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Introduction

Le 9 mai 2011, le gouvernement libéral de Jean Charest dévoilait son projet politique pour le nord du Québec : le Plan Nord[1]. Vaste projet de développement territorial, il vise à mettre en valeur le potentiel énergétique, minier, forestier et touristique de l’espace qui se situe au nord du 49e parallèle. Le gouvernement libéral projetait d’appliquer le plan à 72 % de la superficie totale de la province, ce qui se traduit alors en un total de 120 000 personnes affectées, dont 33 000 Autochtones[2], pour un total de 63 villes, villages et communautés. Ce projet d’exploitation d’envergure devrait porter sur de nombreuses ressources naturelles, notamment minérales (comprenant aussi des éléments de terres rares)[3], forestières[4], hydrauliques et éoliennes[5].

Dans le cadre d’un tel projet, qu’il soit libellé de Plan Nord, Développement nordique ou Le Nord pour tous, le gouvernement du Québec dit vouloir assurer un développement économique respectueux des écosystèmes et des populations locales. Le développement du Nord québécois peut, en effet, comporter des avantages multiples pour les populations autochtones et plus largement pour les populations locales : résolution de problèmes sociaux, économiques et sanitaires; création de nouveaux logements; création d’emplois et accès à la formation; installation d’infrastructures de santé, d’éducation et autres; développement économique; expansion de l’entrepreneuriat autochtone ou encore protection du patrimoine. Le Plan Nord pourrait aussi être l’occasion rêvée de concrétiser une nouvelle relation entre les peuples autochtones et l’État, qu’il soit fédéral ou provincial, c’est-à-dire une relation basée sur la confiance, la loyauté et le dialogue d’égal à égal[6]. Pourtant, dans son état actuel, ce projet comporte de nombreuses incertitudes pour les droits des Premières nations dont le territoire est affecté[7].

Le territoire traditionnel de six Premières nations sur onze enracinées au Québec coïncide avec celui du Plan Nord à l’oeuvre. Il s’agit de celui des Innus, des Anishnabes, des Atikamekws, des Inuits, des Cris et des Naskapis. Les trois dernières Nations voient leurs droits protégés par la Convention de la Baie-James et du Nord Québécois[8] et par la Convention du Nord-Est québécois[9], deux ententes conclues au sens de l’article 35(3) de la Loi constitutionnelle de 1982[10]. La première éteint tous les droits ancestraux existants et potentiels sur le territoire de la Baie-James[11]. De plus, le 24 juillet 2012 la nation Crie a signé avec le gouvernement du Québec l’Entente sur la gouvernance dans le territoire d’Eeyou Istchee Baie-James[12]. Celle-ci donne naissance à un gouvernement régional composé à égalité de membres de la nation Crie et de Jamésiens, qui disposera de compétences accrues en matière de gestion du territoire et des ressources[13]. Trois autres nations revendiquent, en revanche, des droits ancestraux et des titres aborigènes potentiels, c’est-à-dire non encore reconnus par les instances étatiques, mais que ces nations considèrent néanmoins comme étant inhérents à leur souveraineté. Il s’agit des nations Innue[14], Atikamekw[15] et Anishnabe[16], qui n’ont pas encore conclu d’entente définitive ayant valeur constitutionnelle pour régler leurs revendications territoriales globales avec le gouvernement. Ces trois Nations se sont vues imposer en 1975 l’extinction de leurs droits sur le territoire couvert par la Convention de la Baies-James et du Nord Québécois[17], sans même avoir pu participer aux négociations ayant mené à cette entente[18]. En raison de l’injustice causée, elles continuent à revendiquer leurs droits sur une partie du territoire d’application de la Convention de la Baie-James, à l’est de la frontière du territoire d’application de ladite convention, ainsi qu’au nord du 49e parallèle, sur le territoire du Plan Nord[19].

Bien que le Parti libéral du Québec soit passé à l’opposition parlementaire, et ce de septembre 2012 à avril 2014, l’exploitation du nord de la province est demeuré d’actualité sous le gouvernement péquiste de Pauline Marois[20]. Ce projet, qu’il soit nommé Plan Nord ou Le Nord pour tous, a ainsi continué à déployer ses effets. Dans ce contexte, il paraît important de mettre en lumière deux problèmes qui sont apparus au cours des derniers mois dans le cadre de la présentation et du développement du Plan Nord.

Le premier a trait à l’ambivalence des interprétations, plus ou moins généreuses, quant à la place que devrait occuper l’avis des peuples autochtones dans le processus décisionnel et la façon dont cet avis devrait être recueilli. À ce propos, on constate en premier lieu qu’il n’y a pas d’homogénéité parfaite dans les positions des peuples autochtones. Celles-ci peuvent varier en fonction du contexte, de la communauté interrogée, mais aussi à l’intérieur même de chaque nation. Néanmoins, plusieurs peuples autochtones au Canada se positionnent en faveur de l’obtention par l’État du consentement préalable, libre et éclairé (CPLÉ). En effet, selon plusieurs organisations dont trois représentent des peuples du Québec, la norme minimale en la matière est l’obtention du CPLÉ[21]. En second lieu, force est de constater que le droit international ne répond pas clairement à la question. Certaines dispositions de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones font référence à la fois aux notions de « consultation » et de « consentement »[22], laissant ainsi place à ce que Kenneth Deer a appelé « la querelle des C ». En troisième lieu, soulignons que la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des forêts), a consacré le droit à la consultation tout en s’opposant à la reconnaissance d’un quelconque droit de veto aux peuples autochtones dans le cadre du processus décisionnel[23]. Mentionnons finalement qu’au cours des derniers mois de mise en oeuvre du Plan Nord certains représentants autochtones ont été invités aux tables de négociations par le gouvernement du Québec, mais que ces derniers ne font cependant pas l’unanimité au sein des nations ou des communautés au nom desquelles ils se sont positionnés. Nous y reviendrons.

Le second problème porte sur les lacunes du régime de consultation en place au Canada. Pour certains, la consultation est tout simplement une norme inadéquate. Kenneth Deer, au nom de plusieurs organisations canadiennes, en donnait clairement la raison, lors de la 10e session de l’Instance permanente des Nations Unies sur les questions autochtones. Il indiquait ce qui suit :

Replacing the established standard of consent with the lesser standard of consultation would mean that at the conclusion of such a process taking place, governments or corporations would continue to be free to act in their own interests and the interests of other powerful sectors of society — while unilaterally and arbitrarily ignoring the decision taken by Indigenous peoples. This is contrary to the very purpose of FPIC[24].

Il mettait ainsi en évidence le simple caractère formaliste du droit à la consultation pour les États et pour les tierces parties telles que les compagnies extractives, un droit qui ne garantit pas avec certitude la prise en compte de l’avis rendu par la Première nation concernée[25]. De plus, le droit à la consultation ne correspond pas à ce que proposent certaines normes plus exigeantes du droit international, en particulier le droit au consentement, ni à ce que revendiquent plusieurs organismes autochtones[26]. Les lacunes du régime de consultation sont d’autant plus dommageables considérant l’étendue du projet — un projet de développement d’envergure dont plusieurs composantes auront vraisemblablement des répercussions significatives sur le territoire — et le fait que ce type d’initiatives accélère généralement la perte de contrôle des peuples autochtones sur leurs territoires[27].

Étant donné que la consultation s’avère parfois être une norme inadéquate, le droit international impose sous certaines conditions l’obtention du consentement des peuples autochtones. Ainsi, dans un de ses jugements, la Cour interaméricaine des droits de l’homme (la Cour interaméricaine) a déjà consacré cette norme[28]. L’hypothèse que nous formulons soutient que le régime canadien tel qu’appliqué n’accorde pas une place effective aux avis rendus par les peuples autochtones dans le processus de prise de décision, sous prétexte de la préservation de l’intérêt général. Cette situation a pour effet de maintenir le statu quo et la tutelle de l’État. De plus, elle va à l’encontre du droit à l’autonomie gouvernementale des peuples autochtones et de l’édification d’une coexistence plus équitable. Or, à la lumière des normes de droit international et régional, un renforcement de la place réservée à ces avis en droit interne s’impose.

Par conséquent, au-delà des positions de chacun, quelle est la norme applicable dans le cadre d’un projet de développement comme le Plan Nord ou quelle importance l’État devrait-il attribuer à l’avis des peuples autochtones? Le droit applicable peut-il être interprété de manière à laisser aux peuples autochtones une place substantielle dans le processus de prise de décision? Le degré de diligence raisonnable exige-t-il de tenir compte et d’accommoder leurs avis, de la naissance du projet jusqu’à sa mise en oeuvre, ou n’impose-t-il que de les écouter, sans garantie de prise en compte? Si la diligence raisonnable exige de tenir compte de leurs avis, dans quelles circonstances le prescrit-elle?

Ces questions sont d’autant plus pertinentes considérant l’ambiguïté de la situation en pratique. Le projet Plan Nord tel que décrit par le gouvernement qualifie les peuples autochtones de partenaires[29]. Pourtant, cet attribut n’a aucune résonance en droit. Par exemple, le projet de loi sur la Société du Plan Nord, premier discuté à l’Assemblée nationale, ne définit, ni ne leur garantit, ce statut[30]. Or, ce qualificatif n’impliquerait-il pas plus que la simple consultation? Dans l’état actuel de confusion, le droit international des peuples autochtones peut-il nous servir de référence?

À la lumière des deux problèmes évoqués plus haut et des questions identifiées, cet article vise à faire état des ambiguïtés actuelles et à proposer des solutions quant à l’interprétation des diverses normes applicables de droit interne et de droit international. Il a pour objectif de mettre en évidence les lacunes du régime de consultation en place au Canada et de recommander des pistes pour y remédier. Cet article tend à démontrer que ce régime peut prendre en compte l’avis des peuples autochtones de manière plus importante, en intégrant l’obligation d’obtenir leur CPLÉ. Lorsqu’appliquée, cette norme a parfois été interprétée comme conférant aux peuples autochtones un pouvoir de veto : le terme consentement, du latin consentire, supposant de donner son accord et d’accepter quelque chose[31]. Par conséquent, si l’obtention du consentement n’est pas acquise, le gouvernement et la tierce partie intéressée ne pourront pas mener à terme le projet. Il serait néanmoins inexact de réduire le droit au CPLÉ au seul droit de veto. Le CPLÉ constitue aussi un outil de conciliation, oeuvrant au respect mutuel et à l’acceptabilité du projet. Autrement dit, en cas d’approbation, ce droit contribuera à ce que le projet soit mené à terme et garantira sa viabilité sociale. Il permettrait en outre aux peuples autochtones de passer de simples observateurs à acteurs d’un projet commun, redonnant ainsi tout son sens à la notion de partenariat.

Pour ce faire, nous examinerons d’abord la place équivoque jusqu’ici réservée aux peuples autochtones dans le processus de prise de décision lié au Plan Nord (I). Nous nous concentrerons ensuite sur les intérêts et sur l’ambiguïté des normes promues par l’ordre juridique international et par le système interaméricain (II). Nous analyserons brièvement l’interaction entre droit international et droit interne pour mettre en lumière le potentiel des normes externes (III) et nous conclurons en émettant quelques recommandations sur ce que devrait être la place réservée à l’avis des peuples autochtones à chacune des étapes de la mise en oeuvre du Plan Nord.

I. La place équivoque des peuples autochtones dans le processus de prise de décision lié au Plan Nord

La place des peuples autochtones dans le processus de prise de décision tel qu’il s’est déroulé jusqu’à présent est équivoque. En effet, aucune certitude n’existe quant à la prise en compte des positions autochtones dans la mise en oeuvre du Plan Nord, ni en vertu du droit commun à la consultation (A), ni dans le cadre de la mise en oeuvre du projet telle qu’elle s’est présentée jusqu’à ce jour (B).

A. Le droit commun à la consultation : un droit lacunaire

La place des peuples autochtones dans le processus de prise de décision concernant le Plan Nord est ambiguë. Cela vient du fait que le droit à la consultation, comme défini par la Cour suprême dans l’arrêt Nation haïda, n’impose pas la prise en compte de l’avis des peuples autochtones lorsqu’un projet gouvernemental produit des effets sur leurs territoires ancestraux[32]. Ne permettant pas une participation effective des peuples autochtones à la prise de décision, le droit interne s’avère être lacunaire[33]. Pour en faire la démonstration, il nous faut brièvement présenter les décisions de la Cour suprême et les conditions de mise en oeuvre du droit à la consultation.

Depuis le début des années 1990, la plus haute instance judiciaire favorise de nouvelles pratiques : la consultation et l’accommodement. Une première fois évoquée dans l’arrêt R c. Sparrow[34], puis dans l’arrêt Delgamuukw c. Colombie-Britannique[35], l’obligation de consulter sera définitivement consacrée dans l’arrêt Nation haïda[36]. Comme l’obligation d’accommoder, elle s’applique dans le cadre des droits ancestraux et des droits issus de traités protégés par l’article 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982[37]. Ces obligations résultent du principe d’honneur de la Couronne, qui impose de ne pas traiter « cavalièrement » les intérêts des peuples autochtones lorsque ceux-ci allèguent de façon sérieuse l’existence de droits ou de titres ancestraux[38]. Autrement dit, d’après l’arrêt Nation haïda[39], la Couronne doit respecter les intérêts potentiels des peuples autochtones alors même qu’ils n’ont pas encore été reconnus. Dans l’affaire Alcan c. Conseil tribal Carrier Sekani[40], la Cour suprême rappelle que trois conditions donnent naissance à l’obligation de consulter. Il faut d’abord que la Couronne envisage de prendre une mesure. Il faut également qu’elle ait connaissance de l’existence possible d’une revendication autochtone ou d’un droit potentiel. Enfin, la mesure ou la décision projetée doit avoir un effet préjudiciable sur la revendication autochtone ou sur un droit potentiel.

En ce qui a trait à la première condition, une mesure gouvernementale ne se limite pas à une action entraînant des effets immédiats sur des terres ou des ressources, mais elle doit porter atteinte à des revendications ou à des droits actuels[41]. Il s’agit d’une part de décisions prises en vertu d’un pouvoir discrétionnaire, dont la portée est individuelle et qui ont un effet sur la gestion de terres ancestrales et de ressources[42]. Il s’agit d’autre part de la planification stratégique touchant l’utilisation de la ressource en cause et, depuis 2010, de « décisions stratégiques prises en haut lieu »[43]. À la différence des décisions prises en vertu d’un pouvoir discrétionnaire, les décisions stratégiques n’ont pas un effet immédiat sur les terres et les ressources, mais comportent néanmoins un risque d’effets préjudiciables sur celles-ci. Il s’agit par exemple de cessions de concessions de fermes forestières, de l’approbation d’un plan pluriannuel de gestion forestière visant un vaste secteur géographique, de la création d’un processus d’examen relativement à un gazoduc important, de l’examen approfondi des besoins d’infrastructure et de capacité de transport d’électricité d’une province[44]. Pour le Ministère des Affaires autochtones et du Développement du Nord canadien, les mesures gouvernementales qui sont frappées d’une obligation de consulter portent par exemple sur des changements structurels ou organisationnels réduisant la capacité décisionnelle de l’État[45]. Sur ce point, le ministère ajoute les propos suivants :

Les actions du gouvernement qui pourraient avoir des effets préjudiciables sur des droits ancestraux ou issus de traités peuvent comporter, par exemple, des décisions relatives à un pipeline qui pourraient affecter les espèces sauvages dans leur mouvement, leur reproduction ou leur accessibilité; des décisions concernant la pollution découlant de constructions ou d’utilisations qui pourraient affecter la flore ou la faune; des changements apportés à des règlements ou à des politiques susceptibles de limiter l’utilisation des terres; une gestion du cycle de vie de terres qui pourrait avoir des conséquences sur des obligations juridiques et des relations avec les groupes autochtones; ou des décisions concernant l’utilisation de ressources naturelles susceptibles de limiter l’approvisionnement des groupes autochtones et l’utilisation qu’ils font de ces ressources[46].

Plusieurs projets de développement qui sont ou seront mis en oeuvre dans le cadre du Plan Nord, notamment d’exploration et d’exploitation minière et forestière, sont susceptibles de limiter l’utilisation des terres et de modifier l’utilisation des ressources. De plus, en vertu des conditions établies par la Cour, il n’est pas nécessaire que le projet ait des effets immédiats sur les terres et les ressources. De ce fait, le Plan Nord ou les projets assimilés constituent une mesure gouvernementale pour laquelle la consultation des peuples autochtones dont les revendications ou les droits potentiels sont affectés est obligatoire.

Cette affirmation est d’autant plus vraisemblable que le Plan Nord est une décision des autorités provinciales. En la matière, l’arrêt Alcan rappelle que la responsabilité d’engager la consultation incombe à l’État — provincial et/ou fédéral — et non aux tiers, incluant entre autres les entreprises privées. Cet arrêt de 2010 précise toutefois qu’une entreprise publique mandatée par l’État a le fardeau de consulter[47]. On peut donc raisonnablement penser que la Société du Plan Nord devra respecter cette obligation.

La deuxième condition donnant naissance à l’obligation de consulter veut que la Couronne ait connaissance de l’existence de revendications ou d’un droit potentiel. Cette condition est aussi remplie, en particulier dans le cas des Innus, des Anishnabes et des Atikamekws qui ont fait part de leurs revendications au gouvernement provincial à maintes reprises[48]. Ces revendications sont en outre actuelles.

En ce qui concerne la troisième condition, celle qui a trait aux effets préjudiciables appréhendés, ceux-ci doivent précisément être reliés à la mesure gouvernementale envisagée, par opposition aux effets généraux que pourrait entraîner le projet dans lequel s’inscrit la mesure[49]. L’atteinte doit également être contemporaine, prévenant ainsi la naissance rétroactive de l’obligation[50]. Dans le cadre du Plan Nord, les activités de prospection et d’exploration étant déjà à l’oeuvre, les atteintes sont actuelles et les effets préjudiciables appréhendés sont reliés précisément à ces activités[51].

Par ailleurs, l’intensité de l’obligation de consulter varie en fonction de la solidité de la preuve appuyant l’existence des droits ou du titre ancestral revendiqués et de l’importance des effets négatifs appréhendés[52]. Une revendication qui serait douteuse ou marginale engendrerait une obligation de consultation dans sa plus simple expression, soit une obligation d’informer les populations autochtones des mesures qu’entend prendre le gouvernement et des effets potentiels de telles mesures, alors qu’une revendication plus solide pourrait engendrer des obligations plus contraignantes. L’obligation de consultation pourrait alors prendre la forme d’une consultation approfondie en vue d’obtenir une solution provisoire acceptable, ou d’une participation officielle des instances autochtones à la prise de décision. Dans ce cas, le gouvernement peut soumettre le litige à la médiation, en ayant recours à des décideurs impartiaux[53]. Néanmoins, il ne s’agit là que de suggestions, car « [l]a nature précise des obligations qui naissent dans différentes situations sera définie à mesure que les tribunaux se prononceront sur cette nouvelle question »[54]. La consultation approfondie ne garantit donc pas un droit à la participation effective et n’assure pas non plus la prise en compte de l’avis rendu par les peuples autochtones, comme c’est le cas dans le cadre du droit au consentement. La Cour indique au contraire qu’il faut agir au cas par cas, avec souplesse, pondération et flexibilité tout au long du processus[55]. Par ailleurs, elle n’envisage pas la possibilité d’une hétérogénéité des points de vue autochtones et les cas de division. Le droit à la consultation est réglementé comme si tous les peuples autochtones concernés et toutes leurs composantes avaient une position identique.

Quant à l’obligation d’accommodement, la Cour suprême suggérait dans l’arrêt Nation haïda qu’elle pouvait naître au cours de consultations menées de bonne foi[56]. Autrement dit, le processus de consultation des peuples autochtones pourrait conduire à une obligation de concilier les droits revendiqués par les communautés autochtones avec d’autres intérêts sociétaux, afin de parvenir à un compromis raisonnable pour tous[57]. Cependant, en aucun cas le gouvernement n’est tenu à ce résultat. Comme dans le cas de l’obligation de consulter, qui n’exige pas la prise en compte de l’avis des peuples autochtones affectés, cela réduit considérablement la portée de l’obligation d’accommodement, qui ne constitue qu’une obligation de moyens n’imposant pas juridiquement l’aménagement de compromis. De plus, bien que minimalement balisée, l’obligation d’accommodement, comme l’obligation de conduire une consultation approfondie, laisse à l’État une certaine discrétion, n’étant pas définie en fonction d’une norme objective et générale. Qu’est-ce qu’« une preuve à première vue solide »[58] ou une « atteinte potentielle [...] d’une haute importance pour les Autochtones »[59]? Ces notions sont subjectives. En outre, tout comme l’obligation de consulter, l’obligation d’accommoder à laquelle est tenue la Couronne n’exige pas la participation des Autochtones à la prise de décision et n’attribue pas un caractère obligatoire à l’avis rendu par ces derniers[60]. Dans cette mesure, si l’on considère que seuls les peuples autochtones sont à même de définir quels sont leurs intérêts, les obligations de consultation et d’accommodement les protègent moins efficacement que l’obligation d’obtenir leur consentement. À la différence de la consultation, la mise en oeuvre de l’obligation d’obtenir le CPLÉ n’est pas laissée à la discrétion de l’État. De plus, elle permet des solutions de compromis et implique la participation active des Autochtones. C’est dans ce sens que les obligations de consulter et d’accommoder paraissent lacunaires[61].

Pour conclure, il est important de préciser que les obligations de consultation et d’accommodement sont des obligations continues qui se poursuivent au-delà du règlement formel des revendications[62]. Ainsi, bien qu’en échange de compensations financières et d’autres services la Convention de la Baie-James et du Nord Québécois prévoie que les Inuits et les Cris cèdent, renoncent et abandonnent toutes leurs revendications territoriales[63], le principe de l’honneur de la Couronne demeure applicable. La Couronne se doit d’agir honorablement aussi bien à l’étape de la négociation que de la mise en oeuvre des ententes ayant une valeur constitutionnelle[64]. De plus, les ententes sur les revendications territoriales globales, autrement appelées ententes modernes, comme la Convention de la Baie-James, ne constituent pas des codes complets. Elles restent donc soumises au principe d’honneur de la Couronne et à ses corollaires, dont l’obligation de consulter[65]. Par conséquent, les obligations de consulter et d’accommoder les peuples autochtones, telles que définies par la Cour suprême, s’appliquent tant dans le cas des Innus, des Anishnabes et des Atikamekws, que dans le cas des Cris, des Inuits et des Naskapis.

Outre la place incertaine accordée à l’avis des peuples autochtones dans le cadre du droit commun à la consultation, d’autres ambiguïtés se manifestent, liées à la mise en oeuvre de ces normes dans le cadre du Plan Nord.

B. Les ambiguïtés dans la mise en oeuvre du Plan Nord

Deux problèmes se posent dans la mise en oeuvre spécifique du Plan Nord. Le premier porte sur la place des peuples autochtones dans le processus de prise de décision lié au Plan Nord. On remarque un décalage entre le discours juridique et le discours politique qui, comme nous l’avons déjà indiqué, qualifie les peuples autochtones de partenaires. Cela nous porte à nous interroger sur la place effective qui leur est accordée au stade de l’élaboration du projet et dans le cadre de sa mise en oeuvre. Le second problème a trait à la représentativité. La question est alors de savoir si les institutions autochtones consultées dans le cadre de l’élaboration du Plan Nord jusqu’à ce jour sont représentatives.

1. Le décalage entre les discours politique et juridique sur la place des peuples autochtones dans le processus de prise de décision

Le Plan Nord est présenté par le gouvernement provincial comme étant un projet collectif initié par « une vision commune » à laquelle ont consenti et contribué les populations locales dont les Autochtones[66]. Celui-ci qualifie même le projet de « modèle unique de concertation »[67]. Le ministre responsable des affaires autochtones indique ce quit suit :

La mise en oeuvre du Plan Nord se fera dans un esprit de respect mutuel, et les générations futures pourront s’inspirer à leur tour de ce modèle de partenariat novateur, fondé sur le dialogue et le respect. Son développement intégrera la vision autochtone telle qu’elle évoluera au cours de sa mise en oeuvre[68].

Le site Internet gouvernemental indique également que les Nations autochtones ont été associées en tant que partenaires et continueront à l’être :

Le Plan Nord est le fruit des réflexions d’élus du gouvernement du Québec, d’élus des régions, de représentants des Premières Nations (crie, naskapie, innue) et des Inuit qui, de pair avec les représentants de milieux économiques, sociaux, communautaires et environnementaux, ont dessiné le Nord de demain.

Pendant plus d’une année, plus de 450 personnes ont travaillé ensemble à établir des modes de collaboration nouveaux, afin que le Plan Nord devienne réalité. Une telle démarche de concertation est sans précédent[69].

Créant des attentes légitimes chez les peuples autochtones et chez la majorité non autochtone, les références au respect mutuel, à la collaboration, à la concertation ou au dialogue constituent autant de principes directeurs propres à encadrer l’établissement, mais aussi le déroulement du projet, à toutes les phases de sa mise en oeuvre.

Cependant, ces références émanent du discours politique. Elles ne transparaissent pas dans la législation discutée à ce jour, qui aura pour vocation d’encadrer juridiquement ce projet. Alors que le site officiel du Plan Nord promet que le conseil d’administration de la Société du Plan Nord sera en partie composé de représentants des Nations autochtones[70], le projet de loi sur la Société du Plan Nord ne garantit pas la présence autochtone au sein de cet organe qui administrera le projet et en coordonnera les investissements et la mise en oeuvre, en vertu des plans quinquennaux élaborés par le gouvernement. L’article 26 du projet de loi, qui institue le conseil d’administration de la Société, indique simplement la chose suivante :

La Société est administrée par un conseil d’administration composé de 15 membres, dont le président du conseil et le président-directeur général. Au moins huit membres, dont le président, doivent, de l’avis du gouvernement, se qualifier comme administrateurs indépendants.

Le gouvernement nomme les membres du conseil d’administration, autres que le président de celui-ci et le président-directeur général, en tenant compte des profils de compétence et d’expérience approuvés par le conseil. Ces membres sont nommés pour un mandat d’au plus quatre ans[71].

Il est surprenant de noter que les dispositions de ce projet de loi ne donnent aucune garantie de participation aux Premières nations et n’évoquent aucunement cet enjeu, alors qu’il paraît très présent dans le discours politique. D’un point de vue juridique, nous considérons donc que la participation effective des peuples autochtones affectés à l’élaboration et à la mise en oeuvre du Plan Nord n’est pas assurée.

2. Le manque de représentativité des parties avec lesquelles Québec a négocié.

Au stade de l’élaboration du Plan Nord, ce sont les conseils de bandes et les conseils tribaux des quatre nations Cri, Inuit, Naskapi et Innu qui ont été invités à participer à deux tables de concertation, celle des partenaires et celle des partenaires autochtones[72]. Cette collaboration au stade de l’élaboration du projet est fondamentale, puisqu’elles associent en amont les peuples autochtones au processus de décision, mais elle n’est pas sans soulever quelques difficultés qui ont trait à la représentativité et à la mise en oeuvre de l’obligation de consulter à court et à moyen terme. Ces difficultés sont d’autant plus importantes à signaler qu’elles s’ajoutent au fait que la position des nations autochtones affectées est présentée de manière homogène par les médias. Les Cris, les Inuits et les Naskapis sont perçus comme favorables au projet, alors que les Innus, les Atikamekws et les Anishnabes y seraient défavorables. La réalité est plus complexe. Aucune généralisation ne peut être faite en la matière, certains Innus, Inuits ou Cris se positionnant aussi contre le projet[73].

Le manque de représentativité des parties autochtones avec lesquelles Québec a négocié se manifeste à plusieurs égards et soulève quelques interrogations. Premièrement, certaines nations autochtones paraissant favorisées par rapport à d’autres. Pourquoi aucune mention n’est jamais faite des peuples Anishnabe et Atikamekw, dont certaines des communautés revendiquent pourtant des droits ancestraux et un titre au nord du 49e parallèle? Leur exclusion des tables de négociations fait preuve d’un déséquilibre dans la prise en compte des intérêts autochtones[74]. Ce déséquilibre s’expliquerait-il par l’émergence d’un discours commun partagé entre certains peuples autochtones — ou certains segments de ceux-ci — et le gouvernement provincial, conduisant à l’ignorance des positions qui ne concordent pas suffisamment avec le point de vue du gouvernement[75]?

Deuxièmement, les chefs des communautés de Natashkuan[76] et de Mashteuiatsh siègent au nom de la nation innue. Or, le second chef semble siéger à la table des partenaires en sa qualité de représentant du secteur des négociations du Conseil tribal Mamuitun mak Nutakuan. Par conséquent, il représenterait plus largement les communautés d’Essipit, de Mashteuiatsh et de Natashkuan, soit trois Premières nations innues sur neuf. Qui a désigné ces instances de représentations comme étant légitimes pour tous les Innus : les membres de ce peuple issus des neuf réserves ou le gouvernement?

Troisièmement, la consultation des conseils de bande est-elle suffisante dans le cadre d’un projet de si grande ampleur, sachant que des divisions existent, sans parler du fait que les conseils constituent des institutions coloniales de gouvernement? Le gouvernement n’est-il pas tenu de décider en ayant conscience de tous les points de vue? À ce titre, ne conviendrait-il pas d’inviter à la table des négociations des organismes représentant les intérêts des femmes et des jeunes autochtones? De même, l’invitation des aînés ne serait-elle appropriée, ceux-ci jouant un rôle particulier au sein des communautés.

Quatrièmement, à ce jour, plusieurs organisations autochtones ne considèrent pas avoir été consultées. Par exemple, l’assistant exécutif du président de la corporation Makivik indiquait à l’hiver 2012 qu’il ne pouvait définir ce qu’était le Plan Nord et espérait que le Nunavik puisse devenir un partenaire[77]. Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, rappelait qu’en novembre 2009 son organisation n’avait pas été invitée à la première table des partenaires du Plan Nord[78]. Ces allégations font preuve de lacunes dans la mise en oeuvre de l’obligation de consulter.

Cinquièmement, le gouvernement n’est pas sans savoir que l’obligation de consulter se poursuivra tout au long de la réalisation du Plan Nord, en aval et à toutes les étapes de sa réalisation. À ce titre, le ministre responsable des affaires autochtones indique que la participation des Autochtones est essentielle à la réussite du projet[79]. Or, aucune garantie n’existe à ce jour dans la législation discutée à l’assemblée parlementaire. Rappelons que l’Assemblée nationale du Québec a discuté des modalités encadrant la création de la Société du Plan Nord. Il est cependant impossible de prédire le poids qui sera accordé aux représentants autochtones au sein de son conseil d’administration et de savoir si la représentativité des personnes désignées par la province pour intervenir au nom des divers intérêts autochtones sera assurée.

Pourtant, certaines solutions existent en droit canadien pour mieux tenir compte de la représentativité des positions autochtones. Des outils permettant de définir clairement les bénéficiaires de l’obligation de consulter ont été déterminés. La Cour suprême ne s’est pas encore prononcée sur la question de savoir qui consulter précisément. En revanche, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a été confrontée à cet enjeu en 2009. Dans l’affaire Nlaka’pamux Nation Tribal Council v. Griffin[80], il était question de l’extension d’un dépotoir utilisé par l’entreprise Metro Vancouver sur le territoire de la réserve de la Nation Nlaka’pamux. Au sein de cette Nation, qui se compose elle-même de plusieurs bandes, les opinions sur l’extension du dépotoir étaient divisées. Les représentants présumés de la bande Ashcroft étaient favorables à l’extension alors que le Conseil Tribal de la Nation Nlaka’pamux était contre le projet. La Cour suprême de la Colombie-Britannique a donc établi des balises pour consulter les communautés autochtones en l’absence de consensus. Elle s’est fondée sur le critère de la diligence raisonnable pour exiger du gouvernement qu’il s’assure de la prise en considération de tous les points de vue existants au sein de la communauté[81]. Ce jugement, bien qu’il ait été renversé par la Cour d’appel de Colombie-Britannique en 2011[82], propose une formule qui paraît relever du bon sens. Si nous la transposions en contexte québécois, elle signifierait que le gouvernement provincial doit consulter l’ensemble des peuples autochtones concernés, que leurs revendications soient ou non réglées par la conclusion d’une entente. De plus, en cas de dissidence au sein d’une nation, il lui incomberait de prendre en ligne de compte tous les points de vue en présence, dont celui des jeunes et des femmes autochtones[83].

Au titre des solutions et au-delà de la consultation, le modèle de cogestion instauré en 2005 par la Norvège sur une partie des terres ancestrales du peuple Saami, au sein du comté du Finnmark, pourrait être considéré. Le Finnmark Act a transféré la propriété de près de 95 % des terres du comté à un organisme foncier qu’elle institue. La loi prévoit que l’organisme est administré par un conseil composé de six membres désignés à parité par le Conseil du Comté de Finnmark et par le Parlement Saami de Norvège[84]. Dans ce cadre, un poids équivalent est accordé de part et d’autre aux Saamis et au Conseil du comté. Le gouvernement provincial pourrait lui aussi envisager la création d’une véritable société de cogestion du Nord québécois, qui soit adaptée au contexte de la province et à la pluralité des groupes autochtones. Néanmoins, en l’état actuel du projet, cela n’est pas envisagé. Cette solution pourrait pourtant apaiser certaines critiques qui ont été émises dans les médias par l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador et par certains chefs[85], puisqu’elle permet une forme d’inclusion plus effective au processus de prise de décision.

Par conséquent, le droit à la consultation, tel qu’institué par la Cour suprême et tel que mis en oeuvre dans le cadre de l’élaboration du Plan Nord, ne paraît pas être un outil de conciliation équitable et suffisant, parce que souvent exercé sans porter attention à l’identité et aux représentations de celles et ceux qui sont consultés et sans exiger la prise en compte de l’avis des peuples autochtones. À ce titre, les ordres juridiques international et interaméricain sont porteurs de solutions qui pourraient servir de modèles contribuant à l’avancement du droit interne. Ces derniers semblent accorder une place plus importante au point de vue des peuples autochtones dans les processus décisionnels, en particulier dans le cadre de projets aux répercussions significatives sur le territoire. Il paraît donc intéressant d’examiner les normes qui en sont issues, en particulier l’obligation d’obtenir le consentement des peuples autochtones, puisque certaines composantes du Plan Nord supposent de telles répercussions.

II. L’intérêt des normes promues par l’ordre juridique international et par le système interaméricain 

En droit international et interaméricain, le droit au CPLÉ n’est pas la seule norme applicable lorsqu’un État souhaite autoriser un projet de développement ou d’investissement en territoire autochtone, mais il occupe une place plus importante qu’en droit interne. Cette norme apparaît dans la Déclaration des Nations Unies[86] ainsi que dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine, et certaines conditions encadrent son application.

L’interprétation de la Déclaration des Nations Unies, qui évoque à la fois la consultation et l’obtention du consentement des peuples autochtones aux articles 19 et 32[87], n’est pas uniforme. En vertu de ce texte, la simple consultation en vue d’obtenir le consentement constituerait la norme minimale lorsque les conditions de mise en oeuvre du droit au CPLÉ ne sont pas réunies[88]. L’opposition de certains États influents au droit au CPLÉ, lors des négociations de la Déclaration des Nations Unies, a sans doute eu un effet sur la formulation des dispositions de ce texte[89] et sur l’état actuel d’ambivalence du droit international.

Malgré cette hésitation à l’égard du droit au CPLÉ, il nous paraît opportun de présenter le contenu des dispositions et des jugements rendus et d’en proposer des interprétations propres à favoriser l’intégration du droit au CPLÉ en droit interne.

Avant d’aborder l’état du droit, nous allons présenter la catégorie de projets que le droit international a qualifiés de « développements d’envergure », puisqu’elle semble avoir des répercussions sur la place à attribuer à l’avis du peuple autochtone affecté en matière de participation à la prise de décision. Nous analyserons les forces et les limites de cette qualification dans le contexte spécifique de l’exploitation du Nord québécois. Nous allons ensuite exposer le contenu d’une norme en construction : le droit à l’obtention du consentement préalable, libre et éclairé et les controverses qui l’entoure. L’intérêt de cette norme dans le cadre du Plan Nord sera également précisé. Ce faisant, les normes développées en droit international et interaméricain devraient être une source d’inspiration pour le droit interne quant à la qualification de « projet de développement d’envergure » (A), à la promotion du droit au CPLÉ (B) et au rôle de l’État (C).

A. La catégorie « projet de développement d’envergure » : forces et limites dans le contexte de l’exploitation du Nord québécois

En vertu du droit international et interaméricain, le Plan Nord peut être qualifié de projet de développement territorial d’envergure ou « à grande échelle », s’inscrivant ainsi dans une catégorie juridique apparue en droit international au courant des années 2000.

Dès 2003, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits des populations autochtones définit l’expression « projet de développement d’envergure » :

L’expression « projet de développement d’envergure » désigne des programmes d’investissement de capitaux publics ou privés, nationaux ou internationaux visant la mise en place ou l’amélioration des infrastructures matérielles d’une région donnée, la transformation à long terme d’activités de production impliquant une modification de l’utilisation des terres et des droits de propriété sur celles-ci, l’exploitation à grande échelle des ressources naturelles, y compris les ressources du sous-sol, et la construction de centres urbains, de sites industriels ou miniers, de centrales énergétiques, d’installations d’extraction et de raffineries, d’infrastructures touristiques, d’installations portuaires, de bases militaires et autres entreprises analogues. L’objectif poursuivi est variable; il peut s’agir de renforcer la croissance économique, de réguler les crues, de produire de l’électricité ou d’autres énergies, d’améliorer les réseaux de transport, de promouvoir les exportations afin de disposer de devises, de créer de nouveaux établissements, de veiller à la sécurité nationale ou encore de créer des emplois et des sources de revenus pour les populations de la région[90].

Cette définition a servi d’appui au nouveau Rapporteur spécial, James Anaya, dans sa récente analyse sur les industries extractives[91], ainsi qu’à la Cour interaméricaine, instance judiciaire principale du système interaméricain de protection des droits humains. Dans un arrêt de 2007[92], celle-ci citait le passage suivant du rapport de Rodolfo Stavenhagen :

Lorsque [des projets à grande échelle] se produisent dans des régions habitées par des peuples autochtones, on peut s’attendre que les communautés concernées connaissent des bouleversements sociaux et économiques, qui ne sont pas toujours compris, et certainement pas toujours prévus, par les autorités chargées de la promotion du projet.

[...]

Les principales conséquences de ces projets sur les droits de l’homme des peuples autochtones sont la perte des territoires et terres traditionnels, l’expulsion, la migration et la réimplantation qui s’ensuit, l’épuisement des ressources nécessaires à la survie matérielle et culturelle, la destruction et la pollution de l’environnement traditionnel, la désorganisation sociale et communautaire, la détérioration à long terme de la santé et de la nutrition ainsi que, dans certains cas, la persécution et la violence[93].

Dans cette affaire, la Cour interaméricaine avait alors qualifié de projet d’envergure l’exploitation d’une mine d’or ayant entraîné la pollution de ressources essentielles au mode de vie de la communauté tribale requérante (en l’espèce, l’eau) et le rehaussement d’un barrage hydroélectrique sur le même territoire, ceux-ci ayant eu pour conséquence le déplacement de la communauté[94].

La catégorie juridique « projet de développement d’envergure » telle que définie par Rodolfo Stavenhagen est donc valide tant en droit international qu’en droit interaméricain. De plus, au regard du contenu et des objectifs du Plan Nord, nous considérons qu’elle est pertinente pour qualifier ce projet. Celui-ci modifie tout d’abord l’utilisation des terres. Il prévoit aussi l’exploitation à grande échelle de diverses ressources naturelles, certaines d’entre elles pouvant même être qualifiées de rares, telles que le nickel, le cobalt, le zinc, le minerai de fer et d’ilménite, l’or, le lithium, le vanadium, des éléments de terres rares, l’uranium ou le diamant[95]. Le Plan Nord est présenté comme étant à la fois un projet de développement énergétique, minier, forestier, bioalimentaire, touristique et du transport. Il peut être qualifié de projet d’envergure, selon la définition internationale, puisqu’il vise l’amélioration des infrastructures matérielles. Pensons à ce titre au développement tant du système routier que des infrastructures touristiques évoqué par le gouvernement libéral[96]. En outre, bien que qualifié de durable[97] par celui-ci, parce que comportant un volet social, économique et écologique, ce projet de développement reste d’envergure. Rappelons que selon Rodolfo Stavenhagen, l’objectif poursuivi par les autorités peut être variable[98]. De plus, ce dernier se déploiera à grande échelle vu la superficie affectée (72 % de la superficie du Québec).

Une dernière raison justifie l’usage de cette catégorie juridique dans le cadre du Plan Nord. Celui-ci générera vraisemblablement des effets néfastes significatifs s’apparentant à ceux décrits par la Cour interaméricaine dans l’arrêt Saramaka People[99]. Même si elle est annoncée comme étant respectueuse des normes du développement durable, l’exploitation des ressources naturelles, notamment minières, a toutes les chances d’avoir des conséquences irréversibles sur les écosystèmes, affectant ainsi l’environnement, le territoire et l’humain[100]. Cet aspect des activités extractives est abordé par le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits des populations autochtones. Dans le cadre de son enquête internationale, James Anaya rappelle la chose suivante :

The majority of indigenous representatives and organizations also listed environmental impact as a principle issue of concern. [...] Common negative environmental effects reported in the responses include the pollution of water and lands and the depletion of local flora and fauna.

With respect to the negative impact of extractive operations on water resources, it was noted that water resource depletion and contamination has had harmful effects on available water for drinking, farming and grazing cattle, and has affected traditional fishing and other activities, particularly in fragile natural habitats[101].

Si une telle dégradation est occasionnée[102], le Plan Nord affectera les droits humains de tous les locaux, notamment leur droit à la santé et à un environnement sain, ainsi que le droit aux terres, au territoire et à des ressources des peuples autochtones. En ce qui concerne l’accès aux ressources essentielles à la vie, la relation qui existe entre l’accès à une eau salubre et le respect des droits humains est aujourd’hui bien documentée. Le lien entre le droit à la santé[103], le droit à des conditions de vie suffisantes[104] et le droit à l’eau, sans parler du droit à une vie digne, a déjà été souligné par le Comité sur les droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies, qui insiste sur l’importance d’avoir accès à une eau salubre non contaminée et exempte de substances chimiques[105]. Le droit à l’eau est donc reconnu sur le plan international et la mise en oeuvre du Plan Nord pourrait y porter atteinte. Dans ce cadre, il pourrait occasionner les effets d’un projet de développement d’envergure.

Par conséquent, présenté comme étant un projet de développement commun et durable, le Plan Nord, considéré dans une optique globale, est aussi un projet de développement d’envergure, vu son contenu, ses objectifs et ses effets potentiels. En pratique toutefois, chaque projet de développement auquel le Plan Nord donnera naissance, s’il est conçu isolément, ne sera pas nécessairement d’envergure. Certains développements n’auront pas un effet significatif sur le territoire et sur la vie des Autochtones comme peut notamment l’avoir l’extraction de l’or ou d’autres minerais. De plus, un même projet, par exemple la création d’une pourvoirie ou d’un parc national qui promeut les activités de plein air, le tourisme d’aventure ou l’écotourisme, peut avoir des répercussions plus ou moins importantes selon le contexte dans lequel il est développé. Cependant, il est important de se détacher d’une conception fragmentée et de considérer l’exploitation du nord dans sa globalité, en tant que projet de développement d’une grande partie du territoire de la province, affectant de fait les territoires autochtones. Une telle conception permet de tenir compte des effets cumulatifs de tous ces projets. De plus, la qualification des répercussions d’un projet, significatives ou non, est très subjective. Un projet d’écotourisme, souvent perçu comme faiblement significatif, peut avoir un effet important sur la relation qu’entretiennent les peuples autochtones avec leurs territoires, par exemple, lorsque ce projet vient entraver le passage du gibier sur une ligne de trappe, ou lorsque ce projet est développé à proximité d’un site sacré. Cela met en exergue l’intérêt de qualifier le Plan Nord de projet d’envergure et l’importance de collaborer avec les Autochtones, de les écouter et de tenir compte de leurs savoirs sur le territoire pour limiter les répercussions néfastes.

En outre, cette qualification a une résonnance particulière en droit interaméricain et en droit international. En 2007, un régime juridique spécifique a été échafaudé par la Cour interaméricaine. Celle-ci reconnaît la nécessité d’obtenir le CPLÉ des peuples autochtones avant la mise en oeuvre de tout projet de développement d’envergure qui porterait atteinte à leurs droits au territoire et aux ressources[106]. Pour les institutions internationales, ce jugement de la part d’un tribunal régional est une référence. Il constitue donc un précédent important au-delà du seul système interaméricain[107]. En droit interne, s’inspirer de cette catégorie a deux avantages principaux : elle place les peuples autochtones en tant que participants effectifs au processus de prise de décision et impose une réflexion sur les répercussions conjuguées de chaque développement dérivé du Plan Nord. Toutefois, cette catégorie a ses faiblesses dans la mesure où elle rend légitime la simple consultation en l’absence de projet de développement d’envergure. Or, dans un contexte de promotion de la pratique de la négociation et de la notion d’autonomie gouvernementale par le système juridique[108] et dans un contexte politique où les peuples autochtones sont qualifiés de partenaires, la simple consultation a-t-elle encore sa place?

B. Le droit à l’obtention du CPLÉ : genèse d’une norme d’intérêt dans le cadre de l’exploitation du Nord québécois

Que signifie le droit au CPLÉ? Quelles sont les conditions de mise en oeuvre de cette norme, tant en vertu de la Déclaration des Nations Unies[109], qu’en vertu de la jurisprudence de la Cour interaméricaine? Telles vont être les questions qui guideront notre analyse. Celle-ci sera basée sur la Déclaration des Nations Unies et sur les jugements de la Cour interaméricaine, même si plusieurs autres documents internationaux reconnaissent également le droit au consentement[110]. Toutefois, en l’état actuel du droit canadien, ces derniers sont apparus moins significatifs. Une dernière sous partie traitera enfin des effets du droit au CPLÉ dans le contexte plus précis du Plan Nord.

1. Signification du droit au CPLÉ

Il est important de définir ce qu’est le droit au CPLÉ pour le distinguer du droit à la consultation et en souligner l’intérêt. En outre, cela va nous permettre de rompre avec l’idée selon laquelle le droit international ne cernerait pas précisément le contenu de cette norme. Pour ce faire, nous aurons recours à plusieurs documents internationaux.

Dans ses Lignes directrices sur les questions relatives aux peuples autochtones, le Groupe des Nations Unies pour le développement (le Groupe)[111] reprend l’interprétation donnée par l’Instance permanente sur les questions autochtones[112] (l’Instance) de chacune des composantes du droit au CPLÉ.

De manière préliminaire, remarquons d’emblée qu’il s’agit d’un droit au consentement, ce qui implicitement laisse entendre que le groupe consulté peut s’opposer au projet de développement et refuser de donner son accord. L’avis qu’il rendra sera donc de nature à lier le gouvernement. Cette caractéristique distingue le droit au consentement du droit à la consultation. Elle donne un poids effectif à l’avis du groupe en question dans le processus de prise de décision.

Selon le Groupe et l’Instance, le « consentement libre » signifie que les peuples autochtones doivent donner leur consentement en l’absence de coercition, d’intimidation ou de manipulation, par l’intermédiaire des instances représentatives qu’ils auront préalablement définies. Celles-ci doivent représenter les points de vue des femmes autochtones et des jeunes[113]. Le premier avantage de cette modalité est qu’elle attribue une place aux jeunes et aux femmes dans le processus. De plus, elle permet aux peuples autochtones de donner leur avis à l’extérieur des organes institués par la colonisation.

Le terme « préalable » « suppose que le consentement a été sollicité suffisamment longtemps avant toute autorisation ou tout début d’activité et que les délais nécessaires aux processus autochtones de consultation et de recherche d’un consensus ont été respectés »[114]. Il en résulte que les Autochtones doivent disposer d’un délai suffisamment long pour discuter, avec les membres de la communauté concernée, du projet proposé par le gouvernement, se forger une opinion et la communiquer avant que le gouvernement ne commence à prendre des décisions. Dans son rapport de 2011, James Anaya insiste sur le fait que les communautés autochtones concernées doivent être informées le plus tôt possible[115]. Le Guide sur la Convention n 169 de l’OIT[116] précise que la participation des peuples autochtones doit intervenir avant l’exploration des ressources du sous-sol[117]. Les Lignes directrices définies par le Groupe imposent, quant à elles, l’obtention du consentement avant la délivrance de permis de prospection et dès le stade de l’évaluation et de la planification[118], donc extrêmement tôt dans le processus. En la matière, le droit international est plus précis que la jurisprudence de la Cour suprême du Canada et plus exigeant.

En ce qui concerne le concept de « consentement éclairé », l’État doit donner aux peuples autochtones une information complète et adéquate sur le projet[119]. Il a également obligation de s’assurer que le ou les peuples concernés ont la possibilité de comprendre l’information transmise, la langue utilisée, les répercussions positives et négatives du projet et qu’ils sont informés des avantages, des inconvénients et des impacts potentiels de l’initiative, éléments qui se traduisent en une obligation de transparence. En la matière, le Groupe a énuméré divers éléments d’information qui sont alors requis. Ceux-ci portent, entre autres, sur « la nature, l’ampleur, l’évolution, la réversibilité et la portée de tout projet ou activité proposé; » les objectifs du projet ou de l’activité; « leur durée; la localisation des zones concernées » et « le personnel susceptible de contribuer à l’exécution du projet proposé (y compris le personnel autochtone [...]) ». En outre, le Groupe ajoute que le gouvernement doit transmettre « [u]ne évaluation préliminaire des incidences économiques, sociales, culturelles et environnementales probables, y compris les risques potentiels et le partage juste et équitable des avantages, compte tenu du principe de précaution [...] »[120]. Le Guide sur la Convention no169 insiste quant à lui sur le droit d’accès des peuples autochtones à une information complète et intelligible tout au long du processus d’élaboration et de développement du projet[121]. En pratique, cela implique une collaboration aux phases d’évaluation, de planification, d’exécution, de suivi, de bilan et d’achèvement d’un projet[122].

En ce qui a trait aux modalités de mise en oeuvre du droit au CPLÉ, ce guide précise que les peuples autochtones doivent avoir la possibilité effective de faire des contre-propositions[123]. Dans ce contexte, la tenue d’audiences publiques est insuffisante, puisque les peuples autochtones concernés doivent avoir « un impact véritable » sur la décision[124]. Enfin, de manière générale, le gouvernement a l’obligation d’agir de bonne foi[125]. Cette obligation s’applique à toutes les étapes du processus et suppose, en pratique, un devoir de sincérité, de transparence, de respect mutuel et de dialogue. L’État a également l’obligation d’allouer des fonds nécessaires aux communautés concernées pour que le processus s’effectue[126]. Enfin, un système efficace de communication doit être élaboré entre les parties pour assurer la bonne circulation de l’information[127].

Les Lignes directrices du Groupe et le Guide sur la Convention n°169 de l’OIT constituent des outils pertinents d’interprétation du droit international et interaméricain. Les lignes directrices ont vocation à aider les diverses institutions des Nations Unies à intégrer les questions autochtones et « définissent un cadre normatif, stratégique et opérationnel général [...] »[128]. Le Guide pour la Convention n°169 contient quant à lui des éléments d’interprétation de la Convention mis à jour à la lumière du droit international. Le contenu de ces deux documents permet donc de clarifier et de préciser les disposions de la Déclaration des Nations Unies, mais aussi la jurisprudence de la Cour et de la Commission interaméricaine, d’autant plus que les deux instances régionales adoptent une interprétation contextuelle des instruments de droit international et des normes adoptées par cet ordre en droit des peuples autochtones. Ces deux documents sont d’autant plus pertinents que leur contenu a été rappelé à l’automne 2011 par le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits des populations autochtones[129] et a été repris par le Guide de bonne pratique du Conseil International des Mines et Minéraux[130]. De plus, l’interprétation qu’ils privilégient a initialement été proposée par l’Instance[131]. Une question reste cependant en suspens : le droit au CPLÉ est-il applicable en tout temps ou existe-t-il des conditions d’application entourant sa mise en oeuvre?

2. Les conditions d’application du droit au CPLÉ : des interprétations ambiguës

Le droit au CPLÉ des peuples autochtones est-il applicable en tout temps lorsque l’État souhaite développer des projets sur les territoires traditionnels autochtones ou comporte-t-il des conditions d’application? Lors de la Conférence de Sofia 2012, le Comité sur les droits des peuples autochtones de l’Association pour le droit international (le Comité ADI) a porté sa réflexion sur les conditions de mise en oeuvre de l’article 19 de la Déclaration des Nations Unies[132] et sur le contenu de l’article 32 de ce même texte[133].

Selon ce comité, l’article 19 ne conférerait pas automatiquement un droit de veto ou de blocage dans le processus de prise de décision aux peuples autochtones dont les intérêts sont affectés par une mesure législative ou administrative[134], bien que cela soit le cas lorsque la Déclaration des Nations Unies évoque le droit à la réparation, à la restitution ou à l’indemnisation en matière de terres, territoires et ressources[135], ou encore les mesures que doivent prendre les États pour éviter le stockage de matières dangereuses sur les terres ou territoires autochtones[136]. Au contraire, selon le Comité ADI, les caractéristiques de la procédure varient au cas par cas, en fonction de la nature de la mesure proposée et de l’étendue de ses effets sur les peuples autochtones, lorsqu’il s’agit de l’article 19[137]. D’après lui, cette disposition s’applique lorsqu’une mesure mise en oeuvre par le gouvernement a toutes les chances d’affecter de manière particulière les peuples autochtones, sans avoir les mêmes répercussions sur les non Autochtones[138]. De plus, l’effet de la mesure sur les intérêts autochtones, le type d’intérêts visés par celle-ci ou le contexte auraient des conséquences sur l’application de l’obligation d’obtenir le consentement de la communauté. Sur le fondement de la Déclaration des Nations Unies, le Comité ADI accorde une forte présomption à l’obtention du consentement des peuples affectés lorsqu’une mesure a un effet direct et significatif sur la vie ou les territoires des peuples autochtones[139]. Quant à elle, la Cour interaméricaine impose l’obtention du consentement des peuples autochtones toutes les fois où un projet de développement d’envergure a un impact majeur sur leur droit de propriété sur les terres ou les ressources. L’effet majeur ou significatif du projet porte alors sur des droits et non plus sur l’humain. À ce niveau, l’interprétation prodiguée par le Comité ADI sur le fondement de l’article 19 de la Déclaration des Nations Unies paraît plus généreuse que celle de la Cour interaméricaine, puisque celui-ci prend pour référence les effets de la mesure sur la vie ou les territoires des peuples autochtones, alors que la Cour interaméricaine évalue ces effets à l’aune des droits reconnus. De plus, en se fondant sur la pratique internationale, le Comité ADI identifie quelques situations dans lesquelles l’obtention du consentement sur le fondement de l’article 19 revêt un caractère obligatoire, notamment lorsque l’État a l’intention de conduire des activités d’exploitation sur des terres traditionnelles autochtones[140].

En ce qui concerne l’article 32 de la Déclaration des Nations Unies, celui-ci consacrerait la reconnaissance d’un droit de veto aux peuples autochtones sous certaines conditions, qu’il s’agisse de mesures de déplacement des populations des territoires ancestraux, de mesures aboutissant à la privation de la propriété culturelle, intellectuelle, religieuse et spirituelle ou de mesures ayant pour conséquence la prise de terres, de territoires et de ressources autochtones[141].

Enfin, une autre possibilité peut donner naissance à l’obligation d’obtenir le consentement du peuple affecté, que ce soit en vertu de l’article 19 ou de l’article 32 de la Déclaration des Nations Unies. Celle-ci se fonde sur l’interprétation contextuelle des dispositions de la Déclaration des Nations Unies [142] et suppose la prise en compte du contexte, de l’objet et du but de la disposition, en relation avec les autres dispositions du même texte[143]. Cette méthode permet ainsi de rompre avec une interprétation abstraite des dispositions d’un traité, isolées les unes par rapport aux autres. Les articles 19 et 32 peuvent alors être interprétés en relation avec les articles 3, 4 et 43 de la Déclaration des Nations Unies sur le droit à l’autodétermination, sur le droit à l’autonomie gouvernementale et sur la Déclaration des Nations Unies même en tant que document contenant des normes minimales nécessaires à la survie, à la dignité et au bien-être des peuples autochtones. Les deux articles peuvent également être examinés en rapport avec la jurisprudence portant sur les organes issus des traités onusiens, que ce soit le Comité des droits de l’homme, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale ou le Comité des droits économiques, sociaux et culturels, qui tous reconnaissent l’obligation d’obtenir le CPLÉ des peuples autochtones[144]. De plus, cela signifie que l’obligation d’obtenir le consentement existerait toutes les fois où l’absence de sa mise en oeuvre conduit à une violation des droits des peuples autochtones garantis par les États. C’est notamment le cas lorsque l’essence de leur intégrité culturelle est en danger[145], lorsqu’il y a une atteinte à leur droit de propriété, à leur droit d’avoir leurs propres stratégies pour la mise en valeur de leurs terres ou à leur droit de conserver et renforcer leur relation à la terre, aux territoires et ressources traditionnelles[146].

Par ailleurs, dans les cas où les articles 19 et 32 ne donnent pas lieu à un droit de veto, par exemple lorsque l’effet de la mesure sur les territoires ou sur les vies des peuples autochtones est indirect et non significatif, le Comité ADI semble interpréter ces dispositions comme imposant à l’État de consulter, négocier ou informer la communauté visée, dans le but de parvenir à un accord. L’obligation est alors moins contraignante pour l’État et l’importance qui sera accordée par celui-ci à l’avis des peuples autochtones est plus incertaine.

Cette interprétation des articles 19 et 32 de la Déclaration des Nations Unies est généreuse dans le sens où elle permet l’application du droit au CPLÉ dès qu’il y a déplacement ou atteinte significative à la vie, aux territoires des communautés ou à leurs droits, c’est-à-dire toutes les fois où des intérêts qui sont considérés par les peuples autochtones comme étant supérieurs sont en cause. Par ailleurs, les conditions d’application sont formulées de manière suffisamment flexible pour inclure des situations très diverses. De plus, ni la Déclaration des Nations Unies ni le Comité ADI ne statuent explicitement sur l’existence d’une condition préalable au déclenchement de l’obligation d’obtenir le CPLÉ, qui consisterait pour un peuple à avoir un titre officiel ou un droit établi. Par analogie à l’interprétation donnée au droit à la participation à la prise de décision, nous considérons que l’existence d’un droit établi ou d’un titre sur un territoire n’est pas nécessaire pour que cette obligation soit imposée[147]. Cette interprétation est compatible avec les conditions énoncées par le Comité, celui-ci invoquant la mise en oeuvre de l’obligation lorsque certains intérêts autochtones sont affectés, lorsque leurs territoires et leurs vies sont en cause ou lorsque l’absence de mise en oeuvre de l’obligation d’obtenir leur consentement aboutit à la violation d’un droit. Il n’exige donc pas qu’un droit soit reconnu pour mettre en oeuvre l’obligation.

Toutefois, cette interprétation paraît limitative dans la mesure où elle pose des conditions supplémentaires à la mise en oeuvre des dispositions de la Déclaration des Nations Unies. Certains auteurs considèrent que la seule mention dans la Déclaration des Nations Unies d’une obligation d’obtenir le consentement des peuples autochtones — et non de le rechercher, terme qui était privilégié par des États comme le Canada au moment des négociations de la Déclaration des Nations Unies[148] — confère un droit de veto aux peuples autochtones. Jeremie Gilbert et Cathal Doyle justifient ainsi l’existence d’un tel droit :

[T]he case for limiting or denying the requirement for FPIC is frequently based on the argument that indigenous peoples do not have an absolute right to ‘veto’ projects that are deemed to be in the public interest. However, it is important to bear in mind that in the context of extractive projects this public interest argument is strongly contested and are rarely, if ever, substantiated. Furthermore, international and regional human rights bodies and national courts have cautioned states against infringement of indigenous peoples’ rights on the basis of national development and public interest. An interpretation of the Declaration that justifies derogations from the requirement to obtain FPIC on the basis of such arguments could therefore lead to a shift in the burden of proof away from the state and onto indigenous peoples in a manner that is incompatible with the spirit and intent of the Declaration[149].

En outre, une question se pose. L’interprétation proposée par le Comité ADI tient-elle suffisamment compte de l’esprit de la Déclaration des Nations Unies et de la lettre des articles 19 et 32? La Déclaration des Nations Unies promeut une coexistence juste et équitable, le respect mutuel, l’harmonie des relations et la coopération entre les peuples autochtones et l’État[150]. Ces objectifs généraux — abstraits en apparence, mais qui ont un sens bien précis en réalité —, en particulier celui favorisant la coopération, sont-ils pris en compte lorsque le droit au CPLÉ est applicable dans la limite de certaines conditions, et non pas toutes les fois où des intérêts autochtones quels qu’ils soient sont en cause? Le Mécanisme d’experts des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones a récemment précisé que le droit au CPLÉ est une composante du droit à la participation de ces peuples à la prise de décision, ces deux normes étant indivisibles et interreliées[151]. Quand le rapport du Comité ADI soutient que le droit au consentement peut, dans certains cas, aller de pair avec une simple obligation d’informer et de négocier, qu’advient-il de la participation effective des peuples autochtones à la prise de décision? N’est-elle pas alors éliminée[152]? L’interprétation du Comité ADI ne porte-t-elle pas atteinte dans une certaine mesure à l’indivisibilité entre les droits au CPLÉ et le droit à la participation? De même, le droit au consentement est lié au droit à l’autodétermination et au droit à l’autonomie gouvernementale[153] et cette relation est prise en compte par le Comité ADI lorsqu’il évoque l’application de la méthode d’interprétation contextuelle. Si le droit au consentement peut consister en une simple formalité de l’ordre de la consultation ou de l’obligation d’informer, ne vient-on pas rompre les liens établis entre droit au CPLÉ, droit à l’autodétermination et droit à l’autonomie gouvernementale? En outre, comment l’article 19 de la Déclaration des Nations Unies pourrait-il donner lieu à un droit à la consultation et à l’information, alors qu’il ne contient aucune référence à ces concepts et qu’il encourage au contraire la coopération et la concertation, termes qui ont des significations et des répercussions précises[154]? À ce propos, Hubert Touzard rappelle clairement la distinction entre les notions de consultation et de concertation. Il soutient les propos suivants :

[L]’objectif de la concertation est pour des acteurs, individuels ou collectifs, de trouver un accord, de résoudre ensemble un problème qui se pose à eux, de prendre ensemble une décision collective, ou de préparer une décision prise en final à un autre niveau. Un tel objectif entraîne des processus fort différents de ceux de la consultation : trouver à plusieurs un accord, une solution à un problème implique la réunion et la participation active des acteurs concernés à l’ensemble des processus de prise de décision[155].

En outre, comme nous l’avons déjà indiqué, l’interprétation de l’article 32 suggérée par le Comité ADI consiste à imposer l’obtention du consentement dans certains cas particuliers. Cette proposition ne respecte pas non plus la lettre du texte. Celui-ci indique en effet qu’« avant l’approbation de tout projet ayant des incidences sur leurs terres ou territoires et autres ressources », l’État doit consulter les peuples autochtones en vue d’obtenir leur consentement[156]. La formulation de cet article est large et ne contient pas une liste exhaustive des projets pris en compte, alors que l’interprétation du Comité est limitative dans la mesure où celui-ci n’identifie que des mesures qui auront des effets significatifs sur les territoires autochtones, effets similaires à ceux des projets de développement d’envergure[157]. L’interprétation du Comité ADI propose donc des exigences supérieures à celles inscrites dans le texte même de la Déclaration des Nations Unies. En outre, on est en droit de se demander pourquoi les articles 19 et 32 évoqueraient-ils la coopération et la concertation « de bonne foi avec les peuples autochtones [...] afin d’obtenir leur consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause », ou la consultation avec ces peuples « en vue d’obtenir leur consentement, donné librement et en connaissance de cause », si le terme « consentement » était accessoire et sans conséquence. Ce faisant, le Comité ADI établit une hiérarchie implicite entre les atteintes, certaines étant qualifiées de significatives en fonction des intérêts touchés[158]. Il faut admettre que les atteintes qu’il qualifie de significatives sont celles qui sont le plus souvent dénoncées par les peuples autochtones du monde. Toutefois, en procédant à cette classification tacite, le Comité ADI sous-entend que d’autres atteintes sont plus négligeables. Est-il légitime de le faire? Chaque peuple autochtone n’est-il pas libre et mieux placé pour établir une telle catégorisation? À la lumière de ces interrogations, l’interprétation du Comité ADI paraît donc restrictive et favorise la confusion de termes qui ont pourtant un sens propre et bien précis. Dans ce contexte, nous proposons une autre interprétation. Selon celle-ci, en vertu de l’article 19 de la Déclaration des Nations Unies, l’obtention du consentement serait nécessaire toutes les fois où des mesures législatives et administratives susceptibles de concerner les peuples autochtones sont adoptées. En outre, en vertu de l’article 32 de ce même document, le consentement des peuples autochtones devrait être respecté avant l’approbation de tout projet ayant des incidences sur leurs terres, les territoires ou les ressources, qu’elles soient majeures ou non. Cette interprétation nous semble renforcer les objectifs de coexistence et de respect mutuel, de même que le droit à l’autonomie gouvernementale.

En contexte interaméricain, des conditions relativement différentes de mise en oeuvre du droit au CPLÉ des peuples autochtones ont été définies par la jurisprudence, prenant appui sur l’article 21 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme[159].

En 2007, par l’arrêt Saramaka People, la Cour interaméricaine a reconnu pour la première fois un droit à la participation aux peuples autochtones en matière de prise de décision[160]. Dans cet arrêt, plusieurs conditions s’appliquent pour que ce droit soit mis en oeuvre. D’abord, l’État doit avoir l’intention d’autoriser une mesure qui porte atteinte au droit de propriété collectif d’un peuple autochtone sur son territoire ou sur les ressources naturelles qu’il a traditionnellement utilisées ou qui sont essentielles à son mode de vie. Cette mesure doit être établie par la loi, nécessaire, proportionnée et prise dans le but d’atteindre un objectif légitime dans une société démocratique[161]. De plus, l’État peut restreindre le droit des Saramakas de jouir du territoire et des ressources qu’ils possèdent uniquement si cette limitation ne nie pas leur survie en tant que peuple autochtone[162].

Il s’agit là de conditions préliminaires. D’autres garanties s’appliquent, d’une part pour éviter que les restrictions au droit collectif de propriété, dues à l’autorisation de concessions minières ou forestières, équivaillent à une négation de la survie physique et culturelle de la communauté et, d’autre part, pour préserver la relation spéciale que les membres de la communauté ont avec leur territoire. L’une d’entre elles consiste pour l’État à assurer la participation effective des membres de la communauté à la prise de décision concernant tout projet de développement, d’investissement, d’exploration ou d’extraction sur leur territoire, en conformité avec leurs coutumes et traditions[163]. Le contenu de ce droit à la participation varie en fonction de l’ampleur de la mesure autorisée. Deux régimes juridiques sont applicables. En principe, le droit à la participation consiste en un droit à l’information et à la consultation de bonne foi, dans le but de parvenir à un accord[164]. En revanche, dans le cas de projets de développement ou d’investissement d’envergure ayant des répercussions significatives sur le territoire du peuple concerné, la Cour interaméricaine exige de l’État qu’il obtienne le CPLÉ de la communauté en question en se fondant sur les traditions et coutumes de celle-ci[165].

Dans l’affaire Saramaka People, l’État avait développé un barrage hydro-électrique, autorisé la construction d’une route et distribué des concessions forestières et aurifères. La norme imposée par la Cour interaméricaine fut alors l’obtention par l’État du CPLÉ de la communauté pour chacune de ces mesures[166]. Par conséquent, cette Cour ne reconnaît pas en toutes circonstances un droit à l’obtention du CPLÉ des communautés autochtones, entendu en tant que droit de s’opposer. De plus, eu égard à la condition préliminaire, elle pourrait être perçue comme étant exigeante, imposant à la communauté de posséder un titre officiel sur le territoire et les ressources naturelles ou d’en faire la preuve complexe, comme c’est le cas en droit canadien. Or, il n’en va pas ainsi. Par exemple, dans l’affaire The Mayagna (Sumo) Awas Tingni Community (Nicaragua), la communauté Awas Tingni n’avait pas de titre de propriété sur le territoire qu’elle revendiquait avant de se présenter devant la Cour interaméricaine et de se voir reconnaître par le tribunal un droit collectif de propriété sur le territoire[167]. Dans l’affaire Saramaka People, la situation était similaire. Dans les deux cas, les communautés exposèrent la relation spécifique qu’elles entretenaient avec les territoires revendiqués en soumettant des témoignages des membres de la communauté et des témoignages d’experts, en se fondant sur leurs propres coutumes, sur les modelés traditionnels d’utilisation et d’occupation du territoire et sur l’effectivité des droits garantis, un objectif inscrit dans la Convention américaine[168]. Dans les deux affaires, la Cour interaméricaine a conclu que dans les circonstances en l’espèce, l’État avait une obligation de démarquer, de délimiter et de reconnaître un titre sur ce territoire, en collaboration avec la communauté et en respectant ses coutumes. En attendant que ce processus soit mené à terme, l’État ne peut autoriser des activités qui pourraient mettre en péril les droits potentiels. Cela favorise l’adaptation de la Convention américaine en fonction des diverses réalités socioculturelles rencontrées et facilite la démonstration de l’existence du droit de propriété des peuples autochtones sur les territoires qu’ils revendiquent. Il en résulte une reconnaissance plus fréquente qu’en droit canadien du droit au territoire et une mise en oeuvre plus courante du droit à la participation à la prise de décision.

Toutefois, l’encadrement échafaudé par la Cour interaméricaine contient plusieurs limites. Premièrement, pour tous les projets de développement ou d’investissement qui ne sont pas d’envergure et qui n’ont pas d’impact significatif sur le territoire, le droit à la participation donne lieu à un devoir de consulter de bonne foi en vue de parvenir à un accord. En la matière, la critique formulée plus tôt concernant la confusion inappropriée des concepts de participation et de consultation s’applique[169]. Deuxièmement, le droit à la participation des peuples autochtones à la prise de décision est mis en oeuvre dans les cas d’exploitation de ressources essentielles au développement et à la continuation du mode de vie de la communauté, de ressources traditionnellement utilisées ou de ressources naturelles dont l’exploration ou l’extraction affecte de manière néfaste des ressources traditionnelles ou essentielles[170]. La participation à la prise de décision n’est donc pas garantie pour l’ensemble des intrusions en territoire autochtone. En ce sens, il ne s’agit pas d’un droit général à la participation, enclenché toutes les fois où le territoire traditionnel ou les intérêts autochtones sont touchés. Une telle approche pourrait-elle comporter le risque de figer et d’essentialiser les activités économiques autochtones?

La réponse à cette question n’est pas tranchée. Toutefois, il est important de noter que dans l’arrêt Saramaka People, la Cour interaméricaine a tenu compte de l’exploitation du bois au titre des activités économiques de membres de la communauté, dans le cadre de concessions, pour qualifier cette ressource d’essentielle à la survie de la communauté[171]. À la lumière de cette interprétation ponctuelle, on peut penser que la Cour n’a pas une conception figée de ce que sont les ressources essentielles. Malgré cette nuance, une autre question se pose. L’encadrement prévu dans l’arrêt Saramaka People ne limite-t-il pas le droit à l’autonomie gouvernementale des peuples autochtones — par ailleurs reconnu à l’article 4 de la Déclaration des Nations Unies[172] et à l’article 15 du Projet de Déclaration interaméricaine relatif aux droits des peuples autochtones[173] — dans la mesure où la communauté ne reçoit pas un droit général à la participation toutes les fois où son territoire est touché par une mesure gouvernementale? Tel que formulé dans le Projet de Déclaration interaméricaine relatif aux droits des peuples autochtones, l’article 15 reconnaît explicitement un « droit à l’autonomie ou au gouvernement indépendant » dans plusieurs domaines, dont l’administration des terres et des ressources. Celui-ci va de pair avec le droit à la participation des peuples autochtones « à tous les niveaux, à propos d’affaires susceptibles d’affecter leur droit, leur existence et leur destin »[174], également reconnu par ce projet de déclaration. Si ce texte est adopté en l’état, comment sera-t-il possible d’articuler le droit à l’autonomie gouvernementale et le droit à la participation à la prise de décision qui lui est associé avec le droit à la consultation de bonne foi reconnu par la Cour interaméricaine? Enfin, par le fait que la Cour interaméricaine impose une condition préliminaire qui consiste à appliquer le droit à la participation lorsqu’il y a une atteinte au droit de propriété, elle exige de faire la démonstration de la violation d’un droit, en l’occurrence le droit de propriété. Or, bien que l’établissement de cette preuve soit facilité, il n’en demeure pas moins que le régime établi est plus exigeant que celui mis sur pied par la Déclaration des Nations Unies.

La signification et les conditions de mise en oeuvre de l’obligation d’obtenir le CPLÉ, tant en vertu de la Déclaration des Nations Unies qu’en vertu des jugements de la Cour interaméricaine, étant maintenant exposées, le projet d’exploiter le nord du Québec remplit-il ces conditions de mise en oeuvre?

3. Mise en oeuvre des conditions d’application dans le cadre du Plan Nord

À la lumière des critiques que nous venons d’émettre, l’obligation d’obtenir le CPLÉ des peuples autochtones n’est pas interprétée comme une norme générale, applicable en tout temps. Malgré les ambiguïtés et les différences d’interprétation soulevées ci-dessus, nous proposons de vérifier si les conditions d’application énoncées par le Comité ADI ou mises en oeuvre par la Cour interaméricaine se trouvent réunies dans le cadre du Plan Nord.

Avant de poursuivre, il convient toutefois de préciser que l’obligation d’obtenir le consentement des peuples autochtones s’applique clairement lorsqu’on conçoit le Plan Nord comme étant un projet global, composé de plusieurs développements qui, de manière conjuguée, auront des répercussions significatives sur le territoire et sur la vie des peuples autochtones. En d’autres termes, qu’ils aient ou non des répercussions significatives sur le territoire et sur la vie des peuples autochtones, ces développements isolés doivent être pris en compte de manière combinée. Rappelons en effet qu’évaluer la place que doit avoir le point de vue des peuples autochtones, au cas par cas, isolément, ne permet pas la prise en compte des effets cumulatifs de ces développements multiples. Or, une prise de conscience de ces effets apparaît primordiale pour donner un avis éclairé. D’où l’intérêt de concevoir le Plan Nord comme étant un projet global, plutôt qu’une juxtaposition de projets aux répercussions mineures ou majeures. À ce titre, la dénomination Plan Nord et celle récemment adoptée de Développement nordique ont ceci d’intéressant qu’elles permettent d’identifier facilement la multiplicité des projets envisagés.

Nous suggérons donc que, dans le cadre du Plan Nord, l’article 19 de la Déclaration des Nations Unies exige l’obtention du consentement des peuples autochtones. En effet, le Plan Nord a d’abord toutes les chances d’affecter de manière particulière les peuples autochtones. Il a la faculté de porter atteinte aux droits ancestraux et aux titres aborigènes potentiels des nations Innue, Anishnabe et Atikamekw, et touchera aussi les identités et le pouvoir de gestion des six Premières nations qui partagent leurs territoires avec celui du Plan Nord. De plus, de nombreux développements envisagés dans ce cadre auront des effets directs et significatifs sur la vie ou sur les territoires de ces communautés. Ce plan a pour ambition le développement de projets de petite envergure, par exemple dans le cadre du tourisme, mais il consiste aussi, et c’est là que se situent les enjeux principaux, à mettre en oeuvre des projets ayant des effets significatifs et directs. Pensons à ceux qui impliquent l’intervention d’industries extractives[175], ne serait-ce que l’exploitation de l’uranium, du nickel, du cobalt, du zinc, du fer ou de l’or. Ces projets peuvent avoir des répercussions sur la qualité de vie des peuples autochtones, notamment sur leur santé, mais aussi sur le contrôle et sur la configuration du territoire, ainsi que sur le rapport de ces peuples au territoire en question. Dans ce contexte, le Comité ADI accorde une forte présomption pour l’obtention du consentement des peuples affectés[176]. De plus, la mise en oeuvre de ces projets conduira à priver les peuples autochtones de leurs terres traditionnelles ou d’une partie substantielle de celles-ci, menaçant par le fait même la préservation de leur identité culturelle[177]. Dans un tel cas, le Comité ADI considère que les articles 10 et 28(1) de la Déclaration des Nations Unies reconnaissent un droit de veto aux peuples autochtones[178]. Enfin, pour les peuples autochtones, les concepts de territoire, d’identité et de culture sont enchevêtrés. Jean-Paul Lacasse explique par exemple ce qui suit :

L’expression Innu aitun, qui signifie « la vie innue », est l’expression contemporaine de ce qui se réfère au mode de vie traditionnel des Innus, à la pratique de leurs activités ancestrales. La conception qu’en ont les Innus est englobante elle aussi et vise la pratique de toutes les activités reliées à la culture, aux valeurs et au mode de vie et qui sont associées à leur occupation et à leur utilisation du Nitassinan ainsi qu’à leur lien particulier avec la terre[179].

Tout projet significatif de développement en lien avec le territoire a des répercussions sur des éléments de la culture et de l’identité des peuples autochtones. Ouvrant la porte à des mesures qui portent atteinte aux liens qui existent entre les Autochtones, leur culture et leur territoire — pensons seulement aux activités d’extraction —, le Plan Nord pourrait contribuer à la dégradation des cultures autochtones. Dans ce contexte, le Comité ADI reconnaît que l’obligation d’obtenir le consentement des peuples autochtones s’applique[180]. De plus, si l’on interprète l’article 32 de la Déclaration des Nations Unies à la lettre, celui-ci applique cette norme à tous les projets. Par conséquent, nous considérons que le Plan Nord constitue une mesure portant atteinte de manière significative aux intérêts autochtones. En vertu des articles 19 et 32 de la Déclaration des Nations Unies et telles que ces dispositions sont interprétées par le Comité de l’ADI, le CPLÉ des communautés autochtones dont les intérêts sont ainsi affectés est donc requis.

En contexte interaméricain, cette obligation s’applique lorsque l’État autorise une mesure qui porte atteinte au droit de propriété collectif d’un peuple autochtone sur son territoire ou sur les ressources naturelles qu’il a traditionnellement utilisées ou qui sont essentielles à son mode de vie[181]. En la matière, rappelons qu’il n’est pas nécessaire pour la communauté d’avoir au préalable un titre officiel de propriété sur le territoire. Le droit de propriété pourra éventuellement être établi devant ce tribunal et, entre temps, l’État ne peut autoriser des activités qui pourraient mettre en péril ces droits potentiels[182]. De plus, dans le cas de certains peuples autochtones du Québec, dont les Innus, certains auteurs estiment qu’il existe une forte présomption en faveur d’un titre aborigène sur le Nitassinan ou sur une partie de celui-ci[183]. On peut donc penser que cette Première nation pourrait se voir reconnaître un droit de propriété sur le territoire revendiqué par la Commission interaméricaine, qui applique les mêmes solutions que la Cour interaméricaine et qui a compétence universelle sur tous les États membres de l’Organisation des États Américains, dont le Canada. Le droit de propriété sur les ressources naturelles essentielles ou traditionnellement utilisées pourrait aussi être démontré devant cette instance, en lien notamment avec les activités des peuples nomades, que ce soit la pêche, la chasse et d’autres pratiques actuelles. Le Plan Nord comporte des mesures restrictives qui portent atteinte à ces droits. Par la promotion de la modification de l’utilisation des terres et par l’exploitation à grande échelle de ressources naturelles qu’il soutient, nous avons déjà noté que ce projet pouvait être qualifié de projet de développement d’envergure. Dans ce contexte, la Cour interaméricaine impose l’obtention du consentement des nations autochtones affectées.

Par conséquent, considérant l’exploitation conjuguée des ressources du Nord québécois prévue dans le cadre du Plan Nord et le droit international et interaméricain, il est selon nous fort probable que le consentement des communautés qui partagent leurs territoires avec ce projet doive être obtenu. Il va sans dire que cette norme pourra aussi être appliquée dans le cas d’autres projets de développement d’envergure, c’est-à-dire des projets ayant des répercussions significatives sur le territoire et la vie des peuples autochtones tels que l’exploitation d’une mine d’or ou d’uranium.

Nous avons constaté que l’intégration en droit interne de la catégorie développée par le droit international, appelée « projet de développement d’envergure », est intéressante, dans la mesure où elle permet une association effective des peuples autochtones à la prise de décision, ceux-ci ayant leur consentement à donner, dès la naissance du projet. Nous avons aussi observé que la notion de consentement — enchâssée au sein de documents internationaux adoptés par le Canada et de jugements de la Cour interaméricaine — dépasse la simple consultation, puisqu’elle impose aux autorités gouvernementales de tenir compte des avis rendus par les Autochtones. De plus, cette notion est applicable dans le cadre du Plan Nord et d’autres projets similaires de développement. Une question reste cependant en suspens. Au regard du droit international, l’État est-il le seul titulaire de l’obligation d’obtenir le consentement? Comme pour de nombreuses normes, l’état du droit peut changer. Toutefois, il est intéressant de souligner qu’actuellement, droit interne et droit international sont unanimes sur ce point.

C. Une certaine convergence du droit international quant au rôle de l’État

En droit international, le titulaire de l’obligation d’obtenir le consentement est l’État, non les tierces parties qui exploitent le territoire. Les peuples autochtones, quant à eux, ont une obligation réciproque d’agir selon les règles de la bonne foi et du respect mutuel[184]. Le principe selon lequel l’État est le seul titulaire de l’obligation a été confirmé à la fois par le Rapporteur spécial sur les droits des populations autochtones en 2011[185], par la doctrine[186] et par la Cour interaméricaine[187].

Néanmoins, au regard de certaines normes de soft law, cette obligation serait partagée par l’État avec des tierces parties[188]. Dans cette perspective, les entreprises, souvent des sociétés multinationales, notamment opérant dans les industries extractives, ne constituent pas des titulaires officiels de l’obligation, mais elles sont présentées comme des actrices ayant le rôle d’amorcer ou de stimuler le processus de consultation auprès de l’État. Cette fonction est promue depuis la fin des années 2000 par les organisations internationales de représentation, qui établissent des règles de bonne pratique vis-à-vis des peuples autochtones touchés par l’exploitation et qui encouragent l’adoption de codes de conduite. L’objectif consiste à diminuer les conflits liés à l’exploitation des territoires ancestraux ainsi que les coûts rattachés à ces conflits.

Par exemple, l’Association internationale des producteurs de pétrole et de gaz (IPIECA)[189] et la Société Financière Internationale (Groupe de la Banque Mondiale)[190] encouragent les industries à obtenir le CPLÉ des communautés avant toute intervention[191]. Dans un rapport intitulé Vers un nouvel équilibre et préparé pour le Groupe de la Banque mondiale (GBM), la Revue des industries extractives préconise que le soutien du GBM aux industries extractives (pétrolières, minières et gazières) doit s’accompagner du respect des droits humains[192]. Dans ce cadre, les auteurs du rapport rappellent que le droit au CPLÉ des peuples autochtones doit être respecté en cas de déplacement de population :

Les populations autochtones et bien d’autres communautés ont ressenti les impacts négatifs des projets de développement de l’industrie extractive. Leur déplacement ne doit être autorisé que lorsque, à la suite d’un processus de consultation, la communauté a donné son consentement préalable libre et éclairé à une proposition de projet et aux bénéfices qu’elle compte en tirer. D’ailleurs, le GBM ne doit pas soutenir de projet extractif susceptible d’affecter les populations autochtones sans qu’aient d’abord été reconnus et garantis de manière efficace leurs droits de posséder, de contrôler et de gérer leurs sols, leurs territoires et leurs ressources[193].

Il pourrait donc y avoir une certaine corrélation entre l’interprétation donnée aux normes internationales par les institutions internationales ou régionales actives dans le champ du droit international des investissements et par les institutions internationales et régionales active dans le domaine du droit des peuples autochtones. Au sein de ces deux corpus le respect du CPLÉ est de plus en plus souvent évoqué et le contenu du droit à la consultation, lorsque cette norme demeure la référence, semble renvoyer à des obligations qui supposent une plus grande prise en compte de la vision des communautés affectées par rapport à ce qui est requis en droit interne.

Toutefois, à la différence du droit international des peuples autochtones, la Revue des industries extractives et certains guides de bonne pratique d’organisations industrielles tendent à présenter les industries extractives comme des parties prenantes au déroulement de projets de développement consensuels. La Revue des industries extractives mentionne, en effet, que « [l]es tâches plus spécifiques liées à la gouvernance dans le cas des industries extractives consistent à [...] aider les gouvernements à élaborer des cadres réglementaires et politiques modernes; et à intégrer le public dans les processus décisionnels tant aux niveaux local que national »[194]. Cette politique fait appel à l’instauration d’un nouvel équilibre entre les industries extractives, l’État et la société civile, notamment les peuples autochtones[195]. Or, en encourageant ces industries à conseiller les gouvernements, la Revue des industries extractives n’attribue-t-elle pas à une des parties ayant des intérêts dans la prise de décision un rôle prépondérant? Ces sociétés ne se trouveraient-elles pas alors en conflit d’intérêts?

Dans ce contexte, assisterait-on à une diversification des titulaires de l’obligation d’obtenir le consentement des peuples autochtones? Sous l’angle juridique pur, la réponse est négative. Dans son rapport de 2011 sur les industries extractives, James Anaya rappelle que l’État ne doit pas se reposer sur ces industries et qu’il lui appartient de faire respecter les droits des peuples autochtones[196]. Cette position est également privilégiée par la Déclaration des Nations Unies, celle-ci insistant sur le rôle de l’État en collaboration avec les peuples autochtones dans la mise en oeuvre des dispositions adoptées. Néanmoins, d’un point de vue empirique, cette diversification pourrait apparaître. Tout en considérant que le rôle de faire respecter les droits des peuples autochtones revient à l’État et que le droit international ne devrait pas reconnaître la personnalité juridique des sociétés multinationales[197], Patrick Macklem affirme que les codes de bonne conduite de ces sociétés ont le potentiel d’affecter leur comportement d’une manière qui est, à certains égards, plus importante que les formes de régulation traditionnelles, qu’elles soient internationales ou internes[198]. Sa position est prudente et tempérée : elle n’altère pas le renforcement du droit au CPLÉ par son inscription dans divers codes de conduites et elle ne confère pas non plus aux sociétés multinationales la responsabilité juridique de mettre en oeuvre l’obligation. Au contraire, elle charge l’État d’agir en tant que gardien de l’obligation.

L’analyse qui précède met en évidence la pertinence d’avoir recours au droit international et interaméricain pour mettre en oeuvre les normes de droit interne en matière de collaboration des institutions gouvernementales avec les peuples autochtones dans le cadre de l’exploitation du Nord québécois. Par la place importante qu’il accorde aux positions autochtones, en imposant à l’État, dans certains cas précis, l’obtention du CPLÉ, celui-ci élève le seuil de la diligence raisonnable et ouvre la porte à une participation effective de ces peuples dans le processus décisionnel. Cela a pour effet d’instituer une collaboration réelle entre Autochtones et État, qui s’éloigne de considérations excessivement formalistes du type de la consultation. La reconnaissance du droit au CPLÉ élève le statut des peuples autochtones en ce sens qu’ils deviennent de réels partenaires dont les points de vue sont importants et pris en compte effectivement. Enfin, bien que le Canada soit un état dualiste, les dispositions de la Déclaration des Nations Unies[199] et l’interprétation de la Déclaration américaine sur les droits et les devoirs de l’homme[200] (« Déclaration américaine ») par la Commission interaméricaine[201] paraissent transposables en droit interne. Nous allons brièvement examiner l’interaction entre droit international et droit interne dans les lignes suivantes.

III. L’interaction entre le droit international et le droit interne

Cette dernière partie vise à mettre en lumière le caractère applicable des documents supranationaux et des normes qu’ils enchâssent, plus particulièrement le droit au CPLÉ, en droit interne.

Premièrement, en tant que résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies, la Déclaration des Nations Unies n’a pas, en principe, le caractère contraignant d’un traité. Pourtant, il s’agit d’un instrument qui se réfère à plusieurs autres documents des Nations Unies[202] et dont le contenu transparaît dans diverses conventions internationales, comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques[203], le Pacte international relatif aux droits économiques et sociaux[204], la Convention contre toutes les formes de discriminations raciales[205] ou la Convention no169[206]. Pour plusieurs auteurs, la valeur juridique de la Déclaration des Nations Unies — le contenant — est à distinguer de la valeur juridique des normes qu’elle enchâsse, ces dernières pouvant être obligatoires lorsqu’elles sont réitérées par ailleurs dans des traités ou lorsqu’elles ont une valeur coutumière[207]. À ce titre, certaines normes de la Déclaration des Nations Unies seraient donc obligatoires. En effet, le Canada a ratifié la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale[208] et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques[209] et les a incorporés en droit interne[210]. Ces deux traités ont déjà été interprétés par leurs organes de contrôle, le Comité des Nations Unies sur l’élimination de la discrimination raciale et le Comité des droits de l’homme, comme protégeant le droit des peuples autochtones au CPLÉ[211]. De ce fait, il est possible de justifier l’application du droit au consentement en droit canadien. Par ailleurs, qu’elles soient ou non contraignantes, ces dispositions peuvent inspirer les tribunaux canadiens dans le cadre de leur interprétation et ainsi avoir une influence sur le droit interne. L’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[212], rendu en 1999 par la Cour suprême du Canada, se fondait sur la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, convention ratifiée par le Canada, mais qui n’avait pas encore été reçue en droit interne et qui n’était donc pas directement applicable. La juge L’Heureux-Dubé, s’exprimant au nom de la majorité, déclarait alors que « [l]es valeurs exprimées dans le droit international des droits de la personne peuvent toutefois être prises en compte dans l’approche contextuelle de l’interprétation des lois et en matière de contrôle judiciaire »[213]. De la même manière, en octobre 2007, la Cour suprême du Belize s’inspirait de la Déclaration des Nations Unies et indiquait qu’elle contenait des principes généraux du droit international[214]. Ayant été signé par le Canada à l’automne 2010 et bien que certaines limites aient été posées quant à son application dans l’ordre juridique interne[215], ce document peut avoir une influence dans l’interprétation du droit interne par les tribunaux et devenir opposable aux autorités tant fédérales que provinciales, spécifiquement dans le cadre du développement du Nord québécois[216].

Deuxièmement, le Canada est membre de l’OEA. Il n’a pas signé ni ratifié la Convention américaine[217] et n’est pas lié par les jugements de la Cour interaméricaine. Il a cependant adopté en 1990 la Déclaration américaine[218]. Contrairement à une convention, une déclaration n’est habituellement pas considérée comme un instrument juridiquement contraignant. Dans un avis consultatif de 1989, la Cour interaméricaine a reconnu le caractère obligatoire de la Déclaration américaine pour tous les États de l’OEA[219]. À titre de partie à la Déclaration américaine, le Canada et la province du Québec peuvent être condamnés par la Commission interaméricaine lorsqu’un justiciable dépose une requête devant cette instance pour violation des dispositions de ce texte[220]. Comme il s’agit d’un organe quasi juridictionnel, ses décisions ne sont pas contraignantes, mais la bonne foi commande que les États de l’organisation se conforment à ses recommandations[221]. Les décisions de la Commission interaméricaine ont donc un poids politique important. Le simple fait que les États, dont le Canada, acceptent de s’y présenter et d’y produire une défense illustre bien ce poids politique. De plus, comme le mentionne Ludovic Hennebel, les décisions de la Commission interaméricaine ont toutes les apparences d’un jugement, à la seule différence près que cette instance recommande, au lieu d’ordonner, que des mesures soient prises par l’État membre pour remédier aux violations alléguées[222]. Ainsi, une pétition pourrait être soumise à la Commission interaméricaine dénonçant une violation de la Déclaration américaine, plus précisément de son article 23[223], équivalent de l’article 21 de la Convention américaine sur le droit de propriété[224], par le Canada.

En outre, l’interprétation de l’article 21 de la Convention américaine développée par la Cour interaméricaine[225] se répercute sur les décisions de la Commission interaméricaine, puisque celle-ci travaille sous l’autorité de la Cour interaméricaine. Elle doit donc, en principe, adapter sa jurisprudence à celle de la Cour afin d’éviter des disparités importantes au sein du système interaméricain. L’affaire Dann v. United States illustre très bien ce propos[226]. Le lien entre le raisonnement de la Commission interaméricaine, celui de la Cour interaméricaine, l’état du droit interaméricain et l’état du droit international apparaît clairement. La Commission interaméricaine affirme qu’en interprétant et en appliquant la Déclaration américaine, il lui sera nécessaire de considérer ses dispositions dans le contexte plus large des droits humains tels que reconnus au niveau international et au sein du système interaméricain[227]. La Commission interaméricaine fait ici référence à la Convention américaine[228], qui constitue l’expression officielle des principes mis de l’avant par la Déclaration américaine[229], ainsi qu’aux développements récents en matière de droits humains intervenus devant d’autres instances internationales, notamment la Cour interaméricaine, l’Organisation internationale du travail, le Comité des droits de l’homme ainsi que le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale des Nations Unies. Les positions développées par ces instances externes sont officiellement reconnues comme étant des sources implicites orientant l’interprétation de la Déclaration américaine[230]. Ce raisonnement permet à la Commission interaméricaine d’élargir la portée de l’article 23 de la Déclaration américaine[231] à la propriété collective. À la lumière de l’affaire Dann, il ne serait donc pas surprenant de voir la Commission interaméricaine inférer dans un avenir rapproché le devoir d’obtenir le CPLÉ des peuples autochtones, dans les cas où un État membre envisagerait de porter atteinte au droit collectif de propriété reconnu à ces peuples sur leurs territoires ancestraux et les ressources naturelles s’y retrouvant, à l’instar de l’arrêt Saramaka People[232]. Le cas opposant actuellement une communauté autochtone de la Colombie-Britannique au gouvernement fédéral et à la province devant la Commission interaméricaine pourra permettre de vérifier cette hypothèse[233].

Par conséquent, la force de la Déclaration des Nations Unies et des décisions de la Commission interaméricaine ne se situe pas tant au niveau de leur force obligatoire qu’au niveau de l’influence qu’elles peuvent exercer en raison de la pertinence des balises qu’elles posent en ce qui a trait au respect des droits des peuples autochtones[234]. De plus, les normes qu’elles enchâssent nous paraissent pouvoir enrichir l’état du droit interne sur le plan de la participation des peuples autochtones et de la prise en compte de leur avis.

Conclusion 

Cet article met en exergue le fait que le droit au CPLÉ des peuples autochtones est une norme dont le droit canadien a intérêt à s’inspirer dans le contexte de l’exploitation du Nord québécois, qu’elle intervienne sous l’étiquette Plan Nord ou dans le cadre d’une autre politique. L’article n’a pas pour objectif de s’opposer au développement du Nord québécois ou d’insinuer que ce développement, notamment économique, n’est pas souhaité par les Autochtones. Il tient cependant à rappeler qu’il doit se concrétiser en respectant certaines obligations nationales et internationales. Afin de définir la nature de ces obligations, il procède à un bilan sur l’état du droit interne, international et interaméricain quant à la question de la place à accorder à l’avis des peuples autochtones en matière de prise de décision dans le cadre de projets de développement. Ce faisant, il compare l’état du droit interne avec celui du droit supranational. Le résultat de cette comparaison suggère que chaque ordre juridique comporte ses propres complexités et que tous reconnaissent le droit à la consultation en tant que norme minimale. Aucun ordre ne consacre de manière absolue le droit au CPLÉ. Par ailleurs, la confusion entre droit à la consultation, droit au consentement et droit à la participation à la prise de décision est fréquente. Pour ce qui est des divergences, elles se situent sur le plan des conditions de mise en oeuvre de chacune des deux normes. Le droit à la consultation approfondie et à la conduite de bonne foi est la norme que les tribunaux canadiens appliquent en cas de revendication sérieuse et d’existence d’un droit potentiel. Cette norme existe aussi en droit international, en cas de mesure attentatoire non significative pour les intérêts autochtones, et en droit interaméricain, en cas de projet de développement de petite envergure envisagé sur le territoire d’un peuple autochtone. Le droit au CPLÉ, quant à lui, est appliqué en droit canadien lorsque la communauté a un droit établi[235]. Le droit international exige l’existence d’une atteinte significative à la vie, au territoire, aux intérêts ou aux droits établis des peuples autochtones pour que cette norme plus exigeante que le droit à la consultation soit mise en oeuvre. Enfin, elle est déclenchée en droit interaméricain, lorsque les instances judiciaires ou juridictionnelles de ce système font face à un projet de développement d’envergure qui porte atteinte au droit de propriété collectif de la communauté autochtone. Chaque ordre juridique possède donc ses propres modalités de mise en oeuvre, le palier international, depuis l’adoption de la Déclaration des Nations Unies[236], apparaissant comme étant celui qui applique le standard le plus accommodant en matière de droit au CPLÉ.

Pour ce qui est du Plan Nord, plusieurs obligations devraient encadrer le développement et la mise en oeuvre de ce projet par l’État.

La première de ces obligations lui impose de préserver les droits humains et les droits des peuples autochtones. À tous les stades de l’élaboration et de la mise en oeuvre du Plan Nord, les entités gouvernementales — que ce soit le gouvernement provincial, l’Assemblée nationale du Québec, le conseil d’administration de la Société du Plan Nord ou une autre société d’État comme Hydro-Québec — doivent s’assurer, en collaboration avec les six peuples autochtones dont le territoire et les revendications sont touchés par le Plan, de la conformité de leurs actions et de celles de tierces parties, comme les compagnies extractives et forestières, au droit des peuples autochtones. En cas d’incertitude sur le contenu des normes liées aux droits humains ou au droit des peuples autochtones, les entités gouvernementales devraient agir conformément au principe de précaution, d’autant plus que le Plan Nord est un projet d’envergure. S’il y a lieu, l’État doit également assurer le respect du droit et des engagements des tierces parties à l’égard de ces peuples.

Deuxièmement, vu les attentes légitimes créées à l’occasion de l’élaboration du projet et vu l’appui formel apporté par le Canada à certains instruments de droit international et interaméricain, tous les peuples autochtones dont les territoires, les ressources, les revendications et les droits potentiels ou établis sont affectés de manière significative devraient participer effectivement à toutes les étapes, de l’élaboration à la mise en oeuvre de ce projet. Concrètement, cela signifie qu’ils devraient pouvoir donner leur consentement, librement, après avoir eu accès à une pleine information et préalablement à toute autorisation de prospection, d’exploration et d’exploitation d’un territoire ou d’une ressource qu’ils possèdent officiellement ou potentiellement. En pratique, les peuples autochtones du Québec devraient donc être mieux et complètement informés sur le contenu du Plan Nord. Leurs avis devraient jouer un rôle central au stade de l’élaboration des divers plans quinquennaux et de leur adoption. Cette place prépondérante devrait être juridiquement garantie. En outre, le gouvernement devrait s’assurer de la prise en compte du point de vue des femmes et des jeunes autochtones à tous les stades du développement du projet, dans le cadre d’une collaboration représentative.

Troisièmement, le projet de loi créant la Société du Plan Nord[237] devrait être modifié pour garantir la représentation tant des peuples autochtones du Québec que des femmes autochtones au sein du Conseil d’administration de la société. Dès l’article 26 du projet de loi[238], des sièges devraient être réservés aux diverses nations autochtones touchées par le Plan, dans le respect de l’égalité des sexes et du pluralisme. À ce titre, l’Assemblée nationale du Québec pourrait s’inspirer des articles 6 et 7 du Finnmark Act, adoptée en 2005 par le parlement norvégien et déjà évoquée plus haut[239]. L’adoption d’un régime de cogestion entre Saamis et non Saamis est intéressante en ce qu’elle implique la collaboration. Le contexte québécois étant différent, dans la mesure où plusieurs peuples autochtones sont établis sur le territoire de la province, ce régime pourrait être adapté pour permettre la pleine représentation de tous les peuples autochtones dont les droits acquis ou potentiels sont affectés, ainsi que des femmes autochtones. L’enjeu est maintenant de définir les modalités de coexistence équitables entre les 33 000 à 36 000 Autochtones établis depuis des temps immémoriaux dans le nord du Québec et les 80 000 non autochtones qui y ont élu domicile.

En dernier lieu, le gouvernement devrait envisager la création d’un fonds qui, à terme, devrait être alimenté par une partie des gains retirés de l’exploitation du nord, pour assurer la pleine information et participation des peuples autochtones à l’élaboration et à la mise en oeuvre du projet.

Ces recommandations permettraient des décisions plus éclairées, plus transparentes et plus efficaces et garantiraient la paix et la sécurité. En outre, la mise en oeuvre de ces recommandations pourrait encourager l’émergence d’une nouvelle relation entre peuples autochtones, État et tierces parties, contribuer à la réparation des torts causés par la colonisation, renforcer le lien de confiance et, in fine, assurer une coexistence plus équitable. Ces recommandations sont valables dans le cadre du Plan Nord, mais aussi pour tout projet de développement d’envergure qu’il se situe au Québec, ailleurs au Canada, comme dans le cadre du Plan de croissance de l’Ontario lancé en 2011 par cette province[240], ou à l’extérieur des frontières de cet État.