages pour lesquels les lecteurs espéraient des éclaircissements. Mais elle a le mérite de ne pas forcer l’auteur à rédiger un commentaire sur des passages où il ne trouve rien d’intéressant à dire. Et c’est bien la retenue qui transparaît dans cette section du livre. Groisard ne conserve que l’important : pas d’érudition inutile, ni d’explications philologiques sans fin, ni de chicaneries avec les commentateurs modernes. Son texte est pertinent, utile et bien dosé.

Une courte bibliographie propose une sélection des principales éditions et études consultées. Il est dommage que l’auteur n’inclut pas toutes les références bibliographiques citées en notes de l’introduction ou dans le commentaire. Le lecteur ne dispose d’aucun moyen, autre que de vérifier page à page, si des études ou des traductions importantes manquent à l’appel. L’absence complète d’index est aussi à déplorer. Comment savoir, sans éplucher le livre en entier, quel usage Groisard fait du chapitre 14 de la Mantissa, contre la mixtion intégrale, ou des travaux de R.W. Sharples ? Un index nominum et un index locorum semblent nécessaires pour ce type de publication.

Groisard et Les Belles Lettres peuvent être fiers de l’ouvrage qu’ils offrent au public. C’est un travail immense que peu de gens auraient mené à bien. C’est pourquoi les critiques de détail qu’on peut lui adresser ne l’égratignent qu’en surface. Il s’agit d’une traduction solide d’un texte grec établi sur l’ensemble des manuscrits, qu’une introduction et un commentaire érudits complètent à merveille.