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Introduction

Depuis 2008, dans le cadre de l’Entente sur le développement culturel, la Ville de Montréal et le ministère de la Culture et des Communications du Québec ont mis en place un programme visant à accroître, renouveler et actualiser le parc immobilier des bibliothèques publiques. À cette fin, la construction de nouvelles bibliothèques et la rénovation des installations actuelles ont été mises de l’avant. Ce programme, qui s’étend sur une durée de plus de dix ans, s’inscrit dans le cadre de la Politique de développement culturel de la Ville de Montréal 2005-2015 et le Plan d’action du Rendez-vous novembre 2007-2017 Montréal, métropole culturelle.

Ce programme vise la réalisation de projets innovateurs d’une grande qualité architecturale, selon une vision évolutive des services à offrir aux citoyens reflétant les caractéristiques de la bibliothèque du XXIe siècle. À ce titre, les projets doivent répondre à des critères élevés, notamment en terme de développement durable pouvant aller jusqu’à une certification LEED (Leadership in Energy and Environmental Design[1]), être exemplaires quant à l’accessibilité universelle[2], intégrer l’art public ainsi qu’un vaste registre de technologies ou encore favoriser une offre de services qui encourage l’autonomie de l’usager, notamment par le biais du libre service.

Dans ce contexte, certains processus ont été mis en place pour satisfaire les principaux enjeux d’un projet immobilier, soit la qualité, le budget et l’échéancier. La notion de qualité s’applique tant aux services, aux citoyens, à l’innovation, au traitement de l’espace, au volume qu’à l’intégration. Cette nouvelle génération de bibliothèques, qui définit le modèle montréalais, doit en faire des lieux accueillants, attrayants, fonctionnels et ouverts à la participation de la communauté. Pilier d’une ville apprenante, fondé sur le modèle du tiers lieu, cet espace émergent est désormais conçu comme un véritable centre d’information et de culture communautaire qui suscite l’envie d’apprendre, de créer et de partager[3].

Parmi les processus de mises en oeuvre, notons les processus de conception intégrée (PCI), l’analyse de la valeur, les consultations publiques et les exercices de participation citoyenne. D’un point de vue conceptuel, le recours à un processus de concours d’architecture permet de créer des conditions exceptionnelles d’innovation et reflète la volonté de faire de Montréal non seulement une ville de design, mais une métropole culturelle de création, de savoir et d’innovation.

Les quatre premiers projets sont dans la filiation des premiers tiers lieux qui sont apparus dans la foulée de la Seattle Public Library et de la Vancouver Public Library. Moins imposantes que ces dernières, les bibliothèques du Boisé, Marc-Favreau, Saul-Bellow et Benny constituent des écosystèmes communautaires. La Bibliothèque de Pierrefonds se démarque avec une proposition qui consacre l’arrivée des bibliothèques-laboratoires sur le territoire montréalais.

La Bibliothèque du Boisé

Véritable carrefour culturel, ce projet comprend la bibliothèque, un centre d’exposition et la réserve du Musée des maîtres et artisans du Québec. La présence monumentale de ce nouvel édifice public sur le boulevard Thimens dans l’arrondissement Saint-Laurent vient consolider la vocation civique de cet axe, en plus de contribuer à la valorisation du boisé du parc Marcel-Laurin en lui donnant une nouvelle porte d’entrée. Ce projet vise une certification LEED or.

L’équipe Éric Pelletier Architectes/Cardinal Hardy/Labonté Marcil en consortium, SDK et associés inc. ainsi que Leroux Beaudoin Hurens et associés inc. a remporté le concours d’architecture. Cette proposition a aussi reçu, en 2010, un prix d’excellence décerné par la revue Canadian Architects, qui prime chaque année les meilleurs projets réalisés au Canada.

L’équipe lauréate a rendu compte de son concept en ces termes :

La nouvelle bibliothèque de Saint-Laurent se veut un lieu d’appropriation et de découverte. Le projet n’en est pas un seulement d’architecture mais également de paysage. Située entre le boulevard Thimens et le parc Marcel-Laurin, la nouvelle bibliothèque s’inscrit sur le site en tirant parti des composantes majeures de ce dernier. Dès lors, elle se présente comme une connexion entre la ville et le paysage, une connexion favorisant l’exploration des lieux tant depuis l’intérieur que depuis l’extérieur, tant depuis le boulevard Thimens que depuis le parc. Le visiteur la découvrira par son cheminement au travers des espaces à la fois intimes et spectaculaires mettant en scène les lieux et les usagers en leur offrant divers parcours.

CNW Telbec 2010

Adoptant le modèle du tiers lieu, l’ambiance de la bibliothèque est décontractée et informelle, dispensant par le biais de ses volumes généreux un sentiment de liberté qui consacre son projet démocratique. La présence du café à l’entrée, qui se prolonge par des tables bistros le long des murs rideaux, joue un rôle structurant qui rompt avec l’approche de la bibliothèque traditionnelle[4]. Il favorise les interactions et confère aux usagers le droit de parler en bibliothèque, comme de boire et de manger. Cette bibliothèque communautaire, à la façon des tiers lieux plus récents, offre un parcours et un plan équilibré entre les espaces ouverts et fermés afin de satisfaire différents types d’usages. Cette sensibilité à l’égard de la diversité des usagers se manifeste également dans la signature de la bibliothèque, qui offre un espace « langue et culture » avec une collection multilingue et des services adaptés. Un espace pour les adolescents propose des aires pour la socialisation, l’étude et la pratique des jeux vidéo.

S’inspirant des Idea Stores[5], le volet « marketing » est soigneusement développé avec une approche respectueuse de l’usager. Des dispositifs de marchandisation sont aménagés dans l’ensemble des sections : murs promotionnels affichant les couvertures des documents, sélections thématiques occasionnelles, utilisation de présentoirs variés et de la couleur comme élément de signalisation et vitrine lumineuse. De plus, les qualités esthétiques du mobilier contribuent à l’expérience de ce second chez-soi.

Le Boisé est la première bibliothèque issue du programme RAC. L’expertise unique et le cadre de gestion mis en place (la charte de projet, le comité de pilotage) serviront de références pour les équipes projets qui suivront. Quelques mois plus tard, en décembre, dans un contexte plus urbain, la Bibliothèque Marc-Favreau ouvrait ses portes.

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Bibliothèque du Boisé dans l’arrondissement Saint-Laurent

Photo : Marie D. Martel

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La Bibliothèque Marc-Favreau

Avant même sa construction, l’arrondissement Rosemont veut honorer l’artiste Marc Favreau, comédien et poète, pour initier sa réflexion et développer les caractéristiques du projet. Ainsi, le personnage heureux et naïf de Sol, incarné par Marc Favreau, représente une source d’inspiration pour les architectes dans l’élaboration du concept architectural de ce nouvel équipement culturel.

Au terme d’un concours d’architecture, Dan Hanganu architectes, Nicolet Chartrand, Knoll inc. ainsi que CBA experts-conseils est l’équipe lauréate retenue pour réaliser le projet. Construite sur le boulevard Rosemont, à proximité de la station de métro du même nom, la nouvelle bibliothèque se fait accessible et accommodante. Un immeuble patrimonial de style Art déco que l’on a préservé l’abrite partiellement, l’autre composante héberge un centre de la petite enfance. L’ensemble du projet participe à la revitalisation d’une friche industrielle, où étaient établis des garages et des ateliers municipaux.

Outre les qualités fonctionnelles et spatiales de ce projet, le modèle de la bibliothèque tiers lieu est habilement traité à travers un vocabulaire architectural raffiné en dialogue avec la poésie familière du personnage de Sol : son coffre de bois contenant les collections, un impressionnant mur rideau avec losanges rappelant le jacquard de la veste du clown et laissant pénétrer la lumière du jour. La bibliothèque y trouve son visage humain, à la fois souriant, candide et généreux. La présence d’un salon avec un foyer ajoute un caractère chaleureux et intime.

Atrium et café, attributs typiques des bibliothèques tiers lieu, structurent la déambulation des usagers, définissant un lieu propice aux échanges, à la sociabilité, aux amitiés civiques. La déclinaison des sections ciblées pour les différents groupes d’âge désigne la vocation familiale du projet. Se revendiquant de la nouvelle génération des bibliothèques-laboratoires, la programmation offre un laboratoire de création numérique principalement dédié aux adolescents[6].

On y trouve des effets de boutique, à la façon des hôtels boutiques, avec la personnalité de la bibliothèque, sa signature culturelle, sa localisation urbaine, sa vitrine sur la rue, sa taille compacte, ses présentoirs suggestifs pour la mise en valeur de produits d’appel, son côté « écrin », son atmosphère. La qualité de l’aménagement et du mobilier suggère aussi que le design, suivant la philosophie des bibliothèques scandinaves, peut s’inscrire dans la vie quotidienne, définissant précisément un milieu et un mode de vie aptes à soutenir les transformations sociales.

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Bibliothèque Marc-Favreau dans l’arrondissement Rosemont

Photo : Marie D. Martel

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Centre culturel Notre-Dame-de-Grâce

Le Centre culturel de Notre-Dame-de-Grâce est un autre projet de mutualisation de services qui combine une bibliothèque, une salle de spectacle et une salle d’exposition. Il est construit sur un site intégré à Benny Farm, un ensemble d’habitations construit pour les vétérans de la Seconde Guerre mondiale à la fin des années 1940 et qui a fait l’objet d’une rénovation majeure au cours de la dernière décennie.

L’équipe formée de l’Atelier Big City, Fichten Soiferman et Associés et l’Oeuf architectes ainsi que des firmes d’ingénieurs Groupe ESG, Pageau Morel et Vinci Consultants remporte le concours d’architecture et est retenue pour réaliser le projet.

Le concept architectural a été élaboré en tenant compte de la tradition et de l’esprit communautaire du quartier. La notion de « place », de lieu de rencontre, constitue l’un des axes fondamentaux de la vision. Elle est présente dès la rue, se poursuit dans le hall, le foyer intérieur, nous dirige vers des lieux et espaces dédiés à des usages multiples telle une invitation à un parcours de découvertes dans un univers accueillant, chaleureux et coloré. Ce projet se veut une célébration de la sphère publique et de la vie communautaire dans un univers contemporain. La bibliothèque ouvrira ses portes en 2015.

Enrichissant le patrimoine toponymique de Montréal, le Centre culturel portera le nom de la danseuse, chorégraphe et pionnière dans la critique de la danse, Iro Tembeck, et la bibliothèque se distinguera par une signature culturelle associée à l’univers de la danse.

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Centre culturel Notre-Dame-de-Grâce

Dessin : Ville de Montréal et Atelier Big City, Fichten Soifermen et Associés, L’OEuf

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La Bibliothèque Saul-Bellow

C’est une personnalité littéraire illustre, l’écrivain Saul Bellow, qui est associée au projet de la nouvelle bibliothèque de l’arrondissement de Lachine. Le projet consistait à rénover et à agrandir substantiellement la Bibliothèque Saul-Bellow, immeuble datant de 1974 situé à l’angle de la 32e avenue et du boulevard Saint-Antoine de l’arrondissement Lachine de Montréal. Au terme d’un concours d’architecture, la firme Chevalier Morales architectes a été sélectionnée pour réaliser le projet. À cette équipe se sont jointes les firmes d’ingénierie Dessau pour la structure, Martin Roy et associés pour la mécanique et l’électricité ainsi qu’Urban Soland pour l’architecture du paysage.

Parmi les critères de conception ayant guidé l’élaboration du concept, le coeur de la réflexion des architectes a porté sur l’intégration à un immeuble existant, le recyclage et la transformation en un immeuble actuel tout en intégrant les caractéristiques de la bibliothèque du XXIe siècle. Leur démarche a tenu en compte l’histoire ainsi que les conditions sociologiques et culturelles de la communauté à desservir. L’objectif visé était de donner un rôle significatif à un projet civique d’envergure, en lien avec le paysage.

Le projet propose une série d’expériences spatiales en lien avec le modèle du tiers lieu et la dématérialisation qui se traduit par un environnement conçu pour la lecture, les lecteurs, le partage des idées, les échanges plutôt pour les collections de livres. Parmi les stratégies retenues, notons un parcours suggérant le mouvement, la légèreté et l’ouverture à une variété de types d’espace favorisant les rencontres, une rampe douce permettant d’accéder à l’accueil qui est bordé d’un café, de gradins de lecture et de puits de lumière. L’ouverture est prévue en 2014.

Chevalier et Moralès sont aussi les concepteurs du projet suivant qui sera développé dans l’arrondissement de Pierrefonds. Cependant, l’accélération des transformations dans les usages et les fonctions des bibliothèques sont telles qu’il existe une différence catégorielle entre le projet de Lachine et celui qui lui succède avec son approche de « bibliothèque-laboratoire ».

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Bibliothèque Saul-Bellow dans l’arrondissement de Lachine

Dessin : Ville de Montréal et Chevalier Morales Architectes

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La nouvelle Bibliothèque de Pierrefonds

L’agrandissement et la rénovation de la bibliothèque de l’arrondissement de Pierrefonds se fonde sur une vision de « la bibliothèque comme écosystème », qui met l’accent sur le développement durable en traduisant une relation organique entre le site, sa programmation et la communauté.

C’est la proposition des firmes Chevalier Morales architectes et DMA architectes qui a été sélectionnée par le jury du concours d’architecture, qui s’est tenu en septembre 2013. S’inspirant d’un plan de parc idéalisé et revisitant le modèle de l’Idea Store, le concept substitue à ce dernier la typologie plus nord-américaine du centre commercial :

Cette typologie présente un intérêt particulier pour l’étude de l’organisation de la bibliothèque puisqu’il [le projet]. exprime de nombreuses qualités spatiales qui sont recherchées dans la création d’un troisième lieu. Libre circulation des usagers, flexibilité dans l’organisation des espaces, mouvement et expériences plurielles ne sont que quelques-uns des avantages répertoriés. L’organisation du projet dans une configuration en « ailes » convergeant vers un espace d’échange, un réseau d’escaliers croisés, un gradin, des ouvertures dans les planchers permettant des connexions visuelles, une multitude de puits de lumière et un espace civique — présentant l’oeuvre d’art publique —, s’inspire directement de la typologie des centres commerciaux

Chevalier Morales architectes 2013[7]

Les murs rideaux reflètent l’environnement de même que les activités civiques à l’extérieur : la bibliothèque est le miroir de la communauté, transparente et accessible. Les relations entre le café, la salle communautaire, l’agora et les réseaux d’échanges sont continues. Cette cohabitation crée une vaste sphère publique qui décuple les occasions de regroupement, les croisements, les opportunités de dialogue et de réflexion collective. La salle de formation se prolonge sur une aire qui permet des échanges plus informels, reconfigurable pour des activités d’apprentissage en collaboration. D’une façon générale, l’ouverture et la flexibilité du lieu sont propices à des activités de coworking associées à un espace émergent[8]. Le positionnement stratégique du laboratoire de création numérique/laboratoire de fabrication à l’entrée, connecté sur l’agora et le café, est un choix puissant qui est susceptible de favoriser le développement d’une communauté créative. Il désigne ce projet prometteur comme tiers lieu de création. La prise de position pour une démarche de design participatif y est clairement revendiquée.

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Bibliothèque de Pierrefonds

Dessin : Ville de Montréal, Chevalier Morales Architectes et DMA Architectes

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Conclusion

Le modèle de Montréal qui émerge à travers les premiers projets est celui du tiers lieu. Sans être la maison ni le bureau, ce lieu est un prolongement de l’espace privé dans l’espace public, caractérisé par la présence du café qui inscrit la conversation comme activité structurante à la manière des bibliothèques scandinaves[9]. Inspirées par l’exemple londonien des Idea Stores, les nouvelles bibliothèques montréalaises adoptent une signature locale forte, un parti pris pour la formation et l’apprentissage collaboratif ainsi qu’une approche décomplexée du marketing expérientiel créant des parcours, une théâtralisation des collections, un contexte ludique. Au-delà de la qualité architecturale et de la relation forte entre le site et le sens du projet, ces bibliothèques communautaires misent, pour la plupart, sur la mutualisation des services pour fonder des pôles civiques dynamiques dans l’esprit des bibliothèques de Barcelone (Romero 2008, 21).

Le programme RAC, qui permet aux établissements montréalais de rattraper le niveau des bibliothèques canadiennes en termes de superficie et de collections, prévoit aussi un ajustement du budget d’opération favorisant l’embauche de bibliothécaires. L’apport de ces professionnels marquera une nouvelle ère qui est appelée à accélérer la montée en puissance du réseau et de sa capacité d’agir sur le développement social et culturel des Montréalais.

L’innovation est étroitement associée à l’exigence du concours d’architecture, qui est un processus de sélection de professionnels basé sur le concept architectural. Ce processus favorise l’émulation des idées, stimule la créativité et l’innovation; il élève le niveau de la prestation de l’ensemble des professionnels en créant des conditions destinées à enrichir de façon significative la qualité architecturale, le patrimoine bâti de même que le volet du développement durable.

L’innovation est aussi liée à la conception d’une bibliothèque participative. Les bibliothèques se font laboratoires : l’usager devient créateur de contenus dans un contexte de culture numérique et de partage des savoirs qui entraîne une attention nouvelle pour le matériel d’intérêt local. Le citoyen est aussi partie prenante de la programmation et du processus de design. Des activités de cocréation sont menées pour développer une vision partagée ou innover autour d’une thématique. Par exemple, à Pierrefonds, une journée de codesign sur le thème de la ludification a réuni des designers de jeux vidéo, des concepteurs de jeux, des bibliothécaires et des citoyens dans le but d’explorer le potentiel des mécaniques de jeux dans le développement de services centrés sur les besoins des usagers pour la future bibliothèque. Le projet de la bibliothèque devient bien plus qu’un espace, il est un projet de communauté, créant des connexions autour des nouveaux contenus.