Corps de l’article

Le vieillissement représente un thème majeur de l’oeuvre de Simone de Beauvoir. Elle y consacre un volumineux essai, La vieillesse (1970), construit selon la même méthode et approche pluridisciplinaire que Le deuxième sexe, et y revient constamment dans ses romans, ses nouvelles (« L’âge de discrétion » (1968) est ouvertement consacré à ce thème), ses essais, ses récits autobiographiques. Or, cet aspect de l’oeuvre auquel Simone de Beauvoir accordait pourtant une grande importance est mal connu. Elle-même avait anticipé les raisons de cette occultation. Elle raconte : « Quand je dis que je travaille à un essai sur la vieillesse, le plus souvent on s’exclame “ Quelle idée […] Quel sujet triste ” » (Beauvoir 1970 : 8). Et pas seulement triste, car c’est aussi un « sujet interdit », une sorte de secret honteux dont il est indécent de parler, et on lui a reproché d’avoir enfreint ce tabou dans son livre autobiographique La force des choses, ouvrage paru en 1963, et plus encore dans le récit des dernières années de Sartre, La cérémonie des adieux, publié en 1981.

Aujourd’hui, le sujet n’est plus tabou. L’intérêt d’un retour à la réflexion pionnière de Simone de Beauvoir sur le vieillissement ne tient pas seulement à la qualité et à la notoriété de son auteure, mais à la façon dont elle distingue la situation respective des deux sexes dans le grand âge, réintégrant les femmes dans cette analyse, les rares études antérieures à La vieillesse traitant le plus souvent des « vieux » en général. Elle constate, en effet, que « le discours tenu ordinairement sur les vieillards les imagine au masculin », alors même que, parmi ce groupe, les femmes sont plus nombreuses que les hommes. Or, « la vieillesse n’a pas le même sens ni les mêmes conséquences pour les hommes et pour les femmes » (Beauvoir 1970 : 93). Il y a ainsi une étroite corrélation entre la réflexion de Simone de Beauvoir sur la vieillesse et Le deuxième sexe, où elle consacre d’ailleurs un chapitre à la question des femmes âgées.

Simone de Beauvoir proclame donc son envie de mettre en pièces les lieux communs, se propose de briser la conspiration du silence, d’opérer une démystification. En analysant la condition des personnes âgées des deux sexes, elle peut étudier leurs relations, celles que ces personnes ont entre elles, avec leur entourage et leur corps, et faire ressortir par comparaison la différence de statut et de vécu entre les femmes et les hommes. Aussi envisage-t-elle à la fois la situation commune aux deux sexes dans l’avancée en âge et les différences dans la position et le ressenti des personnes âgées de l’un et l’autre sexe, conjuguant une étude objective de leur situation, ce qu’elle appelle « le point de vue de l’extériorité », et l’analyse de la façon dont est vécue subjectivement la vieillesse (« point de vue de l’intériorité »). Rappeler – principalement à partir de l’essai La vieillesse sans se priver de faire référence à ses autres ouvrages – les principaux éléments de la problématique de Simone de Beauvoir sur le vieillissement nous permettra d’en apprécier en conclusion les apports mais aussi les limites.

La vieillesse : un destin commun aux deux sexes

Simone de Beauvoir rappelle au début de La vieillesse que, en tant que phénomène biologique, la vieillesse se situe dans la courbe descendante de l’existence avec perte des forces physiques et parfois intellectuelles, à laquelle s’ajoutent les maladies (précisément parce que ces personnes sont plus faibles et donc vulnérables) et les pathologies propres au grand âge : démence sénile, ostéoporose, etc. Elle compile par souci d’exhaustivité les données scientifiques de son époque et des statistiques. Les unes et les autres, étant aujourd’hui dépassées, nous ne nous y arrêterons pas ici, et ce n’est pas non plus ce constat qui importe à Simone de Beauvoir (1970 : 19) : « la vieillesse n’est pas seulement un fait biologique mais un fait culturel ».

Toutefois, la relation entre le biologique et le social est plus complexe dans le cas des personnes âgées qu’en ce qui concerne les femmes. Si l’on ne naît pas femme, mais qu’on le devient, celle-ci peut échapper à sa détermination biologique, tandis que, s’il est certain que l’on ne naît pas « vieux », il est non moins évident que – sauf mort prématurée – on le deviendra et par l’effet de causes naturelles. D’où l’embarras non dissimulé de Simone de Beauvoir (1972 : 50-51) : « La liaison de l’existence – conscience et transcendance – avec la vie au sens biologique du mot, m’a toujours jetée dans la perplexité – encore que je trouve aberrant de dissocier la première de la seconde. » Une perplexité que révèle parfois la présence dans son propos de « scories naturalistes », pour reprendre l’expression de Sylvie Chaperon (1997 : 138).

La difficulté à distinguer le biologique du social est d’autant plus grande qu’il n’existe pas de détermination universelle de la vieillesse, sauf une approche très vague : « On peut définir le vieillard comme un individu qui a une longue vie derrière lui et devant lui une espérance de survie très limitée » (Beauvoir 1970 : 383). Cependant, à quel moment exactement commence la vieillesse? L’entrée dans l’âge adulte peut être marquée à la puberté par des rites de passage dans les sociétés dites « primitives », mais c’est chaque collectivité qui décide de façon plus ou moins manifeste quand quelqu’un est vieux, ce qui va de 30 ans à plus de 80 ans : « le statut du vieillard n’est jamais conquis par lui mais lui est octroyé » (Beauvoir 1970 : 94). C’est le système global de valeurs en cours dans une collectivité qui définit le sens et la place de ses anciens et anciennes et les traite à part des autres adultes. Et, « inversement par la manière dont une société se comporte avec ses vieillards, elle dévoile sans équivoque la vérité – souvent soigneusement masquée –, de ses principes et ses fins » (Beauvoir 1970 : 96).

Le contexte social est donc essentiel; cependant, quels que soient le temps et le lieu, deux attitudes opposées peuvent être observées. Ou la vieillesse est vénérée, symbole d’expérience et de sagesse; ou, cas le plus fréquent, la personne âgée est tenue en marge, voire maltraitée, si ce n’est mise à mort chez certains peuples. Dans nos sociétés industrielles, elle devient « hors circuit » parce qu’elle est oisive, et la retraite sonne précisément cette rupture avec la vie active. Marquée par l’influence du marxisme, Simone de Beauvoir (1970 : 229) en vient donc au problème économique et social : « plus que le conflit des générations, c’est la lutte des classes qui a donné à la notion de vieillesse son ambivalence ». Il y a d’importantes différences entre les individus selon la vie menée : dans certains cas, la pénibilité du travail et la misère vécue dans l’âge mûr accroissent les difficultés dans le grand âge : faiblesse des régimes de retraite, mauvaise hygiène, plus courte espérance de vie… À cause de cette disparition précoce, les personnes âgées pauvres se trouvent ainsi moins nombreuses que celles qui sont mieux nanties. Pour ces dernières, l’accumulation des richesses peut pallier la diminution des forces physiques. La propriété et la fortune plus considérables dans la vieillesse que dans la jeunesse donnent du pouvoir.

Ainsi, au sein d’une société donnée, les personnes âgées ne forment pas un groupe homogène. Si l’on peut parler d’une histoire des femmes dans la mesure où, même si l’on peut distinguer entre elles les bourgeoises des prolétaires, elles peuvent s’organiser (féminisme), ce que Simone de Beauvoir les invitait à faire dès Le deuxième sexe (1949 : 97), « le vieillard en tant que catégorie sociale, n’est jamais intervenu dans le cours du monde ».

Pour autant, au-delà de situations variables, cette réalité transhistorique qu’est la vieillesse – et son terme commun à tous et à toutes, soit la mort –, renvoie à des interrogations universelles que Simone de Beauvoir analyse dans une perspective philosophique en pénétrant dans l’intimité des individus comme sujets qui intériorisent leur situation et y réagissent. Elle se demande donc d’abord, d’une façon générale, quel est « le rapport du vieillard à son image, à son corps, à son passé, à ses entreprises, quelles sont les raisons de son attitude à l’égard du monde, à l’égard de son entourage » (Beauvoir 1972 : 149). La vieillesse apparaît plus clairement aux autres qu’à soi-même. Nous sommes l’Autre pour les autres, pour la société, qui nous renvoient cette image à laquelle nous n’adhérons pas, et autres que ce que nous pensons être nous-mêmes. Simone de Beauvoir se réfère à sa propre expérience (1970 : 301) : « la vieillesse est particulièrement difficile à assumer parce que nous l’avions toujours considérée comme une espèce étrangère : suis-je donc devenue une autre alors que je demeure moi-même? » Retour du biologique qui la surprend dans sa chair : « Déjà à quarante ans, je suis restée incrédule quand, plantée devant mon miroir, je me suis dit : “ j’ai quarante ans ” » (Beauvoir 1970 : 301). Cette anomalie normale semble un scandale intellectuel :

[Nous] devons assumer une réalité qui est indiscutablement nous-même encore qu’elle nous atteigne du dehors et qu’elle nous demeure insaisissable. Il y a une contradiction indépassable entre l’évidence intime qui nous garantit notre permanence et la certitude objective de notre métamorphose.

Beauvoir 1970 : 309

On oscille de l’un à l’autre, mais notre inconscient veut ignorer la vieillesse et entretient l’illusion d’une éternelle jeunesse : « l’image qui nous a été fournie par les autres et qui nous effrayait, rien ne nous impose intérieurement de nous reconnaître en elle » (Beauvoir 1970 : 312).

Autre qu’elle-même à ses yeux et à ceux des autres, la personne âgée s’objective en se définissant par son passé, son ancien moi qu’elle sent immuable. Toutefois, le passé, c’est, pour reprendre, à la suite de Simone de Beauvoir, l’expression de Sartre, du practico-inerte. Elle cite la Critique de la raison dialectique : « Je suis ce que j’ai fait et qui m’échappe me constituant comme un autre »; ou L’être et le néant (1943) : « Le passé est vécu sur le mode du pour-soi et pourtant il est devenu un en-soi » (Beauvoir 1970 : 395). Ainsi y a-t-il enfermement par les autres et par soi-même dans ce que l’on a fait et que l’on ne peut plus modifier. Françoise, dans L’invitée, se sent vieille à 30 ans, une femme faite :

Ces trente années, ce n’était pas seulement un passé qu’elle traînait derrière elle […] c’était son présent, son avenir, sa substance dont elle était faite. Aucun héroïsme, aucune absurdité n’y pourraient rien changer […] elle pouvait encore semer ça et là dans sa vie des incidents imprévus, des talents neufs; mais ça n’en restait pas moins jusqu’à la fin cette vie-ci et pas une autre; et sa vie ne se distinguait pas d’elle-même.

Beauvoir 1943 : 150

L’héroïne de « L’âge de discrétion », professeure à la retraite, constate ceci : « Autrefois, je me berçais de projets, de promesses; maintenant, l’ombre des jours défunts veloute mes émotions, mes plaisirs » (Beauvoir 1968 : 17).

Le passé choséifié est figé. Il fait partie de ce que, rappelle Simone de Beauvoir (1970 : 395), Sartre nomme un irréalisable : « Les projets se sont pétrifiés […] toute une longue vie s’est alors figée derrière nous et nous retient captifs. » Le retour sur le passé peut engendrer un sentiment d’échec, de désillusion. Et les choses ne se passent pas mieux quand l’existence a été réussie. Simone de Beauvoir s’estime privilégiée d’avoir réalisé son souhait d’être une écrivaine célèbre. Cependant, ce sentiment d’achèvement laisse une impression de vide : que faire de plus, de mieux? Certes, les promesses ont été tenues, mais elle reprend dans Tout compte fait, paru au début des années 70, en ce qui la concerne, ce qu’elle écrivait dans La vieillesse : « Même le progrès a dans le dernier âge quelque chose de décevant; on avance, soit, mais en piétinant et sans espoir de beaucoup dépasser ce qu’on a déjà fait » (Beauvoir 1972 : 152).

Si l’on fait abstraction des circonstances extérieures et même en prenant l’exemple d’une personne en bonne santé et sans problème financier, la vieillesse, dont le début est déjà difficile à déterminer, ne constitue pas un état stable mais un processus inéluctable, avec diminution des activités, des facultés mentales et changement d’attitude par rapport au monde. Dans une vision qui a été jugée très pessimiste, Simone de Beauvoir décrit le découragement, la solitude, l’indifférence aux autres des personnes âgées, où il est difficile de démêler le biologique du psychologique et du social.

Et au bout de ce parcours irréversible de dégradation, voire de déchéance et de dépendance, sans amélioration ni possibilité de retour en arrière, il y a la mort dont on ne peut avoir, par définition, une expérience personnelle : quand elle advient, la personne n’existe plus. En tant que je ne peux la réaliser moi-même, elle constitue cet autre irréalisable auquel nul n’échappe et qui se rapproche de jour en jour. Dès lors, quel horizon y a-t-il pour les personnes âgées? « L’avenir n’est plus gonflé de promesses, il se contracte à la mesure de l’être fini qui a à le vivre » (Beauvoir 1970 : 399); il est limité dans les moyens qui ne sont plus ceux de la force de l’âge, limité dans le temps. Le vieillissement, c’est ce rétrécissement de l’avenir que Simone de Beauvoir elle-même éprouve dans Tout compte fait (1972 : 10) : « Je n’ai plus l’impression de me diriger vers un but mais seulement de glisser inéluctablement vers ma tombe. » La mort fait partie, beaucoup plus que pour les jeunes, des préoccupations des personnes âgées, d’autant qu’elles voient disparaître autour d’elles les gens de leur génération : « Vieillir, c’est voir mourir ceux qui nous sont chers, c’est être condamné au deuil et à la tristesse » (Beauvoir 1970 : 133). Pas seulement à cause de leur disparition ou de la prise de conscience de l’imminence de notre propre fin, mais parce qu’ils engloutissent, enterrent notre passé dans lequel, à tort, nous avons mis notre être.

Simone de Beauvoir s’interroge : comment la personne âgée ressent-elle la proximité de sa fin? Est-elle une survivante? Se voit-elle ainsi qu’un « mort vivant », comme la philosophe rapporte que Sartre le disait de lui-même à la fin de sa vie? (1981 : 96). Simone de Beauvoir revient constamment sur l’horreur, l’absurdité de la mort qu’elle a éprouvées très jeune (1960 : 615) : « La mort m’a épouvantée dès que j’ai compris que j’étais mortelle […] cette absence de tout, qui serait mon absence à tout, pour toujours, à partir d’un certain jour. » Absence à soi, aux autres, bientôt oubli, dissolution de son existence dans l’universelle indifférence des personnes vivantes. Projets et réalisations semblent perdre toute signification devant cette malédiction à laquelle on ne peut échapper : « Je tolérais mal de me sentir éphémère, finie, une goutte d’eau dans l’océan; par moment, toutes mes entreprises m’apparaissaient comme vaines » (Beauvoir 1960 : 616).

La mort représente le scandale de la solitude et de la séparation, elle conteste notre existence, elle se brise contre la plénitude de la vie, comme Simone de Beauvoir le montre dans Le sang des autres. Elle balance en permanence entre la gaieté d’exister, sa quête personnelle du bonheur présent auquel elle-même s’est arrêtée dans sa jeunesse jusqu’à la guerre, et l’horreur de finir. Et pourtant, si le passé, même satisfaisant, ne représente pas un avoir, si, à la grande déception de Simone de Beauvoir qui, pour cette raison, se dit flouée à la fin de Tout compte fait, l’on ne parvient jamais à la plénitude de l’être, l’en-soi, cet absolu inatteignable devant l’absolu bien réel de la mort, en même temps, c’est celle-ci qui donne son sens à la vie; sans elle, il ne saurait y avoir ni projets ni valeurs ainsi que Simone de Beauvoir entend le démontrer dans Pyrrhus et Cinéas. Après un accident sérieux où elle a frôlé la mort, elle dit cesser de la craindre pour l’accepter, mais sa révolte reste intacte. En fait, elle qui souhaite mourir brutalement dans son lit redoute davantage, plus que la fin elle-même, la déchéance progressive dans la vieillesse, dont témoigne le récit des dernières années de Sartre, dans La cérémonie des adieux. Et dans Une mort très douce (1964), à propos des ultimes moments de sa mère, Simone de Beauvoir s’insurge contre l’acharnement thérapeutique d’un médecin : à quoi bon refuser à la malade, de toutes façons condamnée à court terme, les médicaments qui soulageraient ses douleurs physiques, sous prétexte qu’ils précipiteraient sa fin? C’est toute la question de l’euthanasie qui se trouve posée avant qu’elle ne prenne l’ampleur que nous lui connaissons aujourd’hui.

Dans sa volonté d’une intelligence globale du concret, Simone de Beauvoir prend en considération les situations différentes des personnes âgées selon les sociétés – en s’appuyant sur l’ethnologie pour laquelle les travaux de Claude Lévi-Strauss lui ont été particulièrement précieux – et selon les classes sociales. Elle n’oublie pas le cas des femmes, constamment présent en contrepoint de ses réflexions générales, illustré dans ses fictions et par ses interrogations personnelles dans son autobiographie parue en plusieurs volumes. Elle constate que le discours tenu sur la vieillesse, quand il a lieu, est biaisé puisqu’il est pensé au masculin : « Quand on en fait un objet de spéculation, on considère essentiellement la condition des mâles » (Beauvoir 1970 : 99). C’est logique puisque ce sont eux qui s’expriment dans les codes, dans les livres, puisque la société est dominée par les hommes. Et si l’on ne pense qu’à eux en parlant de personnes âgées, c’est aussi parce que leur situation évolue au cours de la vie : jeune homme, adulte, vieillard, tandis que le statut des femmes, considérées comme d’éternelles mineures, n’est pas censé subir de changement. Le vécu du grand âge pour les deux sexes et la place qui leur est assignée dans la société s’avèrent pourtant différents.

Un statut et un vécu différents pour chacun des deux sexes

Si la situation des hommes et celle des femmes sont distinctes d’un point de vue biologique, ce sont surtout le statut social et l’interprétation qui est faite du biologique qui créent l’écart entre les uns et les autres dans leur vécu.

Les transformations du corps ne sont pas ressenties de la même manière pour l’un et l’autre sexe. Les passages d’un stade à l’autre de l’existence, en ce qui concerne la femme, se trahissent par des crises beaucoup plus décisives que chez l’homme, en particulier la ménopause : « Tandis que celui-ci vieillit continûment, la femme est brusquement dépouillée de sa féminité; c’est encore jeune qu’elle perd l’attrait érotique et la fécondité d’où elle tirait, aux yeux de la société et à ses propres yeux, la justification de son existence et de ses chances de bonheur » (Beauvoir 1949 : 399). La valeur symbolique – et négative – de la ménopause, présentée comme une mutilation, l’emporte souvent sur le sentiment de délivrance de l’asservissement aux menstrues et aux grossesses : « En cette conjoncture, comme en quantité d’autres, c’est moins du corps lui-même que proviennent les malaises de la femme que la conscience angoissée qu’elle en prend » (Beauvoir 1949 : 399). La femme, traditionnellement définie par son apparence et son corps, vit mal la dégradation de celui-ci. L’héroïne de « L’âge de discrétion » cesse de prendre plaisir à se vêtir. Cependant, elle tente en même temps de contourner son âge : elle fait un régime, achète un pèse-personne : « Je n’imaginais pas autrefois, dit-elle, que je me soucierais jamais de mon poids. Et voilà! Moins je me reconnais dans mon corps, plus je me sens obligée de m’en occuper » (Beauvoir 1968 : 21).

La femme exagère alors sa féminité, se parfume, se fait tout charme, toute grâce, pure immanence. Elle use de subterfuges qui se révèlent dérisoires : « Elle lutte; mais teinture, peeling, opérations esthétiques ne feront jamais que prolonger sa jeunesse agonisante » (Beauvoir 1949 : II, 400). Sur le tard, elle peut se chercher un ou des amants, parfois simplement pour se prouver qu’elle est encore désirable, ce que tente de faire Monique dans La femme rompue (1967), sans aller jusqu’au bout de sa démarche. Vieillir est alors dramatique pour les femmes qui ont tout misé sur la beauté. Il en va tout autrement pour l’homme : « Puisqu’on ne lui demande pas les qualités passives d’un objet, l’altération de son visage et de son corps ne ruine pas ses possibilités de séduction » (Beauvoir 1949 : II, 400). Pour la professeure à la retraite de « L’âge de discrétion », qui répugne à se montrer en maillot de bain, « un corps de vieux, c’est tout de même moins moche qu’un corps de vieille » (Beauvoir 1968 : 70). La femme s’autocensure, mais le regard masculin se fait parfois explicite : Maurice, dans La femme rompue, engage son épouse à délaisser désormais le monokini pour s’acheter un maillot de bain une pièce. Simone de Beauvoir note d’ailleurs que, si on peut parler d’un « beau vieillard », l’expression « belle vieillarde » n’existe pas. Elle met ainsi l’accent sur la façon dont les femmes sont prioritairement appréhendées par l’entremise de leur physique, comment elles subissent la pression de la société et répondent à ses injonctions. Une attitude, aujourd’hui favorisée par le développement des médias, où même une femme ayant prouvé ses compétences intellectuelles ou politiques est renvoyée à son apparence, comme on l’a vu lors de la campagne de Ségolène Royal à l’élection présidentielle de 2007 en France. Dans Petits arrangements avec la cinquantaine, Minou Azoulaï décrit en 2013 les moyens utilisés par les femmes pour tenter de se rajeunir, ce qui ne relève pas seulement de la coquetterie, car cette auteure montre comment à un certain âge, dans leur profession, les femmes sont mises à l’écart ou ne progressent plus.

La philosophe consacre, d’autre part, de longs développements à la sexualité des personnes âgées, un comportement jugé indécent et encore plus indécente son évocation… Si elle est amenée à prendre principalement ses exemples chez des hommes, c’est que « ni l’histoire ni la littérature ne nous ont laissé de témoignages valables sur la sexualité des femmes âgées. Le sujet est encore plus tabou que la sexualité des vieux mâles » (Beauvoir 1970 : 371). Elle se réfère toutefois aux enquêtes de Kinsey (1948 et 1954), selon lesquelles tout au long de sa vie il y a une plus grande stabilité sexuelle chez la femme que chez l’homme. Les pulsions sexuelles persistent longtemps, elles sont refoulées mais non éteintes. Si, socialement, leur condition d’objet érotique défavorise les femmes, astreintes très tôt à la chasteté, ce sont pourtant les hommes qui sont biologiquement les plus désavantagés, avec diminution des coïts, défaillances, voire impuissance… Or, l’homme se définit lui-même par sa virilité : « c’est dans son pénis que toute sa vie d’homme se reconnaît et qu’il se sent en danger » (Beauvoir 1970 : 341). Il vit dans l’angoisse de perdre son identité ainsi placée : « L’adulte mâle n’est jamais exempt d’anxiété touchant sa vigueur sexuelle » (Beauvoir 1970 : 117). Il conserve ses désirs sans être sûr avec l’âge de pouvoir les assouvir et peut alors recourir à des électuaires, des dragées d’Hercule… Cette autodéfinition des hommes par leur virilité (et ce qui l’accompagne en termes de légitimité de leur pouvoir – puissance ‒ ), n’a pas complètement disparu aujourd’hui, bien qu’elle ait été largement démythifiée par les féministes.

Ce n’est pas seulement dans son corps que la femme est atteinte par l’âge, mais aussi dans les fonctions traditionnelles que la société patriarcale lui a attribuées.

Affectée au service du foyer et à l’élevage des enfants, la femme échappe à sa servitude quand ils et elles ont grandi et ont quitté la maison. Toutefois, que faire de cette liberté qu’elle découvre au moment où elle ne trouve plus rien à en faire? « Elle n’échappe à l’esclavage que dans les moments où elle perd toute efficacité […] la voilà mise à la retraite. On ne lui a appris qu’à se dévouer et personne ne réclame plus son dévouement » (Beauvoir 1949 : II, 409). Dès lors, elle s’ennuie : « Elle se sait inutile […] La femme bourgeoise a souvent à résoudre le dérisoire problème : Comment tuer le temps? […] les journées n’en finissent pas de mourir » (Beauvoir 1949 : II, 417).

Devant l’indifférence du compagnon, sur laquelle Simone de Beauvoir insiste, tant dans ses essais que dans ses fictions, l’équilibre affectif de la femme dépend de ses rapports avec ses enfants. Celle qui a tout investi en sa progéniture – l’a trop couvée dans ses jeunes années, reproche Maurice à Monique dans La femme rompue – tente de garder prise sur ses enfants même après leur départ de la maison et jusque dans leur propre foyer. Dans l’instant où ses enfants lui échappent, « elle s’efforce avec passion de se survivre à travers eux » (Beauvoir 1949 : II, 409). L’attitude de la mère diffère selon qu’il s’agit d’une fille ou d’un garçon : elle met davantage ses espoirs dans ce dernier, vit par procuration, exige qu’il accorde ses projets à ceux qu’elle a fomentés pour lui et que la réussite en soit assurée. D’où la déception quand les choses ne tournent pas comme elle l’avait souhaité. La mère de Philippe, dans « L’âge de discrétion », éprouve de la rancune à l’égard de son fils qui a trahi toutes ses espérances en se lançant dans un métier de la finance au lieu d’embrasser la carrière universitaire qu’elle avait prévue pour lui. Et, comme dans cette fiction, dans la vie réelle, la mère éprouve souvent de l’hostilité pour sa bru qui lui prend son enfant.

Le comportement d’une femme par rapport à sa propre fille peut être ambivalent : jalouse d’une jeunesse qu’elle a perdue, elle peut voir en elle une rivale, mais lorsqu’au contraire, avec la fille, la mère cherche une identification, elle sera tout aussi despotique et intrusive. Déception, rancoeur quand, là encore, la fille parvient à se libérer de la tutelle maternelle. Si la grand-mère, habituée à se dévouer à sa famille, veut s’investir dans ses petits-enfants, les jeunes parents ne lui accordent que des miettes de temps et quand bon leur semble. Elle se désole alors de ne jouer auprès de cette nouvelle génération qu’un rôle secondaire et doit se contenter de ce que les enfants veulent bien lui donner. Il lui faut chercher l’équilibre, un subtil mélange de générosité et de détachement, pour trouver dans la vie de ses enfants un enrichissement sans les tyranniser ni les accabler quand ils et elles refusent d’accéder à ses demandes. Cependant, « il est en tout cas bien rare que la femme trouve dans sa postérité […] une justification de sa vie déclinante » (Beauvoir 1949 : II, 416).

Les rapports du père avec ses enfants sont différents mais pas moins difficiles : avec le fils qui, soit n’a pas surmonté sa rancune juvénile, soit a tué symboliquement le père dont il supporte mal désormais l’autorité, le vieil homme traverse une phase de sentiment oedipien inversé. Il doit reconstruire de nouveaux rapports avec son garçon qui, selon les cas, seront affectueux, hostiles ou ambivalents. La fille, elle, aime et admire son père comme Lucienne à l’égard de Maurice dans La femme rompue. Elle n’a pas à le tuer pour s’accomplir, mais il peut se montrer jaloux et éprouver une forme de jalousie quand elle se marie.

La femme rompue présente, au travers des filles d’un couple, deux cas, antinomiques et extrêmes, qui expriment chacun une certaine relation à la mère : Colette, intelligente, abandonne des études prometteuses de chimie pour reproduire le schéma maternel de la femme au foyer, mais avec un mari bien moins brillant que son père; Lucienne fuit une vie de famille étouffante et part aux États-Unis. Maurice accuse son épouse de cette double situation et lui-même finit par quitter la maison pour vivre avec sa maîtresse. Monique se retrouve triplement seule sans même pouvoir se réfugier dans l’évocation d’un bonheur conjugal et familial passé auquel elle a cru : cette image vole aussi en éclats quand elle découvre que son mari la trompe depuis une dizaine d’années.

Ces tableaux familiaux qui apparaissent datés aujourd’hui, sauf à convenir à des milieux plus restreints, sont bien sombres. Aussi, en 1983, Alice Schwarzer demande à Simone de Beauvoir si elle pense « que la vieillesse soit plus difficile pour les femmes que pour les hommes ». La philosophe avait déjà répondu par la négative dans Le deuxième sexe: l’âge prétendûment dangereux de la ménopause est, en réalité, une délivrance, surtout pour celles qui n’ont pas tout misé sur leur féminité : « celles qui travaillent durement – dans leur foyer ou au dehors – accueillent avec soulagement la disparition de la servitude mensuelle » (Beauvoir 1949 : II, 399). Libérée des contraintes biologiques qui la définissent comme mère potentielle, des servitudes de la femelle, la femme conserve sa vitalité intacte et coïncide enfin avec elle-même : « On a dit parfois que les femmes âgées constituaient un “ troisième sexe ” et, en effet, elles ne sont pas des mâles mais ne sont plus des femelles; et souvent cette autonomie physiologique se traduit par une santé, un équilibre, une vigueur qu’elles ne possédaient pas auparavant » (Beauvoir 1949 : I, 49).

D’autre part, pour l’homme, fini, brisé une fois coupé du travail, il y a cassure à la retraite, surtout quand il a eu du pouvoir et des responsabilités; considéré comme un autre par les adultes actifs, il devient plus radicalement que la femme un pur objet, voire une charge. En effet, « une femme, elle, peut plus facilement se rattrapper » (Schwarzer 1983 : 97-98) : affectée aux tâches domestiques, elle continue ses activités à la maison, tandis que le vieil homme se sent mis au rebut et souffre de son changement de situation. Simone de Beauvoir en parle avec humour dans son entretien avec Alice Schwarzer (1983 : 98) : « nous ne tombons pas de bien haut. Nous avons toujours été maintenues à un niveau inférieur. »

La femme s’avère encore nécessaire, même dans ce rôle subalterne : « Quand il a perdu ses fonctions publiques, l’homme devient totalement inutile; la femme garde du moins la direction de la maison » (Beauvoir 1949 : II, 421). Malgré les déconvenues avec la progéniture, mentionnées plus haut, les rapports aux enfants et aux petits-enfants tiennent en général une plus grande place dans la vie de la femme que dans celle de l’homme : « Âgées elles demeurent présentes pour le meilleur et pour le pire » (Beauvoir 1970 : 500). Certes, précise Simone de Beauvoir, « je n’aime pas beaucoup que les femmes aient comme activité la vie d’intérieur, la cuisine et les petits enfants. Mais c’est quand même une ressource pratique et psychologique, qui leur permet de survivre beaucoup mieux. » Les femmes prennent même de l’ascendant sur leur mari : elles « qui ont toujours été maintenues à l’écart et n’ont jamais détenu le pouvoir, lorsqu’elles voient ces hommes qui eux en avaient, devenir de petites marionnettes, elles prennent le pouvoir sur eux » (Schwarzer 1983 : 98). L’épouse cesse de se laisser intimider par le mari et, s’il décline plus vite qu’elle, elle prend en main la direction du couple : « C’est dans son automne, dans son hiver que la femme s’affranchit de ses chaînes » (Beauvoir 1949 : II, 408). Au lieu de se sentir inutiles une fois déchargées de leur devoirs, les femmes peuvent utiliser à bon escient leur nouvelle liberté : « Toute leur vie soumises à leur mari, dévouées à leurs enfants, elles peuvent enfin se soucier d’elles-mêmes » (Beauvoir 1970 : 513). Dans « L’âge de discrétion », la mère d’André s’occupe comme bon lui semble sans avoir de comptes à rendre à personne : elle lit, jardine, se rend à des réunions… : « En somme, c’est la meilleure période de sa vie », commente l’épouse d’André (Beauvoir 1968 : 70).

Si les femmes peuvent éventuellement trouver une compensation tardive à leur situation infériorisée, et même une forme de revanche, c’est encore dans un périmètre restreint et le plus souvent au sein de la maison dans des besognes traditionnelles, ce qui ne constitue pas pour Simone de Beauvoir un idéal. Celle-ci revient à plusieurs reprises sur les regrets, l’amertume qui assaillent les femmes au foyer au début de leur vieillesse : elles prennent conscience qu’elles n’ont joué qu’un rôle secondaire, celui d’un être relatif au mari et aux enfants et que, comme Monique, de La femme rompue, elles auraient pu vivre autrement. Dans la mesure où, même si l’être ne peut se réduire à son passé, le vécu des âges antérieurs influe sur la façon dont se déroulera la vieillesse, il faut que les femmes acquièrent l’autonomie par l’exercice d’un métier. Toutefois, si Simone de Beauvoir précise que ce n’est pas la panacée universelle, c’est parce qu’elle a des difficultés à s’extraire de sa référence à un cadre traditionnel. Parmi les héroïnes de ses fictions, qui travaillent ou ont travaillé, Anne, dans Les mandarins (1954), s’investit peu dans sa profession; le personnage principal de « L’âge de discrétion », qui a été professeure, a même écrit des livres savants, mais elle reste prisonnière de préoccupations familiales : problèmes avec son grand fils, incompréhension par rapport à l’indifférence de son mari…

Aussi, prenant de la hauteur, Simone de Beauvoir attend la solution de la refonte d’ensemble de la société. Il ne s’agit pas de promouvoir des valeurs précisément féminines, ce qui serait croire à une nature féminine que Simone de Beauvoir a toujours niée. Une révolution du type marxiste ne résoudrait pas non plus la question des rapports de sexe, bien que, si le socialisme est insuffisant pour assurer l’égalité des sexes, il soit, selon elle, nécessaire. La libération des femmes doit amener de nouveaux types de rapports entre les êtres, hommes et femmes, mais elle ne garantirait pas à elle seule dans une société capitaliste un meilleur statut des personnes âgées. Les politiques de la vieillesse ne sont que bricolage : relèvement des pensions, organisation des loisirs… représentent des améliorations indispensables, mais qui n’apportent aucune véritable solution au dernier âge. Ce qu’il faudrait, c’est qu’au lieu d’être traitée dans sa vieillesse comme du matériel dans une société où seul le profit compte, et ce que peut rapporter un individu, toute personne ait d’abord été traitée dans sa vie comme un être humain, et cela concerne au premier chef les femmes, et le sera dans le grand âge : « Si par [la culture] l’individu avait sur son environnement une prise qui s’accomplirait et se renouvellerait au cours des années, à tout âge il serait un citoyen actif, utile » (Beauvoir 1970 : 569).

Simone de Beauvoir plaide pour que les personnes âgées, dans la mesure de leurs capacités, continuent d’avoir des projets et des activités, qu’elles ne s’isolent pas, qu’elles s’intéressent aux jeunes, conservent des passions : « La vie garde un prix tant qu’on en accorde à celle des autres, à travers l’amour, l’amitié, l’indignation, la compassion » (Beauvoir 1970 : 567). Tant qu’on se consacre à des personnes, des collectivités, à un travail social, politique, intellectuel… Et Simone de Beauvoir conclut dans la dernière phrase de La vieillesse (1970 : 570) : « C’est tout le système qui est en jeu et la revendication ne peut être que radicale : changer la vie. »

Conclusion

Simone de Beauvoir s’est déclarée d’autant plus apte à parler des femmes âgées qu’elle est elle-même femme et une femme qui a éprouvé très jeune le sentiment du vieillissement. Elle prétend que l’on ne peut écrire sur une situation qui nous est complètement étrangère, aussi a-t-elle besoin de connaître dans sa généralité une condition qui est la sienne. Elle mise alors sur sa propre expérience pour accéder, au-delà de sa personne, à une réflexion plus universelle sur le grand âge. Cependant, c’est précisément sa situation qui pose problème pour y parvenir. Simone de Beauvoir nous plonge, et c’est manifeste dans sa production littéraire, dans un milieu intellectuel et artistique, le sien, bourgeois, indique-t-elle même parfois. Elle distingue bien la condition des groupes exploitants et des groupes exploités, mais sans insister sur celle des femmes de milieux défavorisés, et ne s’appesantit pas sur une intersectionnalité, un cumul des handicaps, que la recherche met en évidence aujourd’hui. Simone de Beauvoir cible principalement la femme au foyer. Or, déjà à son époque, la société a évolué et les femmes ont investi le monde du travail. Certaines de ses héroïnes ont ou ont eu un métier, mais les jeunes enfants sont peu présents dans son oeuvre, de sorte qu’elle ne perçoit pas la question, aujourd’hui clairement mise en avant, de la double journée et du partage des tâches ménagères et éducatives au sein d’un couple. Simone de Beauvoir insiste avec raison sur l’importance pour les femmes d’acquérir leur autonomie par le travail, mais elle néglige les freins qui permettent un épanouissement dans l’exercice d’une profession et la garantie de vieux jours heureux : inégalités salariales, travail à temps partiel, fractionnement des carrières à cause des maternités…, influent sur le montant de la retraite (40 % des femmes peuvent la prendre à taux plein contre 85 % des hommes en France) et donc sur la situation des femmes âgées qui devient une question centrale de la réforme des retraites, en cours dans l’Hexagone.

D’autre part, les solutions que Simone de Beauvoir préconise pour améliorer la qualité de vie des personnes âgées, hommes et femmes d’ailleurs, restent très individuelles ou trop générales : d’un côté, sur un plan personnel, garder les contacts avec autrui, avoir des centres d’intérêt, etc., qui apparaissent comme des recettes; de l’autre et d’une façon plus ambitieuse, changer la vie. Par quels moyens? On peut s’étonner que pour cette femme engagée dans plusieurs grandes causes, comme l’interruption volontaire de grossesse (IVG), l’impasse soit faite dans ses écrits concernant la vieillesse, sur le recours au politique. Les lois et l’action publique en faveur des femmes âgées lui semblent certes nécessaires, mais vues comme du bricolage. Elle ne perçoit pas l’importance de la volonté politique qui, sous la pression des revendications féministes, a permis et permet de notables progrès et non pas seulement du colmatage : ainsi en est‑il, par exemple, de la loi de 2013 en France sur l’égalité des femmes et des hommes, dont une des dispositions, s’immisçant dans le sanctuaire des ménages, organise la répartition entre les deux sexes du congé parental (actuellement pris à 97 % par les femmes). Or, qui fait les lois? Majoritairement des hommes : la question de la participation des femmes à la chose publique pour faire bouger les lignes n’est pas non plus abordée.

La société a connu d’importantes et rapides mutations depuis l’époque de Simone de Beauvoir. Ses informations sur la biologie, dépassées grâce aux progrès de la gérontologie, ou les statistiques qu’elle reproduit, rendent obsolètes de nombreux passages de la première partie de La vieillesse. L’âge de celle‑ci, dont elle notait la difficulté à situer le point de départ, s’est déplacé grâce à l’allongement de la durée et de la qualité de la vie, et l’on parle aujourd’hui de « quatrième âge », celui de la véritable sénescence. La retraite – que Simone de Beauvoir mentionnait principalement pour les hommes – n’est plus « retrait » mais souvent début d’une seconde vie pour les « jeunes retraités ou retraitées ». L’idéologie patriarcale a été battue en brèche par les mouvements féministes et les travaux sur le genre qui se sont multipliés au cours des dernières décennies. Les uns et les autres ont eu un impact sur la législation tant en droit privé qu’en droit social, sans parler des mesures qui ont trait à la parité en politique. Enfin, de nouvelles problématiques ont surgi : accroissement des familles monoparentales (dans 80 % des cas, la femme élevant seule l’enfant ou les enfants), des divorces (la mère ayant majoritairement la charge des enfants avec difficulté pour recouvrer la pension alimentaire de la part du père); prise de conscience des violences physiques envers les femmes…

Il n’en demeure pas moins que la réflexion de Simone de Beauvoir reste d’actualité tant dans son approche psychologique et philosophique du grand âge que dans le traitement de thèmes pour lesquels elle a tracé la voie – la sexualité des vieilles femmes, encore peu étudiée de nos jours, l’euthanasie, l’affectation des femmes au soin (care) jusque dans leur vieillesse… – et dans sa traque de stéréotypes naturalistes, encore sous-jacents aujourd’hui. Et l’originalité de celle qui refusait de s’enfermer dans un seul genre littéraire est d’avoir illustré son propos, de lui avoir donné chair et âme, dans ses fictions et ses récits autobiographiques. Aussi, malgré son caractère trop général, l’appel de Simone de Beauvoir à un changement radical de la société pour que soient remplies les conditions de vivre pleinement le présent, quels que soient l’âge et le sexe, a été entendu, et ses travaux ont déjà contribué à ce changement, ouvrant le chemin à des réformes en faveur de l’égalité des femmes et des hommes, destinée à profiter aux unes comme aux autres.