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Voici une heureuse initiative : un livre multi-auteurs sur la marque. En effet il existe sur amazon.fr déjà 262 livres consacrés au management des marques. Ce qui est trop. En ajouter un de plus à titre individuel à cette longue liste eût supposé soit un besoin élevé de reconnaissance personnelle, soit une disruption majeure de la pensée et de l’action managériale. C’est pourquoi Géraldine Michel a préféré coordonner une équipe de 19 auteurs et proposer un livre à angles multiples, chaque chapitre étant autonome et pouvant être lu pour lui-même. L’intérêt de la démarche est d’offrir dans un seul ouvrage de taille normale (trois cents pages) une vision fraîche et pluridisciplinaire de la marque.

En effet qu’il est loin le temps où le mot marque (brand) n’était même pas cité dans ce qui fut alors la première bible du marketing, le livre Marketing Management de Philip Kotler. Dans sa première édition il fallait chercher le terme « marque » dans la sous-partie publicité. La marque y était alors réduite à des questions de nom, de design, de logos… Désormais elle est devenue la question fondamentale de tous les groupes et entreprises : sous quelles marques se bâtira leur croissance ? Désormais aussi elle est hissée comme nouveau mode d’évaluation des managers des branches, filiales ou des pays. Hier ils étaient jugés sur la progression de leurs ventes et profits, désormais aussi sur la création d’un vrai capital-marque dans leur zone de compétence. Enfin la marque n’appartient plus au seul département marketing. Les directeurs financiers aiment les marques car elles contribuent à la valorisation du goodwill de l’entreprise. Le directeur des ressources humaines sait combien les marques connues attirent à elles les meilleurs talents, combien aussi elles servent de motivateur en interne, bien supérieur à ceux des « missions statements » d’hier, aussitôt diffusés aussitôt oubliés. Mais la marque intéresse aussi les PDG, las de constater que leur entreprise n’a toujours pas un statut de marque, c’est-à-dire de leader reconnu de quelque chose, que ce soit des valeurs, des produits, des savoir-faire…Car la valeur de l’entreprise est certes dans son taux de croissance et sa rentabilité mais aussi dans sa reconnaissance comme acteur qui marque son secteur, voire le change.

Comment est structuré cet ouvrage collectif ? En cinq parties distinctes :

  • La première partie aborde le « comment fabriquer la marque » en trois chapitres. Elle commence par le concept d’identité de marque, un concept né en Europe, en France même car les auteurs américains sur la brand equity ne le connaissaient pas. Ainsi dans son texte fondateur sur brand equity David Aaker ne mentionne jamais le terme, ni Kevin Keller. Aaker ne parle que de brand image, brand association, brand loyalty, or l’identité de marque est un concept nécessaire au management de marque car il est un concept d’émission. La marque est d’abord un projet qui s’incarne dans une entreprise avant de devenir perçue par les clients. Le deuxième chapitre aborde la question de la construction d’une légitimité de marque et ses trois leviers. Enfin un chapitre détaille avec justesse une autre question sous étudiée qui est celle de l’organisation interne : qui doit manager la marque ? On y détaille ici les traits du brand manager et ceux du brand champion, forme externalisée du brand management dans une démarche où la marque est aussi faite par ses clients.

  • La seconde partie se concentre sur un volet sous étudié de la marque, sa capacité à être un agent mobilisateur et d’identification personnelle au sein même de l’entreprise car, rappelons-le, les marques sont faites par des hommes et des femmes. La qualité des Toyota est due à la dédication de tous les employés aux valeurs de cette marque. Ce sont eux qui fabriquent la légendaire fiabilité d’une Toyota, dans quelque usine Toyota que ce soit dans le monde. Il faut pour cela manager l’entreprise sous l’égide des valeurs de sa marque phare, avec d’importantes ressources consacrées à la formation. Cette deuxième partie comporte trois chapitres aussi. En premier elle étudie la relation des employés à la marque, puis le management même de la « marque-employeur », celle qui va attirer ou non les meilleurs talents et les personnes qui lui correspondent le plus. Enfin cette partie couvre la fonction identificatrice de la marque auprès de ceux qui sont au front : les vendeurs. De nombreuses recherches portent sur l’impact du lien marque-vendeur sur la productivité de ceux-ci. Méconnues elles sont rappelées ici à juste titre.

  • La troisième partie appelée « faire vivre la marque sur ses marchés » se divise en quatre chapitres. Le premier passe en revue tous les supports d’expression de la marque, depuis son nom, son logo, bien sûr les produits dont certains sont les emblèmes de la marque, la publicité, en passant par les expériences de marque en magasin, car de nombreuses marques aujourd’hui contrôlent leurs points de vente. Le deuxième chapitre est consacré à la mesure du capital de marque : on y trouve l’analyse du noyau central de la marque -une autre spécificité de la recherche française que les chercheurs anglo-saxons méconnaissent toujours-. Le troisième chapitre détaille la nature des relations des consommateurs à la marque, car c’est elle in fine qui fait la force des marques. Combien sont fans, combien sont engagés, combien sont indifférents ou inertes, voire ses détracteurs ? C’est dans ce chapitre que s’opère le lien entre deux approches pour l’instant séparées dans la recherche académique : la brand equity et la customer equity. Le quatrième chapitre enfin dévoile les stratégies de développement de la marque avec en particulier celle qui fait couler le plus d’encre : l’extension de la marque hors de son produit d’origine, ou de son segment voir de sa catégorie (Bic). Le co-branding est d’ailleurs souvent un levier d’extension pour y puiser une légitimité que la marque n’a pas encore, voire un savoir-faire aussi. Il est abordé dans ce chapitre.

  • La quatrième partie est celle de l’évaluation comptable et financière des marques. En effet, avec les nouvelles normes comptables IFRS la valeur des marques est apparue au grand jour, en particulier aux yeux des Comités Exécutifs des entreprises. Foin désormais de notoriétés et images de marques dont on ne connaissait pas la valeur réelle : on parle aujourd’hui de millions ou milliards d’euros ou de dollars. Les trois chapitres qui forment cette partie sont très clairs et ne nécessitent pas un diplôme d’expertise comptable ou financière pour être lus, au contraire. Il ne faut pas voir en eux des chapitres techniques, mais au contraire la concrétisation de ce qu’est une marque en fin de compte : un compte courant ouvert sur l’avenir par sa capacité à générer des profits supérieurs, eux-mêmes issus soit d’une demande supérieure soit de prix supérieurs soit des deux (c’est le cas du luxe). La doctrine comptable des marques est tout sauf un débat entre initiés : elle pose la question par exemple de la durée de vie des marques donc de leur traitement dans le temps. Cette quatrième partie aborde dans l’ordre le traitement comptable de la marque, les méthodologies d’évaluation financière (on s’étonne au passage que ni Interbrand, ni Millward Brown ne soient cités à titre d’hommage, car ce sont eux qui ont le plus contribué à la publicité de la notion de valeur financière des marques dans le monde). Enfin un chapitre bienvenu éloigne de la simple mesure et pose la question clé de l’incidence de la mesure sur le management de marque lui-même, sur son pilotage. Existe-t-il un management financier de la marque ? Si oui quel est-il ?

  • La cinquième partie est juridique : protéger et défendre sa marque, elle-même divisée en trois chapitres : le dépôt de marque qui permet d’acquérir les droits de propriété de cet intangible majeur, les défis de la protection de ces droits car -rappelons-le- il y a droit des marques car la façon la plus simple de faire concurrence est d’imiter, voire de copier. Le deuxième chapitre de cette partie étudie tout ce qui peut être protégé, déposé : un son, un dessin, des couleurs, un slogan même ? Le troisième chapitre porte en particulier sur la copie ultime, la contrefaçon. Car dès que nos frontières sont franchies, un autre droit des marques existe, voire un non-droit comme en Chine. Il eût fallu plus aborder la dimension internationale de la protection des marques.

Au terme de ce livre le lecteur ressort avec une vision très 360° de la marque, loin de celle qui le dominait probablement avant. La diversité des angles sous lesquelles la marque est abordée dans son management est le thème central de ce livre. On notera aussi l’emphase de tous les chapitres sur les questions de mesure des concepts, des indicateurs de santé de la marque. De ce point de vue le livre fait souvent le pont avec la recherche académique française et aussi internationale. C’est bienvenu.

C’est donc un livre à recommander pour une introduction pluridisciplinaire, plurifonctionnelle au monde des marques. Les étudiants désireux d’entrer rapidement dans la notion de marque avec une vision élargie le liront avec intérêt.

Une évaluation de livre n’étant pas un panégyrique, on nous autorisera quelques remarques pour conclure. Sur 242 noms cités dans l’index des marques nous avons repéré 16 marques BtoB seulement. Dans l’index des notions clés on cherche en vain les mots marque de distributeur, produits premiers prix, discount, low cost...Or bien des marques citées dans cet ouvrage sont désormais confrontées à une concurrence qu’elles ne dominent plus et qui menace leur existence même : les marques de distributeur qui, en Europe, occupent 50 % du marché en volume dans les magasins de grandes et moyennes surfaces. Il manque donc peut être une sixième partie à cet ouvrage : elle serait consacrée au cycle de vie, à la lutte concurrentielle non seulement entre marques mais aussi entre business modèles et entre distributeurs et fabricants. On y parlerait donc des facteurs de déclin voire d’extinction de certaines marques. On ne trouve pas non plus dans la liste des notions clés les mots de disruption, d’océan bleu, qui sont nécessaires pour expliquer l’avènement des marques nouvelles, celles qui mettront les anciennes au rebut, en dépit de leur notoriété et de leur goodwill. Enfin on eût peut être attendu un chapitre spécifique consacré à l’impact de l’internet sur les relations aux marques et sur le management de marque lui-même. Nul doute, que nos auteurs travaillent déjà sur cette suite.