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Depuis les années 1990, les industries culturelles manifestent un « goût » toujours plus poussé pour les images d’archives. Colorisées, sonorisées, soumises à la trépidation du montage, promues par l’argument commercial de l’inédit, ces images trafiquées, surexploitées, transformées en lieux communs et en icônes marchandes ont perdu une large part de leur historicité. Pendant la même période, des travaux de recherche ont été consacrés à la migration, au réemploi, à la poétique des images d’archives selon une double perspective esthétique et historique. Dans ce champ de recherche en pleine efflorescence, un territoire demeure pourtant largement en friche : il a trait au moment singulier de la prise de vue.

C’est cette remontée vers le point d’origine des images, cette historicisation de l’enregistrement que j’aimerais esquisser ici. Je m’intéresserai pour cela à trois tournages entrepris au printemps-été 1944, lors de la libération de Paris et dans les camps de Terezín en Tchécoslovaquie et de Westerbork aux Pays-Bas [1]. Ces plans filmés dans des situations extrêmes permettent d’entrevoir l’univers mental de ceux qui les ont tournés : ils dévoilent leur imaginaire de l’événement, leur volonté de le conformer à l’idée qu’ils s’en font, leur difficulté parfois à en saisir le déroulé. Ces images d’archives recueillent aussi l’impensé d’une époque. Elles conservent ce qui échappa au regard du caméraman dans l’enregistrement mécanique d’une portion de réel. Ces « fuites de sens [2] » s’expriment par des éléments discrets qui gisent dans les plans. Suivre la voie des images consiste à leur redonner l’initiative en prêtant attention aux signes labiles dont elles sont dépositaires.

Une telle approche exige la mise en oeuvre d’une « vision rapprochée » du cinéma, attentive aux détails et aux indices, aux arrière-plans et aux personnages secondaires. Elle s’inspire du modèle établi par Daniel Arasse (1992) pour la peinture lorsqu’il préconise « une pratique rapprochée du pinceau et du regard » et définit le détail comme le « lieu d’une expérience ». Elle suppose d’entrer en intimité avec ce que Bellour (2009) appelle le « corps des films ». Elle passe par la description détaillée, le ralenti, les retours patients devant l’image. Les plans analysés ouvrent ainsi la voie, jusque dans leur fragilité et leurs manques, à une histoire du sensible inscrite au plus près de ceux qui firent l’événement, en furent les vaincus ou les victimes.

La libération de Paris : l’absent de l’histoire

Le film La libération de Paris fut tourné en août 1944, dès le début de l’insurrection, à l’initiative du Comité de libération du cinéma français (CLCF), groupement de résistance d’obédience communiste. Ces images assorties d’un commentaire de Pierre Bost furent projetées aux Parisiens dès le 29 août 1944. Dans les semaines qui suivirent, le documentaire connut un immense succès en France et à l’étranger.

La libération de Paris apparaît à bien des égards comme le film de la communion. L’équipe réalisatrice célébra avec irénisme l’entité abstraite d’une capitale en lutte pour sa libération : à la logique partisane qui eût consisté à rendre hommage aux seuls résistants, et tout particulièrement aux communistes, le CLCF préféra une stratégie de conquête et de séduction auprès d’un large public auquel il tendait le miroir flatteur d’un peuple en résistance. En outre, si le film cantonnait les soldats de la France libre au rôle de supplétifs, il donna toute sa place au général de Gaulle et au moment de grâce des retrouvailles parisiennes. La libération de Paris sert en effet la geste officielle en deux longues séquences consacrées au discours de l’Hôtel de Ville et au défilé sur les Champs-Élysées. Les images de la journée du 26 août montées par le CLCF contribuèrent largement à coproduire l’événement : en parfaite symbiose avec l’opération politico-symbolique mise en oeuvre par le général de Gaulle, elles offrirent au défilé sa pleine dimension de sacre républicain.

Les plans choisis furent tournés par les opérateurs Gaston Madru (installé sur le toit d’une voiture travelling), Georges Méjat, chargé de faire des « croquis » sur la foule, et le jeune Gilbert Larriaga, qui couvrit le défilé à pied, depuis l’Arc de triomphe jusqu’aux Chevaux de Marly. Les caméramans suivent la descente en majesté du général de Gaulle dominant de sa haute taille les membres du cortège qu’il devance d’un pas pour recevoir l’hommage et les acclamations d’une foule immense scandant son nom, Parisiens massés tout le long du parcours, juchés sur des promontoires, grappes humaines épousant la forme des réverbères. « Ah ! C’est la mer ! » écrira plus tard le mémorialiste. Le commentaire de Pierre Bost est au diapason gaullien lorsqu’il évoque cette « journée du triomphe et de la certitude » : « Le général de Gaulle, chef du gouvernement provisoire de la République française, va traverser la capitale sur un tapis volant d’acclamations. […] Il descend les Champs-Élysées à pied, sans faste, mêlé à la troupe de ceux qui ont lutté avec lui hors de France et en France. » Le choix du montage en champ-contrechamp, les plans du général succédant à ceux de la population enthousiaste, rend plus sensible l’échange de regards constitutif de cette « thaumaturgie visuelle » (Lardellier 1997, p. 40) voulue par Charles de Gaulle. L’exposition de son corps permet au chef du gouvernement provisoire d’accomplir le miracle de la régénération de la communauté nationale ; la restauration de la légalité républicaine passe par la monstration physique du général, considéré comme l’incarnation de l’État renaissant.

Les plans non utilisés éclairent la double stratégie de lissage et de recadrage de l’événement mise en oeuvre par les monteurs du CLCF [3]. Ils donnent la pleine mesure d’un défilé préparé dans l’urgence, en grande partie maîtrisé mais à haut risque pourtant, alors que des combats se déroulent encore dans la banlieue nord de Paris et que l’ennemi rôde toujours sur le pavé parisien. On découvre ainsi dans les rushes des scènes de désordre et de panique qui bousculèrent le bel ordonnancement de la cérémonie gaullienne lorsque des snipers embusqués sur les toits tirèrent sur la foule à la Concorde et à Notre-Dame. Les plans non montés révèlent aussi la part d’improvisation du défilé et la présence massive des reporters venus l’immortaliser. Dans La libération de Paris, seul le geste fameux de Georges Bidault [4] agitant les bras pour écarter une nuée invisible permet d’imaginer l’incroyable attroupement devant la première ligne du cortège.

Figure 1

La libération de Paris (Comité de libération du cinéma français, 1944).

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Cette cohue apparaît dans les plans non montés qui révèlent la bousculade des photographes et des opérateurs encadrant et débordant le cortège à pied ou juchés sur des voitures de presse. Les opérateurs du CLCF avaient saisi le reflet dédoublé de l’événement et de sa « médiatisation ». En resserrant le champ, le film imposait l’image d’une communion sans tiers entre de Gaulle et les Français, promouvant l’image d’un échange direct d’hommages entre la foule et le chef du gouvernement provisoire.

La mise en regard des images de La libération de Paris avec les plans non utilisés permet ainsi de multiplier les points de vue sur l’événement et d’élargir le cadre de prise de vue du film officiel. Ces images oubliées révèlent encore la présence de personnages secondaires et de microévénements négligés par les monteurs du CLCF. Dans les rushes du film, un plan tourné sur la place de l’Étoile permet d’entrevoir un combattant noir, le bras en écharpe, qui suit de près le héros du jour. Ce personnage fait trois apparitions dans La libération de Paris, où il demeure sans nom et sans destin : on le voit escorter un soldat allemand ; juché sur un char conquis ; soutenu par deux camarades, le bras en sang, après une fusillade.

Figure 2

La libération de Paris (Comité de libération du cinéma français, 1944).

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Figure 3

La libération de Paris (Comité de libération du cinéma français, 1944).

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Dénommé Georges Dukson et originaire du Gabon, cet ancien prisonnier de guerre évadé vivait de menus larcins dans un hôtel des Batignolles lorsque sonna l’heure de la Libération (Dunan 1945, p. 243-267). Le 19 août 1944, quand les Forces françaises de l’intérieur (FFI) s’emparèrent de la mairie du XVIIe arrondissement, il se porta volontaire et participa à tous les combats de la rue de Rome et du boulevard des Batignolles, escortant les patrouilles, attaquant les camions ennemis, faisant feu sur les tireurs allemands, conquérant un char de la Wehrmacht. Blessé au bras lors d’un accrochage, Dukson ne pouvait plus tenir un fusil ; il repartit à l’assaut, armé de bouteilles incendiaires. Surnommé le « Lion noir du XVIIe », ce combattant splendide et rugissant ne passa pas inaperçu aux Batignolles [5]. Mais le 26 août, devenu sous-lieutenant des FFI, Dukson en pleine gloire commença à perdre le sens de la mesure : il fit le pari de s’infiltrer dans le cortège du général de Gaulle. Les rushes du CLCF le montrent au pied de l’Arc de triomphe, mêlé aux hommes de Leclerc, à quelques pas du général de Gaulle, tel le Zelig de Woody Allen. Deux plans tournés par des cinéastes amateurs complètent la scène. Dans le premier, pris quelques secondes plus tard, le « Lion noir » réapparaît : il a maintenu sa position et se trouve à moins d’un mètre du général qui le dissimule en grande partie, laissant percer le seul point blanc de son bras en écharpe. La suite du plan, examinée au ralenti, révèle le geste prompt d’un saint-cyrien qui lui touche l’épaule pour le faire reculer, ouvrant la voie au préfet Flouret. L’homme caméléon réapparaît pourtant dans les premières minutes de la descente des Champs-Élysées : dans un second plan tourné par les amateurs, on le voit marcher fièrement à la gauche du général de Gaulle, chemise boutonnée, chaussettes sagement tirées sur les mollets. C’est au tour d’un officier de lui barrer la voie, lui intimant d’un geste de quitter le cortège. Deux photographies permettent de prolonger la scène : sur la première, Dukson se protège de son bras valide contre une invisible agression ; sur la seconde, un soldat pointe sa mitraillette en direction de l’intrus [6]. Sorti manu militari du cortège, Dukson ne réapparaît plus dans les images du défilé. Dans la cérémonie de renaissance de l’État républicain, le combattant ardent du XVIIe était déjà un indésirable, bientôt un vaincu de l’histoire.

De retour à la vie civile, devenu une célébrité locale, Dukson ne put se résoudre à reprendre le cours d’une existence misérable [7]. Réquisitionnant un ancien garage allemand, il se lança dans le marché noir, les vols et les perquisitions abusives, à l’image d’un héros fourvoyé de Cayatte. Sur ordre des autorités militaires, des membres des FFI procédèrent à son arrestation pour le conduire à la prison du Mont-Valérien. Profitant d’un arrêt, Dukson s’évada et fut abattu d’une balle qui lui fracassa la cuisse. Il mourut pendant son opération à l’hôpital Marmottan.

Ainsi les caméramans et les photographes couvrant le défilé avaient-ils enregistré l’une des dernières images de Dukson. Ces plans et ces photographies relèvent de « l’instant prégnant » défini par Lessing. Ils permettent au spectateur d’imaginer et de concevoir plus qu’il ne les voit les moments extrêmes, « ce qui a déjà eu lieu et ce qui va se passer » (Lessing 1766) : la gloire éphémère de Dukson puis sa mort en disgrâce. L’une des propriétés des images photographiques et cinématographiques réside dans cette dimension conservatoire. La captation mécanique permet de sauvegarder, le plus souvent par effraction, la trace de ces « gens de peu », plus tard oubliés de la chronique, que Michel de Certeau (1973) appelle les absents de l’histoire.

Des oubliés aux victimes… le cinéma a pour autre capacité de retourner les images de propagande contre ceux qui les enregistrèrent, en transformant en fantômes les êtres fragiles et menacés pris au piège de la mise en scène, dont la présence spectrale s’exprime exemplairement dans les fragments du film Theresienstadt, tourné à la fin de l’été 1944 dans le camp-ghetto de Terezín, en parfaite synchronie avec La libération de Paris.

Theresienstadt : le chant des fantômes

Dans son roman Austerlitz (2001), Winfried Georg Sebald décrit l’enquête du héros éponyme parti à la recherche des traces de sa mère disparue à Terezín. Son personnage visionne une première fois le film tourné en 1944 dans le camp-ghetto : aveuglé par le miroitement des images, Austerlitz se trouve aux prises avec le long hurlement de la propagande. Lui vient alors l’idée de faire confectionner une copie enregistrée au ralenti. Déchirant le voile de la propagande, les images de Theresienstadt se muent en une lente danse des spectres : et soudain, au bord supérieur d’un plan, lui apparaît le visage d’une femme se détachant à peine de l’ombre noire, qui pourrait être sa mère, l’actrice Agata. L’usage du ralenti ramène à la lumière un visage d’outre-tombe en même temps qu’il décontamine les images de propagande.

Passé à la postérité sous le titre apocryphe de Der Führer schenkt den Juden eine Stadt (« Le Führer offre une ville aux Juifs »), le film tourné en août et septembre 1944 s’intitulait Theresienstadt. Ein Dokumentarfilm aus dem jüdischen Siedlungsgebiet [8] (« Terezín. Documentaire sur la zone de peuplement juif »). Il fut réalisé dans le prolongement de la visite qu’une délégation du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), conduite par Maurice Rossel, avait effectuée le 23 juin 1944 dans le camp-ghetto transformé en village Potemkine. L’initiative du film revient à Hans Günther, responsable du bureau des affaires juives de la Gestapo de Prague, qui le finança avec l’argent confisqué aux Juifs tchèques (Margry 1992, p. 149). Lancé en décembre 1943, le projet visait à présenter Terezín comme un lieu de villégiature paradisiaque et à dissimuler sa fonction de camp de transit vers les centres de mise à mort. Le cinéaste Kurt Gerron [9], entouré d’une équipe d’internés juifs, travailla sous le contrôle de Karl Rahm, le commandant du camp, et de Karel Pečený, directeur de l’agence de presse filmée praguoise Aktualita. Cette compagnie tchèque fournit également les deux caméramans, Ivan Frič et Cenek Zahradnicek. À mi-parcours, Pečený prit le dessus sur le cinéaste, désormais cantonné au rôle de simple assistant. Sitôt le tournage achevé, Kurt Gerron fut déporté avec une grande partie de son équipe et nombre de sujets filmés ; il fut assassiné dès son arrivée à Auschwitz. En mars 1945, Frič assura le montage des images et du son.

Conçu prioritairement à destination de la Croix-Rouge internationale et des pays neutres, Theresienstadt n’avait pas pour vocation d’être distribué en Allemagne. Selon l’historien Karel Margry, quatre projections furent organisées entre la fin de mars et le début d’avril (dont trois à Terezín même [10]) avant que les bobines ne disparaissent sous les décombres du IIIe Reich. Les fragments du film qui refirent surface dans le courant des années 1960 permirent d’en recomposer une vingtaine de minutes [11].

Theresienstadt emprunte ses décors et ses situations à la visite du CICR. Gerron exploite les aménagements construits pour leurrer les visiteurs : le pavillon des enfants avec son manège et ses balançoires ; le terrain de sport aménagé sur les remparts ; la salle de lecture ; les magasins en trompe-l’oeil aux vitrines achalandées ; les espaces verts de la place du marché et son kiosque à musique… Le scénariste s’inspira en outre de certains épisodes de la visite, comme celui du goûter joué une première fois le 23 juin 1944 en présence du commandant du camp. Ce jour-là, des conserves de sardines furent distribuées aux enfants qui reçurent l’ordre de remercier « oncle Rahm » ; une fois les délégués repartis, les boîtes furent confisquées. L’équipe du film offrit quant à elle des tartines de margarine que les jeunes acteurs affamés dévorèrent avant la prise, l’obligeant ainsi à recommencer trois fois la scène.

Mieux encore que la mise en scène destinée à la Croix-Rouge, le film Theresienstadt parvient à s’émanciper du réel en excluant du champ les miradors, le commandant et les gardiens. Au glissement sémantique du titre — le camp-ghetto devenu « zone de peuplement » — correspond l’effacement des conditions de l’internement qui transfigure les détenus juifs en libres citoyens d’une « ville normale de province [12] ». Le récit entretient également la fiction d’une vie de famille dont Rossel avait déploré l’absence dans son rapport élogieux. L’avant-dernière séquence de Theresienstadt, montrant trois enfants, leurs parents et leurs grands-parents réunis autour d’une table pour le dîner, est doublement faussée. Outre que les enfants, les femmes et les hommes vivaient séparément dans le camp-ghetto, les familles avaient été tragiquement démembrées par les déportations. L’équipe réalisatrice dut faire appel aux Cohen d’Amsterdam et aux Kozower de Berlin pour composer cette scène. Quelques semaines plus tard, la famille Kozower était envoyée vers la mort. Ce choix de personnalités éminentes dans les communautés juives de Berlin et d’Amsterdam ne laisse pas d’étonner : négligence, inconséquence ou lapsus, il signait pour la postérité la supercherie du tournage.

Dans Theresienstadt, le camouflage passe également par la mise en scène d’une comédie du bonheur qu’exprime le jeu forcé des rires et des sourires.

Figure 4

Theresienstadt (Kurt Gerron, 1945).

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Par excès de zèle, le totalitarisme de la joie se trouve poussé jusqu’à l’absurde dans les scènes d’hôpital qui montrent des malades étonnamment souriantes, exprimant leur bien-être devant la caméra [13]. La dissimulation passe encore par la fuite des regards qui signale les artifices de la mise en scène et les consignes données aux sujets filmés. Dans l’ensemble des plans conservés, les regards caméra sont rares : même les figurants filmés de face, en plan serré, s’appliquent à ignorer l’appareil.

Figure 5

Theresienstadt (Kurt Gerron, 1945).

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L’évitement du face-à-face avec la caméra révèle une autre dimension fictionnelle de Theresienstadt. Comme le souligne Jean-Louis Comolli (2009, p. 29), le fait de se comporter devant la caméra « comme s’il n’était pas filmé » signale le jeu du comédien (professionnel ou pas) et constitue l’une des caractéristiques de la fiction cinématographique : « comme si la caméra était devenue transparente, invisible », la fiction au cinéma consiste d’abord à mentir « sur ses conditions de production ».

Pourtant, quelques signes viennent soudain rappeler, depuis le coeur de l’image, les conditions de sa production. Certains figurants ne respectent pas les consignes et lancent des regards furtifs vers la caméra. Dans le dortoir des femmes, une jeune fille filmée de dos observe l’équipe de tournage dans le reflet d’un miroir. Au milieu de la foule des figurants, un garçonnet se détourne du match de football pour darder son regard sur l’opérateur. Par ces imperceptibles déplacements où une curiosité subreptice l’emporte sur l’obéissance, des regards intenses viennent soudain rencontrer le nôtre.

Figure 6

Theresienstadt (Kurt Gerron, 1945).

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D’autres indices semblent révéler le rejet du tournage et la gêne d’y être associé. Une vieille dame se protège le visage de la main pour échapper à l’oeil de la caméra. À la sortie de l’atelier, au milieu de figurantes souriantes, une femme avance vers l’opérateur les traits figés, le regard baissé ; à hauteur de la caméra, sa bouche esquisse un imperceptible rictus. Ces regards et ces gestes désaccordés créent un écart, une résistance ; ils invitent à interroger la place de la caméra et le dispositif d’enregistrement.

Figure 7

Theresienstadt (Kurt Gerron, 1945).

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Figure 8

Theresienstadt (Kurt Gerron, 1945).

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Les papiers de Gerron rassemblés par Hans Günther Adler, qui fut détenu dans le camp-ghetto avant d’en devenir l’historien, permettent d’entrevoir la nature unique de ce tournage où s’imbriquèrent la lourde organisation d’un film à gros moyens et le fonctionnement administratif d’un camp nazi [14]. Le cinéaste se trouva placé dans un double régime de contraintes : les unes inhérentes à un tournage d’envergure et à ses inévitables aléas (matériels, techniques, humains, climatiques) ; les autres propres à la bureaucratie nazie et à la volonté de contrôle des SS. Ces deux logiques n’étaient pas toujours compatibles. La réalisation d’un film nécessite des décisions rapides pour procéder sans dommage aux changements et aux ajustements nécessaires ; la loi du camp et le fonctionnement de la hiérarchie nazie interdisaient au cinéaste de s’y livrer avec célérité. La moindre modification du plan de tournage faisait l’objet d’une demande écrite transmise par l’intermédiaire de l’administration juive au commandant Rahm. Ce dernier, de son côté, communiquait à l’équipe réalisatrice les ordres de Günther et ne se privait pas d’y ajouter les siens. Pourtant, par-delà la lourdeur des procédures bureaucratiques, l’organisation et la discipline nazies furent mises au service d’un film qui emprunta aux méthodes tayloristes des studios hollywoodiens plus qu’à celles des reportages d’actualités. Pendant plusieurs semaines, le camp-ghetto en son entier, ses ateliers, ses services et ses internés furent réquisitionnés et mis à la disposition de l’équipe. Des bâtiments furent détournés de leur fonction ; des lieux inaccessibles aux détenus leur furent ouverts le temps du tournage. La population internée de Terezín étant corvéable à merci, les services du camp purent mobiliser sans relâche les masses de figurants requises par la mise en scène. Cette rencontre des deux machines cinématographique et concentrationnaire conduisit à des imbrications troublantes. Le 31 août 1944, la section des loisirs réquisitionne l’interné juif Wilhelm Brenner qui se trouve en détention punitive. La Detektivabteilung, chargée des services de police, confirme que le prisonnier se présentera le lendemain sur le lieu du tournage, en ajoutant que l’intéressé, sitôt les prises de vues terminées, devra réintégrer sa cellule pour purger sa peine [15]. La Detektivabteilung est à nouveau sollicitée par la section des loisirs pour enquêter le même jour sur la disparition d’un carnet de bons confié à un figurant [16].

En signalant la contrainte et la violence qui leur sont faites, les deux femmes du film — celle qui proteste et celle qui protège son visage — nous font pénétrer au coeur des tensions de ce tournage en régime disciplinaire. En effet si quelques internés y prirent plaisir ou tentèrent d’en tirer parti, d’autres figurants réquisitionnés exprimèrent leur désarroi devant cette farce sordide. Certains l’exprimèrent sur le registre de l’autodérision. Ce fut le cas de l’ingénieur Engelmann, chimiste affecté au laboratoire médical de Terezín. Présentant ses excuses dans un courrier à la directrice de son service pour avoir manqué une journée de travail, il affirme avoir succombé à « l’appel » d’une vocation d’acteur :

J’ai poudré mon visage, j’ai dessiné mes sourcils, j’ai versé des gouttes d’atropine dans mes pupilles, mis de la pommade dans mes cheveux et ma barbe : je rejoins le monde du cinéma. Je commence comme figurant mais j’espère que ce ne sera qu’un tremplin. Je sais qu’une carrière m’attend : je suis jeune, beau, irrésistible…

Commentant cette lettre, Adler (1958) interprète l’humour de son codétenu comme un ultime rempart contre la folie. Les traces écrites des internés tout comme les signes labiles qui gisent dans l’image nous confrontent aussi à la question de la « zone grise » et interrogent les divers degrés de collaboration au sein de l’équipe réalisatrice [17].

Si l’on accepte d’envisager le film de Terezín dans toute sa complexité, on perçoit ainsi certaines caractéristiques de l’événement dont l’image recueille les coordonnées. Le film reconduit deux caractéristiques majeures de la machine génocidaire nazie : la conjonction entre la mise à mort et la dissimulation, entre le crime et son effacement, est inscrite au coeur de Theresienstadt ; la volonté de contraindre les Juifs à participer au processus d’extermination s’y prolonge dans la décision d’ordonner aux internés de tourner eux-mêmes le film de propagande.

Pourtant, en confiant la réalisation du documentaire à leurs victimes, les nazis contribuèrent à en modifier la nature. L’examen de la bande musicale laisse même penser que les internés purent y inscrire une manière de testament. Composée d’enregistrements de concerts effectués par Gerron, elle fut complétée en mars 1945 par la firme Aktualita à partir des choix d’un autre interné juif, Peter Deutsch. Conformément aux ordres reçus, ce compositeur danois, qui avait écrit avant-guerre de nombreuses musiques de films, sélectionna exclusivement des oeuvres de compositeurs juifs. Il faisait ainsi de Theresienstadt, à travers le temps, le lieu refuge d’une musique bannie, condamnée à la disparition. La dimension conservatoire du film s’accomplit aussi dans l’enregistrement de l’Étude pour cordes de Pavel Haas, écrite spécialement pour le documentaire et dont la partition originale fut perdue après la déportation du compositeur.

La bande-son du film recèle par ailleurs une surprenante référence. Dans les scènes de l’hôpital, on entend plusieurs mesures du Kol Nidré. Le texte de cette prière récitée pour les morts à l’occasion du Yom Kippour constitue une véritable énigme, exploitée par le discours antisémite pour stigmatiser la duplicité juive (Steiner 2007). Le texte araméen dit en substance : « que nos voeux ne soient pas regardés comme voeux, ni nos serments comme serments ». Pour éclairer la présence de cette mention liturgique insérée dans la bande musicale, Ophir Levy avance la séduisante hypothèse « d’un avertissement codé destiné, pour le futur, à un éventuel public juif : que ces images ne soient pas regardées comme de vraies images, ni nos paroles comme disant la vérité [18] ». Ainsi la bande musicale de Theresienstadt participerait-elle, au sens fort, de cet « art de contrebande » cher à Louis Aragon, qui le pratiqua dans ses poèmes de la Résistance.

Si l’énigme du Kol Nidré n’est pas levée, nul ne peut douter que le temps ait déjoué le dessein des nazis, nous rendant dans leur « présence-absence » bouleversante les visages lumineux des internés. En composant avec délicatesse les portraits de ses codétenus, Gerron avait en effet débordé la commande. Les nazis lui avaient intimé l’ordre de filmer une liste de personnalités juives connues dans le Grand Reich dont l’apparition à l’image devait servir d’éphémère preuve de vie. Mais à côté de ces Prominenten, le cinéaste s’attarda sur les visages de femmes et d’enfants choisis pour leur beauté et non pour leur notoriété, pour être regardés et non pour être reconnus. De ces êtres fragiles et menacés, le film fait des « éternels [19] » à l’image de ce garçonnet aux yeux noirs du Kindergarten dont le corps gracile se rapproche et s’éloigne de l’appareil au rythme cadencé d’un cheval à bascule.

L’ultime particularité de Theresienstadt vient de ce que le film recueille aussi, par la musique, la voix des persécutés. Les images des enfants de l’opéra Brundibár [20], chantant sous leur ciel de carton depuis la place d’une mort annoncée, viennent illustrer la vision de Françoise Proust (1994, p. 101) d’une « musique comme revenance » et chant des fantômes :

La musique chante les restes : Singbarer Rest, dit Celan. La musique chante le résidu du sens. Elle fait monter au ciel nocturne ces petits éclats de sens brillants et opaques qu’on nomme étoiles. Restes de soleil embrasés, d’explosions éteintes, les étoiles brillent derrière nous d’un éclat mat. Elles n’éclairent rien, elles n’illuminent rien, elles ne sont le signe de rien. Mais, telles des allégories spectrales, elles signalent qu’une vérité est là, explosive et brûlante, sur le point d’éclater et déjà calcinée.

Ces plans sonores contrastent avec les images du cabaret de Westerbork dans lesquelles les acteurs internés, condamnés à une étrange mutité, s’agitent sur l’écran comme des phalènes prises au piège de la lumière.

Lager Westerbork : le double jeu du cinéma

Tourné entre mars et mai 1944 par le photographe Rudolf Breslauer, le film sur Westerbork, demeuré à l’état de rushes muets pré-montés [21], est souvent comparé à Theresienstadt. À la concordance chronologique des tournages s’ajoutent l’apparente similarité des scènes sur le travail et les loisirs des détenus, ainsi que l’identité des réalisateurs, tous deux internés juifs allemands auxquels les nazis ordonnèrent de réaliser les films. Pourtant les enjeux des commanditaires et les manières de tourner diffèrent largement. Le documentaire sur Westerbork investit surtout l’angle aveugle de Theresienstadt en enregistrant le départ d’un convoi à destination d’Auschwitz ; ces images, aujourd’hui connues de tous, circulèrent dès la fin des années 1940.

Le film fut tourné à l’initiative du commandant du camp, Albert Konrad Gemmeker. Début 1944, il ordonna à trois internés juifs de concevoir un documentaire sur la vie et les activités du camp, qui entrait dans un moment crucial de son histoire. Alors que la grande majorité des Juifs néerlandais avait déjà été déportée, il fut envisagé de convertir Westerbork en Arbeitslager (camp de travail). Ce changement de statut était ardemment défendu par Gemmeker : il redoutait la fermeture de Westerbork qui pouvait se solder par son départ vers des théâtres d’opérations autrement risqués (Haan 2004). Selon les historiens néerlandais Koert Broersma et Gerard Rossing, le film aurait donc été commandité pour justifier auprès des autorités nazies de Berlin et de La Haye le maintien du Lager Westerbork [22]. Le scénario en fut écrit par le journaliste allemand Heinz Todtmann, Juif baptisé devenu l’homme de confiance de Gemmeker et son principal collaborateur (Haan 2004, p. 49).

Figure 9

Matériaux pour le film Lager Westerbork (Rudolf Breslauer, 1944).

Courtoisie du Nederlands instituut voor oorlogsdocumentatie

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La logique de ce tournage destiné à promouvoir la « petite entreprise » du commandant est attestée par son synopsis et par les matériaux graphiques réunis pour le film, dans lesquels figure notamment un logo du camp [23].

Pour filmer le travail à Westerbork, Rudolf Breslauer et son assistant Karl Jordan se conforment aux codes du film d’entreprise, isolant en plan serré le geste de l’ouvrier, le décomposant au ralenti, suivant le parcours de la matière transformée en produit (de la découpe du bois à l’exposition des jouets sur un présentoir, du démantèlement des moteurs d’avion à leur recyclage dans la fabrication de piles).

On retrouve cette figure du ralenti dans l’une des scènes d’embarquement du convoi qui montre le départ des déportés vers Bergen-Belsen et Auschwitz. Le retour de ce procédé utilisé pour promouvoir le travail des internés est troublant. Il peut être interprété de bien des manières.

L’usage du ralenti pourrait s’inscrire à nouveau dans la logique du film d’entreprise envisageant cette fois la déportation et la destruction comme une activité productive. Cette équivalence s’exprime dans l’animation graphique au centre de laquelle fut placé le logo de Westerbork ; elle signale par des flèches et des indications chiffrées les « entrées » et les « sorties » (vers l’est notamment) des détenus du camp [24].

Figure 10

Matériaux pour le film Lager Westerbork (Rudolf Breslauer, 1944).

Courtoisie du Nederlands instituut voor oorlogsdocumentatie

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Le graphique et le scénario évoquent ainsi sans détour la double vocation de Westerbork : camp de travail et lieu de transit. Ils entrent en ce sens dans la logique extensive d’un film d’entreprise qui engloberait tous les aspects du Lager. Par un saisissant raccourci, le synopsis et le dessin nous introduisent au coeur de la machine de destruction nazie : l’homologie entre les secteurs du travail et de la déportation ravale les internés déshumanisés au rang de marchandises, elle fait de la mise à mort une industrie [25].

On peut interpréter tout différemment ce ralenti, à la lumière des conditions de tournage des scènes d’embarquement. Si le synopsis de Todtmann préconisait d’enregistrer des « images des convois en partance » (Bilder von ausgehenden Transporten), Gemmeker n’y était guère enclin et il exprima quelques réticences au moment du tournage. Avait-il le pressentiment de la puissance d’incarnation du cinéma ? Les images de Breslauer creusent en effet l’écart entre les mots couchés froidement sur le papier et l’opération de traduction qu’accomplit la caméra au contact et à l’épreuve du réel. À l’abstraction des mots de Todtmann, le cinéma substitue la charge émotionnelle des visages, le mouvement des corps, le geste sec du verrouillage des wagons, la puissance expressive d’un regard.

Dans cette perspective, le mouvement de ralenti de Breslauer prendrait un tout autre sens ; il conduirait symboliquement à différer le départ du convoi, à freiner la marche inexorable du train, à maintenir les déportés dans la communauté des vivants.

On trouve dans les rushes de Westerbork les images d’un autre convoi, nettement plus bucolique. Plusieurs scènes consacrées aux travaux d’extérieur, tournées dans les champs et le long du canal, sont filmées par Breslauer à bord d’un petit train de campagne. L’opérateur n’est plus ici un témoin impuissant, arrimé sur le quai. Il monte à bord de la locomotive, filme la campagne environnante et le ballast en plongée, s’attarde sur la bouche de feu de la locomotive, découvre les bâtiments de la ferme du camp où s’ébattent quelques truies et leur progéniture… On pourrait opposer terme à terme le filmage des deux trains : le train de la mort et le train de la liberté qui promène les internés à travers la lande donnant à ces scènes les allures d’une partie de campagne. Cette opposition invite une fois encore à interroger les conditions du tournage.

Figure 11

Lager Westerbork (Rudolf Breslauer, 1944).

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Figure 12

Lager Westerbork (Rudolf Breslauer, 1944).

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Figure 13

Lager Westerbork (Rudolf Breslauer, 1944).

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Pour en saisir la portée, il faut garder à l’esprit que ce film d’entreprise fut tourné par des amateurs peu aguerris qui travaillèrent dans une grande improvisation. Contrairement à Gerron, Breslauer ne semble pas avoir exercé trop de contrôle sur les internés filmés, auxquels fut laissé l’exercice d’un certain libre jeu. Ainsi la non-maîtrise du cinéaste amateur eut-elle pour contrepartie la relative liberté des figurants. À l’image d’un film de famille, les attitudes des détenus de Westerbork varient face à la caméra : les uns l’ignorent, d’autres l’observent ou la prennent à témoin, lui adressant gestes, mimiques et rires. L’ensemble du tournage ménage une large place à l’auto-mise en scène comme si les internés avaient pris le contrôle du film et se l’appropriaient.

La comparaison avec Theresienstadt est ici encore utile. Le tournage confié à Gerron constituait un piège redoutable pour les détenus : il niait la véritable nature du camp-ghetto et la menace pesant sur leurs existences. Le film sur Westerbork, en justifiant la reconversion du camp en Arbeitslager, visait au contraire à maintenir aux Pays-Bas le commandant Gemmeker et les internés, tous menacés — à des titres divers — d’un départ vers l’est. Cette convergence d’intérêts pourrait éclairer l’impression diffuse qui sourd des images de Breslauer : celle de sujets non totalement contraints, jouant sans hostilité la carte du film.

L’idée du « sursis [26] » et de l’échappée peut en effet être étendue au travail des acteurs et des filmeurs. Breslauer et Jordan semblent en effet avoir bénéficié d’une relative autonomie pour réaliser la commande. Les plans d’extérieurs évoquent une équipée joyeuse où sujets filmés et apprentis cinéastes s’évadent littéralement du Lager. Dans la séquence du petit train, cet état d’apesanteur est symbolisé par la mèche de cheveux d’une internée qui voltige au vent, entrant par intermittence dans le champ de la caméra. Libérés de la présence et de la loi du SS, le réalisateur et les acteurs expérimentaient, par la grâce du film, une forme de liberté recouvrée. La vérité de ces plans d’archives réside en ce sens dans la réflexivité du tournage : le « travail libérateur » est celui de la caméra, l’espace communautaire, celui qu’aménage le film, oeuvre collective en laquelle le caméraman et les sujets qu’il filme plaçaient peut-être leurs derniers espoirs.

Si le film de Westerbork demeura inachevé, ses images connurent par la suite un destin contrasté. Les plans de l’embarquement du convoi commencèrent dès l’après-guerre une impressionnante carrière cinématographique, muséographique, éditoriale ; en décembre 1948, ils prirent toute leur charge accusatoire, lors du procès de Gemmeker à Assen. Ces images projetées dans le prétoire permirent à la cour de contempler le commandant dans sa gloire passée, arpentant la rampe de Westerbork. Le président du tribunal estima que ce tournage prouvait que l’accusé était insensible au sort tragique des déportés. Si Gemmeker objecta qu’il avait voulu que fussent enregistrés tous les aspects du camp, les bons et les moins bons, il affirma aussi qu’il ne connaissait pas les images qui venaient de lui être montrées [27]. Comment interpréter cette réponse, si tant est qu’elle exprime la vérité ? L’accusé ayant précisé que les rushes du film lui avaient été soumis pour imprimatur, il opérait un partage entre les plans du travail ou des loisirs et ceux de l’embarquement vers Auschwitz. S’il n’ignora rien de ce tournage, comme l’atteste le plan où il observe la caméra d’un air assuré, ces dernières images ne lui furent peut-être pas montrées par Breslauer qui pressentait leur force d’attestation. La déclaration de Gemmeker peut aussi être interprétée en un sens moins littéral : elle témoigne de ce qu’il ne voulut ni connaître ni comprendre en assistant aux départs hebdomadaires des convois. Le temps des images déjoue ainsi le dessein des bourreaux : il les retourne contre eux en révélant ce qu’ils n’étaient pas en mesure de percevoir dans l’accomplissement implacable et aveugle de leurs tâches criminelles. Ce fut donc devant le tribunal d’Assen que Gemmeker regarda enfin les déportés et entrevit les effets de ses actes. Ce fut à Assen qu’il découvrit la force incandescente du plan de la fillette au foulard qui allait devenir pendant de longues décennies une image-icône de la Shoah (fig. 12).

L’élection de ce plan comme symbole du judéocide se renforça longtemps de l’anonymat de l’enfant et du postulat de sa mort qui transfigurait son image en vestige d’une absence et d’une disparition. Ce statut fut révisé en 1994, à la faveur d’une enquête menée par le journaliste néerlandais Aad Wagenaar avec le concours de l’historien Koert Broersma. Les années 1990 furent marquées par la volonté de redonner un nom aux victimes du nazisme ; dans ce contexte, Wagenaar éprouva le besoin impérieux d’identifier l’enfant au visage familier [28]. Au terme de deux années d’investigation, il découvrit que la fillette s’appelait Anna Maria Settela Steinbach : elle avait été assassinée à Auschwitz à l’âge de neuf ans ; elle n’était pas juive mais sinti.

Broersma avait aidé Wagenaar à dater le convoi. En visionnant la copie au ralenti, il était parvenu, en s’arrêtant sur l’image de l’invalide couchée sur un brancard (fig. 13) et en agrandissant l’inscription à la peinture blanche portée sur sa valise, à déchiffrer le nom de Frouwke Kroon : internée à Westerbork, elle avait été déportée le 19 mai 1944 et gazée dès son arrivée à Birkenau. Cette identification permit à Wagenaar de retrouver plusieurs survivants de ce transport qui convoya vers Auschwitz 208 Juifs et 245 Tsiganes.

Dans son film Settela. Visage du passé (1994), Cherry Duyns reconstitue les principales étapes de cette enquête. Il met en scène Koert Broersma recherchant des indices, visionnant la copie sur une table de montage, exécutant une série de gestes qui évoquent ceux du photographe de Blow Up (Michelangelo Antonioni, 1966) : on voit l’historien retourner la pellicule sur les têtes de lecture, ralentir l’image puis l’arrêter pour pratiquer un agrandissement et lire enfin le nom inscrit sur la valise, impressionné sur le celluloïd comme « dans un livre de Dieu [29] ». Par ces mouvements de ralenti et d’arrêt, Broersma met inconsciemment ses pas dans ceux de Breslauer. Il agit aussi comme un puissant révélateur, dévoilant les éléments gisant sur la pellicule, éclairant la texture spectrale des images d’archives.

Le contraste est patent entre l’attention passionnée portée aux plans du convoi et le désintérêt qui fut réservé aux scènes de travail et de loisirs. Ces images négligées suscitaient la gêne et l’embarras. Au même titre que celles de Theresienstadt, les images du cabaret de Westerbork ou celles de jeunes filles souriantes se livrant à des exercices de gymnastique à l’ombre d’un mirador soulevaient des questions qui dérangent. Pourtant, ces scènes filmées nous obligent : par-delà le dessein propagandiste des nazis, elles adressent à travers le temps, comme des astres morts, les derniers signes de sujets filmés sur l’ordre de leurs bourreaux, les messages complexes et ambivalents de ceux qui filmèrent malgré eux.

Ainsi notre commerce avec les images d’archives apparaît-il structurellement régi par une temporalité double, qui passe par un incessant va-et-vient entre leur valeur indicielle et leur puissance spectrale. La première temporalité nous oblige à remonter le temps jusqu’au point d’origine de la prise de vue, à documenter ce moment singulier, à l’historiciser. Elle exige de ne pas fausser le sens des images en y projetant notre savoir rétrospectif, en les encombrant de nos affects, de nos humeurs, des attentes symboliques et sociales de notre présent. La seconde temporalité ne peut cependant que prendre acte du temps irrémédiablement écoulé, de son épaisseur, de sa stratification, qui nous rendent ces images radicalement autres. Il n’est ni possible, ni probablement souhaitable, de désapprendre le destin tragique des pauvres ombres qui se meuvent sur l’écran. Par cette alliance entre éloignement et proximité, le temps qui nous sépare des images d’archives invite à renouer le dialogue avec ces hommes et ces femmes filmés au seuil de leur mort, passés à l’état de fantômes qui reviennent hanter notre présent.