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Depuis les années 2000, Londres est apparu comme une destination régulièrement citée par les jeunes adultes pour obtenir facilement un emploi[1]. Si partir en Angleterre pour les jeunes Français n’est pas un phénomène nouveau, il semble en tout cas en expansion[2]. Les travaux publiés jusqu’alors se sont essentiellement intéressés aux individus très qualifiés (Mulholland et Ryan, 2011), répondant aux demandes de l’économie globalisée. Or cette dernière repose sur l’augmentation conjointe d’un nombre de professionnels très qualifiés et de travailleurs non qualifiés, mal payés, dans les services et la production (Sassen, 2009). Ainsi, en parallèle de la mondialisation par le haut, s’opère la « mondialisation par le bas » pour qualifier les relations sociales qui émergent au sein et aux marges des macrostructures du système mondial (Portes, 1999, p. 15); ici celles ayant trait à l’emploi. Il n’est donc pas surprenant que des jeunes soient attirés par les opportunités que génèrent ces grandes capitales économiques[3]. Cette mobilité est même facilitée et encouragée en France par des organismes qui développent des dispositifs d’incitation à la mobilité internationale à destination de publics rencontrant des difficultés d’insertion. Leur objectif est de réduire le clivage constaté, et analysé par C. Van de Velde (2010), « entre des jeunesses mobiles et cosmopolites qui se déplacent aisément pour étudier ou travailler et des jeunesses immobiles, enclavées dans des endroits offrant peu de perspectives professionnelles »[4].

Les jeunes Français descendants de familles immigrées maghrébines sont surreprésentés parmi les jeunes au chômage et le taux est encore plus élevé dans les « zones urbaines sensibles » (ZUS)[5]. L’expérience d’une mobilité internationale peut alors se révéler décisive dans la suite de leur parcours d’insertion professionnelle[6]. Cette hypothèse semblait d’autant plus stimulante à vérifier qu’au cours de mes précédentes recherches, j’avais constaté à quel point le fait de quitter « la cité » a quelque chose de bénéfique (même sur une courte distance et de manière temporaire[7]). Cette mise à distance se révèle décisive, car elle est l’occasion d’expérimenter d’autres pratiques, des manières de faire et d’être nouvelles et d’accéder à des univers de références inimaginables jusqu’alors, in fine d’ouvrir leur horizon des possibles.

Dans cette perspective, étudier un dispositif d’incitation à la mobilité internationale est apparu pertinent. Qu’offre l’expérience d’une mobilité dans un pays étranger à de jeunes adultes qui, par leurs conditions sociales et familiales, n’ont pas encore eu la possibilité de le faire? Pourquoi vouloir – ou être prêt à – quitter leur environnement familier? Qu’est-ce qui est recherché dans cette expérience et qu’en attendent-ils? Ces jeunes adultes ayant connu le plus souvent la précarité salariale et un déclassement sur le marché de l’emploi, que leur procure une expérience à Londres qui est, elle aussi, constituée « de petits boulots »? Constitue-t-elle une étape essentielle de leur prise d’indépendance vis-à-vis de leur milieu familial?

L’enquête conduite auprès des jeunes Français d’origine maghrébine partis travailler à Londres constitue un bon moyen pour s’interroger sur le processus d’autonomisation de ces jeunes, d’une part, et pour s’interroger sur leurs conditions d’accès à l’emploi, d’autre part. Qu’ils aient subi des discriminations, expérimenté les emplois précaires, pénibles et non qualifiés ou une situation de chômage récurrente, ils ont fait le constat que l’accès au premier emploi stable était difficile à obtenir, a fortiori pour des jeunes « comme eux ». Ils comprennent notamment l’importance de l’inégal accès à l’information et aux réseaux qui constituent des points d’appui indispensables lors de cette étape de transition entre la fin de l’école et l’entrée sur le marché de l’emploi. Car la position sociale des parents, les types d’établissements scolaires fréquentés et les territoires habités sont autant d’indicateurs peu favorables pour obtenir, en amont, les informations nécessaires pour s’orienter dans les filières scolaires et professionnelles, plus largement pour être insérés dans des liens sociaux qui constituent un recours, ces derniers étant intimement dépendants des lieux sociaux. Nous rejoignons E. Sulzer (2010, p. 112-113) quand il écrit qu’« [à] l’instar du système éducatif, le territoire et la relation entretenue avec celui-ci vont jouer un rôle clivant dans les chances ultérieures que rencontreront les individus dans leur trajectoire d’insertion. » Il poursuit en citant J. P. Orfeuil (2004) : « Les différences d’aptitude à la mobilité font non seulement partie du tableau général des inégalités, mais elles sont aussi une partie intégrante de leur reproduction. » Conscients de leur plus grande vulnérabilité sur le marché de l’emploi, ces jeunes cherchent-ils, en quittant leur quotidien et en devenant mobiles, à contrecarrer les déterminismes sociaux? L’expérience à Londres est en tout cas perçue comme offrant « de nouveaux bagages », une opportunité pour leur insertion professionnelle, à ce titre déterminante pour l’avenir de ces jeunes, âgés en moyenne de 22,5 ans, disposant le plus souvent d’un niveau d’étude inférieur ou équivalent au bac et étant majoritairement de sexe masculin.

Cet article se décompose en cinq sections : la première va définir le cadre méthodologique de l’enquête. La deuxième livrera quelques résultats sur la base du traitement statistique effectué auprès d’une structure française qui accueille et oriente les jeunes Français dans leurs démarches pour obtenir un emploi à Londres, que ces jeunes soient venus dans le cadre d’un dispositif ou non. Les trois sections suivantes reposent sur l’analyse des entretiens réalisés avec des jeunes partis à Londres, la première traite de leurs motivations à partir, la deuxième, de l’expérience de leur francité et la dernière, de leur découverte d’un nouveau mode de vie.

1. Les conditions d’enquête, la constitution de l’échantillon et ses premiers résultats

Dans la région Rhône-Alpes, depuis 2009, l’Union régionale des missions locales [8] a mis en place un dispositif expérimental : la Plateforme de mobilité internationale. Ce dispositif, instauré par l'ancien Haut commissaire à la Jeunesse, a pour objectif de permettre la mobilité internationale pour les jeunes rhônalpins peu ou pas qualifiés de 18 à 25 ans, sortis du système scolaire. La prise de contact avec la Mission locale de Saint-Étienne a facilité à la fois l’immersion dans ce dispositif et la mise en relation avec des jeunes.

1.1. Le partenariat Mission locale/Centre Charles-Péguy

L’enquête, débutée au printemps 2011[9], a pris appui sur le partenariat instauré entre la Mission locale (ML)[10] et le Centre Charles-Péguy (CCP)[11]. Elle a permis de conduire des entretiens biographiques qui donneront lieu plus loin à une analyse qualitative, et d’exploiter la base de données du CCP. À partir de cette dernière, une analyse statistique a été réalisée, dont nous présentons ici les principaux résultats. Ainsi, nous pouvons comparer la situation des jeunes partis dans le cadre du dispositif proposé par la ML et deux autres dispositifs analogues[12] à celle des jeunes venus de leur propre initiative à Londres. D’autres variables, telles que le sexe, l’origine nationale des parents et le niveau de diplôme atteint, ont également été mobilisées pour dresser un portrait de ces jeunes. Dans tous les cas, il s’agit de jeunes partis à Londres (ils y ont séjourné et ont fait au moins une démarche auprès du CCP; par conséquent, l’échantillon exclut les jeunes qui n’auraient fait qu’une demande pour partir).

1.2. Constitution de l’échantillon et limites de l’enquête

Avant d’entrer plus dans le détail de la constitution de l’échantillon, précisons d’emblée la principale limite de cette investigation statistique : il n’a pas été possible de recueillir les informations indiquant quels sont les emplois occupés à Londres et dans quelles conditions. Car ce n’est pas la fonction du CCP de suivre ces jeunes[13]. En revanche, leur base de données nous renseigne sur la situation de ces jeunes avant leur départ pour Londres (quelles ont été leurs précédentes expériences professionnelles, quel est leur niveau de diplôme).

L’exploitation statistique réalisée à partir de la base de données du CCP a porté sur l’année 2011, en considérant, d’une part, l’ensemble des jeunes qui se sont adressés au CCP dans le cadre d’un dispositif et, d’autre part, un échantillon de taille équivalente composé de jeunes venus de leur propre initiative. Les premiers sont au nombre de 135 jeunes, se répartissant entre trois dispositifs d’incitation à la mobilité internationale : Twenty, JEMRA, Objectif Londres. Les seconds, nettement plus nombreux (les jeunes venus de leur propre initiative représentent 90 % de la population du CCP), ont été retenus sur la base d’un échantillon aléatoire : au final, 137 ont été retenus sur près de 900 jeunes qui se sont adressés au CCP, à deux périodes de l’année (janvier et octobre 2011). Au total, l’analyse statistique porte sur 272 jeunes.

Concernant l’enquête par entretien, la ML et le CCP ont fourni de nombreux contacts de jeunes. Ensuite, une fois l’entretien réalisé, chaque jeune était sollicité pour procurer de nouveaux contacts. Au total, une vingtaine d’entretiens a été recueillie à ce stade de l’enquête. Nous n’évoquerons ici que ceux réalisés auprès des jeunes Français d’origine maghrébine qui étaient à Londres depuis quelques mois[14].

2. Quelques données statistiques : un premier aperçu des conditions de la mobilité

Malgré les limites évoquées plus haut, cette première exploitation est riche d’enseignements pour dresser un portrait des jeunes qui partent travailler à Londres et en saisir les nuances selon qu’ils viennent de leur propre initiative ou dans le cadre d’un dispositif. Outre le sexe, et le niveau de qualification[15], nous nous attacherons aux spécificités des Français d’origine maghrébine qui partent travailler à Londres.

2.1. Des hommes, plus âgés et avec un plus faible niveau de diplôme

Près de 60 % des jeunes qui s’inscrivent au CCP sont des hommes. Cela signifie-t-il qu’ils sont plus nombreux à entreprendre la démarche de partir? Ou à s’adresser à une structure pour leur venir en aide? Les résultats obtenus à propos des jeunes venus dans le cadre d’un dispositif d’accompagnement à la mobilité internationale et des autres indiquent en tout cas qu’ils sont surreprésentés. Ils le sont également parmi les jeunes Français d’origine maghrébine; on ne peut donc attribuer cette différence à une spécificité culturelle. Par contre, les hommes ne sont pas plus nombreux à partir de leur propre initiative qu’avec un dispositif : on obtient la même proportion dans les deux cas.

Plus des deux tiers (70 %) des jeunes inscrits au CCP font partie de la population majoritaire (au sens où leurs parents portent un patronyme français ou provenant d’un pays d’Europe du Sud). Près de 20 % ont des parents qui ont émigré d’un pays du Maghreb[16] et 10 %, d’autres pays (pays subsaharien ou Turquie principalement). Et, conformément au rôle de ces dispositifs qui doivent venir en aide aux « jeunes des quartiers, non ou peu diplômés », les jeunes d’origine étrangère sont de manière significative[17] beaucoup plus nombreux à partir à Londres dans le cadre d’un dispositif d’accompagnement à la mobilité internationale (les deux tiers d’entre eux, tandis que parmi les jeunes d’origine française ou européenne, ils ne sont que 42 % à être partis avec un dispositif).

Tableau 1

Séjour à Londres dans le cadre d’un dispositif d’incitation à la mobilité selon l’origine migratoire des parents (en %)

Séjour à Londres dans le cadre d’un dispositif d’incitation à la mobilité selon l’origine migratoire des parents (en %)
Source : Enquête Mobilités des jeunes à Londres

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Concernant leur âge, les jeunes qui s’adressent au CCP ont en moyenne 22,5 ans. Les hommes et les femmes sont présents dans les mêmes proportions dans les différentes classes d’âge, sauf aux deux extrémités : les hommes jeunes (moins de 21 ans) sont plus nombreux (23 % contre 18 % de femmes) ainsi que les femmes de plus de 25 ans (27 % contre 19 % d’hommes).

Tableau 2

Répartition des classes d’âge selon le sexe

Répartition des classes d’âge selon le sexe
Source : Enquête Mobilités des jeunes à Londres

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La distinction par origine fait apparaître une différence significative quant à l’âge où cette mobilité est entreprise : les jeunes adultes d’origine française ou européenne partent plus jeunes que ceux d’origine maghrébine (parmi les premiers, 61 % se sont inscrits au CCP avant l’âge de 23 ans, tandis que parmi les derniers, ce n’est le cas que pour 40 %). Plusieurs raisons peuvent être avancées pour l’expliquer : âge à la fin des études plus tardif, moindre émancipation du milieu familial peu enclin à pousser au départ du logement parental, plus faibles ressources financières. Les jeunes qui partent avec un dispositif sont également en moyenne un peu plus âgés que ceux qui sont partis de leur propre initiative : parmi eux, 62 % ont moins de 23 ans, contre 48 % parmi ceux qui ont bénéficié d’un dispositif.

Tableau 3

Répartition des classes d’âge selon l’origine

Répartition des classes d’âge selon l’origine
Source : Enquête Mobilités des jeunes à Londres

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Un peu plus de la moitié des jeunes ont un niveau de diplôme inférieur ou équivalent au bac (53 %)[19]. Un tiers a un niveau équivalent à un bac +2 ou 3. Et ils sont le même nombre (8 %) à être soit non diplômés, soit très diplômés (avec un niveau équivalent ou supérieur à un bac +4). De manière attendue, car de nombreuses études l’ont démontré (Brinbaum, Moguérou, Primon, 2008), les femmes apparaissent plus diplômées que les hommes. Ce résultat, très significatif, fait apparaître la répartition suivante : deux fois moins souvent sans diplôme, elles sont aussi le double à avoir obtenu un diplôme au moins égal à un bac +4. Toutefois, cet écart ne se vérifie pas auprès de la population des jeunes d’origine maghrébine. Les effectifs sont certes très réduits, mais parmi les 53 jeunes concernés, on n’observe aucune jeune femme avec un niveau d’étude équivalent à un bac +4 ou plus, et les hommes sont également plus nombreux à avoir un bac +2-3.

Tableau 4

Répartition des niveaux de diplôme d’âge selon le sexe

Répartition des niveaux de diplôme d’âge selon le sexe
Source : Enquête Mobilités des jeunes à Londres

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La répartition par niveau de diplôme selon l’origine est relativement conforme entre les deux populations, aux deux extrémités toutefois, les écarts sont en défaveur des jeunes d’origine maghrébine : ils sont un peu plus souvent sans diplôme (9 % contre 7 %) et un peu moins nombreux à détenir un diplôme au moins égal à un bac +4 (6 % contre 8 %).

2.2. Et plus souvent en emploi précaire

Près de 95 % des jeunes ont connu une expérience professionnelle en France avant de partir à Londres (leur entrée sur le marché du travail en France date d’avant 2010 pour 75 % d’entre eux), et on n’observe pas de différences entre les sexes (les hommes et les femmes ont eu une expérience professionnelle en France dans les mêmes proportions). Toutefois, ils étaient tous sans emploi au moment de leur départ : pour les deux tiers (64 %), leur période de chômage était inférieure à trois mois lorsqu’ils se sont inscrits au CCP, pour 27 %, elle datait de plus de trois mois (mais moins d’un an) et pour 4 %, de plus d’un an; les autres (5 %) se déclarant précaires, avec un contrat temporaire ou en fin de contrat. De plus, pour 60 % des jeunes, la durée du premier emploi occupé en France est inférieure à 6 mois, parmi lesquels la durée est même inférieure à 3 mois pour 46 % d’entre eux; on peut imaginer qu’il s’agit le plus souvent d’emplois en intérim ou dans le cadre d’un CDD.

Pour près d’un cinquième de ces jeunes, on ne connaît pas la catégorie professionnelle du premier emploi occupé, mais pour les autres, il s’agit très majoritairement d’emplois non qualifiés (82 %), en particulier dans le secteur de la vente (grande distribution, magasins de franchise) et le service (restauration rapide, café, restaurant[20]). Et on retrouve la surreprésentation classique des hommes dans les emplois d’ouvriers et celle des femmes dans les emplois relevant de la catégorie des employés dans le secteur des services.

La seule différence notable concerne la durée du contrat de travail, les hommes semblent encore plus fréquemment faire les frais des contrats précaires, en particulier lors du dernier emploi occupé. C’est corroboré par leur situation à l’égard de l’emploi au moment de leur inscription au CCP : ils apparaissent plus souvent précaires sur la longue durée. Les jeunes d’origine maghrébine sont également plus touchés par la précarité des contrats de travail et le chômage. Parmi les jeunes d’origine maghrébine qui viennent s’inscrire au CCP, 42 % sont sans emploi depuis au moins 3 mois, tandis que cela ne concerne que 26 % des jeunes d’origine française.

Concernant la durée de la dernière expérience professionnelle, elle demeure toujours aussi courte, la précarité persiste donc : pour 63 %, la durée du dernier emploi renseigné est inférieure à 6 mois, dont 44 % inférieur à 3 mois. Quelle que soit la période, près d’un jeune sur deux a travaillé dans le cadre d’un contrat de travail inférieur à trois mois. Et ceux qui sont partis avec un dispositif sont de manière significative plus nombreux (50 %) à avoir décroché des contrats courts (inférieur ou égal à 3 mois) en comparaison aux jeunes partis hors dispositif (38 %).

On ne constate pas de différences concernant la durée des contrats de travail (premier et dernier emploi renseigné) selon l’origine des jeunes; seulement, lors du dernier emploi occupé en France, les jeunes d’origine maghrébine sont plus souvent au chômage depuis plus de 6 mois, mais ils sont aussi moins nombreux au chômage depuis plus d’un an.

Les jeunes partis avec un dispositif se distinguent de trois manières : les emplois occupés étaient plus souvent non qualifiés avant leur départ et ils ont également été nombreux à avoir occupé des emplois de très courte durée (de moins d’une semaine à moins d’un mois parmi ces derniers (30 %), contre 14 % pour ceux partis sans dispositif). Les jeunes partis avec un dispositif sont également 47 % à être sans emploi depuis plus de 3 mois, contre 15 % pour les autres. Confrontés durablement à la difficulté d’obtenir un emploi, ces jeunes tentent leur chance ailleurs.

Ces trois composantes, le chômage, la précarité des contrats de travail et l’accès à des emplois déqualifiés au regard de la formation correspondent à une situation très répandue parmi les jeunes. E. Sulzer (2010) en dresse une analyse détaillée à partir de l’exploitation de l’enquête Génération du Céreq, pour les entrants sur le marché du travail en 2004 et interrogés trois ans plus tard. L’emploi des jeunes se concentre également massivement dans le secteur des services dans lequel ils occupent des emplois non qualifiés (principalement en tant que vendeur et serveur). C’est d’ailleurs principalement pour occuper des emplois dans les très nombreux restaurants, magasins d’alimentation « à emporter » et pubs présents dans la capitale anglaise qu’ils choisissent cette destination. Par ailleurs, leur niveau d’anglais ne leur permet pas d’occuper d’autres types d’emploi. Près de 60 % ont un niveau élémentaire à préintermédiaire. Ce taux passe à 70 % quand il s’agit des jeunes d’origine maghrébine et tombe à 52 % pour ceux d’origine française; une différence analogue est observée entre les jeunes partis avec un dispositif et les autres (respectivement 71 % et 42 %). Mais ils escomptent tous tirer de cette expérience une amélioration sensible de leur niveau.

Les résultats quantitatifs, en soulignant certaines disparités, mettent en évidence que certains jeunes sont très vulnérables sur le marché du travail. Pour les Français d’origine maghrébine, dont la situation sur le marché de l’emploi est en moyenne plus défavorable, on peut penser, d’une part, que c’est parce que cette stabilité tarde à arriver qu’ils partent, d’autre part, qu’ils souhaitent ainsi augmenter leur chance d’obtenir une insertion professionnelle réussie à terme.

De manière générale, les entretiens révèlent la dureté de cette situation et pourquoi Londres représente l’espoir d’améliorer leur situation en leur permettant d’acquérir de manière plus rapide et sûre la stabilité tant recherchée, une fois de retour en France. Toutefois, les entretiens montrent également que les jeunes qui partent ne font pas partie des exclus du marché de l’emploi, leurs trajectoires ne sont pas éloignées de l’emploi; comme on peut l’observer auprès des « exclus » résidant dans les quartiers de banlieue (Santelli, 2007). Ils sont dans une dynamique d’emploi, mais font partie des « salariés de la précarité » alliant instabilité de l’emploi et insatisfaction dans le travail (Paugam, 2000).

3. Des motivations pour partir : « se faire une expérience »

3.1 Mieux parler anglais… être moins discriminé

Améliorer leur pratique de la langue anglaise est citée par tous les jeunes comme étant leur premier objectif. Conscients de leur faible niveau d’anglais, ils considèrent qu’il leur faut maîtriser cette langue pour « mettre tous les atouts de leur côté » lors de leur recherche d’emploi en France. Pour une partie de ces jeunes, c’est également une nécessité : le métier qu’ils visent l’exige (métiers liés au tourisme, à la vente, au transport, notamment aérien). Ainsi, l’expérience de quelques mois améliorerait leur chance d’être recruté dans une formation/pour un emploi qui nécessite un certain niveau de compétence en anglais.

Mahrez, très motivé depuis de longues années par le projet de devenir steward, savait son niveau en anglais insuffisant pour travailler dans une grande compagnie aérienne : Je savais que j’étais fait pour être steward, si je continuais des études, cela ne faisait que repousser en fait mon futur métier. À la suite de l’obtention de son BTS Commerce, il entre dans une école privée afin de suivre la formation requise en France pour être steward/hôtesse de l’air. Dans ce cadre, il fait un stage et, à son terme, on lui propose de le recruter. [Mais], dit-il, mon objectif, c’est de travailler pour Air France, donc, je me suis dit : « Est-ce qu’il vaut mieux que je travaille pour cette petite compagnie aérienne et garder un niveau d’anglais assez bas, et, étant dans une petite compagnie, ne pas gagner énormément, ou est-ce qu’il ne vaut pas mieux justement que j’améliore mon anglais et après j’essaie de postuler dans une compagnie plus importante? » Et donc, j’ai décidé de ne pas travailler pour eux. Il s’adresse alors à la Mission locale pour connaître les conditions d’un séjour à Londres. Il part quelques mois plus tard, mais dès le troisième jour, il connaît une phase de démotivation en raison justement de la barrière de la langue qui l’oblige à connaître de longs moments de solitude pour la première fois de sa vie. Finalement, il parviendra à se remotiver.

Les échanges internationaux s’intensifiant, ces jeunes estiment que maîtriser l’anglais est la seule manière de pouvoir y participer. Pourtant, quand ils n’ont pas suivi une filière générale, leur niveau est très faible à leur arrivée à Londres; et l’on sait que les jeunes d’origine maghrébine et ceux qui sont venus dans le cadre d’un dispositif ont bien moins souvent poursuivi des études dans le cycle supérieur (cf. section 2). Si les premières semaines sont pour cette raison douloureuses, l’expérience de certains et de certaines témoigne que leur retard peut être rattrapé. Le niveau d’anglais initial n’est donc pas un obstacle sur le long terme, mais il demeure fortement dissuasif au départ et explique l’abandon d’une partie des jeunes[21].

Les jeunes d’origine maghrébine espèrent que l’acquisition de cette nouvelle compétence fera la différence dans leur curriculum vitae : à niveau de formation équivalent, ils espèrent avoir un avantage qui leur permette de décrocher l’emploi. Car ils savent que cette lacune est largement partagée, et c’est pourquoi ils estiment que dans un contexte de discrimination latent, ce peut être le motif pour écarter leur candidature : avec cet atout supplémentaire, ils estiment être à égalité. La sempiternelle phrase « Il faut en faire plus que les autres » prend ici tout son sens. Outre la compétence linguistique, une bonne maîtrise de l’anglais est un gage supplémentaire témoignant de leur détermination.

Les entretiens témoignent qu’il leur est particulièrement difficile d’obtenir un emploi, quel que soit leur niveau de formation – mais de manière exacerbée pour les non ou peu diplômés. L’inégal traitement à l’égard des jeunes Français d’origine maghrébine est visible lors de la candidature pour un emploi stable, mais y compris pour l’obtention d’un stage.

Je vous jure que pour chercher un stage! […] J’étais même venu sur place, avec mon père pour essayer de faire bien. C’est même mon père qui me motivait à chercher, il se déplaçait avec moi carrément le matin, il voulait me booster. Je leur disais [ensuite par téléphone] : « C’est moi, j’étais passé avec mon père pour vous demander si vous ne cherchiez pas un stagiaire. » Et eux : « En fait, on n’en recherche pas en ce moment », ou bien « On vous rappellera si vous nous intéressez. » Toujours ce type de réponse et jamais de rappel. Je leur ai dit : « Écoutez, je peux faire ce que vous voulez, nettoyer... juste, c’est pour valider mon diplôme, franchement, je ne demande pas de rémunération, rien du tout. Ce que vous me demandez, je ferai. Si cela ne va pas, j’arrête tout de suite. » Franchement, j’ai essayé tous les moyens de rentrer. Pour finir, c’est mon professeur, d’origine maghrébine aussi, qui nous a trouvé un stage, puisque j’étais avec d’autres amis d’origine maghrébine. Deux amis d’origine algérienne et moi, il nous a fait rentrer.

À propos d’une autre recherche d’emploi, cette fois après avoir terminé ses études et obtenu un Bac professionnel Chimie :

J’ai un ami, on était dans la même boîte intérim, un Français, un blanc, Jérémy, un prénom qui fait vraiment français […]. Lui, vu sa tête, son nom, il passe bien. Il travaillait avec moi [dans une usine de peinture, 2 heures par jour], je l’ai connu là-bas. Après j’ai repris l’école, mais je cherchais quand même un travail de temps en temps pour le week-end. Lui, direct, il a trouvé, ils lui ont donné. J’ai cherché aussi pour les vacances, pourtant je me prenais à l’avance. Lui, il partait juste le premier jour de vacances [et il obtenait aussitôt une réponse positive] : « Demain, vous commencez ». C’est étrange, cela me faisait étrange. Je lui ai dit : « Je ne comprends pas parce que tu y vas, ils donnent du travail le lendemain et tout cela. » Et moi, j’y vais, [on me répond] : « On vous rappellera. » Avant son arrivée à Londres, il a occupé des emplois d’ouvriers en contrats intérimaires et a suivi l’exemple de son frère qui travaille en Belgique. Comme de nombreux transfrontaliers, ils ont recherché un emploi plus rémunérateur tout en étant moins soumis au risque de discrimination. Mieux maîtriser l’anglais lui permettrait d’avoir un emploi dans le secteur de l’hôtellerie ou la restauration.

3.2. De la nécessité de montrer ce dont on est capable

L’expérience londonienne permet également de mettre en avant leur découverte d’autres modes de vie et d’un environnement professionnel différent. Cette curiosité constitue un signe en direction de leur futur employeur, témoignant de leur capacité à s’adapter, de leur aptitude à faire face aux situations nouvelles. Plus largement, ces jeunes insistent sur le fait que leur séjour à Londres leur permettra de faire valoir les compétences acquises dans un autre contexte. Bien plus que l’expérience de l’emploi occupé – qui est somme toute aussi précaire et déqualifié que ceux obtenus en France avant leur départ –, ce qui compte est le fait qu’ils soient parvenus à l’avoir réalisé en Angleterre. Ils démontrent ainsi leurs capacités à se débrouiller, à se fondre dans leurs fonctions, à s’accommoder des attentes de leur employeur… en un mot, à « faire avec » un contexte difficile. Or n’est-ce pas ce qui est attendu des salariés dans un contexte économique de plus en plus tendu?

Ce sentiment est partagé par tous les jeunes, mais il prend une acuité particulière pour ceux d’origine maghrébine qui ont à redouter l’obstacle supplémentaire de la discrimination en raison de leur origine. Ils entendent ainsi démontrer qu’ils sont de bons candidats : sachant se sortir de situations difficiles, ils sauront être de « bons employés ». Car « avoir tenu à Londres », c’est-à-dire dans un contexte culturel différent, dans lequel ils maîtrisaient mal la langue, où ils ont connu des problèmes d’argent, pour se loger, etc., et que malgré tout ils ont obtenu un emploi et se sont forgé une expérience professionnelle, dénote d’aptitudes particulières. Et les entretiens démontrent qu’ils ont enduré, souvent pour la première fois de leur vie, de multiples difficultés. Mais « en sortir vainqueur », c’est amasser une expérience dont ils entendent bien tirer parti à leur retour en France. « Se faire son expérience », c’est avoir quelque chose à démontrer de ses capacités pour obtenir l’emploi stable tant convoité.

Mourad a connu un parcours scolaire chaotique. Après l’obtention d’un bac technologique commerce, il n’a pu faire le BTS escompté faute d’avoir trouvé une entreprise pour le faire en alternance. Pendant les trois ans où il a tenté de suivre cette formation, il a occupé un emploi d’assistant d’éducation [une forme d’emploi aidé]. J’ai persévéré pendant trois ans, après, je me suis dit : « Si ça ne marche pas de ce côté-là, je vais partir apprendre l’anglais et j’irais travailler [à mon retour] à Genève dans le commerce […], je n’aurai pas de diplôme bac+2, mais j’aurai une compétence importante qui comblera. » Habitant une région frontalière de la Suisse, il est tenté par le fait d’y trouver du travail, comme de nombreux autres Français. Dans cette optique, il contacte la Mission locale pour connaître les possibilités de formation en anglais. À Londres depuis quelques mois, il envisage de rentrer avant l’été afin de pouvoir être recruté comme saisonnier, puis de poursuivre avec un contrat à long terme. À Genève, surtout en été, il y a beaucoup de monde, cela peut m’ouvrir certaines portes, j’aurai deux mois pour remplacer, pour pouvoir commencer à faire ma place, montrer ce que je suis capable de faire et ce que je vaux, pour qu’après, si un poste se libère, on puisse me donner ma chance.

Dans cette perspective, solliciter la Mission locale pour bénéficier du dispositif d’accompagnement à la mobilité correspond à une stratégie : être un tremplin quand les ressources familiales ne permettent pas de partir et que l’accès à un travail décent demeure inaccessible.

Pour les hommes d’origine maghrébine, et particulièrement ceux qui habitent dans les quartiers périphériques, l’enjeu est aussi de faire oublier les stéréotypes qui leur collent à la peau. Être parti à Londres, y avoir travaillé, contribue à effacer les stigmates du « jeune de banlieue ». C’est aussi une lutte pour éviter l’échec vécu par les copains. Au cours d’une période de chômage qui se prolonge, ils redoutent de se retrouver aussi désoeuvrés qu’eux. Partir apparaît comme étant la seule solution pour interrompre cette suite sans fin de petits boulots, contrats d’intérim, périodes de chômage… qu’ils vivent d’autant plus douloureusement qu’ils sont diplômés du cycle supérieur.

Trois jeunes rencontrés au cours d’un même entretien témoignent de cette peur de sombrer dans la spirale de l’exclusion. Étudiants, ils l’observaient à l’oeuvre auprès des copains, ceux avec lesquels ils avaient grandi, mais qui, à leur différence, n’avaient pas fait d’études supérieures et se retrouvaient progressivement exclus du marché de l’emploi. À leur tour, sans emploi plusieurs mois après la fin de leur cursus universitaire, ils commencent à douter. Deux d’entre eux, Bilal et Nacer, sont diplômés d’une école de commerce et le troisième, Marouan, n’a validé que la première année d’un BTS. Ce dernier et Nacer, copains dans le même club de foot, ont passé quelques mois en CDD à faire du porte à porte pour vendre des alarmes à des particuliers. Bilal, après un stage de quelques mois dans une entreprise à la Défense (le grand quartier d’affaires à Paris), s’est retrouvé sans aucune perspective d’emploi. Il avait fini par se résoudre à prendre un boulot par défaut [...], mais, dit-il, je n’ai même pas eu cette opportunité, il n’y avait rien! Je suis passé du 40e étage [d’un immeuble qui abritait le siège social de l’entreprise] à rien, être posé là [dans son quartier] à ne rien faire [...]. J’ai fait au moins 100 candidatures par semaine, rien! [...] Je suis passé des discussions de la Défense à ce qui se passe entre les jeunes! Aucune discussion intéressante, l’alu! [...] Moi, je veux ma part du gâteau, un bon salaire, une reconnaissance.

Habitant une région rurale peu dynamique, ils redoutent que cette période sans emploi ne se prolonge et qu’ils finissent aussi désoeuvrés que leurs copains. Malgré de très nombreuses démarches, l’envoi de dizaines de CV, ils disposent de beaucoup de temps et se retrouvent à « traîner dans le quartier ». Bilal précise : C’est le traquenard, on se retrouve entre potes, on fait rien, on traîne parce qu’on n’a rien d’autre à faire [...] on aurait pu être comme eux [ceux qui n’ont pas d’emploi et tiennent les murs depuis des années], c’est facile de rentrer dans ce cercle vicieux, on a failli devenir alcooliques! On jouait à la wii jusqu’à trois heures du matin, on se levait à midi, on traînait en bas, rien à faire… on a bien fait de bouger [se décider pour partir à Londres] [...], on rentrera avec plus de bagages [...] On a failli devenir comme ça!

Comme l’ont montré d’autres recherches, les individus n’évoquent généralement pas de manière spontanée la discrimination[22] : elle est rarement mentionnée comme étant un motif explicatif à leur situation. Dans tous ces entretiens, elle affleure pourtant. Et ces jeunes finissent par dire que c’est une hypothèse à laquelle ils pensent parfois, mais qu’ils ne peuvent en rester là : il leur faut tenter l’aventure, partir, pour ne plus être soumis au risque de discrimination. Réussir à Londres serait le gage qu’on peut réussir en France. De même que des individus démarrent leur entreprise pour se créer un emploi, ces jeunes se constituent une expérience censée les protéger des pratiques discriminantes.

Les trois jeunes précédents disent à ce sujet : Pour l’instant, on ne sait pas, on a des doutes [avec des sourires entendus entre eux], mais là, ce serait la preuve! Parce qu’avec un même dossier et l’anglais en plus, si on n’est pas recrutés…!

4. Éviter la discrimination : « découvrir qu’on est Français »

4.1. Une ville moins raciste

Londres apparaît d’autant plus attractif que la ville est réputée pour son cosmopolitisme et la possibilité d’affirmer ses convictions religieuses sans être discriminé dans l’emploi. Et de fait, tous les jeunes d’origine maghrébine évoquent leur étonnement lorsqu’ils ont constaté que des hommes portant turban et barbe pouvaient être cadres dans la City, que des femmes voilées les recevaient à la banque ou la poste. Ils louent alors ce savoir-faire britannique qui respecte chacun dans ses différences, et regrettent qu’il ne puisse en être de même en France. Les jeunes d’origine française dressent également le même constat et nombreux sont ceux qui disent que cette situation les a incités à être plus tolérants.

Les jeunes d’origine maghrébine estiment également qu’ils n’ont pas eu à faire les frais d’un traitement inégalitaire en raison de leur origine lorsqu’ils ont recherché un emploi. Mais est-ce pour autant que les pratiques discriminatoires et le racisme sont absents des interactions sociales londoniennes? L’expérience de ceux qui y ont vécu de nombreuses années le dément[23]. Toutefois, pour trouver ces « petits jobs » de quelques mois, ils estiment ne pas être bloqués en raison de leur origine. Il leur suffit de répondre à quelques annonces, faire du porte à porte et, en période normale d’emploi, ils obtiennent un emploi en quelques jours ou semaines, quand il faut plusieurs mois ou années pour obtenir la même chose en France. La situation de part et d’autre de la Manche ne souffre pas la comparaison selon eux.

De même, à propos de la vie quotidienne (recherche d’un logement, entrée en discothèque, contrôles policiers dans la rue), ces jeunes s’étonnent de la facilité de ces démarches. D’une part, parce que les procédures administratives sont allégées (par exemple pour trouver un logement, il suffit de payer une semaine d’avance, pas besoin de garant), d’autre part, parce qu’en Angleterre ces jeunes sont considérés comme Français : ils ne sont pas traités en référence à une origine qui « justifierait » un traitement spécifique. En France, les contrôles de police en sont une des illustrations les plus injustes (Goris et al., 2009).

Kamel explique à ce sujet comment à Aubervilliers, ville où il est né, il se faisait régulièrement contrôler par la police : Dans mon quartier, la police nous connaît très bien parce qu’ils sont là tous les jours, on les connaît [nous aussi], on connaît même leur prénom, mais ils me contrôlaient très souvent! Quand je leur disais : « Mais pourquoi vous me contrôlez tous les jours, vous connaissez tout de nous [...]?! », ils me répondaient : « Dans ton pays, tu ne répondrais pas comme cela. » Le souci, c’est que je suis né en France, à Aubervilliers! Moi, je n’ai été que deux fois en Algérie, donc on ne peut pas dire que c’est mon pays [...] et [avant son départ pour Londres] j’étais toujours à me prendre la tête, les tutoiements de la police alors que j’ai trente ans! Tous ces faits, là, font qu’à un moment, on en a assez.

4.2. Se découvrir Français

Si des Londoniens devinent qu’ils ont une ascendance étrangère (en raison de leur nom ou de leur phénotype), elle n’est pas stigmatisante : être Maghrébin à Londres ne signifie pas la même chose qu’en France. Ce n’est donc pas l’origine qui est problématique, mais le sens qui lui est conféré, et ces jeunes le savent bien quand ils disent être fiers de leur origine et que cela ne les empêche pas d’être Français : en France, la référence à leur origine prend le pas sur leur affirmation identitaire, elle est mobilisée pour annuler le processus de socialisation qui en fait des Français. À Londres, leur mode de vie, leurs références, leur univers de référence (sans parler de leur accent) les définissent comme Français.

Et c’est ce qu’ils découvrent en allant à Londres : nombreux sont ceux qui se sont sentis Français pour la première fois de leur vie. Ils sont renvoyés à leur francité : à de nombreux signes, ils ressentent qu’on les considère comme Français. Et pour la première fois, ce qui est inscrit sur leur papier d’identité est ressenti subjectivement.

Cette expérience est relatée par Nabil qui n’est pas parti dans le cadre d’un dispositif. Avant Londres, il avait déjà passé un an et demi à Tokyo. Avocat, ayant travaillé dans un grand cabinet parisien, il fait partie de ces personnes dont on dit qu’elles sont « intégrées » et susceptibles de n’avoir pas (ou moins) été confrontées à ces questions identitaires : Je me suis vraiment senti Français à l’étranger, c’est marrant, je me sens Français à l’étranger parce que pour les personnes à l’étranger, je suis Français [...] même pour les Français de l’étranger, je suis plus Français, c’est marrant parce qu’ils sont contents de voir un Français, ils s’en fichent [à ce moment-là] du prénom, de ma tête.

L’expérience d’Issam révèle, quant à elle, qu’il lui importe moins d’être vu comme Français en France que d’obtenir un emploi, quelle que soit sa physionomie. Pour cette raison, il apprécie : Ici [à Londres], contrairement à la France, c’est que même si on a une gueule d’Arabe [...] ce n’est pas grave, [c’est possible de] dire qu’on vient de France et qu’on est Maghrébin.

Le déplacement dans un autre contexte accentue les constructions identitaires de chacun. Mais lorsque les individus font partie du groupe majoritaire, ce sentiment est minoré; ils prennent juste acte qu’ils sont « des Français à Londres » – leur sentiment identitaire n’est pas transformé, il se vit juste un peu différemment en devenant une minorité.

Dans le cas des jeunes Français d’origine maghrébine, il en va tout autrement : cette expérience leur fait prendre conscience qu’ils sont Français, qu’ils peuvent être considérés comme tels, car ce qu’ils sont les définit comme Français aux yeux de ceux qui ne le sont pas. Ce ressenti a des implications très fortes, car les effets de cette expérience peuvent être déterminants pour la suite de leur parcours de vie. Ils acquièrent une confiance en eux et l’estime de soi s’en trouve grandie. C’est toute leur construction identitaire qui se trouve transformée par cette expérience, contribuant à modifier durablement leur rapport aux autres. Or cette dimension est évidemment fondamentale dans le processus de recherche d’emploi, a fortiori en situation de pénurie.

5. Un nouveau mode de vie : « être un jeune comme un autre »

Pour tous les jeunes, partir à Londres, c’est aussi partir à la quête de soi. Car c’est la première fois qu’ils partent aussi longtemps de chez eux, de leur région d’origine, parfois de chez leurs parents.

5.1. Prendre son indépendance

Pour les jeunes d’origine maghrébine, il s’agit le plus souvent du premier départ de chez les parents : à cette occasion, ils font leurs premières expériences de vie indépendante. Parmi les autres jeunes, un sur deux avait déjà pris son propre logement quelques années auparavant. Mais ils vivaient le plus souvent dans des petites villes. La vie à Londres, capitale internationale, les conduit à faire d’autres expériences. Et pour ceux qui vivaient chez leurs parents, les jeunes d’origine française étaient indéniablement plus « libres de vivre leur vie ». Ils pouvaient par exemple y inviter leurs amis, aller dormir chez leur copine ou leur copain, l’inviter également. Les contraintes d’horaire pour les sorties étaient moins strictes, y compris pour les filles. Les différences de modes de vie au cours de ces expériences juvéniles sont en effet nombreuses : autant le fait de pouvoir vivre des relations amoureuses librement, décohabiter progressivement du logement parental, tester la vie conjugale avant de former un couple stable sont des pratiques très répandues dans la population majoritaire, autant elles sont moins fréquentes parmi les descendants des familles immigrées maghrébines (Hamel et al., 2011; Collet et al., 2012).

On retrouve ici Nadir relatant la manière dont il a vécu les derniers mois avant son départ pour Londres, tiraillé entre ses sentiments pour sa copine et le souci de ne pas déroger aux principes transmis par ses parents; son départ peut être aussi lié à une volonté de s’éloigner avant de prendre une décision.

Le problème, c’est qu’en ce moment, j’ai ma petite copine. Elle est plus âgée que moi, elle a des enfants et [...] elle veut souvent que je reste chez elle. Mais le problème, c’est qu’elle ne comprend pas, puisqu’elle est Française, pourquoi je dois toujours rentrer chez moi [...]. Je lui dis : « Écoute, même quand j’aurai 30-40 ans, mes parents sont toujours mes parents, il n’y a pas de oui, j’ai 18 ans, je suis majeur, je fais ce que je veux. Il n’y a pas de cela. » [...] De toute façon, j’ai toujours dit que la femme que je vais présenter à mes parents, c’est sûr que c’est celle avec qui je vais me marier. Je ne vais pas ramener 50 filles chez moi. Chez moi, ce n’est pas un moulin. De toute façon, je ne peux pas faire cela, j’ai trop de respect pour mes parents.

Les jeunes hommes subissent également des discriminations raciales durant leurs loisirs. Les trois jeunes rencontrés au cours d’un entretien commun ont commenté en aparté les mésaventures qu’ils ont subies, tant à l’entrée des boîtes de nuit qu’auprès des filles qu’ils peuvent y rencontrer. Là-bas [en France], il y a trop de préjugés, même les filles dans les boîtes, elles ne veulent pas parler avec nous [...]. Ici, les filles, elles sont cools, me confient-ils, fiers de pouvoir dire qu’ils ont fait de nombreuses rencontres et qu’à présent, ils ont chacun une copine.

Le contraste avec ce qu’ils ont vécu avant les incite aussi à profiter de cette période de leur jeunesse. Car pour la première fois, ils ont accès à un mode de vie qui leur était inaccessible en France. L’autonomie acquise en vivant seul[24], la vie nocturne, les expériences affectives et sexuelles en dehors d’un projet de couple sont autant d’occasions de vivre la jeunesse de tout « jeune Français blanc de classe moyenne ».

Leur départ et leur salaire leur permettent d’obtenir un logement autonome et signalent une prise d’autonomie durable vis-à-vis de leur famille. Pour les filles d’origine maghrébine en particulier, elles n’envisagent pas retourner dans le logement familial à leur retour : ce ne peut être qu’une transition en attendant l’emploi qui permettra de prendre leur indépendance; les hommes restent dans un schéma plus traditionnel, ils partiront quand ils auront trouvé une femme, c’est-à-dire quand ils seront prêts à se marier.

En ce qui concerne les parents, on observe également des différences marquées : tandis que dans les familles d’origine française, d’autres frères et soeurs avaient déjà connu une expérience similaire, cela n’est généralement pas le cas dans les familles maghrébines. Dans les premières, les parents avaient déjà une relative habitude du départ de leurs enfants ou parce que, malgré leurs réticences, ils ont encouragé leurs enfants à partir, estimant qu’il s’agit là d’une opportunité qu’ils ne pouvaient manquer. Dans les familles maghrébines, en revanche, les réticences s’avèrent plus fortes. En effet, les discours recueillis montrent qu’il n’existe pas la même culture d’émancipation à partir des expériences que les jeunes peuvent vivre seuls, et qui in fine contribuent au processus d’autonomisation. C. Van de Velde (2008) analyse les différences de modèles des pays européens selon qu’ils encouragent plus ou moins ce processus : les pays se situant sur un continuum de moins en moins favorable à l’expérimentation de la jeunesse du Nord au Sud. Ici, on peut retrouver les mêmes lignes de clivages qu’entre les pays du nord et ceux du sud de l’Europe : les familles originaires du Maghreb valorisent le modèle d’installation familiale qui se caractérise par une plus grande synchronicité entre les étapes (obtenir un emploi stable, se marier, quitter le logement parental pour constituer, à son tour, sa famille). Les jeunes, quant à eux, même quand ils n’y adhérent pas, évitent d’exprimer leur désaccord à leurs parents ou de se disputer avec eux et cherchent à trouver un compromis, car plus sûrement que dans le groupe majoritaire, ils privilégient l’« holisme familial » (Kaufman, 2001). Le retour en France est alors (aussi) justifié au nom des liens familiaux.

5.2 Au-delà de l’expérience linguistique et professionnelle

En attendant, loin du regard de leurs parents, ces jeunes se retrouvent seuls pour prendre un ensemble de décisions (qu’acheter avec un montant limité de devises? privilégier l’amusement ou assurer ses arrières pendant la période financée par le dispositif?), tandis qu’ils doivent trouver un hébergement et obtenir un emploi[25]. Les tentations sont parfois trop fortes et quelques jeunes abandonnent aussi parce qu’au terme d’un mois ils n’ont plus suffisamment d’argent pour prolonger leur séjour. Pendant les premières semaines, nombreux sont ceux qui sortent beaucoup et font diverses découvertes durant leurs activités nocturnes. Pour quelques jeunes, la motivation à partir s’explique aussi par leur envie de vivre certaines expériences sexuelles qu’ils ne se sont pas autorisés auparavant (allant des pratiques homosexuelles à des pratiques moins consensuelles). Il n’y a là rien d’exceptionnel, quitter son environnement familier a toujours favorisé des pratiques nouvelles, quand le départ n’était pas lui-même motivé par cette quête. L’éloignement permet son expression. Et pour les jeunes d’origine maghrébine qui vivaient chez leurs parents de manière moins individualiste que les jeunes d’origine française, ils peuvent enfin vivre comme les autres jeunes de leur âge. Comme eux, ils découvrent la possibilité de sortir quand ils veulent, de rentrer à l’heure qu’ils veulent, de flirter sans crainte d’être vus, d’expérimenter la vie à deux, etc. Ils expérimentent une forme de normalité.

Bien entendu, les principes éducatifs incorporés ne disparaissent pas aussi facilement : ces jeunes agissent aussi selon ce qu’ils ont intériorisé au cours des années de vie familiale. En même temps, ils ont eu tout au long de cette période un autre modèle (aperçu à travers les médias, vécu par leurs copains). Là, en vivant à Londres, ils ont la possibilité de choisir, de se fabriquer leurs propres univers, d’élaborer leur mode de vie en puisant dans divers registres.

Si cette expérience est aussi déterminante, c’est qu’à long terme elle va façonner leur existence, tant sur un plan individuel que social. Mais cette mobilité internationale est envisagée dans une durée limitée, et c’est pourquoi elle a autant de valeur : ce qu’elle leur procure influera sur les conditions de leur retour. En d’autres termes, ils partent pour réussir (ou en tout cas se donner de plus grandes chances de réussir) l’étape décisive de l’entrée dans un emploi stable, et plus largement leur vie d’adulte.

Aujourd’hui, encouragés par un ensemble de dispositifs, les jeunes adultes sont de plus en plus nombreux à partir quelques mois. S’ils partagent un ensemble de caractéristiques communes (notamment une situation au regard de l’emploi très précaire), le fait de partir avec un dispositif ou sans révèle un certain nombre de spécificités. Le traitement des données du Centre Charles-Péguy a permis de le démontrer : les jeunes partis avec un dispositif sont en moyenne un peu plus âgés, moins diplômés et plus précaires. Ces résultats sont confortés par l’analyse des entretiens mettant en lumière comment est vécue cette expérience, ce que ces jeunes en attendent et de quelle manière s’articulent les différents facteurs les incitant à partir à Londres. Ils rejoignent ce qui est mis en évidence dans maints travaux : les difficultés des jeunes à l’égard de l’emploi. Car, quelle que soit leur formation, ces jeunes se sont retrouvés très majoritairement à occuper des emplois de serveur et de vendeur en France et les contrats de travail étaient de (très) courte durée. Ils avaient également connu plusieurs phases de chômage et étaient chômeurs avant leur départ pour Londres.

La déception qui découle de cette situation et la précarité subie sont un moteur pour partir. Londres apparaît comme une ville attractive et le dynamisme de cette capitale économique les incite à franchir le pas en vue et, une fois de retour en France, de convertir cette expérience en atout pour favoriser leur insertion professionnelle.

Pour ces jeunes adultes, la mobilité devient un capital au même titre que d’autres capitaux sociaux. Encouragés par un contexte qui facilite les mobilités géographiques et valorise les parcours internationaux, ces jeunes adultes entendent bénéficier de leurs « ressources internationales » pour améliorer leurs conditions sociales en France et ainsi s’opposer aux déterminismes sociaux (Wagner, 2007). La situation étant pire pour les descendants de l’immigration maghrébine, ils recherchent l’appui d’un dispositif d’accompagnement à la mobilité.

Mais cette mobilité ne peut s’opposer à l’ancrage, comme le démontre S. Fol (2010) à propos des modes d’habiter des classes populaires : « mobilités et ancrages ne constituent pas deux manières opposées d’habiter en ville » (p. 29). De même au sujet des jeunes, la mobilité qu’ils entreprennent ne peut pas être analysée uniquement en référence à un mouvement dans l’espace, qui les éloignerait de leur territoire. Il faut sortir d’une catégorisation binaire pour étudier l’ampleur de ce qui est projeté, attendu et réalisé à travers cette mobilité internationale, et ainsi comprendre qu’elle est entreprise dans le but d’obtenir une insertion professionnelle « ancrée » en France. Ce passage par une ville cosmopolite, internationale, est fortement valorisé, et ces jeunes adultes en retirent des expériences qui nourriront leur vie future, mais il est pensé comme temporaire et avec pour but d’améliorer leur installation en France. Il s’agit, bien entendu, d’une installation professionnelle, avec la perspective d’une promotion, mais aussi de la possibilité de vivre dans leur région d’origine. Ils y sont attachés et, pour la majorité, c’est par rapport à ce territoire local qu’ils projettent leur parcours professionnel. La mobilité n’est parfois qu’un moyen d’obtenir une reconnaissance et de « s’enraciner » là, dans le territoire de départ.