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Lors du colloque annuel de la Société d’histoire littéraire de la France, les 14 et 15 décembre 2012, Pierre-Louis Rey soulignait, à l’occasion de son discours d’ouverture, que si le colloque avait finalement pour titre « L’histoire littéraire face à la création contemporaine[1] », l’idée de proposer aux participants la question « Une histoire du contemporain est-elle possible ? » avait d’abord été retenue. Poser la question, c’est évidemment soulever l’éventualité de l’impossibilité d’une telle histoire et ainsi mettre en doute sa viabilité. Tendancieux, s’est-on probablement dit. Si l’on tient ce témoignage pour révélateur d’une certaine tendance actuelle de l’attitude de l’historien de la littérature face aux productions qui lui sont contemporaines, le débat n’est pas clos — dans le champ littéraire à tout le moins. Peut-être même s’ouvre-t-il. Difficile, en somme, de ne pas prendre part au débat, ne serait-ce qu’implicitement : une simple formulation devient vite suggestive, le fait d’étudier historiquement un objet rapproché implique qu’on tienne d’emblée pour possible cette histoire.

Ces questionnements des historiens de la littérature animent depuis fort longtemps les débats des historiographes et c’est précisément sur le rapport au temps présent de l’historiographie française, « générale » et non seulement littéraire, que cet article se propose de revenir. Il y a, bien entendu, un effet de miroir à revenir sur le passé de débats encore « chauds » ou, à tout le moins, « tièdes », concernant la viabilité d’une histoire sur le vif. Une telle tentative met en jeu certains éléments clefs du débat qu’elle tente de décrire. Disposons-nous de suffisamment de recul ? Agissons-nous en historien, en témoin ou en acteur ? Le processus analysé est-il clos ? Nombre d’historiens qui ont avant nous tenté de remonter le cours de l’histoire du temps présent font ou faisaient partie de groupes de recherche qui, dès la fin des années 1970 et jusque dans les années 2000, ont revendiqué activement la légitimité de faire une histoire des faits les plus contemporains. Que l’on songe à Jean-François Soulet, fondateur du « Groupe de recherche en histoire immédiate » en 1989 (GRHI) et à son plus récent ouvrage L’histoire immédiate[2], ou à Patrick Garcia et à ses articles[3] sur l’« Institut d’histoire du temps présent » (IHTP), fondé par François Bédarida en 1978, dont il est un membre actif. Dans un contexte intellectuel où l’histoire immédiate fait polémique, que signifie faire une histoire de l’histoire récente du concept de « temps présent » ? S’agit-il d’une simple politique institutionnelle, d’une stratégie de légitimation ? Une telle histoire possède-t-elle une réelle valeur heuristique, en ce qu’elle contribuerait à mettre en lumière certains possibles, certaines limites, des sciences historiques en général ?

Le présent article n’a toutefois pas pour but de réengager la discussion sur la pertinence d’une histoire du contemporain, littéraire ou non. Dans ce numéro consacré à l’histoire littéraire, il sera plutôt l’occasion de faire un pas de côté et de jeter un regard sur les débats qui ont animé les historiens sur des questions similaires en effectuant un retour sur les différents arguments avancés par les historiographes — jusqu’à tout récemment — en faveur de l’étude du contemporain ou contre elle et, plus largement, sur la manière dont ses défenseurs ont pensé leur rapport à l’historiographie. Nous suivrons ainsi plusieurs décennies de discussion en prenant pour point tournant la fin des années 1970, qui nous semble marquer le point culminant de ce que nous appellerons un « processus de légitimation intellectuelle ». Ce processus, nous le décomposerons pour la commodité de l’analyse en trois grands moments : la mise en place (1945-1977) — moment lui-même décomposable en deux temps soit l’après-guerre et la décennie 1970 —, les manifestes (1978-1992), les bilans (1993-2006). D’entrée de jeu, il est à noter que l’intérêt des historiens modernes pour le présent n’est pas né avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Il semble toutefois y avoir eu, principalement à partir de 1978, dans le prolongement de questionnements liés à l’après-guerre, sinon un intérêt plus marqué de la part des historiens pour l’histoire du contemporain, à tout le moins un besoin de légitimer cette pratique historienne tenue par plusieurs pour nécessaire et par d’autres pour impraticable. À noter également qu’il ne suffit probablement pas d’entendre par cette expression de « processus de légitimation intellectuelle » un ensemble de jeux institutionnels — ce qui nous mènerait du côté d’une stricte politique des institutions — ou textuels, rhétoriques[4]. Par cette notion, nous entendons désigner un mouvement d’habilitation intellectuelle — et non seulement stratégique — de l’étude historique du présent au sein de l’historiographie française récente. Les articles, les ouvrages et les contributions à des collectifs qui portent sur l’épistémologie et la méthodologie de l’histoire du contemporain nous permettront d’observer ce processus, ainsi que de déterminer les forces avec et contre lesquelles s’est affirmé et inventé — ou réinventé — l’historien du temps présent. En amont de ce processus de légitimation, en effet, un travail de remise en question accru du rôle de l’historien dans l’histoire — au triple sens d’être dans l’histoire (témoigner), de faire l’histoire (agir) et de faire de l’histoire (écrire) — semble avoir permis un retour de l’histoire du contemporain. Au cours des années 1970, ce virage de l’historiographie française a été théorisé de manière plus systématique que jamais notamment par Jacques Le Goff et la Nouvelle histoire[5], Paul Veyne[6] et Michel de Certeau[7]. En aval de cette période, le constat selon lequel l’histoire du temps présent est une « histoire comme les autres[8] », pour reprendre le titre d’un article récent d’Antoine Prost, se fait de plus en plus fréquent — il rencontre cependant encore certaines résistances, dans le champ littéraire par exemple. Cette histoire aurait certes ses spécificités, mais sa nature ne serait pas « fondamentalement différente[9] » de celle de l’histoire des autres périodes. Assimiler l’étude du temps présent à l’histoire en général tout en soulignant ses spécificités est la stratégie par laquelle l’IHTP et les immédiatistes ont revendiqué leur place dans le paysage historiographique français et, plus largement, par laquelle les historiens du contemporain ont légitimé leur pratique au sein des études historiques. Toutefois, avant d’entrer de plain-pied dans cette histoire, il semble nécessaire de remonter un peu dans le temps et de tâcher de répondre aux questions suivantes : au moment même où l’étude du présent historique trouvait ses défenseurs, pourquoi n’allait-elle pas de soi pour d’autres ? Pourquoi, aussi, trouvait-elle alors des défenseurs ?

La mise en place : l’après-guerre et le virage des années 1970

S’il y a eu une exigence de légitimation de l’étude historique du temps présent, c’est que cette approche n’allait pas de soi pour certains et qu’elle était souhaitable pour d’autres. Il faut donc qu’il y ait eu, d’une part, une certaine discontinuité dans le mouvement général des études historiques, et, d’autre part, une certaine continuité entre les interrogations propres à une époque et l’émergence d’un rapport renouvelé à l’histoire. C’est cette tension au sein même de la pensée historique, la rencontre conflictuelle d’une tradition historiographique et d’une conception renouvelée de l’histoire, qu’il s’agira, dans un premier temps, de préciser.

1. L’après-guerre

Si l’intérêt des historiens pour le temps présent ne date pas de l’après-guerre, il semble qu’il ait alors été de plus en plus marqué sous l’influence d’une demande sociale face aux enjeux politiques, mémoriels et historiques d’une période trouble faisant suite aux grands bouleversements historiques de la deuxième moitié du xxe siècle. En effet, tout juste après la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1945, fut créé le « Comité d’histoire de la Guerre » auquel succéda le « Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale » en 1951, un « organisme interministériel rattaché au Premier ministre et au [Centre national de la recherche scientifique][10] ». Ces comités se fixaient pour mission de retracer l’histoire, toute récente, du conflit, de la Résistance et de la collaboration, ainsi que de recueillir de nombreux témoignages sur la guerre[11]. Engageant à la fois témoins et historiens, paroles et écritures, mémoires et histoires, les activités de ces comités ont ravivé d’intenses débats autour de la relation ambiguë qui unit l’historien à son propre temps. Très récemment encore, François Hartog soulignait que « ce n’est qu’en prenant ses distances par rapport au témoin (tout témoin, y compris lui-même) qu[e] [l’historien] peut commencer à devenir historien[12] ». Qu’est-ce à dire ? Et en quoi cette « source orale » qu’est susceptible de devenir le témoin ébranle-t-elle l’historiographie traditionnelle ?

Il faut dire que la charte adoptée par les deux comités allait à l’encontre d’une double tradition historiographique en France. Les historiens méthodiques de la fin du xixe siècle avaient en effet institué une conception de l’histoire en tant que science du passé. Ils ne concevaient la possibilité d’une histoire objective que par la connaissance rigoureuse des archives écrites, et non des sources orales, toujours trop subjectives. Les historiens des Annales contribuèrent à changer la donne dès les années 1930 en soutenant que « le passé explique le présent[13] », et en portant un intérêt certain à l’étude du contemporain : « contrairement à un préjugé né plus tard, notamment les controverses avec les contemporanéistes ou le PCF, la revue n’était, dans les 1930, ni totalement passéiste ni entièrement apolitique[14] », rappelle Peter Schöttler. En effet, l’histoire immédiate occupe une portion non négligeable des Annales entre 1925-1945 et 1946-1956 (21,7 % et 17,7 % respectivement du nombre de pages des articles de la revue)[15]. Du point de vue de l’histoire des pratiques historiennes, il faut donc voir en les Annales un moment de transition entre passéisme incarné par les méthodiques et présentisme incarné par l’IHTP. Il reste qu’un Fernand Braudel insistait dans l’après-guerre sur le fait que l’historien ne peut s’intéresser au présent qu’en l’inscrivant dans la « longue durée », c’est-à-dire en englobant des périodes historiques plus anciennes. Pour Braudel, l’histoire du contemporain demeurait partiellement suspecte dans la mesure où elle était associée à l’histoire événementielle : « Méfions-nous de cette histoire brûlante encore […]. Les événements retentissants ne sont souvent que des instants, que des manifestations de ces larges destins et ne s’expliquent que par eux[16]. » Cette double tradition historiographique et les condamnations — partielles ou entières — de l’histoire immédiate qui l’accompagne auront certainement contribué à raidir l’attitude des historiens des décennies suivant immédiatement la Deuxième Guerre mondiale. Par ailleurs, la volonté de répondre à une demande sociale pouvait paraître suspecte : c’est en effet ni plus ni moins un jugement sur l’histoire qu’on exigeait de l’historien[17].

Que l’historien soit lui-même témoin et, parfois même, acteur, voilà qui n’allait pas de soi pour les historiens de l’après-guerre. Ainsi, si François Bédarida a pu voir dans L’étrange défaite, publiée par Marc Bloch en 1946, une « admirable démonstration d’analyse historique du temps présent[18] », il ne faut pas oublier que l’intéressé concevait son livre comme un « témoignage[19] ». Le statut de L’étrange défaite est ambigu : est-ce un témoignage écrit par un historien ou une histoire écrite par un témoin ? Le débat, qui s’accentuerait à la fin des années 1970, sur la possibilité pour l’historien de se prendre lui-même comme source s’annonçait déjà. Pour certains, il était non seulement possible, mais souhaitable, que l’historien se mêle du temps présent. C’était le cas par exemple de Jean Lacouture, journaliste et fondateur de la collection « Histoire immédiate » aux éditions du Seuil en 1962. Contre l’objection du manque de « recul » de l’historien du contemporain, il défendait une thèse engagée selon laquelle l’historien est « moins observateur que moteur[20] », engagé par la force des choses dans son propre temps. À la voix de Lacouture, que les spécialistes pouvaient aisément accuser de faire du journalisme et, donc, de manquer de rigueur scientifique, s’ajoutait celle plus légitime de l’historien et politologue René Rémond. En 1957, ce dernier déplorait la quasi-inexistence de synthèses historiques portant sur la dernière décennie, absence selon lui mal fondée sur le « postulat que le recul est à la fois nécessaire et avantageux[21] ». Rémond rappelait alors que l’insertion raisonnée du contemporain dans la pratique historienne n’était pas une nouveauté. Elle n’avait fait que s’éclipser[22] de la pratique historienne entre la fin du xixe siècle et le mitan du xxe siècle.

2. Le virage des années 1970

Si l’historien ne peut être ni témoin ni acteur, c’est que, dans ces conditions, il manquerait de recul, et le recul serait le résultat d’une distance temporelle entre le fait devenu historique et l’évocation de ce fait. L’argument est d’ordre épistémologique et méthodologique et c’est sur ce terrain que se jouera — ouvertement — le débat entourant la possibilité d’une histoire du temps présent. D’ailleurs, de ces années de doute que furent les années 1950 et 1960 émergera, dans les années 1970, un mouvement plus global de remise en question de l’histoire. Dans un contexte intellectuel dominé d’une part par le structuralisme antihistoriciste de Lévi-Strauss et d’autre part par la sociologie en ce qui concerne plus spécifiquement l’étude du présent, il ne s’agira plus alors de questionner le seul statut de l’historien, mais également celui de la connaissance historique elle-même. En effet, comme en témoignent les ouvrages de Paul Veyne et de Michel de Certeau sur l’épistémologie de l’histoire, les doutes sont alors dirigés sur l’écriture de l’histoire. Le travail même de l’historien — et non plus seulement son rapport au témoignage, à son propre temps, etc. — fait désormais l’objet de suspicion. Raconter l’histoire ne suffit plus : le simple fait de « mettre en récit » est déjà une construction. Il en résulte une réinsertion du présent dans le travail de l’historien : son regard sur le passé est interprétation. L’historien est lui-même historicisé, empêtré dans sa propre actualité, ne serait-ce que dans l’état actuel des connaissances factuelles et de ses outils méthodologiques. Impossible, dès lors, de surplomber l’histoire. Dans un retournement épistémologique, on tendra alors à considérer cette lacune de l’objectivité comme le propre de l’herméneutique historienne. Par exemple, Paul Ricoeur parlait déjà, en 1955, du geste de l’historien comme d’un « transfert dans un autre présent […] ; une imagination temporelle, si on veut, puisqu’un autre présent est re-présenté, re-porté au fond de la “distance temporelle”[23] ». C’est cette distance, cette « communication sans réciprocité[24] », qui permettrait à la connaissance historique d’avancer et, en ce sens, d’avoir sa propre histoire. Or, quel type de « distance » permettrait une étude raisonnée du temps présent, disons, un transfert dans le « même », pour parler dans des termes proches de ceux de Ricoeur ?

Légitimer l’histoire du temps présent

1. 1978-1992 : les manifestes

Que faire du problème du « recul » ? Peut-on écrire une histoire avec des « archives vivantes[25] », selon l’expression de Jean Lacouture ou, pour parler comme Hartog, en dépassant « l’obsession de la mort[26] » ? Ou, plus largement, dans la perspective de la démarche historienne, l’aporie que constitue la coïncidence temporelle du sujet et de l’objet est-elle insurmontable ? Ainsi peuvent se formuler les problèmes rencontrés dès 1978 par les historiens du temps présent, François Bédarida en première ligne. Du point de vue de la légitimation de cette forme d’histoire, la question sera d’abord de savoir si, au-delà ou en deçà de ses spécificités, elle appartient de plein droit à l’histoire.

En effet, en 1978, avec la création de l’IHTP et, en 1984, avec la fondation de la revue qui y est rattachée (Vingtième siècle, revue d’histoire), l’axe de l’histoire du temps présent se précise : « Adieu, déroulement linéaire du Progrès. Librement, sans nier la part du subjectif dans la formulation des hypothèses, […] cette revue entend publier des explications patientes et, qui sait, peut-être quelques explications moins hasardeuses du présent par le passé et du passé par le présent[27]. » Dans un premier temps, donc, les historiens du temps présent ont tenté d’articuler le double legs du mouvement de remise en question de l’histoire des décennies antérieures : subjectivité assumée et explication des temps l’un par l’autre. Dans un second temps, ils tentèrent également de renouveler la pratique historienne en proposant une définition du temps qui engloberait virtuellement l’ensemble des périodes historiques : une dialectique présent/passé que Bédarida résumera dans un de ses écrits tardifs : « le passé ne saurait, en effet, être dissocié du présent puisqu’ici il est par nature une représentation, une construction, un artefact[28] ».

Au cours de cette période de légitimation de l’étude historique du présent, la tendance semble d’abord avoir été d’étendre la problématique du « recul » à l’ensemble de la pratique historienne : si le temps est bel et bien dialectique, toute démarche historienne, pour assumer sa part de subjectivité sans tomber dans le subjectivisme et, encore moins, dans un parti pris idéologique, sous-tend un « besoin accru de réflexivité[29] ». Le recul nécessaire ne serait donc pas temporel mais méthodologique et ne pourrait se faire qu’au présent. En effet, dialectique, le temps est au présent le constant renouvèlement d’une confusion de temps : le passé y est présent en tant que représentations. C’est un rapport différent de l’historien au passé que suggèrent les contemporanéistes : son rapport au passé est un rapport présent au passé et, dans ce présent même, le passé subsiste. Adieu, développement linéaire du Progrès, écrivait-on plus haut : le présent est compris comme l’imbrication complexe de temporalités. De ce point de vue, que le passé soit lointain ou rapproché n’implique aucune lacune particulière, chaque « passé » ayant été lui-même une forme singulière de ce continuel mélange de temps qu’est le présent, chaque « présent » étant la condition d’existence du passé. Dès lors, une seule histoire devient possible, celle du contemporain, dans la mesure où « il n’y a de passé et d’avenir qu’à travers le présent[30] », résumait encore Bédarida. Dit autrement, il n’y a pas coïncidence temporelle du sujet historien à son objet dans la mesure où cette idée même de coïncidence temporelle constitue une vision limitée d’une structure complexe de temporalités plus concomitantes que linéaires.

Bien que cette définition du temps comme rapport du passé au présent ne soit pas totalement nouvelle — elle se dessinait déjà, dans une certaine mesure, chez Braudel —, dans le contexte d’une légitimation du temps présent comme objet d’étude, elle suppose un glissement : ce qui est ostensiblement spécifique aux historiens du temps présent — la notion de temps présent — participe de la construction d’un modèle interprétatif général de l’histoire. Il est possible d’y voir une dialectique de différenciation/assimilation : l’histoire du temps présent est une histoire assimilable aux autres parce qu’elle possède des différences qui interrogent, sur les plans épistémologiques et méthodologiques, le modèle général. Ainsi, l’historien du temps présent se pose comme « même » et comme « autre » au temps qu’il étudie, tout en demeurant à la fois « même » et « autre » par rapport à ses collègues historiens.

Pour la question des sources, l’autre part essentielle du débat, la dialectique de légitimation est assez semblable. Les historiens du contemporain font d’abord face au problème de l’accessibilité de la documentation : en France, selon la loi du 3 janvier 1979, l’ouverture des archives publiques est fixée à 30 ans[31]. Comment faire de l’histoire sans ces sources ? Les contemporanéistes répondront que les historiens de toutes les périodes sont confrontés à un corpus de sources lacunaire. Qui plus est, selon eux, la quantité de sources disponibles est loin d’être négligeable, elle est même abondante : archives privées, journaux, archives audio et vidéo et, bien entendu, témoins. En somme, cette limitation ne distinguerait pas fondamentalement l’histoire du contemporain de l’histoire en général. Or il s’agit tout de même d’une spécificité : l’histoire du contemporain est une histoire qui repose principalement sur le témoignage direct[32]. Les sources orales sont, en ce sens, décrétées spécifiques à l’histoire du contemporain, mais de valeur équivalente aux sources écrites : d’un point de vue méthodologique, toutes les sources doivent être soumises à un examen approfondi, confrontées entre elles. On soutiendra, par exemple, que s’il y a effectivement un délai entre l’événement et sa mise en récit, il en va des sources orales comme des sources écrites. C’est donc encore le temps qui pose problème, mais cette fois, parce qu’il est producteur de subjectivité et d’oubli : le « recul » du témoin ferait entrer l’événement dans la mémoire et serait traversé par un ensemble de représentations ; le travail de l’historien du temps présent est autant l’étude de ces représentations que celle des faits racontés. La relation historien/témoin est donc hiérarchisée : l’historien est celui qui croise les sources, soumet les témoignages à l’examen. Mais le témoin demeure, à certains égards, une « bouche de vérité[33] » problématique : l’historien l’utilise comme source, mais il est aussi « sous [sa] surveillance[34] », dira René Rémond en 1992. La hiérarchie demeure donc fragile :

D’où l’ambiguïté de cette définition de l’histoire contemporaine ou du temps présent comme « histoire avec témoins » : dans ce couple proposé par l’historien, le témoin ne risque-t-il pas d’oublier qu’aux yeux de l’historien il n’est finalement qu’une source. N’est-il pas tenté d’échapper à ses mentors et de parler en son nom propre[35] ?

2. 1993-2006 : les bilans

Les définitions d’histoire avec témoins et d’histoire dialectique posent un autre problème : a priori, elles ne permettent pas de circonscrire à quel moment commence le présent historique. La période de 30 ans, aujourd’hui réduite à 25, semble tout aussi arbitraire et abstraite que le résultat auquel conduirait une démarche analytique visant à départager l’actuel de l’inactuel à un moment précis de l’histoire. Si elle permet en effet de séparer théoriquement le présent du passé, et ce, en se pliant à l’exigence de renouvellement continu implicite à la notion de « présent », une telle période ne permet ni de conceptualiser le présent historique des présents subséquents ni d’en définir les bornes actuelles ou réactualisées, aussi relatives, mouvantes et hypothétiques soient-elles. C’est d’ailleurs largement à cette question que s’attaqueront les contemporanéistes dans l’ouvrage bilan issu d’une journée d’étude organisée en 1992 par l’IHTP, Écrire l’histoire du temps présent[36] : que doit-on retenir comme faisant partie du « temps présent », aujourd’hui ?

En introduction à cette journée d’étude, après avoir proposé une courte histoire de l’IHTP et affirmé que « la bataille est gagnée[37] », René Rémond s’empresse d’ajouter qu’il est nécessaire de constamment renouveler l’épistémologie du contemporain, ses méthodes, mais aussi ses sources — l’avènement d’Internet, par exemple, fait encore aujourd’hui l’objet de nombreuses interrogations[38]. Il insiste sur le fait que ce sont essentiellement les concepts historiques eux-mêmes, la périodisation notamment, qui font alors défaut pour mener à bien l’histoire du temps présent. Quand le présent commence-t-il ? Mais aussi : quand s’arrête-t-on ? En histoire du temps présent, le point d’arrivée des faits étudiés peut être donné par un ambigu « aujourd’hui », mais les processus historiques étudiés dans lesquelles s’inscrivent ces mêmes faits n’ont pas nécessairement « aujourd’hui » pour fin. Faire l’étude d’un processus rapproché mais clos, est-ce encore faire de l’histoire contemporaine ? (Et peut-on jamais être certain qu’un processus rapproché soit réellement clos ?) Ces questions demeurent, semble-t-il, toujours actuelles. Toutefois, l’histoire du contemporain permet certainement d’éprouver l’écart — ou la nécessaire interrelation — entre l’histoire (en tant que mouvements temporels indépendants de la pratique historienne) et l’histoire (en tant que pratique interprétative visant à rendre intelligible des mouvements temporels, notamment en proposant des périodisations).

On assiste également, depuis la décennie 1970, à un certain retour de la notion d’événement à la faveur du développement des études sur la mémoire et sur les représentations. C’est sur ce terrain que l’IHTP trouve matière à réfléchir. En effet, le problème de l’absence de recul, s’il est évidemment posé dans les termes d’une coïncidence de l’objet et du sujet, soulève aussi la question de la non-clôture des processus examinés par l’historien. Contre ceux qui y voient un problème, les contemporanéistes soutiendront que l’histoire du temps présent est une occasion de faire de l’histoire « défatalisé[e][39] ». De lacune, la non-clôture devient un atout : toute l’histoire devrait être défatalisée, dans la mesure où elle constitue une succession de présents « ayant été pour les acteurs eux-mêmes un temps présent[40] ». Or, l’étude de processus clos comporterait un certain nombre de risques, dont la précarité de la connaissance produite et le risque de la prospection. Selon Ricoeur, à tout le moins, le récit historique implique, par définition, une mise en intrigue et une « fin ». Le risque est alors de faire, un peu malgré soi, une histoire du temps futur, de prédire les prochains événements.

Ici se joue, dans ses grandes lignes, la distinction entre l’IHTP et les immédiatistes, Jean-François Soulet en tête. En effet, selon qu’on envisage l’inachèvement de la période observée comme un danger ou un atout, deux définitions concurrentielles de l’histoire du temps présent seront suggérées, l’une (celle des tenants de l’histoire du temps présent) voulant que l’historien du temps présent s’occupe de processus rapprochés mais clos, l’autre (celle des tenants de l’histoire immédiate) affirmant au contraire la nécessité de travailler sur cette histoire défatalisée. Du même coup, l’événement, compris comme une modification des dynamiques des processus historiques, redevient plus largement l’enjeu d’une répartition au sein de contemporanéistes : 1989, par exemple, témoignerait — sinon de la fin — d’une transformation majeure d’un processus, celui d’un certain communisme en Europe, mais aussi des représentations qui y sont liées. Du point de vue de l’histoire politique européenne, l’histoire du temps présent viserait l’étude du processus qui s’y achève, alors que l’histoire immédiate étendrait son investigation jusqu’à la pointe la plus extrême du contemporain. Soulet exprimera clairement cette distinction dans l’introduction de son manifeste : « nous entendons donc par histoire immédiate, l’ensemble de la partie terminale de l’histoire contemporaine, englobant aussi bien celle dite du temps présent que celle des trente dernières années[41]. »

La ligne de partage entre l’« historien du temps présent » et l’« immédiatiste » a beau ne pas être nette et ne pas faire l’unanimité, leurs interrogations conceptuelles liées à la question de la non-clôture débouche une fois de plus sur la possibilité d’un apport méthodologique et épistémologique à l’ensemble de la discipline tout en capitalisant sur les avancées de l’historiographie (histoire des représentations, politique et événementielle). Différente et assimilable au reste de l’histoire, l’histoire du contemporain possèderait néanmoins des spécificités qui permettraient à ses théoriciens de partir de leur objet de manière à transformer l’épistémologie de l’histoire, de par le travail de définition de leur objet. En ce sens, Garcia souligne à juste titre : « Alors qu’à ses débuts l’histoire du temps présent devait démontrer son appartenance pleine et entière au champ d’études historiques, dix ans plus tard elle se présente comme une pratique innovante dont les historiens des autres périodes pourraient s’inspirer[42]. » Ajoutons que, du point de vue de sa légitimation, c’est précisément en tant que « pratique innovante » qu’elle démontre toute son appartenance à l’histoire.

Aujourd’hui (et demain ?)

Depuis les années 2000, disons depuis 2006, alors que c’était au tour du GRHI de faire son bilan, l’IHTP semble bien installée dans l’historiographie française. On peut désormais en retracer l’histoire et, déjà en 1994, c’est par rapport à ce groupe que devaient se positionner les nouveaux contemporanéistes. Or, dans le même temps, les travaux sur la mémoire, le témoin, l’épistémologie et la méthodologie des sciences historiques, dont ont bénéficié et auxquels ont contribué les acteurs de l’IHTP, tendent à être de plus en plus acceptés. L’étude historique du temps présent, du même coup, est elle aussi plus largement reconnue, voire banalisée. Les arguments semblent avoir été entendus ou, peut-être, avoir participé à la modification de notre compréhension de l’histoire : les sources sont toujours « mémorielles », le recul est d’ordre méthodique, le temps demeure un rapport entre présent et passé. La spécificité d’une telle histoire n’est-elle pas, après tout, « que le présent est présent, non passé[43] » ?

Certains éléments semblent toutefois indiquer que le débat n’est pas tout à fait clos. Des problèmes de définitions persistent, celui du « recul » est toujours sujet à réflexion, les tenants de certaines approches historiographiques du temps présent, au sens d’histoire de l’écriture de l’histoire, ne s’entendent toujours pas : Garcia, par exemple, souligne que de faire entrer Hérodote ou Thucydide dans la tradition contemporanéiste est un « faux-semblant puisque les contextes historiographiques n’ont aucune commune mesure[44] », tandis que Jean-François Soulet les qualifie d’« historiens de l’immédiat[45] ». Bien entendu, les objectifs et le genre même des deux textes cités diffèrent et, à première vue, le choix d’assimiler ces deux historiens de l’Antiquité à la tradition actuelle relève de l’anachronisme. Or ce n’est pas ce que fait Soulet. N’est-il pas tout à fait juste de souligner qu’« en raison des polémiques qui ont entouré […] la pratique d’une écriture à chaud de l’histoire, on pourrait croire que celle-ci est toute récente[46] » ? Ou est-il plus important de rappeler « la rupture fondamentale que représente l’affirmation de ce champ [l’histoire du temps présent][47] » à la fin des années 1970 ? S’il y a bien eu une « rupture », il semble que cette « rupture » aura tout de même exigé une certaine « mise en place ». Mais ce n’est peut-être pas de l’ordre du hasard qu’un membre de l’IHTP, fondé en 1978, fasse une plus grand part au virage épistémologique de la fin des années 1970, tandis qu’un membre fondateur du GRHI, fondé en 1992, souligne la longévité de l’étude du contemporain : chacune des deux positions sur la pratique historienne et sur l’identité de l’historien contemporanéiste, parce qu’elles ne sont pas fondamentalement erronées, constituent à la fois une analyse possible de l’histoire et une manière de légitimer par des choix historiographiques chacune des deux institutions. Si, comme le suppose Hartog, le rapport conflictuel entre histoire et mémoire est déjà présent chez Thucydide, mais que depuis peu l’on « repens[e] l’articulation des deux[48] », ne faudrait-il pas du même geste penser l’articulation de l’historiographie à l’histoire et à la mémoire ? Par exemple, notre analyse nous aura permis de montrer que les prises de position des contemporanéistes à l’intérieur du champ historiographique relevaient en partie d’une tentative, dans un premier temps, de légitimer une pratique particulière de l’histoire contre une tradition passéiste et en accord avec un mouvement de remise en question de l’historien (c’était le cas de l’IHTP). Dans un second temps, on a vu que de nouvelles prises de position avaient par la suite permis de circonscrire une répartition des objets d’étude à l’intérieur même de cette pratique (le cas du GRHI). Or, cette double répartition est-elle aujourd’hui le résultat d’interprétations et de conceptions radicalement divergentes de l’histoire, ou faut-il y voir le prolongement de prises de positions autant institutionnelles qu’historiographiques ? Le choix d’inclure ou de ne pas inclure Thucydide ou même Bloch dans le panthéon des contemporanéistes relève-t-il de l’histoire, de l’historiographie ou de la mémoire ? S’explique-t-il mieux par des prises de position théoriques et épistémologiques, par des faits historiques ou par la tradition dans laquelle cherchent à s’inscrire les historiens ? L’historiographie — et probablement davantage lorsqu’elle sous-tend un processus de légitimation — n’est sans doute pas, comme l’histoire tout court, exempte de subjectivité. Elle est elle aussi une reconstruction, un récit, avec ses oublis, ses ellipses, son système de références et de représentations. Ne participe-t-elle pas, en ce sens, à la construction de la mémoire du travail des historiens ?