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Le stimulant ouvrage de David Robichaud et Patrick Turmel est une belle invitation à interroger nos représentations partagées de la justice sociale. Une des forces de La juste part est de ne pas mener la réflexion sur la justice de manière abstraite, mais de l’ancrer dans nos représentations courantes et quotidiennes. C’est cet ancrage dans nos discours quotidiens qui permet de critiquer efficacement l’un des présupposés contemporains les plus répandus et les plus dommageables pour la justice sociale : notre croyance exagérée dans le mérite individuel. À ce titre, l’usage constant des exemples au fil du livre n’a pas seulement un intérêt pédagogique : il nous rappelle aussi que le débat sur la justice est un débat qui doit se mener dans la vie quotidienne, en interrogeant nos sentiments courants du juste et de l’injuste.

Parmi ces hypothèses sur le juste et l’injuste que le livre explicite et critique avec finesse, je voudrais en retenir deux, qui fourniront le point de départ de ma question. La première hypothèse a trait à l’immense dette que nous avons contractée non seulement à l’égard des générations précédentes, mais aussi à l’égard des réseaux dont un bon nombre de chacun de nos contemporains sont membres : nous devons apprendre à reconnaître que toute richesse est un « produit social[1] ». L’exemple du grille-pain, qui donne à l’ouvrage son sous-titre intriguant, est un très clair rappel de cette profonde dépendance, qui marque nos actions les plus prosaïques, et que nous avons tendance si facilement à oublier. À l’instar des théories politique du care, l’ouvrage nous rappelle l’immense part de travail invisible que suppose chacune de nos actions[2].

La deuxième hypothèse majeure tient au rappel que la richesse sociale dont nous profitons n’est pas seulement de nature matérielle : ce n’est pas seulement des inventions passées, ou des capacités de production actuelles que nous profitons. La richesse sociale tient aussi aux normes, aux institutions, aux habitudes ancrées qui permettent des relations sociales confiantes et apaisées, bref à « l’ordre normatif[3] ». Cette richesse-là est également trop souvent oubliée, et c’est un des grands mérites de cet ouvrage que de nous en rappeler très concrètement l’immense portée.

Nos représentations courantes de la justice seront donc erronées, soutiennent les auteurs, si elles négligent tout ce que nous devons aux réseaux d’interdépendance qui réduisent radicalement le poids du mérite individuel, réseaux qui sont autant matériels que normatifs.

Je voudrais m’appuyer sur ces deux hypothèses, dont la démonstration me semble limpide, pour poser une question relative à la bonne échelle de notre préoccupation pour la justice sociale. Car ces réseaux d’interdépendance, aujourd’hui peut-être plus encore que par le passé, traversent les frontières. L’exemple du grille-pain permet d’ailleurs de s’en rendre compte : pour fabriquer héroïquement un grille-pain en solitaire, il aura fallu mobiliser des matériaux pour leur faire parcourir des « milliers de kilomètres[4] ». On présume qu’ils n’étaient pas tous convenablement situés sur le sol national. Ainsi, s’il est vrai, comme le soulignent les auteurs, que « le lien de dépendance entre le succès individuel et la coopération sociale [est] fondé sur la participation de tous les citoyens[5] », un des principaux problèmes qui se pose aujourd’hui est que l’injustice économique concerne également une bonne partie des non-citoyens de par le monde. Ma question est donc la suivante : dans un monde où les réseaux d’interdépendance traversent les frontières, peut-on limiter l’analyse de la justice sociale aux rapports entre les citoyens ?

L’analyse des auteurs se déploie en effet très largement à l’échelle nationale. On va ainsi s’intéresser à « notre 1 %[6] », c’est-à-dire à celui du Canada par opposition à celui des États-Unis, ou analyser comment les habitants des États-Unis pourraient dépenser le « milliard supplémentaire investi dans la prochaine course à la Maison-Blanche[7] » s’ils trouvaient une manière d’arrêter la surenchère des dépenses électorales : le cadre de raisonnement est national et concerne avant tout la manière dont les citoyens d’un même pays organisent la redistribution des richesses collectives entre eux. Il y a évidemment de très bonnes raisons à cela. Nos mécanismes de redistribution des richesses ou de solidarité opèrent à l’échelle nationale ; nos institutions politiques — et donc la sphère de débat public — sont encore essentiellement nationales ; les chiffres, données et analyses dont nous disposons adoptent, elles aussi, cette même lentille.

De fait, même si l’on admet que les réseaux de dépendance économique et sociale sont internationaux, il semble extrêmement ardu de déplacer la question de la justice distributive hors du cadre national. Pour commencer, les institutions font largement défaut. Il manque également un des éléments que l’ouvrage pointe avec beaucoup d’élégance, à savoir des représentations partagées socialement du juste et de l’injuste. Mais comment pourrait-on créer un véritable sentiment transfrontalier du mérite ? Ne serait-il pas plus prudent de s’en tenir à un raisonnement en deux temps : la justice redistributive concernerait la communauté des citoyens ; les relations internationales seraient régies dans un deuxième temps au fil des accords commerciaux médiés par les organisations internationales ?

Certes, on ne saurait sous-estimer les difficultés qu’il y aurait à déporter le débat sur la justice redistributive hors des frontières. Et pourtant, il y a dans le livre un indice qui suggère que cette difficulté est pourtant inévitable : cet indice se trouve dans les réflexions que l’ouvrage consacre à la question de la fiscalité. Les auteurs soulignent à juste titre que notre tolérance à l’impôt est un bon indicateur de notre croyance dans l’importance de notre dette à l’égard de la société, ou, au contraire, de notre oubli de cette dette collective devenue invisible. Ils rappellent l’important effort à mener sur nos représentations collectives partagées du juste et de l’injuste pour pouvoir rejoindre des analyses comme celles de Saez ou de Piketty qui « arrivent à la conclusion que le taux maximal d’imposition sur les tranches supérieures de revenu pourrait facilement monter jusqu’à 70 ou 80 %[8] ». Mais justement, si la mobilité transfrontalière devient importante, alors pour imposer un taux marginal de 70 ou 80 %, il ne faut pas seulement que les citoyens soient prêts à l’accepter sans se sentir « spoliés » ; encore faut-il que les pays voisins ne choisissent pas de pratiquer des taux plus bas pour attirer les foyers fiscaux. Le problème ici n’est plus seulement un problème de coopération à l’échelle nationale, mais de coopération entre les pays. Or, si l’on prend l’exemple actuel de l’Union européenne, on peut constater que les différents États membres n’hésitent pas à pratiquer cette forme de concurrence fiscale entre eux, d’une manière qui vient radicalement miner les débats internes aux États sur le niveau de taxation « juste ». On retrouve exactement la même forme de problème de coopération que celui illustré dans le chapitre IV avec l’exemple de la manifestation des agriculteurs de l’Ontario. Cet exemple de la fiscalité indique à mon avis qu’il est en fait illusoire d’enfermer le débat sur la justice distributive à l’intérieur de nos frontières nationales : nous sommes contraints d’aller de l’avant et d’essayer de suivre les réseaux transfrontaliers.

Convaincue par l’argumentation des auteurs, je voudrais donc essayer d’aller un pas plus loin, parce qu’il me semble que ce passage est désormais inévitable. Le type de plaidoyer pour la juste part qu’ils produisent est aujourd’hui incomplet et donc fragilisé s’il se limite à l’échelle nationale. Le passage à l’échelle supérieure offre certes des difficultés inédites, mais présente paradoxalement plus de chances de succès. C’est seulement en passant à ce niveau qu’on pourra éviter de reconduire entre nations les arbitraires de la répartition économique existant entre les classes sociales. Le plaidoyer pour l’égalité sociale a longtemps fonctionné dans un monde de communautés fermées. Mais lorsque la mobilité vient contredire les mécanismes nationaux de solidarité des communautés, il faut travailler à l’élaboration d’un sentiment non national de justice. Le défi est considérable. Mais nous pouvons trouver des raisons d’espérer une solution dans les années qui viennent en remarquant l’indétermination même du slogan des Indignés : « Nous sommes les 99 % ». Ils ne précisent pas de quel collectif ils sont l’écrasante majorité. Libre à nous d’y voir davantage qu’un groupe de concitoyens.