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Une approche qualitative et ethnographique révèle, derrière ce qui semblait être le prototype d’expériences hypersocialisées et normatives de la maternité, des rapports plus complexes aux normes, à l’identité, au corps et au rôle demandé. Par des logiques de distinction d’avec d’autres rôles (comme celui du père), d’autres expériences (comme celle de leur propre mère) et en se démarquant de la figure stéréotypée de la « mère indigne », tout en incorporant des tâches et comportements véhiculés par le dispositif de santé, les femmes construisent leur rôle maternel. Si les mères incorporent les injonctions du dispositif de santé publique dans la construction d’un rôle sanitaire, en même temps qu’elles le reproduisent, elles le déplacent et ainsi le récréent. Le rôle est en effet incorporé, appris, mais il est collectivisé et distribué par la suite dans le réseau des femmes. La fonction nourricière, la garde des enfants, les soins sont partagés avec d’autres femmes. Ces déplacements constituent ce que nous avons appelé « le rôle maternel incarné ». Pour illustrer et mettre en discussion cette notion, nous présenterons, dans notre article, les processus à l’oeuvre lors du moment particulier de la grossesse dans la construction du rôle à partir des données ethnographiques issues de notre recherche doctorale.

1. Introduction au contexte théorique et méthodologique de la recherche

Les expériences reproductives en milieu populaire dans le Nordeste brésilien témoignent de logiques et de transformations contradictoires quand elles sont comparées à celles de milieux aisés ou aux expériences de femmes de générations antérieures. On observe en effet une diminution vertigineuse du nombre d’enfants par femmes et, en même temps, des entrées très précoces dans le cycle maternel, une augmentation du nombre de consultations prénatales, une réduction du nombre de césariennes, mais un maintien des taux élevés de stérilisation féminine : autant de phénomènes à problématiser. Pour ce faire, nous avons choisi une ouverture qui semble au premier abord très simple, mais qui conjugue finalement dans un noeud très serré la dimension individuelle et la dimension sociale des changements qui s’opèrent dans la vie des femmes pauvres du Nordeste brésilien : l’expérience de la maternité.

À l’intérieur de cette expérience, une importance a été donnée à la construction du « rôle maternel ». À la différence d’autres expériences qui doivent se construire comme étant subjectivement individuelles, l’expérience de la maternité se construit toujours en référence à un autre, l’enfant, et incorpore des modalités précises de l’action envers cet Autre.

Les sciences sociales se sont détournées de la notion de rôle social du fait de l’insistance sur la question du « sujet brisé » (Martuccelli, 2002), qui doit faire face à la complexité des logiques, des connexions, des appartenances et des inscriptions sociales de l’individu. Ainsi, la notion a connu des « malheurs » (Coenen-Huther, 2005) lorsque les sciences sociales se sont portées vers des notions telles que l’identité, l’expérience ou la subjectivité dans le but de montrer la non-congruence des rôles, le trouble, la division du sujet, etc. Nous soutenons pour notre part que la notion de « rôle social » doit être réintroduite justement dans les approches qui rendent compte des expériences et des constructions subjectives, permettant la prise en compte des normes sociales dans ces constructions subjectives. Dans ce sens, c´est le retour des questionnements sur les normes sociales qui entraîne la réapparition du rôle avec, en toile de fond, un renouveau des questionnements sur les liens entre l’individuel et le social. Dégagée de son caractère rigide et institutionnalisé, ainsi que de son caractère purement ludique et théâtralisé, la notion de rôle social permet de saisir les attachements individuels et subjectifs à des normes sociales, les déclinaisons sociales de celles-ci, ainsi que les transformations dans les modes d’attachement subjectif aux normes.

Dans le domaine de la sociologie de la famille et dans les travaux sur la maternité, notamment ceux menés à partir d’une approche de genres, la notion de rôle a été particulièrement rejetée. Elle a subi des critiques sévères en réaction à la force qu’avait eue l’approche fonctionnaliste en termes de complémentarité des rôles familiaux et sexuels. Longtemps, la distinction entre les rôles sexuels est venue, dans les sciences sociales autant qu’ailleurs, légitimer l’assignation des places différenciées et hiérarchisées entre hommes et femmes dans la sphère privée et dans la sphère publique. Plusieurs travaux sur le genre ont pris position contre cette notion au motif qu’elle occultait les rapports structurels inégaux et de domination et qu’elle conservait des racines fonctionnalistes, l’accent étant mis sur la stabilité et la conciliation.

Néanmoins, depuis deux décennies et au sein même des gender studies ou des études sur les rapports sociaux de sexe, nous voyons réapparaître la notion de « rôle social » comme étant indispensable à la compréhension des processus sociaux ancrés dans la structuration des relations entre les genres, comme ceux au sein du couple (Kaufmann, 1992), mais aussi au processus amenant à des changements sociaux (Komarovsky, 1992; Coenen-Huther, 2005).

Sans faire usage nécessairement de cette notion, Irène Théry (2007, 2010a, 2010b) est pourtant une des théoriciennes qui replacent la question des rôles au sein des approches sur le genre. Contre des visions essentialistes sur le sexe liées, selon elle, à des visions essentialistes sur la personne, Théry développe l’idée du genre comme une « manière d´agir » qui se modèle dans les relations. Ainsi, c´est la relation qui détermine les actions, et ce sont les actions qui seront « féminines » ou « masculines ». Elle dit : « La question est donc de comprendre comment la complexité concrète du tissu relationnel, tout en mettant en cause une approche binaire des sexes […], n’abolit en aucune manière la distinction globale entre un statut personnel d’homme et un statut personnel de femme, mais la construit » (2010a : 110).

L’approche de Théry restitue par ailleurs la construction relationnelle des genres au sein de la parenté. Ainsi, lorsqu’elle affirme que « la distinction masculin/féminin qualifie les manières d’agir attendues dans le contexte d’une relation » (ibid. : 109), elle nous ramène à la construction sexuellement différenciée des rôles parentaux. Si la parenté agit sur le genre, c’est justement parce qu’elle place les personnes dans des relations et dans des positions précises à l’intérieur de ces relations.

En complément de cette approche, il nous semble devoir insister sur la question du pouvoir dans les relations, et donc dans le processus de construction de rôles. Pour ne pas tomber dans un certain essentialisme relationnel des rôles sociaux de genre, nous devons appréhender la relation de filiation entre la femme et son enfant comme n’étant pas complètement dégagée d’une structuration sociale qui dit à la femme de quelle manière elle doit jouer son rôle de mère pour être une « véritable femme ». Autrement dit, puisque nous nous éloignons d’une conception identitaire du genre et du rôle, il nous faut précisément analyser les modalités de construction des codifications (Goffman, 2002 [1977]) qui amènent à cet agencement particulier des relations entre les genres.

Il faut souligner le fait que ces relations sont toujours en train de se reconstruire dans des structurations de pouvoir qui déterminent la manière de jouer les rôles et redéfinissent les attributs des genres. Le travail sociologique cherche alors non seulement à décrire les rôles de genre comme étant relatifs aux modalités de la relation, mais aussi à observer les mécanismes normatifs de pouvoir qui assignent certains rôles à certaines personnes et déterminent les modalités de ces assignations. Si le genre se construit par des manières d’agir, ces « manières » se construisent par des normes et ces actions se répètent et, ce faisant, elles reproduisent le genre. À la dimension relationnelle de la construction du rôle maternel, nous articulons celle de la normativité qui la façonne et donnons à cette dernière un caractère arbitraire, mais aussi itératif (Butler, 2006, 2008), permettant un continuel remodelage des rôles sociaux.

Dans ce sens, si ce sont les relations qui déterminent les rôles genrés, ces relations ne sont pas partout les mêmes et les normes sociales les façonnant ne sont pas identiques selon la situation sociale dans laquelle ces relations se développent. Autrement dit, les assignations normatives à des rôles sociaux et à une certaine manière d’agir dans une relation, ici la relation maternelle, ne sont pas les mêmes pour les femmes de milieu populaire que pour celles des couches plus aisées de la société brésilienne. Les modalités du genre féminin qui se construisent à travers la relation maternelle et le rôle qui lui est associé ne sont pas les mêmes pour toutes les femmes. L’« intersectionnalité[1] » (Corbeil et Marchand, 2006; Dorlin, 2006, 2008) des rapports sociaux de classe, de genre et de « race » (la plupart des femmes de milieu populaire au Brésil sont non blanches) forment les bases sur lesquelles se tissent les expériences des femmes de milieu populaire du Nordeste brésilien.

Nous proposons dans cet article de rétablir la notion de rôle social pour décrire l’expérience de la maternité des femmes de milieu populaire dans le Nordeste brésilien et le mode de subjectivation de cette expérience à partir d’une optique relationnelle et critique. Le rôle maternel incarné apparaît comme l’aboutissement de plusieurs processus : l’assignation d’une place sociale qui suppose le travail de care, l’enrôlement dans une cause sanitaire[2] et une manière de jouer le rôle en l’incarnant tout en s’en distanciant. Au coeur des discussions sur les changements et les permanences dans les relations familiales et de genre, cet article propose de revisiter la notion de « rôle » en s’appuyant sur des données issues d’une recherche doctorale menée de 2005 à 2011 et sur un travail ethnographique en milieux populaires dans la ville de Recife, capitale de l’État de Pernambouco.

Les résultats présentés ici sont issus d’une recherche de type ethnographique menée sur plusieurs mois dans la ville de Recife, en 2005-2006 et en 2008[3]. L’enquête a été menée sur deux terrains différents afin de multiplier les données et les possibilités de comparaison. Le premier terrain regroupait trois maternités publiques de la ville et le deuxième se déroulait à Pantanal, dans un quartier périphérique et ses institutions de proximité. Nous avons utilisé des méthodes qualitatives, notamment des observations in situ systématiques et des entretiens semi-directifs avec une quarantaine de femmes issues de milieux populaires (44 entretiens) ainsi qu’avec des professionnels de la santé (16 entretiens). Nous avons mené aussi des « observations ambulantes » en accompagnant des professionnels de la santé, notamment les « agents communautaires de santé » (ACS), lors de leurs visites à domicile dans le quartier de Pantanal. L’approche ethnographique inclut l’analyse de matériaux divers, tels des vidéos de promotion sanitaire, des campagnes du ministère de la Santé du Brésil, des manuels de puériculture ou des enquêtes produites par divers organismes publics ou privés.

Avant de discuter la notion de « rôle maternel incarné » et la façon dont les femmes de milieu populaire à Recife subjectivent leur expérience de la maternité, un double détour est nécessaire. D’abord, par le corpus théorique de la recherche. Il s’agira de circonscrire le contexte plus large des discussions sociologiques dans lequel a émergé la question particulière des expériences de la maternité en milieu populaire au Brésil et de montrer pourquoi une approche de la maternité en termes d’« expérience » est pertinente dans le contexte étudié. Ensuite seront présentées quelques données issues du travail de terrain de type ethnographique mené pendant deux séjours dans la ville de Recife. Ici, nous parlerons spécifiquement des expériences au moment de la grossesse, un des moments englobés par ce que nous appelons « l’expérience de la maternité », qui va de la grossesse au postpartum. Finalement, et en conclusion, nous reviendrons sur la notion de « rôle maternel incarné » en montrant en quoi celle-ci illustre les processus de subjectivation de l’expérience de la maternité.

1.1 Pour une sociologie de la maternité en tant qu’expérience sociale et expérience du corps

L’intérêt pour la maternité en milieu populaire au Brésil tient d’abord au fait que l’expérience s’y vit dans des configurations familiales différentes de celles où la sociologie l’étudie habituellement. Les travaux de l’anthropologue Claudia Fonseca (2005) sont éclairants sur les particularités des familles populaires urbaines au Brésil. Ils montrent que les relations familiales s’étendent au-delà des relations consanguines et de l’unité domestique. Certaines caractéristiques des familles issues de milieux populaires peuvent être mises en avant : des fortes inégalités de genre concernant les responsabilités parentales, la prédominance du modèle de matrilatéral[4] des relations familiales, la circulation d’enfants entre femmes (fosterage[5]), que Fonseca elle-même met en évidence. Ces constats nous amènent à penser non seulement à la dissociation expérientielle entre le lien de sang biologique et le lien social de filiation, mais aussi à analyser la maternité comme une expérience tout à fait particulière, car insérée dans des cadres sociaux qui dépassent l’unité domestique et la famille nucléaire. Le choix de nous concentrer sur l’un des acteurs de la relation de filiation, ici la mère, a été délibéré. Il a pour objectif de contribuer aux études sur la maternité non pas comme construction identitaire et individuelle, mais comme expérience d’une relation particulière qu’est la filiation.

Yvonne Knibiehler (1997) suggère que « la maternité est difficile à conceptualiser » du fait de sa traditionnelle séparation en séquences dissociées et de la distribution de ces séquences entre les différentes sciences. Le fait de porter un enfant ou l’accouchement sont, par exemple, des dimensions délaissées par les sciences sociales qui se sont intéressées plutôt à la fonction maternelle dans la socialisation de l’enfant ou au caractère mystifié de la maternité pour le dénoncer et, plus récemment, à l’exercice de la parentalité, dissociant ainsi le genre de la parenté. Revenir sur la maternité implique de réintégrer, non seulement la dimension sexuellement construite de l’exercice de la filiation, mais aussi un ensemble de dimensions qui la caractérise en tant qu’expérience vécue par certaines femmes.

Dans ce but, nous avons saisi la maternité comme étant une « expérience sociale » au sens de François Dubet (1994), c’est-à-dire une expérience qui se caractérise par « l’hétérogénéité de ses principes constitutifs ». Il s’agit de saisir les pratiques des individus comme ne pouvant pas relever de la simple mise en oeuvre programmée et automatique des rôles car il existe une certaine distance entre le système socioculturel et les individus. L’hétérogénéité des matériaux sociaux, à partir de laquelle l’expérience se construit, favorise cette distance subjective entre système et acteurs. Grâce à cette distance, les acteurs construisent une unité expérientielle de cette diversité et subjectivent leur vécu composite. C’est à la lumière de cette distance subjective que la notion de rôle est réintroduite dans notre analyse.

Nous nous distançons cependant de l’approche de la subjectivation de Dubet en ce que, si nous partageons l’idée d’un moi divisé et d’une subjectivation qui ne peut émaner que du social et de ses contradictions, nous soulignons le besoin de sortir d’une vision purement « mentale » de l’expérience. Il s’agit pour nous de ne pas séparer le corps des processus de subjectivation. C’est un des dangers que voyait Jean-Michel Berthelot dans cette notion d’expérience définie en termes de « combinatoire de logiques d’action », consistant à la « dépouiller de son caractère incarné, sensible et affectuel » (1996 : 176). Pour cette raison, une place prépondérante a été donnée à l’expérience corporelle de la maternité et à la construction du rôle maternel.

Pour rendre compte de l’expérience corporelle de la maternité, nous rejoignons l’approche de Luc Boltanski sur l’expérience symbolique et corporelle de l’engendrement. Boltanski définit cette expérience de la chair comme « la manière dont elles [les personnes et ici les mères] éprouvent dans leur chair, la rencontre avec les composantes et les déterminations de l’action » (2004 : 17). Ainsi la « combinatoire de logiques d’action » de Dubet redevient charnelle et vécue dans et par les corps des femmes.

Dès lors, cette expérience ne peut être détachée ni de ses diverses phases temporelles ni des conditions familiales, sociales, spatiales et sanitaires qui caractérisent la vie des femmes. Leurs contraintes/ressources de type économique, social, éducatif et relationnel doivent être prises en compte en tant que facteurs déterminants de leur expérience de la maternité.

1.2 Une expérience hétérogène, mais régulée par le dispositif de santé publique…

Lors des premiers jours sur le terrain, nous avons été fortement interpellée par le développement tentaculaire du système de santé brésilien. En effet, nous avons pu observer l’emprise des services de santé publique sur la régulation des pratiques maternelles en milieu populaire et les changements que cela produisait sur l’expérience de la maternité. C’est ainsi que nous avons été amenée à travailler sur le dispositif de santé publique qui, depuis les années 1980, apparaît comme le porteur d’un projet assez pressant, lié lui-même au programme politique des agences mondiales (comme l’OMS) et visant des résultats sanitaires, notamment la réduction de la mortalité infantile. Ce processus de développement des politiques de santé publique de l’État brésilien a trouvé chez les femmes de milieu populaire sa cible et ses « alliées », tel que le dit l’anthropologue Parry Scott : « c’est seulement par elles qu’il est possible d’atteindre l’objectif de réduction de la mortalité infantile, objectif prioritaire et principal indicateur de succès d’une unité de santé » (2005 : 86).

Depuis le retour de la démocratie au Brésil dans les années 1980, le système de santé publique se développe. La grande réforme a eu lieu au début des années 1990 avec la loi 8080 et la création du Système unique de santé (SUS) dont les principes orienteront les réformes ultérieures : l’universalité de l’accès au soin, l’équité, la couverture intégrale de soins, la décentralisation, l’autonomie des personnes et la participation de la communauté. C’est, en 1995, avec la création du programme Santé dans la famille (Saúde da Família, PSF) que naît le véritable cadre opératoire des principes du SUS, notamment ceux relatifs à l’accès aux soins primaires de l’attention sanitaire. Concrètement, le programme fonctionne par la mise en place d’« unités de santé », ou de dispensaires, dans une aire délimitée par le découpage administratif et sanitaire du territoire brésilien (municipalité, district sanitaire, sous-district, unité[6]). Le programme inclut des équipes pluridisciplinaires au sein desquelles il faut au minimum un médecin généraliste, un infirmier, un auxiliaire d’infirmier et des agents communautaires de santé. Un dernier volet de cet ensemble de politiques de santé est le programme Agents communautaires de santé (ACS). Les ACS sont les principaux intermédiaires entre les populations des quartiers populaires et le système de santé publique. Ils agissent dans le cadre du programme Santé dans la famille et sont affectés à une « unité de santé » et à une aire particulière, qui est obligatoirement l’endroit où ils résident. Ils ont à leur charge la surveillance sanitaire de 150 à 200 familles.

L’évaluation de cet investissement de l’État montre la diminution des taux de mortalité infantile et maternelle. Les données statistiques mettent en évidence une chute progressive de la mortalité infantile au Brésil depuis le début du XXe siècle, avec une forte accélération de cette tendance à partir des années 1980. Si le taux de 162,4 décès pour 1000 nés vivants (NV) en 1930 diminue progressivement jusqu’aux années 1980 jusqu’à tomber de presque moitié (85 ‰ NV), cette diminution s’accélère dans les trois dernières décennies. Tous les dix ans, le taux régresse de moitié : de 85 ‰ NV dans les années 1980 à 48,3 ‰ NV en 1990, jusqu’à 28 ‰ en 2000. Et il continue à diminuer : 22,58 ‰ en 2004, il atteignait 18 ‰ NV en 2008[7].

Ces résultats sanitaires ont été accompagnés par un changement de perspective dans les modalités de régulation de l’État qui va critiquer l’intervention médicalisée, hospitalière, technicisée et hiérarchique. Ce discours se traduira à son tour par un ensemble de politiques publiques, qualifiées d’« humanisation de l’accouchement et de la naissance »[8]. Ces politiques publiques très hétéroclites ont en commun une approche de l’accouchement et de la naissance comme des « processus naturels » et la revendication des modes de régulation « doux » et « souples ».

Le glossaire de l’« humanisation » trouve des métaphores pour désigner le corps féminin qui puisent dans l’écologie, la « nature » et les pratiques de maternage « indigènes », faisant un amalgame qui continue à ranger les corps féminins et surtout ceux des femmes pauvres[9] du côté de la nature. Car ces registres ne disent pas simplement les corps, ils les rangent, les construisent, les mettent en oeuvre (Martin, 1989). L’humanisation traduite sous sa forme naturaliste fait des femmes de milieu populaire urbain au Brésil des mères « dénaturées » devant être renvoyées et « resocialisées » à leur nature maternelle (Faya Robles, 2008).

Dans ce sens, nous avons observé comment le système de santé publique brésilien suit, à sa façon, les changements plus globaux concernant le « gouvernement contemporain des corps » (Memmi, 2004) où les relations de pouvoir s’actualisent non plus sur des mécanismes disciplinaires et autoritaires vers l’adoption de la norme, mais par « l’intériorisation » de la norme. Si le corps des femmes doit être renvoyé à une certaine « naturalité », ceci doit se faire dans la douceur et l’adhésion aux normes. Tel que l’indique Berlivet (2004), les actions de santé publique ne peuvent plus être lues comme des disciplines. Le pouvoir sur la vie prend la forme de dispositif où ce n’est plus la norme qui commande l’action, mais les courbes de normalité (de mortalité infantile, par exemple) qui déterminent ce qui est normal, et donc les actions visant la normalisation des comportements. Il s’agit alors de « façonner une nouvelle culture de la santé » par le renforcement de « la conscience de soi » des individus, « d’internaliser le locus de contrôle […] renforcer l’estime de soi et la confiance dans leurs capacités d’individus autonomes à devenir acteur de sa propre vie, y compris en exerçant un niveau accru d’autocontrôle » (ibid. : 65). C’est en ce sens que l’État devient « un État civilisateur » (Memmi, 2003 : 130-132) tendant vers un « processus de civilisation », selon le lexique de Norbert Elias, où la régulation vise à être déléguée aux sujets eux-mêmes. Il s’agit de « façonner une nouvelle culture de la santé » par le « renforcement de « la conscience de soi » et la « mise en parole des corps ». Cette culture de la santé, étant donnée la féminisation des professionnels de la sphère de santé materno-infantile au Brésil, se base sur des « conversations entre femmes » comme technique de régulation du dispositif. Il s’agit alors de déceler comment se construisent des significations particulières de la maternité dans cette nouvelle technologie (Oudshoorn, 2000) appliquée sur les corps des femmes pauvres dans le Nordeste brésilien.

2. L’expérience de la grossesse et les arrangements avec la régulation du dispositif de santé publique

Pour comprendre comment s’opère la rencontre entre les logiques de l’expérience de la maternité chez les femmes issues des milieux populaires et les diverses régulations émanant du dispositif de santé publique, il faut revenir sur le premier moment de l’expérience. De manière générale, il s’agit pour ces femmes d’une grossesse non prévue. En effet, le premier constat est celui du caractère inattendu de la grossesse dans notre population d’étude, et cela, malgré une augmentation considérable – quantitativement et qualitativement – de l’usage des contraceptifs[10]. Ce point marque déjà une rupture avec le modèle véhiculé par le dispositif de santé publique selon lequel l’enfant doit être planifié et projeté, ce que Bajos et Ferrand (2002) appellent « la norme procréative contemporaine ». C’est une des premières logiques qui confrontent les femmes au dispositif : si elles ne verbalisent pas leur grossesse en termes de « désir d’enfant » (Delphy, 2002), le dispositif demandera qu’elles formulent ce désir et le déploient de manière rationnelle et planifiée.

Dans sa sociologie de l’engendrement, Luc Boltanski montre que la confirmation de l’enfant à naître comme « être de parole », et donc comme étant non substituable, est effectuée par la femme, mais que celle-ci a toujours besoin de « la confirmation de la confirmation ». Autrement dit, si en dernière instance il revient à la femme de donner suite ou non à une grossesse, il faut toujours un cadre supra-individuel qui légitime son action. S’il semblerait être une décision arbitraire et découlant du pur désir individuel des femmes entre la vie et la non-vie d’un autre être, elle suppose d’une confirmation extérieure à la femme et légitimante de sa décision. L’affaiblissement de la légitimation de certains cadres supra-individuels comme l’entité divine ou l’entité de parenté fait qu’il s’opère un déplacement de la confirmation vers l’individu. Ainsi, la légitimation de l’être à naître s’est déplacée de plus en plus sur la sphère de l’individu (Boltanski, 2004). Le « projet d’enfant » porté par « un individu » n’est pas seulement un modèle d’engendrement, il constitue aussi une des injonctions de la « norme reproductive contemporaine » (Bajos et Ferrand, 2002).

Tel que nous l’avons signalé, l’inscription de la fécondité dans le cadre du « projet d’enfant » et de planification des naissances n’est pas le modèle d’engendrement[11] des femmes de milieu populaire brésilien. C’est a posteriori, en effet, que le projet d’enfant se construit. Qu’il soit effectué durant l’engendrement ne veut pas dire que les injonctions à « se projeter » dans un projet d’enfant n’existent pas, et ici, le dispositif de santé joue un rôle prépondérant. Autrement dit, si le dispositif de santé se veut de plus en plus influent dans la construction du « projet d’enfant » avant l’engendrement, par la consolidation du planning familial, généralement il ne lui reste qu’à intervenir durant l’engendrement, une fois la grossesse constatée.

Pour le système de santé publique, la singularisation de l’enfant à naître (et donc l’empêchement d’une interruption de grossesse, interdite au Brésil) va de pair avec l’individualisation du projet d’enfant chez la femme. Pour légitimer une grossesse, on doit s’assurer que l’être à l’intérieur du ventre devienne « une personne », mais aussi, que la femme devienne « mère » et son corps un « corps maternel ». La rapidité avec laquelle le système de santé publique « découvre » les grossesses, ce que nous avons appelé « l’assignation » et l’urgence avec laquelle les femmes sont insérées dans le circuit de santé materno-infantile, fait qu’il devient difficile pour la femme d’envisager une interruption de grossesse ou même de sortir des instances régulatrices. Ceci est saisissant dans les propos de l’infirmière du quartier de Pantanal, lesquels montrent non seulement la visée de captation rapide par les services de santé de toute femme présentant des signes de grossesse, mais aussi une certaine résistance des femmes à « assumer » rapidement leur « rôle » :

Des fois, elles laissent passer deux ou trois mois avant de le dire à l’ACS [l’agente communautaire de santé] qu’elle n’a plus les règles. Une [femme] que nous accompagnons en puériculture, cela faisait deux mois qu’elle n’avait pas ses règles. Alors là, j’ai sollicité un test pour voir si on commençait le prénatal. Elles ne sont pas désireuses de trouver tôt [qu’elles sont enceintes] pour parler aussitôt, tu comprends? Mais nous essayons de chercher le plus précocement possible avec les ACS.

En effet, la logique du dispositif (construire un « projet d’enfant » dès qu’il y a conception) se heurte à la logique relationnelle et non biologique du « projet d’enfant » en milieu populaire. Dans ce contexte, le projet se construit généralement après la conception, du fait des grossesses non prévues, et doit s’inscrire dans les possibilités domestiques des familles où l’avortement est souvent une issue possible[12].

Dans les milieux populaires à Recife, les grossesses sont très souvent vécues comme des « accidents planifiés » (Scott, 2001), surtout chez les femmes plus jeunes. Ainsi, « les parents ne conseillent pas aux filles de tomber enceinte […], mais en revanche il est évident que [ceci amène] à réabsorber positivement la jeune, ou le jeune couple, dans le groupe qui inclut les parents, les nouveaux grands-parents » (ibid. : 68). Il semble en effet que pour que « l’assignation individualisante » opérée par le dispositif sanitaire soit efficace, il faut que s’opère simultanément une prise en charge collective de la grossesse par le réseau de la future mère.

Quand la grossesse est « captée », la femme est « assignée » comme mère – d’ailleurs, on l’appellera tout de suite « petite maman » (mãezinha) dans les services de santé – et inscrite aux consultations prénatales dans l’« unité basique de santé » (UBS). C’est lors des consultations que le dispositif sollicite la femme afin qu’elle développe un « projet » qui doit être un projet « individuel » et « incorporé ». Pour ce faire, le dispositif déploie des techniques de régulation des corps qui tendent à individualiser l’expérience de la grossesse. Il y a une survalorisation du substrat biologique de la relation de filiation et une inclination à développer des formes « sanitarisées » du rapport à soi. Autrement dit, c’est par la « sanitarisation » de l’expérience de la grossesse que le dispositif vise à construire un « projet » individuel d’enfant chez la jeune femme de milieu populaire. Nous avons repéré deux voies par lesquelles les institutions de santé participent à la construction du « projet » individualisé chez la femme :

  • la transmission des valeurs du bien-être

  • la distinction entre grossesses à bas et à haut risque

2.1 La grossesse, entre bien-être individuel et risque social

À Recife, lorsqu’une femme de milieu populaire devient enceinte, elle est très rapidement appelée à inscrire le processus de sa grossesse dans le cadre des consultations prénatales. En effet, elle est interpellée, dans la précipitation, par les services de santé de proximité. Ce sont eux les premiers à savoir qu’il y a un « être » auquel la femme devra s’attacher. Les acteurs institutionnels, eux-mêmes, s’accordent à dire que s’il y a eu augmentation du nombre de consultations prénatales, c’est bien grâce aux programmes Santé de la famille (PSF) et Agents communautaires de santé (ACS), qui « réalisent un travail de dépistage des grossesses » et orientent les femmes vers les « postes de santé ou autres services » (entretien avec un médecin). Ainsi, le premier objectif des équipes du PSF inscrit dans le Manuel technique d’assistance au prénatal du ministère de la Santé est celui de « capter les gestantes non inscrites dans le prénatal[13] ». Non seulement les ACS jouent un rôle dans la confirmation de la grossesse constatant des « signes de fatigue », ou au contraire, des signes « de plénitude chez les femmes », mais ils ont aussi comme tâche principale de faire des visites mensuelles aux domiciles des femmes enceintes. Lors de ces visites, les actions purement médicales sont moindres par rapport à celles de contrôle des conditions familiales, d’hygiène et de confort physique et psychique de la grossesse.

Plusieurs auteurs, dont Béatrice Jacques (2007 : 15), ont mis en évidence l’importance que prend le savoir technico-médical dans la confirmation de l’être en gestation et dans la légitimation de faire naître, par exemple, l’importance du test de grossesse et de l’échographie, en somme, du savoir objectif médical, dans les perceptions les plus intimes que la femme se fait de son corps. Ceci amènerait une médicalisation de la perception interne. Cependant, dans notre population d’étude, la confirmation de la grossesse est généralement effectuée par les professionnels de santé des institutions de proximité, notamment les agentes communautaires de santé. Le fait que la confirmation de la grossesse passe par ces intermédiaires atypiques que sont les ACS[14] entraîne un changement dans la forme de la constatation. Elle n’est pas la même que dans le contexte étudié par Jacques, car elle est moins portée sur l’étiologie médicale et plus sur le registre des habitudes, attitudes et comportements, et sur une étiologie de l’épidémiologie. Nous pourrions parler dès lors d’une « sanitarisation de la perception interne », suivant ici la distinction effectuée par Hislop et Arber (2003) entre médicalisation et sanitarisation. La première faisant référence aux modes d’appréhension des phénomènes sous le registre de la maladie et de la technologie. La deuxième mobilisant plutôt le registre du bien-être physique et psychique.

Si le rôle du médecin et celui de la technologie médicale dans la confirmation de la grossesse sont importants, ce ne sont pas eux qui permettent « l’accès à ce nouveau statut » (Jacques, 2007 : 10), ou du moins pas directement, comme cela peut être le cas chez les femmes étudiées par Jacques. Dans le cas des femmes rencontrées à Recife, la confirmation de leur grossesse est le résultat de l’avis d’autres professionnels du dispositif de santé publique et elle n’est pas tant portée vers l’objectivation médicale que vers un « subjectivisme sanitaire ».

La sphère de la santé reproductive est de plus en plus construite à partir d’une médecine basée sur le registre des habitudes, attitudes et comportements et d’une étiologie de l’épidémiologie plus que d’une médecine purement « clinique » (Hislop et Arber, 2003). Ainsi, nous avons observé comment certains professionnels de santé mènent leurs actions sanitaires en mobilisant exclusivement le registre du bien-être. Les ACS, par exemple, conseillent aux femmes de « se faire faire des massages comme les riches », de « prendre des bains de soleil », de « vivre pleinement leur grossesse », etc. car il s’agit de « s’aimer soi-même pour aimer un autre [15]» . On incite la femme à ressentir son corps comme un corps en contenant un autre, pour finalement arriver à construire un seul corps expérientiel où la femme doit sentir pour deux. Le contrôle de la viabilité médicale de la grossesse suit alors un processus de « démédicalisation » pour devenir « humanisé » et « sanitarisé ».

En somme, c’est bien par la « sanitarisation de la perception interne » chez la femme que le dispositif de santé publique cherche à construire le projet individuel d’enfant. Ce projet, nous l’avons dit, suppose la transformation du corps et la perception de cette transformation. Le corps nécessite plus d’attention. C’est un corps qui doit être beau et accueillant. En effet, le « projet d’enfant » doit être assumé par un corps qui se soucie de lui-même, et ce souci de soi doit être reporté dans le souci d’un autre. Le registre sanitaire de bien-être gravidique n’arrive pas cependant à recouvrir l’expérience des femmes. Leurs corps sont traversés par d’autres médiations symboliques, celles culturelles, celles transmises par leurs familles, etc. Elles jouent avec ces diverses normes. Elles en font de même avec le registre du risque.

Le domaine du risque, à l’instar de celui du bien-être, imprègne actuellement la sphère d’action sanitaire, touchant ainsi la relation maternelle, la sollicitation en direction des femmes de milieu populaire et le développement de leur sollicitude envers l’enfant. La catégorie sanitaire du « risque » organise la prise en charge de la grossesse en opérant une distinction des gestations à « bas » et à « haut risque ». La catégorie de « haut risque » se définit par le regroupement d’un ou plusieurs facteurs de risque, définis par le ministère de la Santé[16]. Ils intègrent les facteurs physiologiques, cliniques et pathologiques, mais surtout ceux dérivant des « facteurs sociodémographiques », qui sont donnés comme des « caractéristiques individuelles », dont l’âge (moins de 19 ans et plus de 35 ans), l’occupation de la femme (efforts physiques, exposition à des agents toxiques, stress, etc.), une situation conjugale « non sécurisée » (instable), la dépendance à des drogues, etc.

L’évaluation d’un « cas à haut risque » à partir de ces « facteurs de risque » est délicate. C’est notamment une tâche qui revient aux services de proximité : les unités de santé du PSF et les ACS. On l’appelle le travail de triage[17] (triagem). Il convient de se demander combien de facteurs doivent intervenir pour que la grossesse soit considérée comme à haut risque. Leur poids dans la définition de la dangerosité est-il le même? De plus, certains facteurs de risque comme le revenu, l’éducation, la profession ou l’environnement sont indépendants de l’individu lui-même. Ainsi, ces facteurs de risque pourraient désigner à eux seuls un « groupe à risque » dont l’homologie avec les femmes de notre population d’étude est ahurissante : des femmes qui rentrent très tôt dans le cycle maternel[18], qui ont de faibles revenus, qui vivent dans des configurations familiales « non sécurisées » et dans un « environnement défavorable » et des femmes présentant souvent des signes de « mauvaise acceptation de la grossesse » du fait que celles-ci sont non prévues ou des « accidents planifiés ». Dans ce sens, nous constatons, avec Marcel Calvez (2001), reprenant les travaux de Mary Douglas pour étudier le sida et la communauté homosexuelle, que la catégorisation sociale qui suppose l’approche de la santé par le risque moralise le danger en le reliant à la construction d’une communauté « à risque » en même temps que « dangereuse » pour la santé publique. Dans notre étude, il s’agit de la construction d’une communauté de mères pauvres, suivant des modèles reproductifs « autres », et donc à risque pour le futur des enfants.

Les actions auprès des femmes « à risque », tant dans le quartier qu’en milieu hospitalier, ne sont pas purement médicales. Le suivi psychologique et « l’accompagnement », comme mode de prise en charge individualisée, deviennent les pratiques incontournables de l’intervention médicale. Le but de cet accompagnement est de créer un surplus de responsabilités chez la femme « à risque ». Ainsi, citons Priscila une mère de 17 ans :

Même si je n’étais pas vraiment « à risque », être mère à risque a été pour moi une expérience très bonne, car j’ai pu avoir plus de responsabilités. Je suis devenue plus responsable tant pour moi que pour ma fille. Là, dans les services de haut risque, ils nous font comprendre, aux mères à haut risque, que nous avons plus de tâches à accomplir pour protéger l’enfant.

À partir de la catégorie de « risque » et du registre du « bien-être », on cherche à réguler les expériences maternelles par ce que nous avons appelé la « sanitarisation de la perception interne », c’est-à-dire une appréhension des phénomènes corporels sous le registre du bien-être physique et psychique, et par la création des nouvelles modalités de la relation à soi et de « souci de soi ». Celui-ci deviendra, au cours de la grossesse, le souci pour un autre : l’enfant. Ainsi, même si le projet d’enfant se fait après l’engendrement, le dispositif de santé publique vise à créer une unité expérientielle entre deux corps, celui de l’enfant et celui de la mère. Il s’agit de donner « corps » à une relation sociale et, vice versa, à partir de deux corps, de créer une relation sociale. D’ailleurs, après l’accouchement, le dispositif veillera à ce que la femme suive un modèle « proximal » de maternage avec l’enfant selon l’art de materner en étant à l’écoute de ses besoins physiologiques et psychiques. Dormir avec lui, l’allaiter à la demande, communiquer de façon non autoritaire, etc. Encore une fois, il s’agit de créer une seule unité expérientielle à partir de deux corps où la mère doit être capable d’éprouver en elle-même les besoins de l’enfant. C’est par cette voie que le dispositif de santé publique vise l’enrôlement des mères dans la cause sanitaire de réduction de la mortalité infantile au Brésil. Un enrôlement qui suppose, tel que nous venons de le voir, une individualisation du projet d’enfant et de l’expérience de la grossesse par l’intermédiaire de catégories sanitarisées.

3. De l’enrôlement au « rôle maternel incarné »

Cependant, l’enrôlement n’est pas « embrigadement », et tout au long des expériences des grossesses, nous avons repéré des « tactiques », au sens de Michel de Certeau ([1980] 2002)[19], déployées par les femmes pour ruser les normes et les contraintes émanant du dispositif de santé publique. Ce qui a attiré notre attention, c’est qu’elles le font en se servant de l’éclatement du système lui-même, des divergences et des conflits ouverts entre les normes médicales et sanitaires, entre la médecine conventionnelle et celle basée sur l’humanisation, etc. Ainsi, les expériences se construisent dans les brèches ouvertes par la réitération forcée des normes qui apparaissent soudain comme contradictoires (Butler, 2006 : 153).

Souvent, les femmes opposent aux idées de bien-être et à l’image d’un corps unifié entre enfant et mère les douleurs ressenties dans leur corps singulier. Une jeune femme me dit, par exemple : « Quand j’étais enceinte, j’étais triste, alors je mangeais beaucoup. Je crois que je suis passé de 50 à 80 kilos, c’est pas mal […] Tout le monde me disait que ça ne se voyait pas, que mon ventre était très beau. C’est seulement la médecine qui trouvait que j’avais du surpoids. » Pour justifier son écart par rapport à la norme médicale qui condamne le surpoids, elle mobilise le registre sanitaire de « l’humanisation », de la souffrance psychique et de la somatisation, lui permettant de jouir d’un corps maternel « déviant » médicalement, mais « vrai » psychologiquement. De même, nous voyons l’appel à un « tout le monde », où les relations véhiculent d’autres normativités que celles des normes sanitaires concernant le « beau corps ». La mobilisation d’un registre relationnel pour parler de leur corps est très récurrente chez les femmes, au point de nous amener à penser leur corps comme étant un corps relationnel, construit subjectivement de manière différente de ce qui pourrait être la construction d’un corps individuel, tel qu’il se construit dans d’autres contextes culturels. Ainsi, malgré l’exhortation à vivre leur grossesse comme étant une expérience individuelle et individualisante, les femmes inscrivent cette expérience dans leurs relations.

Face à la demande humanisante de « faire parler leurs corps », les femmes déploient d’autres types de tactiques et devant certains professionnels, elles exposent un corps « non parlant ». Les patientes sont aussi réticentes à mettre en parole leur ressenti, en tout cas dans des paroles « audibles » par les professionnels. Comme le remarque Memmi en France, aux yeux des professionnels, on est très loin d’un modèle où les femmes construiraient une image individualisée et conscientisée du corps, devenant ainsi les seules « gardiennes de leur propre corps », car il y a plein de ratés, de dialogues inexistants et de non-adhésion aux normes. Chez certaines femmes issues de milieux populaires, il n’est pas facile de leur demander une restitution compréhensible et rationalisée de leur « moi-corporel », tel que dans les classes moyennes (Memmi, 2004 : 143). Les professionnels de santé reçoivent des « oui-non agaçants » qui ne leur permettent pas « d’avancer dans la discussion avec elles », nous dit un médecin, limitant ainsi la technique « de mise en parole des corps » (ibid.).

De même, il y a un décalage entre le traitement du risque par l’institution et la gestion de l’état gravidique à risque par la femme. Les techniques du dispositif de santé visent à responsabiliser la femme par l’individualisation de l’expérience de la grossesse, notamment par des catégories sanitaires de plus en plus individualisées, comme celle du risque. On cherche aussi à créer une perception intime individuelle et psychologique chez la femme qui soit, en même temps, en accord avec les normes sanitaires. Mais en pratique, ces techniques ne sont pas toujours opérantes. Ce point est fondamental pour nuancer la force de l’emprise du dispositif de santé sur le vécu de la maternité.

Maricéia, 48 ans, élève deux de ses petits-enfants, dont João qui depuis ses deux mois vit avec elle parce que ses parents ont le sida. Sa belle-fille, dit-elle, a « tout fait comme il fallait », le « prénatal de haut risque », car elle « était considérée ainsi », et elle a eu une césarienne et a « pris le cocktail ». Le petit João, lui aussi,

a pris pendant trois mois les rétroviraux […] Seulement, après tout ça, elle n’avait plus de patience, et le bébé pleurait toute la nuit, et elle, sa mère, avait mal à la tête. Alors j’ai pris João, il a 2 ans, et je l’ai ramené à la maison (et il y est resté) jusqu’aujourd’hui. Il m’appelle petite maman, mais il appelle sa mère maman et son père, papa, mais je pense que je suis plus attachée à lui que ses parents. Quand je sors en ville, il me manque déjà.

Nous voyons comment la captation des femmes dans la catégorie « à risque » cherche à créer un surinvestissement subjectif chez la mère dans son rôle. Cependant, les tâches associées au rôle sont finalement, et en pratique, mises en commun dans un réseau de femmes. Les femmes inversent les sens et le registre du bien-être psychologique est mobilisé ici pour expliquer le fait que la femme donne son enfant en garde à une autre femme.

Par l’assignation rapide de la génitrice comme « mère », le dispositif de santé freine de plus en plus la possibilité d’une expérience de la maternité en dehors de la relation biologique (comme la circulation d’enfants et les mères de criação ou d’élevage). En même temps, il restreint l’existence d’engendrement sans la construction d’une relation maternelle, notamment par l’interdiction de l’avortement. Face à ces restrictions, ce qui se modifie finalement, c’est l’expérience de la maternité elle-même et la construction du rôle maternel.

Si dans le suivi des grossesses « la primauté [est] donnée à l’individu solitaire » (Memmi, 2003 : 29) par les consultations du prénatal et au moyen des représentations sanitarisées de la grossesse, l’expérience de la grossesse est relationnelle. C’est une expérience qui se construit dans le réseau de femmes. Ainsi, et surtout chez les femmes vivant des grossesses « à risque », le surplus des « responsabilités » peut s’assumer grâce aux personnes de l’entourage et par une « collectivisation » de la grossesse et du risque. Très souvent, les femmes enceintes déménagent chez une femme de leur famille, généralement leur mère. Il est courant aussi qu’une voisine, soeur ou amie vienne s’installer chez la gestante pour l’aider « avec les tâches domestiques et l’enfant ». [20] Ce sont elles aussi qui orientent les femmes enceintes sur l’alimentation et les soins liés à leur grossesse. Ces femmes du réseau d’entraide gardent les autres enfants lorsque les futures mères se rendent aux consultations du prénatal ou leur prêtent de l’argent pour qu’elles accèdent aux cliniques privées et à des examens plus poussés.

Ainsi, tout en conservant le « modèle proximal » de la relation à l’enfant, les femmes « assignées » inscrivent toujours l’enfant dans une expérience collective par la mise en réseaux des pratiques de maternage. Autrement dit, les enfants ne pouvant pas trop circuler d’une femme à une autre, ce sont les activités de care qui se voient distribuées aux femmes du réseau de la mère. Le rôle maternel sanitaire paraît se fractionner entre plusieurs femmes. Ainsi, c’est l’expérience maternelle qui se voit modifiée. Par exemple[21], Sandra, abandonnée par son partenaire lorsqu’elle est devenue enceinte, a hésité à se faire avorter, mais a « mené à terme cette grossesse fabuleuse » avec l’idée de « donner son enfant à la famille de son ex-conjoint ». Mais elle décide finalement de le garder, n’ayant pas besoin d’« étrangers » (la famille du géniteur), dit-elle, puisqu’elle « a la voisine d’à côté » qui l’aide en venant faire le ménage chez elle, « sa fille aînée [qui] s’occupe de travailler et de ramener de l’argent à la maison » et « l’ACS [qui] s’occupe maintenant de la santé de l’enfant ». Nous pouvons voir qu’après le désenchantement d’une famille conjugale se délimite un nouveau « nous » parental, formé par les femmes du réseau de Sandra.

Derrière l’imaginaire normatif du dispositif affecté par « l’utopie conjugale » et l’expérience d’une maternité individuelle se construisant sur le mode d’un projet d’enfant parental où deux individualités se reproduisent se cachent des arrangements familiaux divers et une expérience en réseau de la maternité où le projet d’enfant et la reproduction sont vécus de manière relationnelle. Il est très fréquent d’entendre des propos de jeunes femmes qui ressemblent à ceux de Priscila :

Non, non, maintenant mon souhait est d’avoir ma petite maison, seulement moi, lui (son conjoint) et mon fils. J’ai envie de partir d’ici aussi parce qu’il y a trop d’enfants ici [ses frères et soeurs] et beaucoup de stress […], seulement, maintenant, je dois rester ici à cause des conditions [économiques] et pour ma mère aussi, parce que dans l’état où elle est… [sa mère est enceinte aussi et sujette à des hospitalisations et à des consultations prénatales assez fréquentes, car sa gestation est à haut risque], je dois rester avec les enfants. Mais je pense à l’avenir à avoir ma propre maison, avec mes petites choses, seulement nous trois.

Lorsqu’on retrouve Priscila deux ans plus tard, elle vit toujours avec sa mère et son projet d’enfant conjugal s’est mué en modèle matrifocal de famille supposant l’entraide féminine : « Maintenant, nous sommes nous deux pour nous deux », dit Priscila en parlant d’elle-même et de sa mère.

La place des grands-mères notamment, mais aussi d’autres femmes du réseau, est incontournable dans l’organisation domestique qui va de pair avec le « projet d’enfant ». Ainsi, lorsqu’on demande aux femmes enceintes qui les a aidées pendant leurs grossesses – sous forme de conseils ou dans les tâches domestiques –, nous voyons se déployer tout un système d’échanges et d’entraides entre les femmes. Il est très courant, lorsqu’une femme est enceinte, surtout si elle est jeune, qu’elle déménage un temps chez sa mère, si elle n’y habitait pas déjà. Les circulations entre les maisons, sans déménagement à proprement parler, sont aussi récurrentes. Elles répondent à des buts divers : préparer un repas, faire le ménage chez une femme incapable de s’en occuper en raison de douleurs, garder les enfants lorsqu’elle doit sortir de la maison, l’accompagner lors des consultations prénatales, etc. Il est très courant que lorsqu’une jeune fille décide de retourner à l’école après l’accouchement, elle fasse garder l’enfant par une autre femme, notamment sa mère. « Je vais le laisser avec ma mère » (« Aí eu vou deixar com minha mãe ») est une phrase maintes fois entendue dans un contexte où les crèches ne sont pas développées et où on ne compte pas sur les hommes, même s’ils sont au chômage. De plus, lorsque la femme accouche, la mère se déplace chez elle pour l’aider dans les activités domestiques. Le temps de ces séjours peut être très variable, allant de deux jours – « Quand il est né, ma mère est venue deux jours chez moi, quand je suis rentrée de la maternité »à la présence en continu – « Ma mère était toujours par ici. »

Ce « nous » parental n’est pas nécessairement le fruit de ruptures des couples, d’abandons masculins, de pères absents, mais d’arrangements familiaux qui se tissent entre les femmes autour des enfants. Lors de notre première rencontre, Marinalva était en train d’organiser l’arrivée de son enfant. Bien qu’elle ait un mari et même si l’accouchement n’était pas pour tout de suite, elle avait déjà décidé qui allait l’accompagner à la maternité et qui allait garder l’aîné pendant son absence.

J’ai déjà deux personnes qui se sont proposées, ce sont les marraines, ce sont mes copines, qui sont meilleures que mes soeurs. Nous, réellement, on se respecte, on n’aime pas se mêler de la vie de l’autre. Je les aide quand elles en ont besoin, et elles m’aident quand j’en ai besoin. C’est réciproque, tu comprends? Dans la collectivité, dans l’unité… nous sommes déjà trois, on n’a pas besoin de plus, non? […] Mais quand je vais rentrer, je serai en postpartum, et là, ce sont mes copines qui vont rester avec l’aîné. Une l’après-midi, l’autre, la nuit, tout est prévu.

Si la responsabilité se définit comme un « lien qui unit intimement Ego et son prochain » (Cicchelli et Maunaye, 2001 : 85), l’injonction contemporaine à la responsabilité tend à s’individualiser. Ainsi, chez les femmes rencontrées, la distribution des tâches parentales selon le genre – le travail de care féminin, « le sexe de la sollicitude » (Brugère, 2008), et le travail d’entretien économique masculin – se soude chez le même individu : la mère. Tel que l’annoncent Cichelli et Maunaye : « L’accroissement incontestable du poids de la responsabilité individuelle se trouve singulièrement bien représenté par les caractéristiques propres au lien de filiation contemporain » (2001 : 85). Dans notre contexte de recherche, ces responsabilités individuelles retombent surtout sur le lien de filiation maternel.

Autrement dit, les mères sont de plus en plus chargées de responsabilités diverses sur le devenir social, psychique, éducatif et le bien-être de leurs enfants. Nous avons vu, au cours de cet article, que le rôle que joue le dispositif de santé publique dans l’augmentation de la responsabilité individuelle se situe non seulement dans l’exercice de la maternité quotidienne, mais aussi dans le devenir même du bien-être des enfants. Cependant, dans la praxis, la responsabilité à leur égard ne se centre pas complètement dans l’individualité de la femme, car les pratiques quotidiennes de la sollicitude se réalisent dans un réseau d’entraide féminin, transformant la sollicitude individuelle en sollicitude partagée.

Le partage de ces tâches du care entre femmes peut être agencé tant à l’intérieur de la parentèle qu’en dehors, tant à l’intérieur du quartier qu’à l’extérieur. Les tâches distribuées peuvent revêtir plusieurs dimensions du care : tant en lien direct avec les enfants (les éduquer, leur donner des soins, les garder, les accompagner dans leurs activités, les nourrir, leur acheter vêtements et jouets, se promener avec eux, etc.) que dans la maisonnée, notamment par le travail domestique. Par exemple, une des dimensions de la sollicitude la plus partagée entre femmes est la garde des enfants, qui peut aller de quelques heures à plusieurs jours. Sur cette question, il est intéressant d’observer que les raisons de Sísera pour ne pas quitter le quartier de Pantanal, ce sont ses voisines :

J’aime beaucoup ici, le quartier, parce que les voisines sont très bien, elles ont l’habitude. Je vais travailler tranquille, et c’est un peu comme si je confiais mes filles à une mère, une tante, une grand-mère. Il y a une dame là-bas, et il y en a une autre ici. Je pars travailler tranquille.

La division du travail de sollicitude ou care peut réserver certaines tâches spécialisées à des femmes du réseau – c’est le cas des soins de santé chez les ACS. L’assignation des femmes de milieu populaire à des responsabilités accrues en lien avec la santé de l’enfant opère un surplus de demandes envers les ACS faisant partie du réseau. Ce qui peut être mal perçu par les ACS, car cela va à l’encontre de la qualification de leur travail et de leurs objectifs : établir une sollicitude individuelle et autonome de la mère envers son enfant. Ainsi, une ACS dit qu’elle n’aime pas

contribuer à ça, alimenter ça. Nous avons, dit-elle, un très grand nombre de familles à accompagner. Vous pouvez même devenir la nounou pour ces enfants et tout à coup, leur mère. Ça ne se voit pas, mais en tant qu’agent de santé, on est comme une soignante pour le bébé, et ils commencent à exiger ça de toi, tu comprends? Et cela est très néfaste parce que cela disqualifie notre travail, où tout ça n’est pas très bien défini, bien situé.

La boucle est bouclée : la régulation exercée par les ACS sur les femmes du quartier leur revient en boomerang. L’État brésilien puise chez les femmes de milieu populaire les agentes et les cibles de la régulation en se servant des réseaux d’entraide déjà existants.

Revenons donc sur la question du réseau d’entraide féminine dans l’expérience de la maternité et sa distinction du phénomène de circulation d’enfants ou des arrangements de criação (d’élevage) observés par Claudia Fonseca. Tel qu’on l’a esquissé, et du point de vue de l’expérience de la maternité (et non pas des enfants), le réseau peut se réactiver à des moments spécifiques, comme dans le cas de gardes sporadiques d’enfants d’une autre femme. Il peut être aussi fractionné selon les diverses dimensions qu’implique la responsabilité parentale, comme dans le cas des soins portés par les ACS ou la fonction nourricière remplie par une autre femme. Autrement dit, si la circulation d’enfants opère une division entre l’engendrement et la maternité, entre le lien de sang et le lien quotidien de filiation, l’expérience de la maternité en réseau vient fragmenter la sollicitude maternelle. Nous pouvons donc avancer que plus les diverses tâches de sollicitude sont adressées à la figure individuelle de la mère, plus elle cherche à redistribuer ces activités dans son cercle relationnel. Autrement dit, plus les injonctions d’une sollicitude individualisée pèsent sur la femme, plus elle cherchera dans ses ressources relationnelles le moyen de répondre à ces injonctions.

À cette « expérience en réseau » de la maternité correspond la mise en oeuvre d’un rôle particulier : face à l’enrôlement sanitaire et la régulation du dispositif se développe ce que nous avons appelé « le rôle maternel incarné ».

4. Considérations finales sur le rôle

Le « rôle maternel incarné » génère un déplacement par rapport au genre de la sollicitude. Si ce sont les femmes qui s’occupent des enfants, elles le font aussi pour les enfants (biologiques) d’autres qui travaillent. Ceci a été critiqué par des auteurs qui travaillent sur le transfert du care des femmes de milieu aisé à des femmes de milieu populaire. Cependant, ici l’appartenance commune de ces femmes nous permet d’envisager différemment ce transfert des tâches. Elle semble justement détruire la notion de « complémentarité de rôles » entre les sexes et se conformer plutôt à une interprétation qui rend composite le rôle des mères de milieu populaire. Ainsi, une femme peut revêtir les deux rôles parentaux : « Je suis la mère et le père » est une phrase qui revient très souvent dans la vision qu’ont les femmes de leur relation maternelle. Incarnant les deux rôles, elles peuvent se détacher plus facilement de l’un ou de l’autre pour laisser quelqu’un d’autre le tenir. Selon les termes mobilisés par Irène Théry (2010b : 232), dans la construction du rôle maternel en milieu populaire à Recife, la logique du « ou », de la complémentarité des rôles, laisse la place à la logique du « et », de la coexistence d’attributs de la paternité et de la maternité assumés par les femmes.

Les femmes se différencient aussi de leurs mères dans la construction du rôle maternel : celles-ci, quand la conjoncture sociale ne leur permettait pas d’avoir un enfant, avortaient ou le donnaient en criação. Elles ne peuvent plus faire ni l’un ni l’autre, le dispositif veille sur leur inscription (sanitarisée et biologisée) dans la relation de filiation : il ne leur reste qu’à jouer avec les modalités de la construction du rôle, qu’elles se doivent de bien jouer, au risque de se voir traitées de mère indigne et ne pas bénéficier des prérogatives dans le réseau de femmes.

La notion que nous proposons de « rôle maternel incarné » tient compte de la corporéité de la relation au rôle, qui est toujours double, physique et mentale. Cette notion permet de mettre en lumière la complexité des processus à l’oeuvre.

D’abord, le « rôle maternel incarné » permet d’envisager les conditions de production du rôle demandé, c’est-à-dire la visée des services publics de santé dans la construction de l’expérience de la maternité chez les femmes de milieu populaire; construction qui, par son attachement à la corporéité de l’expérience, a pour conséquence la biologisation du lien social de filiation. Autrement dit – et prenant le verbe « incarner » dans son sens premier, c’est-à-dire, représenter une idée abstraite en chair propre, de manière visible et matérielle –, le lien relationnel et social de filiation doit avoir une certification par sa matérialité, par la relation entre deux corps, comme garantie. Tel que nous l’avons vu, plusieurs techniques sont mises en oeuvre dès la grossesse (et elles se poursuivront jusqu’aux soins postpartum) pour donner une existence matérielle à une relation sociale et vice versa, pour créer à partir d’une relation charnelle, une relation sociale, par l’injonction à faire de l’engendrement un projet. Mais jouer le rôle ne signifie pas l’exécuter dans une logique de reproduction, d’automatismes et d’habitus. Il est au contraire exécuté dans une logique tactique qui leur permet d’accéder à des ressources matérielles, symboliques et relationnelles pour mieux vivre le lien avec leur enfant.

Cette notion met également en lumière la relation au rôle proprement dit qui se situe, chez les femmes rencontrées, à l’interface de l’« incarnation » et de la « distance » (Martuccelli, 2002)[22].

Il y a bien incorporation de normes et de pratiques sanitaires de maternage véhiculées par le dispositif de santé, et donc une certaine intégration au modèle proposé par le dispositif. Ainsi, on peut parler d’un certain enrôlement à la sollicitude sanitaire des femmes de milieu populaire. Dans ce sens, les femmes incarnent le rôle sanitaire qui leur a été assigné, ainsi que nous l’avons vu dans le processus de « sanitarisation de la perception interne ». L’incorporation revêt le sens donné par Bourdieu, où la répétition de gestes, attitudes et comportements est liée à la reproduction sociale et répond à la constitution d’un ordre social. Le rôle maternel prend ainsi une allure fonctionnaliste et normative, mais pas pour autant interdite d’inflexions, de renouveau et de changements.

Le « rôle maternel incarné » prend aussi en compte le fait que dans toute répétition, il y a aussi un écart – suivant l’approche de Judith Butler[23]. Les femmes de milieu populaire incarnent le rôle maternel demandé par le dispositif, mais en le faisant, elles le déplacent. Ainsi, comme il y a une performativité de genre, c’est-à-dire une « stylisation répétée des corps » (Butler, 2006 : 264) par le genre, il y a aussi une « performativité de la sollicitude[24] » (Brugère, 2009). Nous pourrions ainsi dire qu’il y a une « stylisation répétée de la sollicitude ». Si nous poussons encore plus loin ce rapprochement, à l’instar du genre, qui est « une norme que l’on ne parvient jamais à intérioriser », la sollicitude sera elle aussi « impossible à incarner » (Butler, 2006 : 265) complètement dans les termes du dispositif. Le rôle n’est donc pas un déguisement que l’on quitte pour, occasionnellement, le remettre à nouveau et rejouer à la « bonne maman » face au dispositif de santé publique. La distance au rôle se produit justement quand il y a quelqu’un qui l’incarne, le revêt et l’habite. Martuccelli lui-même semble avoir vu cela, lorsqu’il affirme que : « Plus on "est" son rôle, plus on finit par le jouer d’une manière particulière. Plus on se prend au jeu, et plus on se prend au "sérieux" » (2002 : 211). Autrement dit, la subjectivation des mères ne passe ni par une désincorporation ni par une distance à l’enrôlement sanitaire, mais par le fait justement de jouer ce rôle maternel, imposé par des normes assez serrées, sanitaires et de genre, à leur manière.