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NPS — Pourrais-tu d’abord, stp, nous expliquer quelle est ta fonction, ton travail?

Je suis travailleuse de milieu à la Maison des Jeunes L’Escalier de Lachine depuis 5 ans et demi maintenant. Je suis avec les 9-12 ans et avec le secteur famille. Je dois faire de la présence en milieu scolaire et de l’intervention psychosociale. Je dois faire le lien avec l’ensemble des partenaires du terrain, donc tous les acteurs de l’école, tous les spécialistes : CLSC, DPJ, police et tout ça. Je dois animer des ateliers culturels et de sensibilisation pour les sujets sensibles et monter des projets avec les jeunes selon ce qu’ils veulent.

Une formation sur les droits fondamentaux (2009)

À la Maison des Jeunes L’Escalier de Lachine, bien que je n’aie pas le titre de chargée de projet, je suis chargée de « mon » projet. Lorsqu’on voit sur le terrain une problématique, si on a une question, c’est souvent par initiative personnelle qu’on va décider de mettre sur pied des formations. Donc, la formation sur les droits fondamentaux, qui a plus de quatre ans, est une formation conjointe que j’ai préparée avec une collègue. On s’est dit que c’était important que les jeunes connaissent un peu leurs droits fondamentaux. On préparait ça de semaine en semaine. Puis, il y a eu la semaine où on préparait la formation sur le droit à la liberté d’expression, le droit à la vie privée. À ce moment-là, quand on a donné cette formation, Facebook a émergé dans nos vies. Tout d’un coup, tout le monde parlait de ça. Tout le monde avait un compte. Tout de suite, j’ai été là-dessus, et j’étais en campagne anti-Facebook la première année. J’ai essayé d’informer des gens, mes amis propres, des jeunes, des femmes seules qui mettaient leur adresse. Au début, on assistait vraiment à n’importe quoi. Mais on voulait en parler parce que finalement on était tous des enfants là-dedans, parce que nous on n’a jamais appris à vivre avec ça. On a commis et on commet parfois les mêmes dérives.

Le phénomène Facebook vs le droit à la vie privée

Facebook est entré dans nos vies comme un gros éléphant. Je pense que, personne ou peu de gens au départ, se sont arrêtés pour regarder le train passer et l’analyser avant de plonger dedans. Quand Facebook est arrivé, j’étais en train d’étudier le droit à la vie privée et cela a teinté mon regard, je pense, sur cet animal. J’ai choisi personnellement de reculer, d’attendre, d’observer, et vraiment juste voir comment cela allait se développer et d’y penser. Après ça, à plusieurs reprises, j’ai eu envie de me créer un compte.

NPS — Qu’est-ce qui t’a empêchée de créer un compte personnel?

Souvent, en fait, il s’agissait d’évènements graves [qui se passaient dans mon milieu de travail]. Je pense à une exposition grave de la vie privée où on a dû renvoyer un collègue. Je pense aussi à une femme qui avait fait une fausse couche à six mois et qui avait mis une photo de son bébé sur Internet. Trois ou quatre ans plus tard, j’en suis encore là. Mais, je veux être de mon époque. Donc, puisque je ne suis pas réactionnaire, j’ai voulu quand même connaître ça en profondeur. Aussi, parce que dans mon travail c’est un incontournable. Si je ne connais pas ça, c’est tout un pan de mon travail qui disparaît. C’est tout un univers des jeunes qui est très présent, très prenant, et si je ne suis pas au courant de ces choses-là, je perds 50% de mon champ d’action.

Le projet « Halte à l’intimidation » (2009-2010)

J’ai fait une formation d’un an sur l’intimidation avec un groupe de sixième année parce qu’ils étaient en train de mettre l’école sens dessus dessous avec leurs comportements. C’était entre 2009 et 2010. On a commencé, du début novembre jusqu’en juin, à une heure par semaine. Les parents voulaient envoyer les policiers dans les classes et nous on a dit qu’on allait essayer de se parler, réfléchir, et trouver des manières créatives de régler ça. Ce que j’ai fait, j’ai passé l’été à réfléchir à ça, et en septembre j’ai créé le projet « Halte à l’intimidation », un 25 semaines de formation. Puisque les jeunes ont un cours d’éthique à recevoir dans leur cursus scolaire, cette année-là on a été un peu « chargé de cours ». C’est énorme! On alliait formation traditionnelle au théâtre d’intervention, et à la création de courts-métrages par les jeunes sur le thème de l’intimidation. Ces jeunes-là devaient ensuite montrer leur vidéo à leur école et monter une activité de sensibilisation à partir de leur court-métrage. À leur école, ils l’ont fait deux fois, une fois devant les parents au bal, où les professeurs pleuraient. C’était vraiment de toute beauté; et une autre fois devant certaines classes qui ont été ciblées. Je me disais que pour que ça fonctionne, on doit travailler de façon holistique, c’est un problème global l’intimidation donc on doit aller s’adresser à l’ensemble du corps et de l’esprit. Ce sont des exemples de projets qu’on monte dans des endroits où on a beaucoup de liberté. On met notre couleur!

NPS — Dans le projet « Halte à l’intimidation », quels étaient les objectifs et comment avez-vous procédé?

On avait une classe de 16 élèves; on voyait, en travail de milieu, ces 16 élèves de façon régulière. On les suivait depuis longtemps. C’est un groupe qu’on connaissait très bien. À la fin de la cinquième année, il y a une jeune fille qui nous a fait des appels très sérieux au suicide à cause de l’intimidation récurrente qu’elle vivait dans sa classe avec les jeunes garçons. On s’est rendu compte qu’il y avait un groupe de jeunes garçons qui était très intimidant. On avait un groupe de jeunes filles et de jeunes qui subissaient l’intimidation. Et on avait tout un pan de jeunes qui eux étaient témoins de l’affaire, et des fois aidaient en riant ou en lançant des insultes[2]. Ces jeunes étaient en cinquième année. Il y en avait qu’on ciblait, parce qu’on avait très peur pour leur développement futur parce que pour nous, les victimes comme les agresseurs « sont à risque » et sont à aider.

NPS — Ces jeunes sont à risque de quoi?

Ils sont à risque de développer de la violence conjugale, de développer de la criminalité à l’adolescence. Souvent, c’est un appel à l’aide de la même façon que la victime, souvent même plus sérieux. Et on connaît très bien les familles, les enfants. Donc, le père de la jeune fille attendait les douze ans du garçon pour le faire arrêter et le criminaliser. C’est là que je retontis à l’école le lundi matin en disant : on va s’asseoir et on va trouver une façon créative de gérer le problème, on va y aller avec une façon alternative. Et en fait, ce bébé-là je le portais depuis deux-trois ans, c’était un projet qui me tournait dans la tête, qui rodait. Pendant l’été, je l’ai écrit, j’ai jeté les bases de ce projet-là, je l’ai préparé. Quand on est rentré en septembre, j’ai déposé le dossier à l’école avec trois éducateurs qui étaient présents, et cela a été adopté. Et en fait, on avait des objectifs précis pour chaque groupe, qui étaient vraiment bien stratifiés. Pour le groupe des intimidateurs, c’était qu’ils prennent conscience de leur comportement et qu’ils le disent, qu’ils soient capables de nommer les comportements. Pour les jeunes filles, ce qui était visé, c’était bien sûr l’estime de soi. On voulait aussi transformer les témoins en pairs-aidant.

NPS — Quand tu parles d’approche holistique, as-tu des auteurs en tête?

Jodorowski[3] qui parle de l’acte poétique, l’acte théâtral comme un acte de guérison dans « La danse de la réalité » (2001). Je suis allée chercher des auteurs sud-américains qui avaient fait le théâtre de l’opprimé, Augusto Boal[4]. Il allait dans des usines pour aller justement rétablir ces choses-là, rétablir les relations entre les ouvriers et les contremaîtres. Je l’ai donc adapté à une classe. La première étape était une formation très générale sur ce qu’était l’intimidation, les causes, les conséquences, les rôles. Ça, c’était dans le but de se doter d’un langage commun. La deuxième étape, c’était vraiment d’aller en théâtre d’intervention pour rentrer ça dans le corps, aller se mettre au défi. On faisait par exemple des grandes scènes de réparation. Ils devaient mimer une scène agressive et ensuite on disait « stop ». Quelqu’un devait réparer la scène en changeant le moindre des gestes possibles pour le tourner en une scène positive. En fait, ils se préparaient à interpréter parce que je voulais en troisième temps les laisser créer. La troisième étape donc, c’était l’écriture, le tournage et la création des courts-métrages. Il y avait cinq équipes de trois qui ont dû tourner cinq courts-métrages, et par la magie de ce genre de projet, chaque court-métrage couvrait une partie de la matière qu’on avait vue en première partie. Il n’y en avait pas un qui chevauchait l’autre, c’était la magie de la création, faite avec une bonne intention. Quand on est arrivé à la fin et on a vu ça, c’était formidable. À la fin, il y avait le volet partage, donc ils devaient communiquer à la communauté ce qu’ils avaient appris. Et on a documenté toute l’affaire puisque cela a été filmé de A à Z. J’ai un documentaire d’une quinzaine de minutes qui retrace l’ensemble du processus.

Bizarrement, en fait, dans cette formation, la cyberintimidation a un rôle accessoire parce que ce n’était pas posé comme problématique avec nos jeunes de cette cohorte-là. Ce qu’on rencontrait c’était vraiment de l’intimidation à la « old school » je dirais : je t’engueule à l’école, tu es laid, tu es gros... Ce n’était pas sur la cyberintimidation. La cyberintimidation sur Facebook est apparue l’année d’après. C’est là qu’on s’est mis à avoir vraiment des grosses problématiques, finalement très très graves.

NPS — La cyberintimidation serait apparue l’année après le projet Halte à l’intimidation, en 2010-2011?

Oui. On a vu une émergence, une récurrence des cas… C’est ce qui nous fait déterminer si on fait une formation ou pas. C’est quand on est obligé de répéter plusieurs fois par semaine, pendant quelques mois consécutifs, la même chose à tout le monde et puis on est tanné de rejouer la cassette. On s’assoit et on fait une formation, on fait quelque chose de global et on essaie de mettre tout le monde sur le même niveau. On a vu aussi cette année-là des cas très graves « d’exposure ». Il y a eu la maman qui a mis son bébé mort sur Internet et les gens faisaient des « like ». On a eu aussi une jeune fille de 13 ans enceinte qui faisait un concours : trouvez le sexe du bébé et le nom du père. On a eu aussi le fameux avènement des photos « like » alors que des jeunes filles font « je fais ma cochonne dans ma salle de bain et je suis en compétition avec d’autres jeunes ». Et moi je me suis sentie très mal à l’aise qu’on ait accès à ça, nous.

NPS — Qui ça, nous?

Comme intervenants. J’ai toujours eu comme question : est-ce qu’on a le droit, nous, d’intervenir là-dessus. J’avais un collègue de travail qui, lui, à l’époque, intervenait énormément sur ce qu’il voyait. Un gars qui passait énormément de temps sur son Facebook personnel et il avait de la difficulté à mettre une limite avec les jeunes. C’était un homme qui allait beaucoup sur Facebook dans sa vie privée, et qui avait beaucoup de difficulté à séparer vie privée et vie professionnelle. La fin de semaine, il allait voir la vie des jeunes sur Facebook. S’il voyait une jeune fille qui mettait une photo d’elle en petite bobette, lui il voyait ça la fin de semaine. Puis il allait voir la jeune le lundi pour lui dire : « regarde, je t’ai vue, t’as mis tes petites bobettes sur Facebook ». C’était le genre d’intervention. Il mettait les jeunes devant le fait accompli en leur disant : « moi j’ai vu ça, penses-tu que cela a du bon sens… » Aussi, on soulève beaucoup le spectre du prédateur sexuel. Mais ce n’est pas tant le cas des jeunes honnêtement… Quand je fais des conversations très informelles, je me rends compte que la grande majorité de mes jeunes filles de 11 à 12 ans ont déjà rencontré sur Internet un prédateur sexuel, et sont très prudentes.

NPS — Les jeunes filles savent?

Oui. Elles s’en sont rendu compte assez rapidement. Une majorité des jeunes filles, quand on leur pose la question, ont déjà rencontré cette affaire-là. C’est édulcoré, je dirais, par l’ensemble des informations auxquelles elles ont accès. Donc, je pense que le choc est moins grand parce que c’est dans une mer d’information, de vidéos, de photos, de bonhomme qui montre son pénis. Donc, on l’a vu et on passe à d’autres choses. Celles qui ont vu ça et à qui on pose la question : « est-ce que cela t’a traumatisée? », elles répondent : « non, il est con… » Elles sont très résilientes, je dirais, là-dessus.

Vie privée et gestion du réseau social sur Internet

On voyait que ce n’était pas ça la problématique à traiter avec les jeunes, c’était plus au niveau de l’information véhiculée, au niveau de recadrer la vie privée. Donc, on a trois volets à la formation. Le premier volet c’était de donner des informations générales sur ce que c’était Facebook. Le deuxième volet, c’était d’aller vraiment au niveau de recadrer le relationnel et des points d’information : c’est quoi un ami, c’est quoi une information, c’est quoi ma vie privée, qu’est-ce que je dis et qu’est-ce que je ne dis pas, et de le ramener dans le concret. On avait une série de vrai ou faux avec des questions sur Facebook pour démystifier le réseau. Et après ça, en deuxième partie, c’était vraiment une espèce de cercle concentrique avec famille, amis, connaissances, camarades, étrangers et le grand public. On avait alors une série d’informations : ton nom, ton plat préféré, le nom de ton chien, ton adresse, ta date de fête, tout ça. Et on posait la question : « qui doit savoir quoi? » Le troisième volet, c’était la sécurisation de profil individuel. Cela a pris un mois et demi pour faire ça. On prenait des rendez-vous avec les jeunes, ceux qui voulaient, ils nous ouvraient leur profil : c’était vraiment sur une base volontaire! On regardait l’ensemble des paramètres de sécurité, dont la photo de profil. On changeait par exemple les photos de profil d’une fille de 8 ans pour ne pas tenter le diable et on passait en revue la liste des amis pour voir « c’est qui ça? Qu’est-ce qu’il fait là? Tu ne le connais pas? » C’est aussi leur redonner le pouvoir parce que souvent, ce qu’ils nous disent, c’est qu’il y a des cas de chicanes et de crêpage de chignon sur Facebook. Donc pourquoi tu le « unfriend » pas : pourquoi tu ne l’enlèves pas de ta liste d’amis? C’était un cas majeur. Apparemment enlever quelqu’un de sa liste d’amis, ça ne se fait pas. Ce qui est tabou. Ce qu’on voulait faire, mais qu’on n’a pas eu le temps de faire, c’était de créer un avatar[5] et voir combien de jeunes allaient nous accepter comme ami, pour ensuite leur remettre ça en plein visage à la formation : « est-ce que vous savez qui est Noémie machin? C’est moi! »

Donc, on leur a redonné ce cadre, et à leurs parents aussi, et aussi on leur a fait connaître la bête Facebook : l’ensemble des paramètres qui régissent ça, les lois. À la formation, j’ai demandé : « est-ce qu’il y a quelqu’un ici dans la salle sait que pour avoir un compte Facebook, ça prend 13 ans? » Une maman a dit « Aaah, j’ai manqué ma shot », donc elle ne le savait pas. Personne n’a pris le temps d’aller lire la loi, les conditions d’utilisation, des règles. Moi, qui ne suis pas sur Facebook, si on me « tag » je peux poursuivre la personne qui m’a « taguée ». Savoir toutes ces choses nous aide. Ce sont des armes qui nous aident à intervenir. J’ai dû, la semaine dernière, faire une intervention avec une jeune fille qui n’avait pas de compte Facebook et qui s’était fait prendre en photo par son amie qui l’avait tagué. Elle voulait que la jeune fille retire la photo. Et elle l’a retirée, mais elle disait « ah je n’ai pas pensé ». C’est devenu tellement naturel, tellement partie intégrante de nos usages qu’on oublie qu’il y a peut-être une raison pour laquelle une personne ne veut pas être mise sur Facebook. Tout le respect à la vie privée qu’on a nous-mêmes appliqué, et on a essayé de recadrer ça et développer l’esprit critique à savoir : « est-ce que cette information, je dois la mettre sur Facebook, ou bien je dois la garder pour moi? ».

NPS — Cette formation a été développée et offerte combien de fois en 2010-2011?

Deux fois. Dans les deux cas, on essayait de ratisser large. On a invité l’ensemble des jeunes de la Maison des Jeunes L’Escalier de Lachine, les adolescents aussi, et dans certains cas, les parents. Dans les deux cas, on a eu plus de 50 à 60 jeunes qui ont reçu cette formation. Une partie a porté davantage sur la cyberintimidation, mais qui n’était pas donnée par nous. C’était donné par le Comité d’action en sécurité urbaine de l’arrondissement de Lachine (CASUAL)[6], qui fait partie de la Table de concertation jeunesse de Lachine. Ils ont fait des marches exploratoires dans le quartier pour voir les lieux dangereux... Ils parlaient de l’aspect légal de la cyberintimidation.

On a pris un épisode de South Park comme prémisse à la formation. Le personnage principal, Stan, qui ne va pas sur Facebook, mais qui s’en fait faire un, est en chicane avec son père. Son père lui dit : « Stan pourquoi t’as pas liké ma photo? », « T’aimes pas ta grand-mère Stan, tu ne veux pas être l’ami de ta grand-mère? » Il y a eu ça dans Facebook à un moment donné, une espèce de flou : est-ce que je veux que ma mère soit mon ami? Je pense que Google+ a répondu à ça en créant les sept familles. Bon après ça Facebook s’est adapté, mais je pense que Facebook a l’art de vouloir vraiment nous compliquer la vie, parce que ce genre de liste-là est complexe à créer. Moi j’ai essayé, à la demande d’un parent, de fermer un compte et ça m’a pris une demi-heure avant de trouver l’endroit où le fermer. C’est aussi le même problème pour les paramètres de sécurité qui changent constamment. Les jeunes passent leur vie à adopter des applications sur leur compte et ça brise l’ensemble des paramètres de sécurité. Toutes ses applications peuvent aller chercher des informations sur leur compte!

Des dérives totalitaires, on voit à quel point la ligne est mince...

Quand on a des lois qui passent, comme C-4, on voit que les policiers ont le droit et les mandats pour aller sur les réseaux sociaux pour s’informer sur des gens. Des dérives totalitaires, on voit à quel point justement, se protéger est important. On voit à quel point la ligne est mince entre une démocratie et un État totalitaire. Ça peut prendre une seconde pour « switcher » de l’un à l’autre. Ce qu’on faisait très naïvement avant, on se met à reconsidérer ces pratiques. On essaie d’expliquer ça aux jeunes : les compagnies peuvent prendre vos informations. Pour ces jeunes, ils disent : « ah sont méchants ». Ils ont la logique du bien ou du mal. Ils ne comprennent pas la portée de ce genre d’information. Ce qu’ils comprennent plus, par contre, c’est la notion de secret. J’avais un lot d’exemples concrets. Par exemple, une jeune fille qui est enceinte à 13 ans vit un drame. Elle se demande : « à qui j’en parle? », et ce drame-là, « est-ce que je le mets sur Facebook? ». Un autre cas que j’avais en ma possession, c’était 30 pages de documents d’insultes « mon père est plus fort que le tien » version 2.0. C’était deux jeunes de deux écoles différentes qui avaient créé un évènement qui invitait à une bataille générale dans le parc pendant une journée pédagogique. La directrice en avait vaguement eu vent et elle nous a demandé d’enquêter. C’est un peu notre rôle aussi des fois, « undercover », d’avoir accès au profil des jeunes. On avait des enfants, qui rasent les murs dans la vie quotidienne et qui tout à coup se déversaient d’un fiel incroyable sur Internet. Donc chez nous, on a pu imprimer ce document et on l’a amené aux directions d’école et au SPVM. Les policiers sont débarqués dans les classes pour faire des interventions préventives et le conflit s’est tassé. Les parents étaient complètement ébahis de ça, et il y a eu des conséquences très graves pour les jeunes qui ont alimenté ce mur-là. Pour nous, c’était très réel, on l’avait vécu deux ou trois semaines avant la formation. On pouvait le montrer aux jeunes de façon concrète pour qu’ils puissent réagir face à ça.

NPS — Quel est le discours de l’école et quel est le discours du SPVM?

C’était entre deux écoles qui sont à peu près à cinq minutes l’une de l’autre. On a été surpris par la lenteur de réaction de la commission scolaire et de l’ensemble des écoles du Québec par rapport à Facebook et à se doter d’un code d’éthique. J’ai assisté à des tribunes de professeurs qui se vantaient d’être amis avec leurs élèves et qui leur parlaient le soir. Moi, je me disais, ça ne se peut pas que les commissions scolaires n’aient pas de loi à l’effet ou n’essaient pas de faire de la sensibilisation à leurs membres sur les dangers et les dérives possibles d’une situation comme celle-là? Nous, le problème, comme on est souvent sur le terrain, on se retrouvait à interagir, à faire l’avocat du diable, à devoir défendre les enfants face à l’école. Exemple : une professeure amie avec ses élèves est allée à Cuba, et elle avait des photos d’elle en train de danser avec des gars. Cette jeune fille qui a vu son professeur danser avec des Cubains embrasse son copain dans la cour d’école, et la professeure fait une intervention. Et la jeune fille lui répond : « hey toi, regarde-toi! » Et moi, de me faire raconter ça et de devoir rapporter ça à la directrice, ça nous a mis dans des situations un peu intenables. Bizarrement, ils ne condamnent pas ça. C’est comme si ça sort des murs de l’école et ils s’en lavent les mains.

On a vu une enseignante de quatrième essayer de forcer la main de ses élèves à avoir un compte Facebook pour pouvoir leur envoyer leurs devoirs. La direction l’a accepté, mais « allo!? » La loi c’est 13 ans, ils ne sont même pas supposés à leur âge d’avoir un compte Facebook! Si, comme parent, je refuse que mon enfant ait un compte Facebook avant 14 ans, je suis face à la décision de l’école et mon enfant est puni au niveau de l’apprentissage!

Pour les agents de la police sociocommunautaire du SPVM, qui font partie de la Table de concertation jeunesse Lachine, c’est la ligne dure : à douze ans, on peut les accuser. Quand on leur demande leur collaboration, on a souvent l’aspect légal comme réponse. Nous ce qu’on veut faire, c’est d’agir à titre de prévention, on ne veut pas parler des sanctions, on veut parler de l’utilisation. Le but c’est d’encadrer ces pratiques, et d’amener une réflexion sur ce que ça implique dans la vie réelle. Avant, les conflits de cours d’école arrêtaient à la cour d’école, il y avait un répit le soir, tu rentrais dans ta famille. Avant quand tu rentrais chez toi, tu étais en sécurité, tu étais seul avec qui tu étais en conflit. Si le gars cognait chez vous, il y avait ta mère, il y avait ton père, ou ta grande soeur. En tout cas, tu avais le choix de ne pas ouvrir la porte. Mais maintenant, on a plus ce choix-là. Ça fait que notre espace de sécurité, notre espace de maison, l’endroit où on est psychiquement, psychologiquement en sécurité est réduit. Je pense que ça doit avoir rapport avec une certaine montée d’anxiété chez cette génération-là : ils ne sont plus complètement à l’abri de l’agression. Une chose que je constate aussi, c’est qu’il y a une abolition de l’âge des protagonistes dans les conflits.

NPS — Dans les conflits sur Facebook?

J’ai été témoin sur Internet d’une jeune fille qui écrit : « Des fois je pense à me tuer, est-ce correct? ». Un autre enfant écrit : « Oui, ça va juste faire une autre conne de moins sur la terre ». La tante qui est amie Facebook écrit « Franchement, tu devrais avoir honte d’écrire ça ». Et le père de la jeune fille qui a écrit qu’elle voulait se suicider répond : « Tu n’as pas honte de dire ça à ma fille, c’est vraiment méchant ». D’autres enfants répondent alors : « Hey! Toi le père, ferme ta gueule, tu n’as pas d’affaire-là ». Donc, de ce point de vue-là, il n’y a plus d’adulte qui a une parole plus forte que l’enfant. Le père écrit pour défendre son enfant et d’autres jeunes lui réécrivent pour lui dire de se mêler de ses affaires. Jamais dans la « vraie vie » on aurait vu ça. Là, le père arrive et il est au même niveau, tout le monde s’insulte. Je trouve que c’est un peu symptomatique de notre époque : ça remet un peu tout le monde sur le même pied d’égalité. Les enfants ont définitivement besoin de repères au niveau de l’autorité. Sur Facebook, ils les perdent complètement.

NPS — Toi, Geneviève, qu’as-tu étudié?

J’ai fait une année en psychologie, je trouvais que c’était trop contraignant dans la façon de voir le comportement humain; j’ai fait un bac en science du langage à l’UQÀM. De toute façon, j’ai appris la même chose, mais de façon… en expansion, je dirais. C’est une formation très technique, sauf que ça t’apprend l’ensemble des mécanismes cérébraux qui régissent le langage. C’est vraiment une approche cognitiviste. Ça m’a permis d’étudier l’humain, mais de façon, je dirais, ouverte, plutôt que d’essayer d’attribuer des diagnostics. Tu y vois l’ensemble des mécanismes sociaux, historiques, psychologiques, cognitifs qui régissent le langage. Ça brosse un portrait de l’humain et de la société, et tu l’appliques à un comportement. Ça permet de ne jamais considérer la manifestation du comportement comme l’aboutissant. Que tu sois avec une langue parlée ou avec un comportement, comme une agression, avant d’arriver, comme j’étais en train de dire, tu as un ensemble de tenants qui ont abouti à ce phénomène langagier. Après, dès que j’ai fini mon bac en linguistique, c’était clair que je n’allais pas travailler en linguistique. C’est un peu l’approche que j’ai prise, comme une formation de base. Donc, j’ai commencé à travailler en éducation, et après ça, tranquillement, de l’éducation j’ai fait le pont vers l’intervention.

NPS — Pour le projet justement « Nous sommes tous des enfants face à Facebook », en quoi l’approche psycho-cognitiviste du langage t’éclaire?

Je ne suis pas quelqu’un qui voit les choses en surface. Je dois toujours aller voir en profondeur. Je ne peux pas voir Facebook comme une vitrine personnelle. Au niveau de l’analyse, au niveau social, ce n’est qu’un miroir de tout ce qui peut nous régir comme société. On ne peut pas le voir comme un simple site d’exposition. Je me disais, avec tout le foisonnement en ce moment, mets un sociologue là-dessus, d’un il bave, de deux il en a pour 20 ans d’étude minimum. En fait, pour moi maintenant, il faut le traiter de la même façon que la petite fille qui s’habille en brassière sur la rue : quel est son message? Lorsqu’elle le fait sur Facebook : quel est son message? Pour la nouvelle génération, c’est une partie de leur environnement de comportements, si je peux dire. Je ne sais pas comment l’expliquer, mais c’est une partie de champs de vie, c’est une partie de leur existence qui est là et qui est très importante. Nous, avant, on était dans l’univers du concret. Pour eux, cet univers-là que l’on qualifie de virtuel est aussi concret. C’est un phénomène vraiment social, on le voit, les études ne font que commencer. Quand je leur dis que quand j’étais enfant il n’y avait pas Internet, à peine des ordinateurs, ils me disent « pauvre toi, qu’est-ce que tu faisais? ». Ils me disent qu’ils sont tristes pour moi, parce que selon eux, je n’avais rien à faire.

NPS — Merci beaucoup, Geneviève!