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Le Christ au désert a connu trois tentations : premièrement, le pouvoir ; deuxièmement, le pouvoir ; troisièmement, le pouvoir. Du sexe et de l’argent, il ne fut pas question[1].

Dans son ouvrage Théologie express, Maurice Bellet cherche à tracer le portrait de celui qu’il appelle le « théologien pur », c’est-à-dire le portrait du théologien dans « son essence », dans sa « manière d’être », dans ses « structures logiques », et enfin dans son « style[2] ». Quel est le style du théologien ? Pour Bellet, « le théologien, quand il est bon et vrai théologien, est un homme affable, cultivé, sérieux. Il a compétence en son domaine et il le sait ». C’est aussi un homme — ou peut-être une femme, mais Bellet lui-même n’envisage pas cette possibilité ! — qui a le sens du devoir : « […] éclairer, guider, protéger, mener les meilleurs vers les cavernes profondes du savoir ».

« Éclairer, guider, protéger » : le théologien serait-il nécessairement un pasteur ? C’est ce que Bellet semble suggérer.

Continuant à dresser le portrait du « théologien pur », Bellet relève que sa qualité principale est de ne pas douter. De ne pas douter de la théologie elle-même : « […] ainsi le monde, par lui, est-il assuré d’exister, la loi d’être légitime, le bien d’être bon, le vrai d’être vrai, le pouvoir en place d’être à sa place, et les choses les plus atroces d’avoir quelque part une explication ». De telle sorte qu’une société ne peut pas se passer de théologiens : « […] on se passerait de pain ou de vêtements plutôt que de théologie ; car, si la théologie venait à manquer, le ciel nous tomberait sur la tête ».

En fait, pour Bellet, non seulement les théologiens ont-ils une place dans la société, mais ils occupent LA place la plus haute, la plus importante. Car en toute société, les théologiens disposent du pouvoir. En quoi les théologiens auraient-ils, même aujourd’hui, le pouvoir ? Comment est-ce pensable ? C’est que, pour Bellet, « si les théologiens ne sont pas les maîtres, ils sont beaucoup plus : ils savent, eux, qui est le maître des maîtres et ce qu’il veut[3] ».

C’est là, effectivement, un pouvoir immense. D’où la question de Bellet : « […] comment disposerait-on d’un tel pouvoir sans cruauté ? » Et dès lors, l’autre question que l’on doit soulever, me semble-t-il, est : qui dispose d’un tel pouvoir ? En somme, qui sont les théologiens, qui peuvent prétendre à ce titre ? Qui sont ces hommes — ou ces femmes — qui ont en quelque sorte le pouvoir de dire Dieu, et ce faisant de faire parler Dieu ?

C’est la question qui constituera le fil conducteur de ma réflexion. Je vais donc manquer à ma promesse de traiter du magistère, et risquer ainsi de décevoir René-Michel Roberge pour la deuxième fois (au moins). En effet, il y a une vingtaine d’années de cela, quand j’étais allé le voir pour lui demander de diriger mon mémoire de maîtrise, il m’avait fortement encouragé à faire un travail sur la fonction magistérielle dans la période patristique. Ne l’écoutant pas, je m’étais plutôt lancé dans une recherche sur la notion de révélation. Je suis d’autant plus mal à l’aise à l’idée de décevoir Monsieur Roberge que j’ai à son égard une dette immense. Durant l’année universitaire 1988-1989, les rendez-vous du vendredi matin, pour ses cours Révélation et théologie à l’automne et Histoire de la théologie à l’hiver, ont représenté pour moi des jours de fêtes. Je buvais les paroles de ce professeur passionné et passionnant.

Je n’aborderai donc pas directement la question de la fonction magistérielle dans l’Église, me concentrant surtout sur la question de l’identité du théologien : qui est théologien dans l’Église ? Mais les deux questions sont évidemment liées entre elles. Si le théologien est celui qui a le pouvoir de « faire parler Dieu », il est nécessairement confronté au pouvoir du magistère ecclésial, un pouvoir consistant notamment « à empêcher Dieu de mentir », selon la formule de Roland Sublon[4].

Qui peut prétendre au titre de théologien ? Voilà la question. Je voudrais évoquer trois réponses possibles, assez contrastées entre elles : celle de Jean-Luc Marion ; celle d’Yves Congar et du concile Vatican II ; et enfin celle de Karl Barth et de René-Michel Roberge.

[…] si le baptisé demande qu’on lui reconnaisse un droit à l’erreur quasi institutionnel, toute prise de parole « théologique » par un laïcat cléricalisé (au nom de prétendues évidences pastorales, scientifiques ou autres) ne peut susciter que de la méfiance. En échange, si l’on peut ainsi présenter une nouvelle exigence, le baptisé souhaite (sans oser revendiquer) que la Parole révélée lui soit dite et répétée de telle manière qu’il puisse en vivre et exercer royalement son sacerdoce. Ce qui veut dire que les paroles de l’évêque se règlent quasi infailliblement sur la Parole vraie qu’est le Verbe, seul exégète du Père (Jean 1,18) et seul herméneute de ce qui est dit dans les Écritures[5].

Luc 24, 27

Qui peut prétendre au titre de théologien ? Peu de monde, si l’on croit Jean-Luc Marion.

Pour Marion, « la théologie ne peut accéder à son statut authentiquement théologique, que si elle ne cesse de se défaire de toute théologie[6]. » C’est quand le théologien fait taire sa logie que le Theos peut enfin parler. Ce n’est qu’au moment où il cesse d’interpréter le texte que « le Référent s’y interprète lui-même », comme l’épisode des pèlerins d’Emmaüs le suggère. Marion voit en effet dans cet épisode la mise en scène de la suppression du moment herméneutique — lié au moment théologique —, ou plutôt la mise en scène de l’achèvement de l’herméneutique dans l’eucharistique : « […] le récit de Luc, 24, qui pourtant avertit expressément que le Christ “fit l’herméneutique” du texte, ne nous rapporte pas l’argument, ni a fortiori les développements ». Marion y voit l’annonce d’une « herméneutique absolue » qui, non seulement ne révèle rien, mais est absente : « […] à peine nommée, elle disparaît au profit du moment eucharistique (Luc 24, 28-33) ». Ainsi, « le Verbe intervient en personne dans l’Eucharistie (en personne, parce qu’alors seulement il manifeste et performe sa filiation), mais pour accomplir ainsi l’herméneutique. […] Si le Verbe n’intervient en personne qu’au moment eucharistique, l’herméneutique (donc la théologie fondamentale) n’aura lieu, n’aura son lieu que dans l’eucharistie[7]. »

Si « le théologien ne conquiert le lieu de son herméneutique […] que dans l’eucharistie, où le Verbe en personne, silencieusement, parle et bénit, parle en tant qu’il bénit », quelle conséquence logique en tirer sinon que « seul l’évêque mérite, au sens plein, le titre de théologien[8]. » C’est la thèse que défend Marion.

S’il reste possible d’imaginer une « herméneutique du texte par la communauté […], grâce au service du théologien », Marion en précise la condition : « […] que la communauté se laisse elle-même interpréter par le Verbe et assimiler au lieu où l’interprétation théologique se peut exercer, grâce au service liturgique du théologien par excellence, l’évêque[9] ». Ainsi la communauté n’accède au statut de sujet herméneutique qu’à être d’abord l’objet de l’interprétation (du Verbe) et qu’à se laisser assimiler au lieu de l’interprétation de l’évêque.

Dès lors, la fonction de l’herméneutique théologique est le résultat d’une délégation, au même sens où, écrit Marion, « l’évêque délègue au simple [sic !] prêtre la fonction de présider l’eucharistie[10] ». Si bien que le relâchement du lien entre l’évêque (« théologien par excellence ») et celui que Marion appelle son « adjoint enseignant », ou pire la rupture même de ce lien de délégation, constitue un détournement du site eucharistique. Il s’ensuit, pour Marion, qu’« on ne peut éviter de considérer comme au moins très problématique tout essai de constituer la théologie comme science[11] ». Le vrai discours théologique n’est pas celui qui cherche à accéder à un statut scientifique, mais celui qui « s’inscrit dans le rite eucharistique qu’ouvre l’évêque » et qui répond à l’exigence de la sainteté[12]. En effet, pour Marion, « la sainteté redouble existentiellement l’exigence institutionnelle d’un lien à l’évêque : il s’agit, dans les deux cas, du même accès au site eucharistique de l’herméneutique théologique[13] ».

La proposition de Marion m’apparaît à l’encontre de l’esprit et de la lettre du dernier Concile, allant plus dans le sens de la « démocratisation de la théologie » que dans le sens de son inféodation à l’autorité hiérarchique.

Few things are more important for the Church today than to reclaim theology for laypeople and to engage them in the tasks they can do best[14].

Dans la constitution Gaudium et Spes, le concile Vatican II exprime le souhait que les laïcs reçoivent une formation théologique : « […] il faut souhaiter que de nombreux laïcs reçoivent une formation suffisante dans les sciences sacrées, et que plusieurs parmi eux se livrent à ces études ex professo et les approfondissent[15] ». Ce souhait trouve un écho dans le Décret Apostolicam Actuositatem consacré à l’apostolat des laïcs. Présentant les « principes de la formation des laïcs à l’apostolat », le document rappelle que les laïcs participent à leur manière « à la mission de l’Église » et que leur formation apostolique devra être « adaptée au caractère séculier propre au laïcat et à la vie spirituelle qui leur convient[16] ». Cette formation à l’apostolat suppose « une formation humaine conforme à la personnalité et aux conditions de la vie de chacun », « une bonne connaissance du monde actuel », « une culture générale appropriée jointe à une formation pratique et technique » et surtout une solide « formation spirituelle ». Par ailleurs, le Décret ajoute qu’une « solide connaissance doctrinale est requise en matière théologique, morale et philosophique ; cette connaissance devra être adaptée à l’âge, aux conditions de vie ainsi qu’aux aptitudes de chacun ». Au niveau des principes, le Décret Apostolicam Actuositatem affirme donc qu’il est non seulement possible mais requis que les laïcs soient formés et informés sur le plan théologique.

Le Concile a aussi proposé des « moyens à prendre » pour atteindre l’objectif visé. D’abord, le Décret rappelle l’existence des nombreux moyens de formation déjà accessibles aux laïcs : « […] sessions, congrès, récollections, exercices spirituels, rencontres fréquentes, conférences, livres et commentaires qui permettent d’approfondir la connaissance de l’Écriture sainte et de la doctrine catholique ainsi que de progresser dans la vie spirituelle, de connaître les conditions de vie du monde, de découvrir et d’utiliser les méthodes les plus aptes à l’apostolat ». Le Décret rappelle également qu’il existe « des centres d’études ou des instituts supérieurs qui ont déjà donné d’excellents résultats ». Par ailleurs, se réjouissant « des initiatives de ce genre et de leur rayonnement déjà florissant en certaines contrées », le Concile « souhaite leur fondation là où la nécessité s’en fera sentir ». Ainsi le Concile « préconise la création de centres de documentation et d’études […] en matière théologique mais aussi pour les sciences humaines […], afin de développer les aptitudes des laïcs, hommes, femmes, jeunes et adultes, pour tous les secteurs d’apostolat ».

Il est assez clair, me semble-t-il, que le Concile a souhaité que les laïcs reçoivent une solide formation théologique. A-t-il même envisagé que le laïc puisse assumer pleinement une fonction théologique ? La chose est moins sûre. Cette idée saugrenue — un théologien laïc — est-elle pensable en catholicisme ? En son temps, Yves Congar est l’un de ceux qui est allé le plus loin sur cette question.

Dans son ouvrage Jalons pour une théologie du laïcat, paru en 1953, Congar aborde de front la question de l’activité théologique des laïcs[17]. Ces quelques pages méritent une lecture minutieuse.

D’entrée de jeu, Congar affirme que « tout fidèle, qu’il soit prêtre ou laïc, qui estime avoir quelque chose à dire, peut proposer un enseignement de type doctoral » (p. 427). L’activité théologique n’est donc pas la chasse gardée des clercs ; la théologie précède la distinction du clerc et du laïc. Dans la perspective de Congar, l’enseignement théologique doit se soumettre à deux normes : la norme de l’orthodoxie et la norme de la science. Ainsi, le théologien — qu’il soit clerc ou laïc — est « justifiable des critères communs, celui du dogme et de l’autorité de [sic] magistère, pour ce qui est de l’orthodoxie, celui des règles du travail scientifique, et le jugement des hommes compétents, pour ce qui est de la valeur humaine et technique de ce qu’il propose » (p. 427).

Le théologien apparaît donc comme celui qui est, dans sa tâche de théologien, soumis à deux juges. Le théologien est condamné à être jugé : il est jugé comme fidèle et il est jugé comme docteur. À titre de fidèle, il est jugé par les « gardiens autorisés de la tradition » et par « la communauté des fidèles ». À titre de docteur, il est jugé par la communauté des savants. Les premiers jugent de son orthodoxie ; les seconds de sa compétence. Comme être-soumis-à-un-double-jugement, le théologien-laïc est exactement dans la même posture que le théologien-prêtre. Ainsi, écrit joliment Congar, « il n’y a pas de charisme de science théologique que conférerait le port de la soutane ou même le sacerdoce » (p. 427) !

Refusant la distinction clerc-laïc pour définir l’exercice théologique, Congar introduit une autre distinction, très importante : celle de l’autorité et de la compétence[18]. Cette distinction a un double effet. D’une part, elle entérine la condition schizophrénique du théologien : à la fois « fidèle » (soumis à l’autorité magistérielle) et « savant » (soumis à la science). D’autre part, la distinction de l’autorité et de la compétence a pour effet de préciser le statut de la parole théologique, de bien marquer en quoi elle se distingue de la parole magistérielle, c’est-à-dire de la parole des « autorités hiérarchiques ». La parole du théologien est une parole « scientifique », alors que la parole hiérarchique est une parole « dogmatique ». Ainsi, écrit Congar, « il faut se garder de la tendance inconsciente, mais commune, d’assimiler le travail scientifique du théologien ou de l’exégète, à la parole dogmatique de celui à qui des charismes afférents à une fonction hiérarchique permettent de parler avec autorité, non pas seulement avec compétence » (p. 427).

L’énoncé est assez retors. En effet, se trouve affirmée la supériorité de la parole dogmatique liée à la fonction hiérarchique sur la parole scientifique du théologien. Pourquoi ? Parce que l’évêque parle avec autorité et compétence, là où le théologien ne parle qu’au nom de sa compétence. L’énoncé est retors parce que reconnaissant la supériorité de la parole magistérielle sur la parole théologique, elle affirme en même temps qu’il manque quelque chose à la parole magistérielle pour être une parole théologique : il lui manque le manque (d’autorité). Elle dispose de trop d’autorité pour satisfaire aux conditions de l’exercice théologique, qui est une condition de soumission : le théologien ne parle qu’au nom d’une compétence qui doit lui être reconnue par la communauté des savants et au nom d’une autorité dont il ne dispose pas, une autorité qu’il reçoit quand sa parole est reconnue « orthodoxe » par l’instance autorisée et autorisante.

Ainsi, écrit Congar, « un docteur dont la compétence et l’orthodoxie auront été éprouvées peut recevoir de l’Église un mandat d’enseignement » (p. 427). Ce mandat prend la forme d’une mission canonique par laquelle le théologien est légitimé à parler à titre de théologien. Ce docteur, répète Congar, peut être un laïc, et il l’a été de fait dans le passé de l’Église. Et l’enseignement proposé par ce docteur vaut bien sûr par ses qualités intrinsèques (scientifiques), mais il vaut aussi parce qu’il « revêt un certain caractère public et jouit, du fait de l’approbation globale qui lui est donnée (sous réserve…), d’une petite autorité » (p. 427). Cette « petite autorité » du théologien est évidemment fragile, puisqu’elle peut être enlevée à tout moment, si l’autorité hiérarchique décide de lui retirer sa mission canonique. Selon Congar, cette reconnaissance institutionnelle est une chance, en un sens, puisqu’elle constitue une « garantie » pour le théologien ; par ailleurs, l’enseignement du théologien se trouve soumis à « un contrôle étroit de ses expressions, de la part de l’autorité qui l’accrédite » (p. 428).

À ce moment-ci, la position de Congar — qu’on l’accepte ou non — est parfaitement claire et cohérente. La distinction de la parole théologienne et de la parole magistérielle est bien établie, la double soumission du théologien à l’instance magistérielle et à l’instance scientifique est parfaitement claire. Comme est parfaitement limpide l’idée que la science théologique n’est pas la propriété du prêtre et peut être étudiée et pratiquée par un laïc. Congar peut donc clore son analyse, et passer à un autre sujet. Ce qu’il ne fait pas. Il renchérit plutôt. Il ajoute. Il précise. Et ce faisant, il déconstruit ce qu’il vient d’avancer.

C’est ce que je voudrais maintenant montrer.

Il faut distinguer deux temps dans l’analyse de Congar. Premier temps : ayant affirmé la légitimité de l’activité théologique des laïcs, Congar construit un « dossier historique » qui permet d’établir l’ancienneté d’une tradition de théologiens laïcs. D’abord, il note que les premiers théologiens étaient tous laïcs : Justin, Tertullien, Pantène, Clément d’Alexandrie et Origène. Congar ajoute à cette liste : Victorinus, Pamphile, Sexte l’Africain, Lactance, Firmicus Maternus, Proposer d’Aquitaine, Sozomène. Parmi les Pères de l’Église, certains ont commencé leur travail de théologien avant d’être ordonné : c’est le cas de Cyprien, Basile, Grégoire de Nazianze, Jérôme, Paulin de Nole, Diodore de Tarse. Ce fut aussi le cas de saint Augustin. On rencontre aussi des cas de théologiens laïcs au Moyen Âge, mais le phénomène est plus rare. Se référant aux travaux d’Henri-Irénée Marrou, Congar note que la distinction entre une culture religieuse, réservée aux clercs, et une culture profane, seule accessible aux laïcs, est étrangère aux premiers siècles chrétiens[19]. Avant cet « accident » — « qui a fait réserver la haute culture religieuse au monde des clercs » —, il n’y avait qu’une seule culture : une culture « qui utilisait à la base les techniques élaborées par les païens, mais les finalisait pour le service de Dieu » (p. 428). L’accident dont parle Congar est « la submersion de l’Empire romain par les Barbares et le sauvetage d’une tradition d’ordre et de culture par les hommes d’Église, évêques et moines » (p. 428). C’est ainsi que la tradition des théologiens laïcs a été en quelque sorte interrompue en Occident, pendant quelques siècles.

Poursuivant son analyse historique, Congar montre ensuite comment le mouvement humaniste « a favorisé la réintégration de laïcs dans le circuit de la pensée religieuse » (p. 429). Contarini, Reginald Pole Cervini, furent tous des théologiens laïcs — ou « simples laïcs » selon la formule utilisée par Congar ! —… avant d’être nommés cardinaux. De nombreux laïcs prirent part au concile de Trente : comme Lodovico Nogorola ou encore Angelo Massarelli, qualifié aussi de « simple laïc » par Congar. La tradition des théologiens laïcs s’est poursuivie au xviie et xviiie siècle (dans le jansénisme et le gallicanisme), puis au xixe siècle (avec Veuillot ou encore Joseph de Maistre[20]). Et cette tradition serait encore vivante au xxe siècle : « […] ont multiplié parmi nous les laïcs qui, sans prétendre à être théologiens, traitent avec compétence de questions religieuses et donc de théologie » (p. 430).

Ainsi se clôt le bref dossier historique constitué par Congar, attestant de la présence — interrompue momentanément — d’une tradition de théologiens laïcs. Ce détour vient bien sûr étayer la thèse de départ, consistant à récuser l’idée d’une théologie exclusivement réservée aux clercs.

Il sert surtout à préparer la conclusion de Congar, et qui consiste apparemment à prendre le contre-pied de sa thèse de départ : « Vraiment, la théologie proprement dite est par excellence un savoir de clercs, et même de prêtres » (p. 432). Comment réconcilier cette affirmation avec l’affirmation antérieure selon laquelle « il n’y a pas de charisme de science théologique », que « le laïc est exactement sur le même pied que le clerc » (p. 427) ? La stratégie de Congar consiste à établir une distinction entre la « théologie » — il parle à deux reprises de la « théologie proprement dite » — et ce qu’il appelle maintenant la « pensée religieuse ». Ainsi, écrit-il, « il faut désirer, dans l’Église, une large activité des laïcs en matière de pensée religieuse », et non en matière de théologie (p. 431). Celle-ci reste l’apanage des clercs, qui eux seuls sont « voués à la théologie proprement dite ».

On avait cru un moment que le laïc avait accès à la science théologique, et voilà maintenant qu’on comprend qu’il doit plutôt se consacrer à la « pensée religieuse », ce qui est hautement digne, mais qui n’est pas encore de la « théologie proprement dite ».

Mais qu’est-ce qui manque donc au laïc ? Quelle est donc « la limite » que Congar assigne au laïc, et qui le délégitime comme « producteur » de théologie ? Pourquoi les laïcs « ne feront jamais de la théologie comme des prêtres » ? Tout simplement parce qu’

ils n’auront jamais exactement la même insertion qu’eux dans la tradition de l’Église. Non seulement le prêtre, conscient des tenants et aboutissants pastoraux de ses réactions et de ses paroles, tiendra plus délicatement compte de tous les éléments et tâchera de les équilibrer, mais, ayant les charismes du sacerdoce, célébrant les mystères, il a davantage un contact vivant avec les réalités mêmes de la tradition. Vraiment, la théologie proprement dite est par excellence un savoir de clercs.

p. 430-431

Il n’y a pas lieu pour les laïcs de se sentir lésés. Car cette dépossession, affirme Congar, est bel et bien une chance pour eux, puisqu’elle leur garantit une liberté plus grande que celle des clercs voués à la théologie. Cette liberté est susceptible de produire des résultats remarquables : les laïcs « peuvent apporter dans l’Église une riche matière de problèmes et de pensée ». À leur place, ils sont un bénéfice pour l’Église. Mais qu’ils y restent… C’est pourquoi, écrit Congar, « on ne cherchera […] pas à faire d’eux, en place des prêtres, des docteurs en sacrée théologie » (p. 431). Non seulement le type d’insertion que les laïcs ont dans la tradition les empêche d’assumer une tâche de théologien, mais une théologie faite des laïcs serait potentiellement dangereuse : « […] leur théologie, parfois, se ressent trop de leurs engagements culturels, politiques et temporels ; elle risque d’être mise au service de thèses dont l’inspiration ne vient pas d’elle et qui compromettent son équilibre » (p. 432)[21]. Pas assez près de la tradition et trop près de la culture et de la société, le théologien laïc est forcément quelqu’un de dangereux. Dangereux aussi parce qu’incontrôlable. Libre. Trop libre. C’est pourquoi, note justement Congar, « l’Église a si souvent incorporé les maîtres à son organisme en les poussant à la vie monastique et en leur conférant, parfois contre leur gré, le sacerdoce » (p. 432). Il s’agissait alors pour l’Église de « mieux assimiler des initiatives périphériques à sa règle ». Dans son étude sur les théologiens laïcs à l’époque paléochrétienne, Alexandre Faivre arrive à une conclusion similaire : « La question du théologien laïc renvoie dès ses origines à un problème de régulation du discours théologique[22] ».

Il n’est pas inutile de rappeler que les Jalons pour une théologie du laïcat ont été publiés en 1953. La position de Congar touchant le théologien laïc a-t-elle évolué ? Congar n’est pas revenu sur la question dans les addenda aux Jalons que l’on retrouve dans la troisième édition (de 1964). Dans ses Entretiens d’automne (de 1987), il revient de manière assez critique sur ses Jalons sans faire référence, toutefois, à la courte section que j’ai analysée[23]. C’est dans un texte intitulé « Mon cheminement dans la théologie du laïcat et des ministères », publié dans l’ouvrage Ministères et communion ecclésiale en 1971, que Congar repose la question[24]. Il affirme alors que ses Jalons ont établi que « l’enseignement et l’élaboration théologiques ne sont nullement le monopole des clercs mais qu’ils ont été et sont toujours très fructueusement exercés par des laïcs ». Avec une insistance particulière, Congar souligne que la théologie n’est pas une affaire de clercs : « L’oeuvre théologique est un service d’Église, sous cet angle on peut la traiter comme un charisme qui n’est réservé ni aux clercs ni aux prêtres ministériels ». Un peu plus loin : « On ne peut m’accuser de prétendre réserver la théologie aux prêtres ». Et pour être sûr qu’on l’a bien compris, il le répète encore : « La cause est donc entendue. Je suis formellement favorable à la pratique de la théologie par les laïcs ». Avec une insistance nouvelle peut-être, Congar réaffirme ce qu’il avait déjà avancé dans ses Jalons et valorise la contribution des laïcs à l’intelligence de la foi. Par ailleurs, il réaffirme également la spécificité de la contribution des prêtres à la théologie : « Les prêtres apportent cependant des conditions ou des ressources particulières à l’exercice de la théologie ». Ce que personne n’aura envie de contester, étant entendu que les laïcs apportent — eux aussi — des conditions ou des ressources particulières à l’exercice de la théologie.

Si l’on refuse de faire de la théologie l’affaire exclusive de l’évêque, si l’on refuse également d’en faire l’affaire exclusive du prêtre pour concevoir la possibilité que des laïcs puissent aussi être considérés comme des théologiens, il convient peut-être de faire un pas de plus et renoncer à faire de la théologie une « affaire de théologiens ».

C’est la proposition défendue par Karl Barth et René-Michel Roberge.

Celui-là prêche bien […] qui vit bien, et je ne sais point d’autre théologie[25].

Pour Barth, « la théologie n’est pas le domaine privé des théologiens[26] ». C’est dire que la théologie n’est pas d’abord une affaire de professeurs ou de pasteurs :

Ni le domaine privé des professeurs : il y a heureusement toujours eu des pasteurs qui comprenaient infiniment mieux la théologie que la plupart des professeurs. Mais pas non plus le domaine privé des pasteurs : il y a toujours eu heureusement des membres d’Église et parfois des communautés entières qui remplissaient silencieusement, mais énergiquement, la fonction de la théologie, cependant que leurs pasteurs étaient, en matière théologique, des enfants ou des barbares[27].

Pour Barth, la théologie n’est pas l’affaire de quelques-uns, un domaine réservé et protégé, mais une propriété ecclésiale, et donc l’affaire de tous les croyants. De telle sorte qu’à ses yeux, « dans l’Église, il n’y a pas, en principe, de non-théologien ». Il faudrait donc résister à appréhender la fonction théologique à partir du binôme laïc-clerc : « […] le concept de “laïque” est à coup sûr l’un des plus mauvais qu’évoque la langue religieuse, un concept qui devrait tout simplement être rayé du vocabulaire chrétien ». L’idée même d’une théologie faite par des laïcs relève d’une certaine ecclésiologie, une ecclésiologie hiérarchisante, articulée autour de la différence entre des clercs-producteurs et des laïcs-consommateurs, entre des sujets actifs et des sujets passifs. Barth est ailleurs. Congar, aussi, voudrait être ailleurs. Le point de vue critique qu’il adopte à l’égard de son ouvrage Jalons pour une théologie du laïcat tient précisément à la trop grande importance accordée à la distinction clerc-laïc, une distinction inextricablement liée à la perspective ecclésiologique qu’il cherche précisément à dépasser. Dans son étude « Mon cheminement dans la théologie du laïcat et des ministères », Congar le reconnaît explicitement : « le couple décisif n’est pas tellement celui de “sacerdoce-laïcat” dont j’avais usé dans Jalons, mais plutôt celui de “ministère ou services-communauté”[28] ».

La perspective de René-Michel Roberge s’inscrit dans la ligne de Barth, même si l’origine de sa position tient principalement, je pense, à sa longue fréquentation des Pères de l’Église.

Je rappelle d’abord la fonction que Roberge attribue au théologien : « […] cultiver la permanente actualité de l’Évangile[29] ». Ainsi, écrit-il,

par le chemin de l’intelligence de la foi, la théologie travaille à l’ajustement de l’expression de la foi à toutes les époques, à toutes les cultures et à tous les besoins afin que personne ne manque de mots pour dire sa foi. La théologie existe pour aider le croyant à croire en toute cohérence intérieure et jusqu’au fond de lui-même. La théologie permet à chacun d’exprimer sa foi à travers son expérience propre. Elle existe pour que l’Évangile puisse retenir [sic] encore aujourd’hui comme une Bonne Nouvelle et rejoindre tout le vécu humain. Comme instrument de régulation de la foi, elle est donc au service de l’infinie richesse de l’Évangile[30].

Dans ce contexte, qui donc peut prétendre au titre de théologien ? Pour Roberge, « la mission théologique incombe d’abord à chacun des chrétiens puisque tout baptisé est responsable de l’expression de la nouveauté de l’Évangile[31] ». C’est la thèse forte défendue par René-Michel Roberge dans plusieurs textes, et sur laquelle il insistait largement dans son enseignement.

Plutôt que de penser la fonction théologienne à partir de la distinction clerc-laïc, Roberge la pense plutôt à partir de la distinction entre la théologie comme telle — la véritable théologie, celle de tous les croyants — et la théologie produite par celui qu’il appelle le « théologien de métier ». Dans ce cadre, il s’avère que le théologien (de métier) « n’est pas le seul, ni même le premier responsable de l’intelligence et, par là, de l’inculturation de la foi. Le croyant qui s’interroge sur sa foi est déjà théologien[32] ». La vocation du théologien de métier est donc, dira Roberge, d’ordre sacramentel : « […] c’est […] à titre de sacrement d’une tâche commune que la théologie [savante] travaille à ce que chaque situation humaine et chaque culture puissent se nommer chrétiennement. Le théologien de métier est au service de la théologie de tous les croyants[33] ».

Un danger qui guette le théologien de métier, qui pratique une « théologie savante » ou une « théologie professionnelle » à l’Université ou ailleurs, est de se couper de son terrain, et donc de perdre de vue « cette théologie de tous les croyants ». C’est ce que soulignait M. Roberge lors de son intervention du 28 octobre 1994, dans le cadre de la rencontre annuelle des doyens et directeurs de centres de théologie avec l’Assemblée des évêques du Québec : « Comme tous les universitaires, les théologiens et théologiennes ont à résister à leur tendance à s’enfermer dans leurs disciplines, leurs traditions scientifiques et leurs objets de spécialisations[34] ». Fernand Dumont fait un constat semblable dans son ouvrage L’institution de la théologie (une oeuvre issue, on le sait, d’une thèse de doctorat dont M. Roberge a assumé la direction). Se référant à l’ouvrage de Peter Eicher, Dumont notait qu’« au lieu de refléter la pluralité des formulations spontanées qu’élaborent les croyants, la variété des théologies est répartie selon le spectre des débats qui se déroulent dans la sphère de la culture savante[35] ».

La théologie se trouve ainsi exposée à un double danger, à un double assujettissement possible : soit être conçue comme le simple relais de la parole magistérielle, soit être totalement soumise aux règles et aux logiques de la culture savante au point de se couper des questions de la communauté croyante, et de la « théologie première » qui s’y élabore[36].

Pour Roberge, « l’herméneutique théologique n’est qu’exemplaire de l’activité interprétante déjà à l’oeuvre dans toute pratique chrétienne ». De telle sorte que « nul ne peut revendiquer de compétence exclusive dans la lecture chrétienne de l’histoire comme Parole de Dieu. Le théologien de métier ne doit jamais oublier qu’il n’a pas le monopole de l’intelligence et de l’expression de la foi[37] ».

Dans la perspective de René-Michel Roberge, le théologien de métier est donc au service de la théologie de tous les croyants. Mais Roberge pousse la chose encore un peu plus loin, quand il ajoute que le théologien de métier est aussi « au service de la théologie de tous au sens le plus large du terme, c’est-à-dire de la valeur théologique de toute quête de sens et de toute expression humaine. La théologie est en effet sacrement de cette aptitude de toute parole humaine à dire le mystère de Dieu. Elle travaille à révéler la valeur d’Évangile de toute parole humaine, devenue Parole de Dieu en Jésus-Christ[38] ».

Cette extension importante de la conception de la théologie n’est pas entièrement originale. Elle est présente aujourd’hui chez un théologien comme Pierre Gisel[39], notamment, ou encore chez Raphaël Picon, auteur d’un petit livre intitulé Tous théologiens[40]. Mais il revient peut-être, au-delà des appels qui revendiquent la légitimité théorique d’une « théologie pour tous », d’en inventer des formes et de l’articuler concrètement et pratiquement. Bref, il reste peut-être encore à la faire advenir.