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Introduction

La société québécoise fait face à un vieillissement sans cesse croissant de sa population, auquel s’adjoint une diversification ethnoculturelle de plus en plus importante en lien avec l’immigration. En 2006, les personnes immigrées recensées au Canada représentaient 19,8 % de la population totale, dont 13,8 % au Québec, et un peu plus de la moitié (50,3 %) appartenant à une minorité visible (Statistiques Canada, 2007a)[1]. D’une manière générale, 16,2 % de l’ensemble de la population du Canada est de minorité visible, dont 2 604 065 sont des femmes qui vieillissent au Québec. De ce chiffre, 408 110 sont des Noires de plus de 65 ans, d’où notre intérêt pour la qualité de vie et le bien-être de ces aînées, dont le nombre augmente au fil des années.

Mis à part les préoccupations relatives aux coûts que le vieillissement de la population va générer, celui-ci suscite de nombreux travaux dans le champ de la gérontologie, de la psychologie et du développement humain. Dès les années 1940, des recherches importantes (Cavan et al., 1949) s’intéressent au vieillissement sous l’angle de l’adaptation et du bien-être subjectif. Puis diverses théories psychosociales du vieillissement se développent jusqu’à l’élaboration en 1961 du Life Satisfaction Index, par Neugarten, Havighurst et Tobin. Ces travaux distinguent les personnes qui vieillissent bien de celles qui « dépérissent » ; on réfère au vocable « vieillissement réussi » (V. R.) pour indiquer que l’individu éprouve « un maximum de satisfaction et de bonheur » relativement à la vie (Havighurst, 1961).

D’autres auteurs (Rowe et Kahn, 1987 ; Paul et Margaret Baltes, 1990) donnent un véritable envol à ce concept désigné « successful aging » en anglais, en intégrant des critères normatifs et subjectifs. Leurs travaux constituent une référence internationale en la matière. Encore aujourd’hui, plusieurs études sont menées au sein de divers groupes d’aînés pour valider certaines hypothèses du « vieillissement réussi » ainsi défini. (Proulx-Desrosiers, 1996 ; Strawbridge et al., 2002 ; Charbonneau-Lyons et al., 2002 ; Laberge et al., 2003 ; Collings, 2001). Toutefois, la documentation gérontologique reste assez insuffisante en ce qui concerne les personnes âgées immigrantes (Wray, 2007) et notamment les minorités visibles.

Dans le continuum de la recherche sur le « Bien vieillir » qui se focalise de plus en plus sur « la perception qu’ont les personnes âgées de leur propre vie » (Gangbè et Ducharme, 2006, 298), le présent article a l’originalité de se pencher sur des femmes âgées de l’Afrique noire demeurant à Montréal[2]. Il met en lumière les facteurs qu’elles retiennent comme essentiels pour considérer qu’elles vieillissent bien dans leur pays d’immigration. Dans un premier temps, nous donnerons une description des femmes âgées de l’Afrique noire et de la conception de la vieillesse dans cette communauté culturelle. Nous exposerons sommairement la méthodologie de recherche utilisée pour ensuite mettre en relief les éléments que les femmes âgées de l’Afrique noire estiment essentiels à un « vieillissement réussi » en terre d’accueil. Enfin, dans la dernière partie, nous mènerons une discussion sur les représentations du « vieillissement réussi » des femmes aînées de l’Afrique noire en rapport avec quelques éléments émergents des résultats obtenus.

Les femmes aînées d’Afrique noire à Montréal

Si, au Canada, les femmes âgées en général sont en proie à diverses inégalités sociales liées au genre (Wray, 2007 ; Charpentier et Quéniart, 2009), à l’ethnie (Torres, 2008), aux conditions économiques (Basavarajappa, 1998) et à l’isolement social (Charpentier, 2002), cette vulnérabilité se fait encore plus criante quand on est issu d’une communauté ethnoculturelle visible.

Sur le plan économique, les femmes aînées immigrantes sont doublement défavorisées à cause d’une part de leur statut de parrainées[3] (Olazabal, 2010) et d’autre part du fait qu’il est difficile pour un immigrant âgé de remplir les conditions pour avoir droit à certaines prestations liées à la vieillesse (Boudarbat et Boulet, 2007 ; Elgersan, 2007 ; Olazabal, 2010), encore plus s’il est arrivé récemment, comme c’est le cas pour nos répondantes ici.

Au plan sanitaire, la population âgée immigrante en général est marquée par des difficultés à accéder aux soins de santé et services sociaux souvent à cause de l’entrave communicationnelle, et de la discrimination en ce qui a trait aux services reçus (Montejo, 2005 ; Attias-Donfut et Delcroix, 2004).

Sur le plan social, des chercheurs tels que Émongo (2010)[4] affirment que la grande désillusion que vivent ces grands-mères une fois rendues sur place est liée à la dilution de leur rôle d’antan, comme détentrices des savoirs et responsables de la cohésion familiale. En effet, en terre d’accueil, la disharmonie au sein des familles est exacerbée par des conflits intergénérationnels qui freinent l’exercice du grand-maternage (Vatz Laaroussi, 2007) et favorisent leur isolement.

Ces considérations de vulnérabilité ont une influence biopsychosociale sur le vécu de ces femmes aînées de l’Afrique noire. Vieillir hors de son pays d’origine peut ainsi devenir difficile dans une aune où, en plus, la représentation de la vieillesse du pays d’accueil diffère de celle du pays natal.

La vieillesse en Afrique

En Afrique, la représentation de la vieillesse a une connotation différente de celle de l’Occident. Nous n’examinerons pas les particularités propres à chaque pays, mais retiendrons quelques caractéristiques dominantes qui peuvent être communes[5]. Généralement, la personne âgée africaine est entourée d’enfants et de sa famille (Attias-Donfut et Rosenmayer, 1994) ; les liens et la solidarité entre les générations s’organisent autour d’elle. Son âge lui confère des fonctions très respectées (Thomas, 1991 ; Oumoussa, 2012) et un rôle de « gardienne des traditions », de « dépositaire des savoirs et des mythes qui structurent la communauté » (Santerre et Letourneau, 1989, p. 233).

La communication orale est très caractéristique des cultures africaines et est détenue par les personnes âgées. C’est à elles que revient le droit de résoudre les conflits ; on leur reconnaîtrait même une « force magico-religieuse » d’où leur viendrait leur pouvoir (Rouamba, 2012). La vieillesse n’est donc pas considérée comme un déclin ou une déchéance pour les femmes. En effet, à ces dernières particulièrement, on accorde des prérogatives spéciales telles que le règlement des différends sous l’arbre à palabres[6], le rôle d’éducatrices et de conseillères au sein de la famille (Seck, 2009). En plus d’être porteuses de la culture, certaines d’entre elles sont l’emblème de la résistance et de la résilience (De La Noë, 2001) ; résistantes devant les difficultés auxquelles elles ont souvent fait face dans un continent où les guerres tribales, les viols et divers crimes sont monnaie courante et laissent les femmes dans le désarroi et le deuil ; résilientes pour un futur qu’elles entrevoient positif au nom de tous ceux qu’elles aiment.

Ainsi, la façon dont on désigne une femme aînée en Afrique dénote le respect et la considération qu’on lui accorde. « La Vieille » ne saurait être pris péjorativement, mais traduit des qualités telles que la connaissance, la bienveillance (Thomas, 1991). Elle a son rôle à jouer et reste intégrée dans le circuit de production. Tous ces auteurs confirment ainsi la valorisation du statut de l’aînée dans le continent africain.

Aspects méthodologiques

En regard de ces considérations, qu’est-ce que le « vieillissement réussi » pour une femme aînée immigrante d’Afrique noire à Montréal ? Pour trouver une réponse à cette interrogation, une approche qualitative a été adoptée afin de recueillir par des entrevues semi-directives les perceptions et les expériences de femmes aînées. Sept femmes dont l’âge variait de 65 à 77 ans ont été interviewées. Il s’agissait de quatre Camerounaises, deux Congolaises et une Tchadienne, desquelles cinq avaient une durée de séjour de moins de 10 ans au Québec, et deux de 18 et 20 ans. Les entrevues ont été retranscrites puis codées. L’analyse du contenu inspirée des techniques d’analyse des données de la théorisation ancrée (Paillé, 1994) a été effectuée en adoptant la perspective de l’intersectionnalité (Bilge, 2009). L’intersectionnalité est une approche qui étudie les jonctions entre des phénomènes discriminatoires comme le racisme, le sexisme ou l’homophobie (Crenshaw, 1991). Elle considère les répercussions que l’entrecroisement des rapports sociaux dominants de la race, de la classe et du sexe a sur les individus dépendamment du contexte particulier (social, ethnique, historique, culturel, etc.) qui est le leur (Stasiulis, 1999).

L’approche intersectionnelle a été privilégiée dans le but d’appréhender le caractère complexe des diverses formes d’identités et d’inégalités sociales vécues par les participantes. Ce cadre d’analyse facilite la mise en lumière de la relation directe entre les discriminations sociales et les réalités quotidiennes de ces femmes issues des groupes minoritaires. Nous l’avons considérée comme une lunette analytique nous permettant de tenir compte des disparités sociales en rapport avec la race, l’âge, le sexe, l’ethnicité, le genre et même le parcours migratoire. L’intersectionnalité donne la possibilité de reconnaître les multiples visages que peut revêtir un phénomène social comme le vieillissement en général et celui des femmes aînées immigrantes de l’Afrique noire en particulier.

Cette démarche nous a confrontées à plusieurs défis. En effet, il a été très difficile de recruter les participantes en procédant à une formule « officielle » telle que les affiches, les annonces, les demandes au sein de structures, etc. C’est par le « bouche à oreille » que nous y sommes parvenues. Par ailleurs, le fait que la chercheure parmi nous appartenait au même groupe ethnoculturel que les répondantes était un couteau à double tranchant. D’un côté, cela facilitait l’établissement d’un lien de confiance entre l’aînée et nous, mais de l’autre cela entraînait une difficulté à mettre une distance qui empêcherait une certaine familiarité pouvant biaiser les données recueillies. L’embarras était plus sensible lorsqu’on se retrouvait entre personnes du même pays et partageant la même langue maternelle. Une ambiance nostalgique semblait alors émaner des propos de l’interviewée qui s’éloignait parfois de l’objet. Ce n’était pas évident de faire comprendre que les questions que nous posions n’étaient pas pour notre propre gouverne, mais qu’elles devaient servir à la recherche.

Résultats de recherche

Considération positive de la vieillesse

Il importe d’abord de souligner que les femmes rencontrées ont affirmé être en harmonie avec cette étape de la vie qu’elles considèrent comme « normale », voire comme un privilège. La majorité intègre ce temps de leur existence (Houde, 2003 ; Erickson, 1977) et estime que ce processus ordinaire fait partie du « cycle de vie ».

Vieillir, je crois que c’est tout à fait normal, je crois que c’est normal et on ne peut rien faire pour ne pas vieillir.

Énoh

Moi vieillir, ça ne me dit rien, c’est-à-dire c’est une étape normale de la vie.

Talla

Vieillir, c’est faire son temps, c’est suivre le deuxième « décan » de la vie… C’est suivre normalement le chemin de la vie.

Bopda

En cela, elles font montre d’une capacité à accepter de suivre l’ordre naturel des choses. Aucun déni, aucune amertume, aucun regret ne transparaissent dans leurs propos, mais seulement un constat : que le vieillissement vient inéluctablement avec le temps.

Certaines, comme Simo, considèrent même la vieillesse comme une étape de vie privilégiée : « Vieillir, c’est un atout, c’est pas tout le monde qui a ça, vieillir comme ça. »

La vieillesse serait la période enfin rêvée pour disposer de son temps, sans aucune contrainte, mener sa vie à son gré et s’occuper un peu plus de soi, plutôt que de la famille. Ce sentiment de libération des normes familiales (Petek-Salom, 2001) a été évoqué par certaines femmes pour justifier leur soulagement d’être ici.

Oui, je considère que je n’ai jamais autant bien vécu de ma vie. Je n’ai plus de charge de famille. Je n’ai personne qui me dérange, je n’ai que des gens que j’aime voir. Si je ne veux pas voir les gens, je reste chez moi. Vraiment, je vis bien.

Nguidjol

La famille peut peser aussi sur vous, on cherche à vous faire donner plus qu’il ne faut. Si vous ne donnez pas, vous êtes mal considérée […]. Plus précipité, je me considérais vraiment plus partie, plus entamée parce que j’étais tellement fatiguée. J’avais des problèmes bancaires, il fallait résoudre ce problème, l’autre, mais en n’ayant pas de moyens, il fallait résoudre des problèmes.

Bopda

La vieillesse serait également le moment opportun pour se consacrer aux autres, le moment de manifester « essentiellement l’intérêt pour la génération suivante et son éducation » (Erikson, 1974, p. 179). Ces femmes assimilent ainsi la vieillesse aux rôles que doit jouer une femme âgée dans leur pays.

Éduquer les enfants, les petits-enfants, elles ont des conseils ici à donner… Oui, car je peux encore donner… Et ici on accepte, donc là vous êtes content, vous donnez.

Bopda

Le rôle de conseil, c’est une encyclopédie en général. Quand un jeune a quelque chose, la personne va s’adresser à une personne âgée… Parce qu’avec l’expérience, on accumule beaucoup de connaissances même si on n’a pas été à l’école.

Nguidjol

S’occuper des petits-fils, s’occuper des petits-fils vraiment […].

Véro

Au final, il ressort des propos recueillis qu’en général la vieillesse n’est pas perçue négativement par les aînées immigrantes noires ; elle est même plutôt bien vécue. Leurs récits ont mis en évidence leur capacité à faire face aux difficultés, les forces qu’elles détiennent. D’ailleurs, lorsque nous leur avons demandé de nous parler d’elles, ce sont les caractéristiques de femmes débrouillardes, travaillantes, déterminées et combatives qui ont été mentionnées :

Moi je suis une personne qui aime travailler, depuis mon enfance je travaille…

Énoh

Je suis une personne qui ne regarde pas en arrière, je vais toujours de l’avant.

Nguidjol

Fortes de cette représentation de soi, les femmes ont énuméré les éléments qu’elles trouvent essentiels pour bien vieillir en terre d’immigration.

Facteurs du « vieillissement réussi »

Dans le cadre des entretiens, les participantes étaient invitées à identifier les facteurs qu’elles jugeaient favorables à un « vieillissement réussi ». Quatre principaux éléments ont retenu notre attention : l’engagement social ou le fait d’exercer un rôle social et d’être utile, l’existence et l’importance des liens intergénérationnels, l’autonomie financière et la foi.

La participation sociale comme gage d’un vieillissement réussi trouve écho dans le discours de presque toutes les répondantes. Celle-ci se décline sous diverses formes en fonction des aspirations individuelles, et notamment le bénévolat qui est récurrent dans leur discours. Pour certaines, l’engagement renvoie tout simplement à l’action :

Donner dans la société, le fait d’aider, le fait de faire du bénévolat même dans des maisons, dans des hôpitaux, des crèches, partout là, ça aide. Chez nous au pays à partir de 50 ans on vous dit vieille […] ici, nous on vieillit bien, je peux aller dans un centre, je peux lire, être bénévole, faire la lecture aux enfants, les promener, aider ceux qui sont moins mobiles comme moi à faire leurs courses. Donc dans notre pays, ça ne se fait pas.

Bopda

La vie associative semble être un élément clé pour le vieillissement réussi d’une personne âgée immigrante selon Nguidjol :

La personne qui s’isole, je ne vois pas comment elle peut avoir une vieillesse heureuse. […] Bien vieillir ça veut dire rester dans la société et faire ce qui correspond à ce que tu dois faire à ce moment-là. […]. Il faut rester ensemble comme en Afrique, il n’y a pas de vieux, il n’y a pas de jeunes. Tout le monde vit ensemble, il n’y pas de maisons de retraite au Cameroun.

Quant à Mme Talla, elle propose qu’il faille être actrice et non pas spectatrice de la vie, car pour sa part, une personne âgée doit être incluse dans la société et ne pas se retirer sous le prétexte de l’âge. Pour elle, mener à bien son vieillissement revient donc à être active et utile.

Quand on n’est pas active, on ne peut pas bien vieillir et on se voit comme des tares à la société… pour moi, bien vivre, c’est pouvoir être utile, utile à la communauté… La définition de l’intégration c’est quoi, c’est être utile à la communauté, donc c’est faire quelque chose, c’est travailler et je suis contente parce que j’ai atteint ça du fait que je contribue.

Talla

Le sentiment d’utilité, aussi bien dans la famille que dans la sphère publique, et le fait de trouver encore une place dans la société sont essentiels pour le « vieillissement réussi » de ces femmes aînées noires africaines à Montréal.

Les dames rencontrées ont exprimé le fait que l’existence des liens entre les générations est une stratégie d’adaptation en terre d’accueil, eu égard à ce qu’elles considèrent comme étant le rôle à adopter en tant que personnes âgées. Plusieurs expliquent leur choix de s’installer définitivement au Québec par le désir de se joindre à la famille déjà installée et de poursuivre leur rôle principal de grand-maternage. Ainsi, quatre des sept interviewées, notamment les moins âgées, ont clairement fait ressortir que cette relation avec leurs enfants et leurs petits-enfants est primordiale pour bien vieillir.

Bien vieillir, c’est m’occuper de mes petits-enfants […]. Ça m’occupe, je m’en occupe, je leur fais à manger. Je les promène et je fais tout ce que je peux faire.

Bopda

S’occuper des petits-fils, s’occuper des petits-fils vraiment. Quand maman est à côté des enfants, je suis seule, les enfants sont à côté et savent que la grand-maman est ici, on peut aller lui demander des choses, c’est bon.

Véro

Quand je vois mes enfants grandir et quand je vois mes petits-fils, je suis contente d’avoir atteint cet âge-là… Si Dieu vous a donné la chance d’avoir des enfants et que vous et la famille et vos petits-enfants comme ça et qu’à chaque fois que vous les voyez, vous mangez bien et que vous n’êtes pas malade, eh bien ! ça c’est bien vieillir.

Énoh

Pour moi grand-mère, c’est la tendresse, j’adore mes petits-enfants. Ils m’appellent tous mamie alors quand mamie est là, c’est le bonheur.

Nguidjol

Dans l’ensemble, les participantes énoncent l’importance des réseaux familiaux comme des éléments pouvant faciliter le déroulement serein de ce cheminement de l’existence. Il importe de rappeler que parmi les rôles que les femmes aînées de l’Afrique noire interviewées se donnent, il y a celui de « gardiennes des traditions », de transmetteuses et d’aidantes, qu’il est essentiel pour elles d’exercer une fois rendues en terre d’accueil. Il n’est donc pas étonnant que l’existence et même la proximité des liens intergénérationnels aient été mentionnées à plusieurs reprises comme facteurs importants pour bien vieillir.

La question financière pour ces femmes qui aspirent toutes à l’autonomie et à une certaine indépendance est revenue à plusieurs reprises. Elles ont fait part du poids qu’elles portent de ne pouvoir pas être autonomes financièrement, faute d’argent. Cinq des sept personnes participantes ont évoqué ce problème et celles qui ne l’ont pas exprimé reçoivent une pension de vieillesse ou un revenu (qui n’est que partiel, car il faut avoir séjourné 40 ans au Canada après son 18e anniversaire pour avoir droit à la pleine pension).

Ma devise, moi, c’est l’autonomie financière… j’ai lutté pour faire des choses, pour quitter le bien-être social. Puisque je m’étais dit ça prend un temps, je ne peux pas continuer éternellement à être prise en charge, ça me sous-estimait beaucoup.

Talla

Mme Mbah loge avec son mari de 83 ans et trouve qu’une bonne vieillesse est en lien avec les capacités financières de l’individu. Elle bénéficie partiellement des pensions de vieillesse qui lui semblent insuffisantes, car il faut tout calculer au risque d’être dans le manque :

Ici, il faut calculer… Quand il (le gouvernement) donne quelque chose par mois, il faut calculer, payer la maison, les factures […]. Quand tu n’as pas fait bien le calcul, c’est très difficile pour acheter quelque chose à la fin du mois. C’est très difficile… Oui, quand tu n’as pas d’argent, tu ne peux rien faire.

Mbah

Quant à madame Bopda, qui demeure chez sa fille, c’est avec beaucoup de regrets qu’elle affirme qu’il lui est impossible de réaliser le moindre de ses projets puisqu’elle est sans le sou :

C’est vraiment bien vieillir. Ouais… Je pense aussi vraiment, si j’avais des moyens… Si je pouvais vraiment avoir des ressources… Oui matérielles, financières aussi.

Bopda

Ces propos mettent en évidence la très grande précarité et la dépendance économique dans laquelle ces femmes aînées immigrantes évoluent, et dévoilent le contexte de dépendance économique qui est le leur. Diverses stratégies sont développées dans la mesure du possible de chacune, et pour plusieurs, la pratique religieuse est un aspect important qui leur permet de surmonter cette difficulté.

De ce fait, on ne saurait taire l’importance que revêt, pour plusieurs des femmes âgées qui ont été interviewées, l’approche d’un « vieillissement réussi » associé à la foi. Elles ont mentionné leur croyance en Dieu, indiquant que la foi leur permettait d’avoir une force de caractère et de voir les choses plus positivement ; de ne pas considérer leur sort comme une fatalité. La « présence de Dieu » dans leur vie semble être un facteur favorable à l’acquisition d’une certaine sérénité relativement à l’avancée en âge. La foi aurait le mérite d’atténuer le caractère stressant du vieillissement en terre d’accueil.

Je suis chrétienne. Voilà et c’est cet aspect qui me tranquillise. Ça participe beaucoup… La foi est très importante aussi dans ma vieillesse.

Bopda

La foi c’est la base même, le fondement de ma vie […]. La chose la plus importante pour moi, c’est le salut, il faut croire en Dieu parce que tout ce que nous avons ici sur la terre n’est que vanité.

Nguidjol

Intérieurement, je crois qu’un être suprême me commande. Je crois beaucoup.

Véro

Moi, ma mère, mon père vivaient comme ça. Tout le monde prie. Ici, Dieu, c’est le premier, c’est fait comme ça.

Mbah

On note une détermination et un abandon total envers cet être qui les guide. Vatz Laaroussi (2007, p. 14) fait remarquer bien à propos que : « La prière est un des supports importants à la résilience […], une forme d’espoir, de conviction qui renforcent la volonté et la persévérance. »

Discussion

Nos résultats sont venus confronter plusieurs préjugés véhiculés par le savoir commun. Nous nous attendions à rencontrer des femmes âgées déracinées, isolées, malades. Or, les femmes ont reflété clairement une autre image, et soutenu que, pour elles, vieillir en terre d’accueil n’est pas une déchéance. Certes, comme étayé plus haut, ces femmes ont croisé moult obstacles dans leur parcours de vie. Malgré cela, un des éléments cruciaux et centraux qui est revenu dans le discours de toutes les répondantes, c’est leur niveau d’engagement et de participation sociale.

Toutes ont immigré à un âge adulte, après 50 ans. Elles ont donc dû s’adapter et s’ajuster à un nouvel environnement aussi bien sur le plan social (nouveau rôle à assumer, nouvelle dynamique familiale à vivre, nouvelle langue à apprendre[7]), que sur le plan socioéconomique (situation de parrainage ou insuffisance de ressources financières, absence d’un emploi rémunéré). Ces femmes demeurent pourtant actives et dynamiques. Elles déploient une série de stratégies d’adaptation pour réussir à vivre de façon satisfaisante et poursuivre leur engagement dans la famille et dans la société. Aucune amertume, aucun regret n’émergent de l’entretien, seulement le constat qu’il manque une chose ou une autre pour les contenter davantage (la présence des siens restés au pays natal, plus de moyens financiers, une meilleure santé, etc.), comme cela peut être le cas pour n’importe quel être humain en proie à n’importe quelle situation difficile.

Malgré leur contexte de vie particulier (choc identitaire, nouvelles habitudes sociales, etc.), qui aurait pu les confiner dans la passivité comme nous l’avons vu au début de cet article, ces femmes aînées estiment que choisir de s’engager dans la sphère privée et dans la société est un incontournable pour la réussite de leur vieillissement en terre d’accueil. Pourtant, dans les pays africains en général, les notions de bénévolat et d’engagement social telles que conçues par le modèle occidental ne sont pas courantes. Le processus typique du vieillissement y est marqué par une prise en charge communautaire de la personne vieillissante. Ou même, il appartient à la personne retraitée d’organiser sa vie et ses projets. Ces sociétés dites familialistes (Fortin, 1987) n’ont pas développé des structures ni une vision sociale tendant à « utiliser » les personnes une fois qu’elles sont à la retraite ou tout simplement âgées sans avoir été sur le marché du travail. Le bénévolat ne s’inscrit pas dans la continuité des activités pratiquées dans le pays d’origine et, prendre l’initiative de s’engager socialement, dans le sens occidental, n’est pas une habitude sociale que les femmes aînées interrogées avaient dans le passé.

Elles ont pourtant mis de l’avant leur désir de s’engager socialement pour bien vieillir, mais, en même temps, ont dénoncé leurs conditions socioéconomiques difficiles qui les limitent. Le contexte ambigu de leur statut d’immigrantes et de parrainées entretient leur dépendance financière.

Dans notre société, le simple fait d’être une femme augmente les risques de vivre dans des conditions socioéconomiques précaires tout au long de la vie. Et ce, plus encore, pour des femmes qui appartiennent à un ou plusieurs sous-groupes socialement discriminés par l’origine ethnique et culturelle. On le sait, les difficultés financières et la pauvreté influent directement sur les conditions de vie, le bien-être physique, social et l’identité des individus (Charpentier et Billette, 2010). L’impact des restrictions des conditions d’octroi des prestations[8] (Service Canada, 2013) aux aînés immigrants aggrave encore plus les difficultés financières éprouvées.

Les femmes aînées immigrantes portent le poids des discriminations liées à leur âge, à leur genre, à leur ethnicité et même à leur parcours migratoire. Rendues encore plus vulnérables en raison du contexte d’acculturation, elles dégagent une force et une résilience étonnantes. Chacune invente ses propres mécanismes de survie pour vieillir sereinement en tant qu’immigrante, femme, pauvre et noire. Les résultats présentés précédemment mettent en évidence que vieillir en terre d’accueil peut se faire positivement avec quelques adaptations.

Conclusion

Cette étude souligne que vieillir en tant que femmes, en tant que personnes âgées, en tant que personnes immigrantes et de minorité visible et pauvre, fait endosser à ces femmes âgées immigrantes de l’Afrique noire une kyrielle de positionnements qu’on ne saurait ignorer. Des efforts importants restent à faire pour mieux connaître les problèmes ou les obstacles auxquels sont confrontées les minorités ethniques âgées et vieillissantes en terre d’accueil. Cette étude met en évidence que les femmes âgées immigrantes de l’Afrique noire déploient beaucoup d’énergie pour s’intégrer ou s’adapter à un environnement dont les mutations et les nouveautés ne sont pas toujours favorables à leur épanouissement. Si la vieillesse est incontestablement un monde de femmes, elle est aussi de plus en plus diversifiée et multiethnique. Il y a donc lieu d’interpeller les autorités gouvernementales afin que les politiques sociales tiennent compte du genre et de l’ethnicité. Cela devient un incontournable dans une société vieillissante comme celle du Québec.

Compte tenu du nombre restreint de participantes à cette étude, nos résultats ne sauraient être généralisables à toute la communauté noire africaine du Québec. L’Afrique noire est composée de 48 pays dont seulement 3 ont pu être représentés dans le cadre de cette étude. Une autre limite est liée au contexte d’immigration. On ne saurait ignorer le fait que la narration des femmes interrogées peut avoir été imprégnée d’un désir, même involontaire, de refléter une bonne adaptation au pays d’accueil. De plus, comme il est mentionné plus haut, la langue française utilisée pour les entrevues ne revêt pas toujours la même connotation pour les participantes.

Ainsi, plusieurs autres pistes de recherche pourraient être examinées. En lien avec les barrières linguistiques et culturelles des femmes âgées noires africaines, nous présumons que de vivre dans une résidence ou un milieu d’hébergement institutionnel peut mener à des expériences encore plus singulières et différentes, ayant aussi des répercussions sur leur identité et le sens qu’elles donnent à leur vieillissement. L’expérience peut et doit certainement être vécue d’autant plus différemment pour une Noire africaine que la culture d’origine ignore le principe de prise en charge des personnes âgées. Il s’agit là d’une des réalités du vieillissement des immigrants qui n’a pas encore été explorée.