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Si la popularité et la rentabilité du médium vidéoludique ne font aucun doute, il en va autrement de sa légitimité au sein du champ culturel[1], qui est constamment remise en question, aussi bien par le grand public que par les agents de la sphère vidéoludique eux-mêmes. À titre d’exemple, le catalogue préparé par le Smithsonian American Art Museum à l’occasion d’une exposition consacrée à l’art du jeu vidéo est éloquent. En effet, alors qu’on pourrait attendre de la préface d’un tel ouvrage qu’elle agisse comme un manifeste illustrant et défendant la valeur artistique du jeu vidéo, celle-ci se conclut plutôt sur un drôle de propos :

Using the cultural lense of an art museum, viewers will be left to determine whether the materials on display are indeed worthy of the title "art". […] My hope is that people will leave this exhibition – and finish this book – with an understanding that video games are so much more than what they first thought. They may even be art[2].

Ce discours tenu par Chris Melissinos, organisateur de l’exposition, a de quoi étonner. En suggérant la valeur artistique du jeu vidéo sans jamais vraiment l’affirmer, Melissinos entretient en quelque sorte un paradoxe quant à la légitimité du médium exposé : il est à la fois suffisamment légitime d’un point de vue artistique pour faire l’objet d’une importante exposition dans un musée d’art réputé et trop peu légitime pour qu’on puisse le définir ouvertement comme art. Il s’agit donc, en quelque sorte, d’une curiosité qui mérite qu’on s’y intéresse, mais dont il demeure finalement délicat de faire l’apologie.

Tom Bissell, dans l’essai qu’il consacre à l’importance et à la pertinence des jeux vidéo, en vient à véhiculer à peu près cette même vision ambiguë du médium. Pour Bissell, en effet, les jeux vidéo sont aussi amusants qu’insignifiants, pouvant divertir sans toutefois jamais pousser le joueur à réfléchir. Romancier lui-même, Bissel oppose le médium vidéoludique à la littérature, déplorant au final ce qu’il nomme « The Unbearable Lightness of Games[3] », soit le caractère léger des jeux qui fait à la fois leur attrait et leur médiocrité par rapport aux arts traditionnels. Autrement dit, pour Bissel, on joue aux jeux vidéo pour se détendre et on lit un roman pour s’instruire. Drôle de lettre d’amour destinée au médium, on en conviendra. Condamné à être perçu par ceux qui le commentent comme un divertissement avoisinant l’art, mais ne l’investissant jamais complètement, le jeu vidéo s’est muni ces dernières années de dispositifs stratégiques visant à transformer cette vision de l’intérieur. L’une de ces stratégies, qui consiste en la publication de livres d’art retraçant les étapes de la création d’un titre mis sur le marché, semble vouloir poursuivre sérieusement cette réflexion entourant la nature artistique de l’objet vidéoludique.

Cet enthousiasme grandissant de la part des créateurs de jeux vidéo à l’égard du livre d’art soulève une question de premier ordre, qui permet de mieux penser le rapport entre les médias livresque et vidéoludique : à quels besoins répond la production de livres d’art portant sur des jeux vidéo? S’agit-il, comme il est permis de le croire de prime abord, de provoquer un changement de perception à l’égard de ce médium par le biais d’un objet culturel mieux doté symboliquement? Ou le livre d’art n’est-il qu’un produit dérivé participant d’une logique mercantile où le profit économique domine toujours le gain symbolique?

Après avoir défini brièvement ce qui caractérise de façon générale le livre d’art de jeux vidéo et, plus particulièrement, le corpus que nous avons retenu, nous nous pencherons sur les positionnements et les repositionnements que le texte et le paratexte de ces livres d’art font opérer aux jeux qu’ils représentent : en situant d’abord ceux-ci par rapport à leurs fondements techniques, artistiques et narratifs; en les définissant ensuite en tant que produits collectifs ou singuliers; en influant enfin sur leur rapport à l’économie.

Qu’est-ce qu’un livre d’art de jeux vidéo?

À l’instar du syntagme « livre d’artiste », l’appellation « livre d’art de jeux vidéo » « fait référence à nombre d’objets de natures variées qui s’apparentent de près ou de loin au livre tel qu’on le connaît au quotidien[4] ». En ce qui concerne notre corpus, disons rapidement qu’il vise avant tout à retracer le processus créatif ayant mené à la réalisation finale d’un jeu vidéo, c’est-à-dire à la version que le joueur aura entre les mains. Habituellement riches en croquis, les livres d’art de jeux vidéo font état des idées et des concepts écartés à un moment ou à un autre de la création du jeu. Jean-Samuel Kriegk et Jean-Jacques Launier[5] vont même jusqu’à affirmer qu’ils se rapprochent ainsi de l’art conceptuel, pour lequel la démarche artistique a autant de valeur que l’objet final (si objet final il y a, ce qui n’est pas toujours le cas). Si ce rapprochement peut sembler exagéré, la démarche propre à l’art conceptuel étant une fin en soi alors que le livre d’art accompagne et commente un autre produit, il n’en demeure pas moins que l’attention est ici principalement portée sur l’aspect artistique (au sens d’art visuel) inhérent au médium vidéoludique. Puisque les qualités techniques et narratives de l’oeuvre peuvent être appréciées au moment du jeu, le livre d’art de jeux vidéo offre une vitrine aux concept artists, qui sont les premiers à donner vie, à travers leurs dessins, au monde que parcourra le joueur des mois plus tard.

Pour le présent article, nous avons choisi d’étudier trois livres d’art associés à des jeux relativement récents, soit Batman Arkham City : Collectible Art Book (Batman Arkham City, 2011)[6], Tomb Raider. The Art of Survival (Tomb Raider, 2012) et The Art of Bioshock Infinite (Bioshock Infinite, 2013). Le choix d’un si petit corpus s’explique assez simplement : si les livres d’art sont plutôt faciles à trouver à leur sortie, ils deviennent rapidement inaccessibles, ne jouissant que très rarement d’une réédition une fois leur tirage initial épuisé. Pour espérer se les procurer, il faut donc en acheter un exemplaire dans les mois suivant la sortie du jeu dont ils traitent. Bien que partageant plusieurs similitudes, les trois ouvrages retenus ont aussi été choisis en raison des différences qu’ils présentent, tant sur le plan du contenu que sur celui de la forme, et qui permettront de brosser un portrait plus juste de quelques-unes des déclinaisons du livre d’art de jeux vidéo. Ce portrait ne prétend pas à l’exhaustivité; il vise plutôt à susciter une réflexion sur les enjeux du livre d’art de jeux vidéo à partir d’exemples récents.

Entre réalisations techniques, narratives et artistiques

À l’origine, le jeu vidéo exigeait presque exclusivement de ses créateurs une compétence technique primordiale. En effet, pour créer un jeu vidéo vers la fin des années 1970 et le début des années 1980, il fallait avant tout posséder d’excellentes connaissances quant à la technologie informatique employée, qui se traduisaient par une aptitude à la programmation de logiciel : « Someone might take a look at the early games and realize that a lot of technology went into the creation of those games. It was more about the engineering back then than it was about game design[7]. » Limité sur les plans narratif et artistique par une technologie qui ne permettait pas la création de jeux de grande envergure[8], le programmeur était non seulement le principal architecte d’un jeu, mais il en était aussi bien souvent l’unique créateur, concoctant à la fois les règles, l’aspect graphique, la musique, les dialogues et le manuel d’instructions, sans nécessairement posséder d’habiletés réelles dans tous ces domaines. Pour cette raison, le médium vidéoludique a donc historiquement été perçu comme une expérience avant tout technologique.

Cela dit, les livres d’art de jeux vidéo étudiés écartent presque totalement de leurs préoccupations l’aspect technique des jeux, pourtant indissociable de leur création. Il n’est effectivement pas toujours évident de mesurer l’apport des programmeurs dans la production d’un jeu. Ainsi, dans The art of Bioshock Infinite, on ne fait pas même état des différents groupes ayant travaillé à la conception du jeu, ce qui illustre bien, d’une certaine façon, la distinction entre les aspects technique et artistique d’une oeuvre vidéoludique pouvant être opérée par le livre d’art. Celui-ci laisse ainsi de côté le travail accompli par les programmeurs pour ne traiter que des artistes, soit de ceux ayant contribué à l’aspect visuel du jeu, que ce soit par l’élaboration de décors, d’armes, de costumes ou encore de personnages. Le travail de ces artistes est commenté par les auteurs du livre, qui s’arrêtent sur chacune des parties composant l’univers visuel du jeu. Des lieux parcourus par le personnage principal de Bioshock Infinite, Booker Dewitt, jusqu’aux armes qu’il emploie, tout est donc minutieusement décrit et illustré. Dominant largement le texte, les images occupent la presque totalité des pages de l’ouvrage, subordonnant l’acte de lecture à celui de la contemplation. Il ne s’agit pas tant de dire que de montrer, ou alors de dire par l’image. Par ailleurs, en plus des dessins de concept, The Art of Bioshock Infinite contient de nombreuses peintures qui ont par la suite été reproduites dans le jeu. Ainsi, toutes les affiches rencontrées sur les murs et toutes les toiles vues dans les musées de Bioshock Infinite existent vraiment : ce sont des oeuvres physiques ayant précédé leurs homologues virtuels, données au lecteur dans un livre qui commande indirectement, par l’importance qu’il leur accorde, leur appréciation. À ce titre, il n’est pas anodin que ce soit sur ces peintures reproduites que se conclut l’ouvrage : le texte, les croquis et le jeu lui-même s’effacent ainsi derrière des oeuvres relativement indépendantes de toute connaissance du contenu préalablement montré et expliqué. Elles s’octroient une vie propre que le lecteur (devenu spectateur) peut recevoir comme un argument ultime visant à convaincre du talent artistique des créateurs du jeu, si ce n’est des qualités artistiques du jeu lui-même, dont l’univers fictionnel se voit ainsi enrichi.

Le livre d’art de Batman Arkham City, quant à lui, reprend les mêmes procédés que The Art of Bioshock Infinite. Le texte qu’il présente est largement subordonné aux illustrations qu’il comporte et le livre se termine par une série de peintures et d’affiches pouvant sans problème être appréciée en dehors des pages du livre d’art, se suffisant à elle-même et tout à fait susceptible d’exister de façon autonome. En ce sens, cet ouvrage, bien que beaucoup plus petit que The Art of Bioshock Infinite (il s’étale sur une soixantaine de pages à peine plus grandes qu’une enveloppe), agit de la même façon que celui-ci : il se fait plus discret quant aux parts narrative et technique du jeu pour le situer davantage dans une perspective artistique. Cette pratique propre à ces deux livres d’art peut paraître curieuse de prime abord, mais elle relève au fond d’une tentative de légitimation : « Pour qu’une “technique” […] puisse devenir un art, il faut qu’elle parvienne à se faire quelque peu oublier[9]. » Le jeu vidéo doit donc réussir, par le biais du livre d’art, à faire oublier sa part technique, longtemps perçue comme son pilier central, pour mieux mettre en évidence des caractéristiques susceptibles de lui octroyer une plus grande légitimité. Dans le même sens, on peut penser qu’il a également intérêt à masquer au premier plan ses caractéristiques narratives. En misant sur l’art visuel plus que sur la narration par le texte, en effet, le livre d’art offre au lecteur un objet tangible, non moins ouvert sur l’univers fictionnel du jeu, mais plus facile à commenter et à apprécier rapidement. Pour évaluer et réfléchir à l’histoire d’un jeu, il faut que le joueur ait déjà consacré un certain nombre d’heures à l’aventure vidéoludique, alors qu’une série de dessins et de peintures peut être parcourue en quelques minutes seulement, sans qu’une connaissance approfondie du jeu ne soit nécessaire à son appréciation. C’est donc en partie un double souci d’efficacité et de légitimité qui explique le traitement privilégié accordé à l’art visuel propre aux jeux vidéo, qui, en tant qu’ « élément de narrativisation[10] », condense la narration dans une série d’illustrations facilement consommables et collectionnables. Le texte est habilement subordonné à l’image.

Le cas de Tomb Raider. The Art of Survival diffère quant à lui légèrement des deux ouvrages précédents. Si le volet artistique du jeu demeure dominant dans le texte et les illustrations du livre, une plus grande importance à l’histoire du jeu et à ses prouesses techniques s’y manifeste néanmoins. En effet, les premiers mots de la préface de l’ouvrage résument l’intrigue du jeu, faisant pénétrer le lecteur dans l’univers narratif de Tomb Raider plutôt que dans son monde artistique. Dans le même ordre d’idées, chaque élément présent dans le livre est décrit selon son rapport à la trame principale du jeu. Par exemple, le lecteur n’assiste pas uniquement à l’évolution visuelle des personnages du jeu; il en apprend véritablement plus sur leurs biographies. On ne lui raconte pas uniquement la création des environnements que Lara Croft, l’héroïne de Tomb Raider, devra parcourir; on lui fait revivre, à travers le texte qui accompagne les images, les différentes péripéties qui ont marqué son aventure. Plus volumineux que The Art of Bioshock Infinite, cet ouvrage peut se permettre d’aborder la trame narrative du jeu dont il découle, possédant l’espace nécessaire pour résumer explicitement l’intrigue. Le livre d’art acquiert ainsi une fonction supplémentaire à celle d’illustrer la nature artistique du jeu, soit celle de révéler et de commenter les choix narratifs de l’équipe de scénaristes. Il en résulte que les visuels montrés apparaissent alors comme appartenant entièrement à l’univers vidéoludique créé : il n’est pas question ici de les faire exister indépendamment du jeu et de son histoire. Au contraire, ils incarnent un élément constitutif et indissociable du produit final, des morceaux d’art participant d’un processus créatif complexe et pluriforme. Par ailleurs, les rendus en trois dimensions des personnages et des environnements sont fièrement présentés dans les pages du livre. La pixellisation de Lara Croft à partir des croquis dessinés par les artistes conceptuels et des clichés pris d’un modèle vivant, par exemple, y est décrite de façon détaillée, et le résultat final est exposé en gros plan sur deux pages[11]. Il ne semble donc pas y avoir de volonté, de la part des auteurs du livre, de camoufler le travail technique et scénaristique derrière le jeu final. Au contraire, on tente plutôt de montrer comment toutes ces parties constituantes du jeu vidéo sont interconnectées et dépendent d’une démarche artistique en plusieurs temps, démarche initiée par les artistes qui sont à l’origine des concepts visuels. Si l’art est toujours présent, il ne prend pas une forme unique dans Tomb Raider. The Art of Survival; il naît au contraire des crayons des dessinateurs du studio de création, pour se concrétiser ensuite dans l’histoire racontée par le jeu, puis dans la modélisation des dessins en trois dimensions. Plutôt que d’adhérer à l’idée selon laquelle la technique prive un art de sa légitimation, ce livre d’art entreprend donc d’amener le lecteur, par le biais de l’art visuel, à reconnaître l’ensemble de ce qui constitue un jeu vidéo comme relevant d’une activité artistique à multiples facettes.

Il apparaît, en somme, que les trois livres d’art ici analysés entendent positionner les objets qu’ils illustrent et commentent comme des créations de nature artistique. D’ailleurs, la démarche poursuivie par Tomb Raider. The Art of Survival, bien que différente de celle des deux autres ouvrages étudiés, va globalement dans le même sens : il ne s’agit pas de soustraire le jeu vidéo à la sphère artistique pour mieux l’inclure dans les sphères scénaristique et technique, mais bien d’étendre les frontières de la sphère artistique à la technique et à la narration, en montrant qu’elles sont indissociables les unes des autres dans la création d’une oeuvre vidéoludique. De simple divertissement sous sa forme première, le jeu vidéo se rapproche donc, à travers les livres d’art qui le concernent, d’un objet artistique, empruntant à d’autres médias mieux dotés symboliquement (le livre et l’art visuel) une allure qui pourrait le faire gagner en légitimité.

Entre collectivité et singularité

Un préjugé tenace concernant le jeu vidéo veut que sa nature de création collective porte atteinte à la qualité du produit final. Drew Karpyshyn, scénariste de la série Mass Effect, soutient à titre d’exemple que « with a collaborative medium it’s much easier to get bad art[12] ». Le collectif est ainsi en quelque sorte associé à un contrôle inférieur de la qualité du produit final, à un éparpillement qui ne peut pas valoir la vision créatrice unique d’un auteur singulier et, par-dessus tout, nommé, identifiable. Dans le même ordre d’idées, Kriegk et Launier notent que « [dans] le monde du jeu vidéo, la reconnaissance [des artistes] s’avère encore plus complexe dans la mesure où les créations ne sont signées que par les studios qui les développent[13] ». Rappelant d’une certaine manière le travail à la chaîne ou la production en série, le travail collectif est systématiquement associé à une logique mercantile qui lui dérobe une grande part de légitimité artistique, celle-ci ne pouvant être acquise que dans une « économie anti-“économique” de l’art pur […], fondée sur la reconnaissance obligée des valeurs de désintéressement et sur la dénégation de l’“économie” (du “commercial”) et du profit “économique” (à court terme)[14] ». Vu sous cet angle, le jeu vidéo ne peut être envisagé comme un objet d’art; il est plutôt perçu comme un produit culturel, industriel, commercial. Il n’est pas étonnant, en ce sens, qu’on voie apparaître des traces d’auctorialité (au sens d’une attribution d’un texte ou d’un produit culturel à un auteur) dans les différents livres d’art de jeux vidéo étudiés : pour contrebalancer l’anonymat propre au jeu vidéo, le livre d’art exhibe à un endroit ou à un autre la signature d’un auteur, auquel peuvent être associés l’ouvrage et l’oeuvre vidéoludique elle-même.

The Art of Bioshock Infinite est le seul ouvrage parmi les trois étudiés à inscrire un nom d’auteur sur sa première et sur sa quatrième de couverture. Ainsi, on aperçoit dans le coin inférieur droit de la couverture du livre l’information suivante : « Introduction by Ken Levine[15] », information reprise dans la description de l’ouvrage trouvée en quatrième de couverture, qui rappelle que « [this] deluxe hardcover also features an introduction from Bioshock Infinite Creative Director Ken Levine[16] ». Il faut cependant se rendre au bas de la quatrième page pour connaître le nom des auteurs du texte qui remplit le livre (Julian Murdoch et Dorian Hart), exception faite de l’introduction. De même, les noms des artistes dont les oeuvres sont reproduites dans le livre d’art sont entassés au bas de la quatrième page, sans précision aucune quant à la paternité de leurs oeuvres. Il apparaît donc que le nom de Levine reçoit une attention disproportionnée par rapport aux autres artistes et auteurs ayant contribué à l’ouvrage. Pourtant, une fois de plus, ce choix est logique dans la perspective d’une utilisation stratégique du livre d’art ayant pour but la légitimation à plus ou moins grande échelle du médium vidéoludique. Comme l’observe Heinich, en effet, « l’industrie du jeu vidéo est en train de développer sous nos yeux – à la marge bien sûr – des pointes d’artification[17], avec l’identification d’auteurs nominaux, la personnalisation et la cohérence de produits dus à un même auteur […][18] ». Le fait de recourir principalement à un seul nom d’auteur, ou à une fonction-auteur[19], pour parler d’une oeuvre ne fait donc qu’accroître l’apparente unité artistique de cette même oeuvre, vraisemblablement nécessaire à son appréciation. Bien que factice, cette unité est ainsi primordiale. En ce sens, l’omniprésence du nom de Levine semble justifiée : elle fournit une cohérence artistique à l’oeuvre et la fait jouir d’un nom d’auteur doté symboliquement, puisque connu des amateurs de jeux[20], ou du moins mieux doté symboliquement que celui des artistes inconnus ayant participé à la création de l’ouvrage et du jeu vidéo.

Ne pouvant pas compter sur un nom d’auteur aussi prestigieux que celui de Ken Levine, du fait que les créateurs du jeu qu’il commente sont relativement inconnus, Batman Arkham City : Collectible Art Book insiste moins, quant à lui, sur la singularité du jeu dont il traite. Il se présente plutôt, au premier abord, comme un travail anonyme. Ainsi, aucune trace de ce qui pourrait ressembler à un nom d’auteur, voire à un nom de studio, et qui assumerait la fonction auctoriale laissée vacante, n’orne sa première ou sa quatrième de couverture. Cela dit, malgré cette absence d’entité auctoriale clairement définie, les noms des têtes pensantes du volet artistique du jeu arrivent encore à dominer ceux des artistes ayant travaillé sur les dessins de concepts présents dans le livre d’art ainsi que ceux des auteurs de l’ouvrage, quoique de façon moins directe que dans The Art of Bioshock Infinite. Les premières pages de Batman Arkham City : Collectible Artbook s’ouvrent effectivement sur deux brefs mots d’introduction rédigés par Sefton Hill et David Hego. Ces deux textes, dont les discours impliquant le caractère magique de la création d’un univers vidéoludique sont très similaires et facultatifs à l’appréciation du travail accompli, pallient d’une certaine manière l’anonymat de l’ouvrage en le dotant de deux fonctions-auteurs de soutien, bien que chacune ne soit que partiellement constituée[21]. C’est donc à travers l’attribution artificielle de deux noms d’auteurs au livre d’art, mais aussi, parallèlement, au jeu vidéo de Batman Arkham City, que l’ouvrage entend éluder sa part de collectivité, pour sembler émaner sinon d’un créateur unique, au moins d’artistes identifiables. D’ailleurs, à l’instar de ce qui s’était fait dans le livre d’art de Bioshock Infinite, les noms des dessinateurs dont les oeuvres sont présentées dans le livre d’art sont mentionnés en petits caractères, au bas de la dernière page cette fois-ci, comme si leur présence à l’intérieur du livre dépendait plus d’une obligation légale que d’une volonté véritable de reconnaître leur travail. Au bout du compte, il semble qu’il soit plus important de réunir le jeu vidéo et son livre d’art sous les noms de créateurs auxquels peuvent être attribuées ces deux réalisations que de rendre compte du travail fait par chaque individu pour chacune d’elles, l’évocation d’une multitude de noms mettant en péril l’unicité d’une fonction-auteur essentielle à leur légitimation.

Ce risque d’affaiblir la fonction-auteur en la diluant dans un groupe de personnes toutes plus inconnues les unes que les autres ne paraît pas avoir inquiété les créateurs du Tomb Raider. The Art of Survival. Au contraire des deux ouvrages précédents, celui-ci ne cherche pas immédiatement à unifier les travaux d’une équipe composée de dizaines de personnes sous un nom unique; il assume pleinement le jeu vidéo Tomb Raider en tant qu’oeuvre collective et n’hésite pas à présenter l’ensemble des membres ayant contribué à sa création. Dès les premières pages du livre d’art, le lecteur est ainsi exposé à des clichés des différents groupes ayant travaillé sur Tomb Raider, les membres de ces groupes étant de surcroît identifiés sous chacune des photographies. D’emblée, Tomb Raider. The Art of Survival se positionne donc clairement : le jeu dont parle le livre d’art est le résultat d’un travail d’équipe. Cette revendication du caractère collectif de l’oeuvre est d’ailleurs cohérente avec l’image générale que le livre d’art transmet du processus de création d’un jeu vidéo. Souvenons-nous, en effet, que Tomb Raider. The Art of Survival était le seul livre d’art parmi ceux étudiés à vraiment épouser les parts technique et scénaristique du jeu, l’idée étant de montrer que toutes ses facettes sont indissociables du produit final et ne peuvent être prises complètement séparément les unes des autres. Dans le même sens, le livre d’art met maintenant indirectement en lumière que la collaboration de chaque expert associé aux différents aspects de la composition d’un jeu est incontournable. Par ailleurs, tous les dessins, toutes les peintures et tous les modèles en trois dimensions montrés dans le livre sont systématiquement accompagnés d’une légende qui en nomme les créateurs. L’attitude adoptée par les auteurs de cet ouvrage, eux-mêmes identifiés au début du livre, se situe donc à l’opposé de celle mise de l’avant par les concepteurs des livres d’art précédemment mentionnés. Plutôt que de réduire au minimum le nombre de noms facilement visibles dans le livre dans le but de singulariser l’oeuvre en entretenant l’illusion d’un créateur aussi unique que possible, Tomb Raider. The Art of Survival affirme l’aspect collectif et collaboratif du médium dont il traite en même temps que sa propre nature collective.

En somme, il ressort de cette étude de cas que le livre d’art de jeux vidéo oscille entre singularité et collectivité. D’un côté, certains de ses représentants mettent en oeuvre des stratégies textuelles et paratextuelles visant à convaincre de l’unicité du créateur. Ce faisant, ils aspirent à une plus grande légitimation par leur association à un nom d’auteur nécessaire pour opérer chez eux un changement de statut, et chez leur public un changement de perception à leur égard. D’un autre côté, un cas comme celui de Tomb Raider. The Art of Survival illustre bien la possibilité d’assumer le caractère collectif d’une oeuvre vidéoludique et de son livre d’art, bien que ce choix entrave potentiellement leur mouvement vers la légitimité.

Entre oeuvres d’art et produits commerciaux

Les disparités observées entre, d’un côté, The Art of Bioshock Infinite et Batman Arkham City : Collectible Art Book et, de l’autre, Tomb Raider. The Art of Survival, peuvent peut-être s’expliquer par l’adhésion de ces livres d’art à des visées commerciales sensiblement différentes. En effet, si les jeux vidéo qu’ils représentent appartiennent tous indéniablement à la sphère de la production de masse[22], aspirant entre autres au plus grand nombre de ventes possible, la situation, en ce qui concerne leurs livres d’art, est plus complexe :

Les créations de l’art ludique[23] sont principalement des oeuvres préparatoires à un support qui sera la composition de ceux-ci en séquences de reproduction. […] Mais c’est grâce à la possibilité offerte par la diffusion, parfois massive, que permet la reproduction d’un livre, d’un film ou d’un jeu que l’art ludique est un art véritablement populaire. C’est paradoxalement cet impératif de duplication qui lui a permis à la fois de trouver ses lettres de noblesse grâce à une accessibilité sans équivalent dans l’histoire de l’art, mais qui aura aussi retardé cette reconnaissance en entretenant une confusion certaine entre l’Art et les industries culturelles qui le soutiennent[24].

Si, au contraire de Kriegk et Launier, nous ne croyons pas que le processus de reconnaissance de l’art ludique, et plus particulièrement de celui qui concerne spécifiquement l’art des jeux vidéo, soit abouti, le paradoxe inhérent aux livres d’art de jeux vidéo que soulève indirectement cette remarque mérite réflexion. En effet, ces objets livresques, à l’instar de l’art ludique en général, sont tenus de composer avec des oeuvres dépréciées en raison de leur reproductibilité (et, par conséquent, de leur appartenance à une culture de masse), à laquelle ils doivent cependant leur popularité auprès des amateurs, issus du grand bassin de consommateurs des jeux en question.

Ce paradoxe se transforme rapidement en véritable dilemme pour les livres d’art de jeux vidéo, qui auront à choisir entre une forme plus près du livre destiné à la grande diffusion et une autre se rapprochant du beau-livre, du livre noble. The Art of Bioshock Infinite s’accommode astucieusement de cette difficulté, qui résulte d’un désir d’appartenir à deux régimes de production, et donc à deux systèmes de valeurs distincts. L’objet reprend en effet, au premier coup d’oeil, tous les codes paratextuels propres à la paralittérature, tels que les a définis Daniel Couégnas[25]. Sa couverture entièrement illustrée et frappée du logo du jeu est très tape-à-l’oeil. Sur la quatrième de couverture, en plus d’une description sommaire de l’ouvrage, sont mentionnés les nombreux prix gagnés par le jeu Bioshock Infinite (« Bioshock Infinite, developped by Irrational Games, won over 75 editorial awards at E3 2011, including the Game Critics Awards’ Best of Show trophy[26] »), la qualité prétendue du jeu servant d’argument publicitaire incitant à acheter le livre d’art. Finalement, toujours en quatrième de couverture, des extraits de critiques élogieuses du jeu vidéo sont transcrits en gros caractères, comme si la qualité du jeu était systématiquement garante de la qualité du livre d’art. Non seulement ces dispositifs paratextuels sont-ils déployés dans le but d’inciter l’amateur de jeux vidéo à se procurer le livre, mais leur insistance particulière sur les caractéristiques du jeu Bioshock Infinite montre que le rapport entre le livre d’art et celui-ci est bidirectionnel : le succès du jeu vidéo sert à encourager l’achat du livre d’art, mais ce dernier, en retour, donne envie au lecteur qui ne posséderait pas Bioshock Infinite, à travers la mise en évidence de son appréciation critique, de se le procurer immédiatement. La convergence est donc parfaite. Cela dit, une fois le livre d’art acheté et déballé (il est vendu enrobé d’une pellicule plastique), on constate que toutes les particularités paratextuelles et paralittéraires qui viennent d’être décrites reposent en fait sur une jaquette amovible. Une fois cette dernière retirée, le lecteur a désormais entre les mains un tout autre ouvrage : la couverture rigide, d’un gris charbon, est embossée et ornée de dorures qui donnent soudainement à l’objet des allures de noblesse. Toute trace de texte, mis à part le titre de l’ouvrage qui apparaît sur la tranche du livre, est complètement disparue de la surface de celui-ci. Par ailleurs, en le feuilletant, on s’aperçoit de la qualité de sa reliure cousue, qui, au contraire d’une reliure collée, garantit en quelque sorte la conservation à long terme du livre d’art, comme s’il s’agissait d’un véritable objet de collection, voire d’une oeuvre rare et précieuse. Grâce à une stratégie finalement assez simple, The Art of Bioshock Infinite arrive donc à investir, de façon successive, deux espaces du champ culturel. Une fois ses objectifs mercantiles atteints (c’est-à-dire une fois acheté), le livre peut être débarrassé de ses artifices publicitaires pour prendre une forme nouvelle, beaucoup plus sobre et, partant, jouissant d’un potentiel de légitimité accru.

C’est cette même forme épurée qu’adopte Batman Arkahm City : Collectible Art Book. Arborant une couverture rigide et blanche sur laquelle n’apparaît que le logo embossé du jeu Batman Arkham City, le livre d’art a l’allure d’un objet de valeur, comme son titre complet le suggère d’ailleurs. Contrairement à The Art of Bioshock Infinite, par contre, il ne remplit pas que sa fonction première, soit celle de présenter le travail artistique derrière la création du jeu vidéo qu’il accompagne. Il est aussi pourvu d’une fonction secondaire, qui le rapproche davantage du livre-objet : à l’intérieur de celui-ci, et après avoir parcouru la totalité de ses pages, on remarque effectivement qu’il sert de boîtier au disque du jeu, fixé sur sa troisième de couverture. Directement liée au mode de distribution de ce livre d’art, cette particularité étonnante n’est pas dépourvue de sens, puisque, pour se procurer cet objet (impossible à acheter individuellement), il fallait réserver une édition de collection au nombre d’exemplaires limité du jeu Batman Arkham City, remise à l’acheteur dans un coffret comportant divers objets de collection. Ce Collectible Art Book relève donc d’une logique en deux temps : il sert d’abord d’appât commercial visant à convaincre les joueurs de débourser un peu plus pour obtenir un objet rare, mais cette même rareté lui confère ensuite une légitimité plus grande. Distribué en petite quantité et pour un temps limité antérieur à la sortie du jeu, il devient un objet de convoitise éloigné de la forme jetable et moins valorisée qui caractérise les ouvrages populaires destinés à un lectorat de masse. D’ailleurs, n’y a-t-il pas de forme plus noble pour un boîtier de jeu vidéo, habituellement fait de plastique, que celle d’un livre d’art? La stratégie de légitimation de l’objet vidéoludique et du livre d’art lui-même, bien qu’elle ne soit pas parfaitement dissociée d’un intérêt mercantile, est ici encore judicieusement élaborée.

Il en va autrement pour Tomb Raider. The Art of Surival, comme nous l’avions précédemment laissé entendre. Moins préoccupé par une quête de légitimité très présente dans les deux autres cas étudiés, ce livre d’art adopte un paratexte qui le rapproche plus que ces derniers d’une esthétique paralittéraire visant avant tout le profit commercial. Ayant opté pour une couverture souple, son éditeur, BradyGames, s’est aussi assuré que le sujet du livre apparaisse clairement. Le titre est ainsi écrit en gros caractères, juste au-dessus d’un plan rapproché du visage de l’héroïne du jeu, qui rappelle à l’acheteur possible la nature et le sujet de l’objet qu’il tient entre ses mains. Par ailleurs, le sous-titre accrocheur du livre, The Art of Survival, semble plus introduire un guide de survie qu’un livre d’art. Quant au rabat de la page couverture, qui résume en premier lieu l’intrigue du jeu vidéo, il comporte une description du livre d’art on ne peut plus laudative :

Follow Lara’s journey as [Tomb Raider. The Art of Survival] takes you behind the scenes of the epic re-launch of this iconic series. Filled with exclusive creator commentary and thrilling concept art – much of it never-before-seen – this stunning art book gives you an in-depth look at the mysterious, and often deadly, world of the new Tomb Raider[27]

Le paratexte du livre d’art est donc principalement conçu pour attirer un maximum de capital économique. Même le texte inclus dans le livre ne semble pas camoufler l’appartenance de ce dernier, ni celle du médium vidéoludique, à une industrie culturelle basée sur le profit, comme en témoigne le chapitre qui explique en détail les stratégies de marketing (la création du logo du jeu, la mise en marché, etc.) employées pour faire du jeu et de ses produits dérivés un succès commercial.

Cette logique mercantile, bien que très présente dans Tomb Raider. The Art of Survival, se manifeste de façon plus indirecte dans les deux autres titres étudiés, plus réticents à afficher aussi clairement leur désir de capital économique. En misant sur leur attrait auprès des collectionneurs, pratiquement conquis d’avance, ces deux livres font appel à un paratexte plus sobre, à une forme plus noble, ce qui permet une meilleure conciliation de leurs intérêts artistiques et économiques. Ces deux tendances qu’adopte le livre d’art, tantôt objet de luxe, tantôt produit dérivé, mettent ainsi en lumière la difficulté, pour un produit culturel né d’un médium de masse, de quitter la sphère de la grande diffusion pour accéder, en tant que livre d’art, à un lieu plus légitimé du champ culturel. Bien qu’ayant recours à des formes, voire à des lieux de diffusion variés (de la boutique spécialisée dans la vente de jeux aux commerces en ligne tels qu’Amazon), les livres d’art de jeux vidéo doivent toujours compter sur le support des fans de jeux vidéo, disposés à prolonger leur expérience d’une oeuvre vidéoludique donnée en se procurant un livre d’art consacré à son univers. Malgré leur aspect artistique indéniable, ils relèvent donc, en somme, d’une logique mercantile qui les positionne quelque part entre l’objet rare et luxueux et l’appât commercial conçu pour capitaliser un peu plus sur la passion de certains fans.

Nous nous interrogions, en introduction, sur les buts poursuivis par les livres d’art de jeux vidéo. Globalement, le livre d’art se révèle comme un moyen de positionner ou de repositionner le médium vidéoludique dans le champ culturel, que ce soit pour le faire accéder à une marche supérieure de la hiérarchie propre au champ ou pour favoriser sa rentabilité économique. En se situant par rapport aux trois axes fondamentaux du jeu vidéo, soit la technique, la narration et l’art, mais aussi par rapport à la nature collective du médium et à l’économie, il révèle que ses prétentions d’ordres symbolique et économique, parce que difficilement conciliables, sont au coeur d’un dilemme qui se manifeste à travers différents choix et stratagèmes esthétiques et thématiques. Un pied dans la sphère de l’art, l’autre dans celle du divertissement de masse, le livre d’art de jeux vidéo entend en somme tirer profit de son caractère polymorphe. En ce sens, les trois livres d’art étudiés sont à la fois le produit d’une tentative de légitimation et l’expression d’un désir de légitimité propres au jeu vidéo, ainsi que l’actualisation sous forme d’objets d’une visée mercantile caractéristique du domaine vidéoludique.