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« C’est en approchant des jours que nous vivons que notre tâche est devenue plus difficile. Et, parmi nos collaborateurs, plusieurs ont regretté, sans doute, la promesse faite au public de conduire cette histoire jusqu’au seuil du siècle prochain[2] », confiait Louis Petit de Julleville en 1899, alors qu’il mettait la dernière main à son imposante Histoire de la langue et de la littérature française. Des origines à 1900 en 8 volumes. La fin de siècle était en effet aux grands travaux d’histoire littéraire mais aussi à l’expérimentation, la discipline ayant à se refonder, sous l’impulsion des grandes réformes de l’enseignement et l’aiguillon des préoccupations nationales ravivées par la défaite de 1870. La période était encore celle d’une passe d’armes entre ce qui apparaissait progressivement comme l’arrière-garde de la critique littéraire, incarnée différemment par Ferdinand Brunetière et Émile Faguet, et une avant-garde, à la pointe de laquelle s’avançait Gustave Lanson. La fracture était aussi institutionnelle et politique : ainsi en quelques années l’antidreyfusard Brunetière, après avoir été au faîte de la reconnaissance, tomba en disgrâce, se faisant évincer sans appel de l’École normale supérieure, tandis que Lanson, qui avait pris fait et cause pour le capitaine, gravissait les échelons de la hiérarchie universitaire[3]. On comprend d’autant mieux l’épuisement de Petit de Julleville, qui fit paraître sa grande oeuvre d’histoire au fil de ces années mouvementées, et l’on imagine que son aventure contemporanéiste ne fut pas son seul souci. Sa remarque ne manque pas d’attirer l’attention toutefois, car elle dresse le portrait d’un « public » avide de connaissance sur la littérature de son temps. Alors que l’histoire littéraire se transforme profondément et s’essaie à de nouvelles approches, alors que s’opposent des visions contradictoires de la fonction de la critique littéraire et que le lectorat s’élargit et se diversifie, il semble qu’un goût pour le contemporain s’affirme de manière relativement consensuelle. Le consensus est d’autant plus étonnant que l’ambition d’une histoire du présent est paradoxale et qu’elle contrevient à une certaine idée de l’histoire littéraire comme fondamentalement conservatrice. Mais il reste à observer les pratiques réelles des historiens de la littérature au tournant du xxe siècle. Leurs histoires accordent-elles si souvent une place au contemporain ? Quel traitement est alors réservé à cette période et constitue-t-elle un objet comme les autres, supportant légitimement l’analyse d’historiens ? L’observation des pratiques mais aussi des justifications des premiers historiens modernes de la littérature quant à l’étude du contemporain sera ainsi l’occasion de saisir plus largement les préoccupations et les principes de l’histoire littéraire au moment où elle se fonde et s’institue, se faisant alors la chambre d’échos des inquiétudes nationales et identitaires de la France du dernier xixe siècle.

L’effervescence de l’histoire littéraire

Au tournant du xxe siècle, les publications relevant d’un projet d’histoire de la littérature française sont pléthoriques. La France est frappée d’une véritable « manuélite », selon l’expression de Clément Moisan, qui précise que « durant ces quelques dix ans [qui entourent le changement de siècle], il se publie autant sinon plus d’ouvrages que durant le demi-siècle précédent[4] ». Entre 1894, date de publication de L’histoire de la littérature de Lanson, et 1918, fin de la Première Guerre pendant laquelle l’édition est au ralenti, et si l’on ne retient que « les grandes histoires de la littérature (universitaires généralement) », tournées vers les étudiants comme les amateurs éclairés, et « les histoires littéraires publiées par des maisons d’éditions spécialisées : Hachette, Hatier, Colin, les Éditions sociales[5] », destinées en premier lieu aux élèves du secondaire mais visant tout de même un public élargi, ce sont rien de moins que 20 histoires de la littérature française, parfois en plusieurs volumes, qui voient le jour[6]. Le chiffre augmenterait encore considérablement si l’on ajoutait à ces histoires, qu’on peut qualifier de généralistes, les ouvrages proprement scolaires qui répondent strictement aux exigences de programmes et paraissent non seulement sous la forme d’histoires mais aussi de panoramas, d’anthologies, de chrestomathies, de notes ou encore de mélanges.

Les 20 histoires généralistes que nous avons retenues pour notre analyse se présentent encore sous des formes très variables : elles contiennent de 200 à 7 000 pages, sont écrites par un seul historien ou un collectif d’auteurs, publiées par des éditeurs divers[7], et se fixent des visées variées, comme en témoignent leurs titres et sous-titres : on y croise entre autres un « manuel », une « critique idéale et catholique », une « histoire abrégée ou familière », etc.[8]. Quant aux auteurs, ils sont souvent professeurs dans des établissements d’enseignement et de recherche ou dans des lycées parisiens prestigieux, mais aussi journalistes, critiques et romanciers, comme Ernest Florian-Parmentier et Léo Claretie. Cette diversité en est l’indice : l’histoire littéraire est en vogue, elle attire auteurs et éditeurs. Il faut dire que le lectorat s’est soudainement étendu, sous l’effet d’une scolarisation accrue. Pour les professeurs de l’enseignement supérieur, qu’ils s’appellent Brunetière[9], Faguet[10], Lanson[11], Petit de Julleville[12] ou Gaston Paris[13], la publication d’une Histoire de la littérature semble bien constituer un passage obligé de la carrière. Ils s’adressent aux étudiants des facultés de lettres, dont le nombre est passé de 1 000 à 6 000 entre 1880 et 1914[14], mais plus largement au « grand public », comme en témoignent leurs préfaces. Et il est vrai que les quelques milliers d’étudiants en littérature qui peuplent alors la France ne suffiraient à eux seuls à justifier une telle masse de publications.

La place du contemporain

Si les publications en histoire littéraire au tournant du xxe siècle sont aussi nombreuses que diverses, elles partagent bien, comme le laissait supposer Petit de Julleville, un intérêt marqué pour la contemporanéité et même l’actualité littéraire. En effet, 75 % des histoires généralistes retenues traitent de faits littéraires datés de moins de 30 ans par rapport à leur date de publication et 65 %, de faits de moins de 10 ans. Cette place importante accordée au temps présent s’explique certainement en partie par le fait que ces histoires s’adressent notamment aux élèves et aux étudiants, et que de récentes réformes pédagogiques ont imposé dès le secondaire une ouverture du corpus, en deçà et au-delà du Grand siècle qui avait tant obsédé les historiens et les professeurs, à l’instar d’un Désiré Nisard. En 1880, les programmes du secondaire introduisent à l’étude des « morceaux choisis » de textes allant du xvie au xixe siècle ; en 1885 un arrêté précise que les questions d’histoire littéraire à l’intention des futurs bacheliers pourront aller jusqu’à la moitié du xixe siècle et, en 1890 enfin, un autre arrêté modifie la notion de classique : désormais les auteurs du xviiie et du xixe siècle pourront aussi être désignés ainsi[15]. Or les professeurs du secondaire ne sont eux-mêmes pas formés pour dispenser de tels enseignements, et ils seraient bien en peine de répondre à ce sujet de baccalauréat qui enjoint les élèves à « montrer la supériorité de la prose sur la poésie dans notre littérature du xixe siècle et en expliquer les raisons[16] ». C’est à ce besoin que vise à répondre la pléthore d’ouvrages d’histoire littéraire qui paraît dans les décennies suivant ces grandes réformes. Cependant, la prolongation des programmes du secondaire jusqu’à 1850 ne suffit pas à expliquer que 87 % des auteurs de notre bibliographie écrivant sur cette période aient choisi de prolonger leurs commentaires jusqu’à la fin du siècle, c’est-à-dire, pour eux, l’immédiat contemporain. Les auteurs des histoires semblent aussi vouloir répondre à l’engouement de l’époque pour la littérature au présent, engouement dont témoignent par exemple la publication des sept volumes de critiques de Jules Lemaître intitulés Les contemporains, entre 1886 et 1899, ou encore la série d’entretiens de Jules Huret avec des écrivains, publiée en 1891 dans L’Écho de Paris, et éditée en 1894.

Reste à affiner ces statistiques, notamment en observant la part proportionnelle réservée à la littérature contemporaine ou actuelle au sein des histoires. Sur les 20 ouvrages retenus, deux portent exclusivement sur le Moyen Âge, trois sur le xviie siècle et trois sur les xixe et xxe siècles. La plus grande partie du corpus (12 histoires) porte inclusivement sur la littérature du Moyen Âge au contemporain (selon la formule consacrée : « des origines à nos jours »). Les xixe et xxe siècles suscitent donc l’intérêt mais presque autant que le Moyen Âge et autant que le xviie. Ce dernier demeure ainsi l’objet de prédilection des historiens, car, à la différence des époques médiévale et contemporaine, le Grand siècle a déjà été largement étudié. Si, à présent, l’on observe plus précisément la part réservée à la production littéraire des 30 et même des dix dernières années, il apparaît qu’elle est loin d’occuper la part congrue. Parmi les trois histoires consacrées exclusivement aux xixe et xxe siècles, celles de Retinger et de Florian-Parmentier se consacrent uniquement à la littérature des 60 (du Parnasse à 1911) et des 30 dernières années (1885-1914). Par ailleurs, au sein des histoires transversales, le contemporain est aussi bien représenté que toutes les autres périodes depuis le xve siècle[17]. En 1899, Petit de Julleville consacre par exemple un de ses huit tomes à la période de 1850 à 1900, appelée « époque contemporaine », tome qui fait près de 1000 pages et a mobilisé dix auteurs. Une décennie plus tard, dans une sorte de surenchère et contre une synthèse trop abstraite, écrit-il, Claretie consacre à son tour un volume de plus de 600 pages à la décennie 1900-1910, intitulé « Les contemporains ». Le recours aux outils de l’histoire littéraire pour commenter la littérature contemporaine semble alors tout à fait concevable en ce tournant de xxe siècle.

Remarquons pour conclure que l’étiquette « contemporain » recouvre des durées très variables : pour Petit de Julleville en 1899, pour Georges Meunier un an plus tôt, et Faguet dix ans plus tard, le contemporain correspond peu ou prou aux 50 dernières années. Pour Lanson et Meunier, en 1894 et 1898, et encore pour Abel Grenier, environ une décennie plus tard, « L’époque contemporaine » correspond à un siècle entier, le xixe. C’est chez Florian-Parmentier et Claretie, qui publient dans les années 1910, que l’acception est la plus resserrée : 30 ans et dix ans. En tout cas, l’étiquette est clairement admise, peut-être même vendeuse, car seules cinq histoires sur 15 ne l’emploient pas dans leur table des matières. Les rééditions de l’Histoire de Lanson, par exemple, continueront de l’utiliser en la déplaçant : en 1950, Paul Truffau fait ainsi de l’époque 1919-1950 l’époque contemporaine. La tendance est même à chercher des appellations plus précises pour distinguer différents types de contemporain. Lanson distingue la littérature « contemporaine » (celle du dernier siècle) de la littérature « présente » ou « qui se fait » (celle des quatre dernières années). En 1910, Faguet appelle « contemporaine » la littérature du dernier demi-siècle, et « actuelle » celle des dernières années. Dans cet ensemble, Brunetière se distingue en choisissant de maintenir l’étiquette « moderne » pour qualifier la période de 1801 à 1875. Mais il est aussi le seul auteur d’une histoire transversale qui s’est fixé pour règle de ne parler que des morts[18]. Ainsi, « modernes » chez le critique vient désigner les générations récemment disparues, et le terme « contemporain » est employé dans un sens strict, puisqu’il est réservé aux vivants.

Le traitement du contemporain

Si la part réservée au contemporain est au moins équivalente à celle réservée aux autres périodes, qu’en est-il de son traitement ? Est-il équivalent à celui de toute autre période ? Deux attitudes tout à fait opposées se rencontrent : tandis que certains historiens mettent en scène leur contemporanéité, d’autres essaient au contraire de la gommer. François-Tommy Perrens, Faguet ou Florian-Parmentier font partie des premiers. Perrens, par exemple, multiplie les anecdotes personnelles. Sur Paul Verlaine, il raconte qu’il fut son élève au lycée Condorcet et qu’il était toujours au dernier rang de la classe : « Je ne me serais jamais douté […] qu’il pût y avoir quelque chose dans cette tête hideuse qui faisait penser à un criminel abruti[19] », commente-t-il avec une méchanceté caractéristique d’une certaine critique qu’incarne aussi Faguet. Perrens se pose alors en témoin plus qu’en historien, et il érige d’ailleurs explicitement l’expérience personnelle en valeur supérieure : « ma longue vie m’ayant permis de connaître personnellement un assez grand nombre d’écrivains dont j’aurais à parler, mes souvenirs pourraient donner à mes leçons une note assez particulière et non dépourvue d’intérêt[20] », annonce-t-il en avant-propos. Cependant, ce glissement de l’historique vers le mémoriel, que Lanson condamnera résolument, est déjà l’exception. Pour la majorité des historiens de la littérature, un souci d’objectivité incline au contraire à traiter le contemporain de manière neutre, documentée et rationalisée. Brunetière continue ainsi de fournir une impressionnante bibliographie, Claretie, de multiplier les annexes, et la plupart des auteurs d’une histoire transversale glissent d’une période à l’autre jusqu’« à nos jours » sans jamais souligner le passage de ce qui serait considéré comme passé à ce qui serait éprouvé comme présent.

Des décrochages existent cependant bel et bien. Le plus voyant est l’apparition devant les noms d’auteurs d’un « Monsieur » qui vient signaler que l’auteur est vivant : « Edmond et Jules de Goncourt avaient (peu) d’esprit, et l’on pourrait peut-être hasarder qu’ils n’en avaient pas », écrit par exemple Faguet en 1894, puis, à la page suivante, toujours aussi péremptoirement : « M. Zola est nul comme psychologue. » Le texte se transforme ainsi en une étrange danse macabre. Chez Claretie, détail plus subtil, à la « synchronie » qui ponctue chaque siècle s’adjoint étonnamment, pour la période 1900-1910, une « nécrologie » qui n’avait pas paru nécessaire auparavant. On ne saurait mieux dire, mais sous le mode apparemment objectif de l’énumération de dates, que les dernières années ont été vécues par l’auteur comme la fin d’une période. Il faut dire que la nécrologie contient le nom de plusieurs collègues de Claretie, et notamment celui de Brunetière, son maître. À ces indices particuliers s’ajoutent deux tendances qui distinguent le traitement du contemporain et révèlent qu’une certaine prudence est de mise[21]. La première est de mentionner plus parcimonieusement les événements sociaux et politiques, la seconde, de simplifier les classements. Claretie et Faguet offrent deux versions extrêmes de cette dernière tendance, ailleurs plus discrète : au sein de certaines parties sur le contemporain, on remarque une propension à renoncer aux catégorisations par genres, écoles ou idées (sans pour autant évacuer complètement ces catégories), et à leur substituer des listes de noms d’auteurs, classés respectivement par ordre alphabétique[22] et par dates de décès[23]. Ici, l’ambition synthétique et analytique est manifestement abandonnée. L’histoire de Florian-Parmentier offre cependant un contre-exemple frappant en proposant pour la seule période 1885-1914 au moins une soixantaine d’« écoles littéraires » dont 49 qu’il est parvenu à dénommer sous forme d’« -ismes » : symbolisme, somptuarisme, impulsionnisme, subséquentisme, etc. Cependant, pour le lecteur, cette prolifération d’étiquettes produit un effet semblable à celui de la juxtaposition des notices sur des auteurs : celui d’un éclatement.

États de la littérature contemporaine

Les regrets de Petit de Julleville et l’enthousiasme militant de Florian-Parmentier sont quelques-uns des commentaires qu’inspire aux historiens le défi de défricher la littérature de leur temps. Avec de rares énoncés de principes — souvent dénoncés par la pratique —, de plus nombreuses déclarations patriotiques, et des règlements de compte plus ou moins cryptés entre collègues, ces brefs retours réflexifs, souvent avancés dans le paratexte, sont, au sein de ces histoires, ce qui se rapproche le plus de mises au point méthodologiques ou d’efforts de théorisation. Le plus souvent, c’est un découragement qui s’exprime, devant des difficultés imputées en premier lieu à la spécificité de l’espace littéraire contemporain et de sa production. La littérature actuelle, expliquent plusieurs auteurs, n’aurait plus de règles[24] et se placerait sous le signe d’une « confusion démocratique des genres[25] ». Quant aux écoles, elles auraient pris fin avec le naturalisme[26]. Dans ce contexte, comment décrire la littérature qui se fait ? Pour la première fois, semble-t-il, dans l’histoire de la littérature française, la synthèse ne serait plus possible : « L’individualisme en art progresse sans cesse. Une génération d’écrivains ne peut plus être étudiée chronologiquement d’une époque à une autre, ni même d’une année à l’autre. On doit approfondir l’examen de tous les esprits », écrit par exemple Retinger[27], notant que cette atomisation de l’espace littéraire est renforcée par l’accélération de la vie littéraire : « Autrefois la littérature évoluait moins rapidement qu’à notre époque. […] Mais voilà le public grossir, le nombre des auteurs se multiplier. […] [U]n mouvement n’est pas achevé qu’on s’aperçoit qu’un autre existe[28]. » Petit de Julleville donne à cela une explication historique et technique : « aujourd’hui la presse périodique couvre mille fois plus de papier que le livre, et représente une profusion confuse de mots et d’idées, jetés chaque jour dans la circulation[29]. »

En d’autres termes, l’historien ou ses outils (les genres, les écoles, etc.) ne seraient pas en cause, mais la littérature contemporaine seule, dont l’éclatement supposerait un traitement éclaté. Il y a presque ici la formulation d’une méthode chez certains : Florian-Parmentier se fixe pour tâche de tout décrire[30] afin de rendre compte fidèlement de l’effervescence de la littérature contemporaine, Claretie fait du catalogue de toutes les figures du monde littéraire un instrument contre l’« impressionnisme vague[31] » de ses collègues ; quant à Petit de Julleville, il préfère être accusé de trop de bienveillance en retenant un très grand nombre de noms que courir le risque d’oublier un auteur qui passerait à la postérité[32]. Les deux derniers exemples sont caractéristiques d’un mouvement plus général : estimant désormais les catégorisations par groupes ou formes littéraires peu légitimes, les historiens se retranchent sur la notion d’auteur, seul repère que l’ère contemporaine ne leur semble pas avoir fait voler en éclat et qui prend dès lors une importance considérable. Le culte du grand auteur qui s’intensifie et s’institutionnalise à cette période favorise évidemment ce mouvement. Mais surtout, c’est l’importance que ces historiens accordent à la postérité qui retient l’attention. Ils ne doutent pas qu’elle jugera leurs choix et s’attachera à vérifier qu’apparaissent dans leurs histoires les noms qui le méritent. Étonnamment, s’ils se montrent éminemment conscients du travail de sélection qui leur incombe — qu’ils déclinent ou au contraire embrassent avec une cruauté affichée —, ils ne se présentent jamais eux-mêmes comme responsables des élections de la postérité, comme partie prenante du processus de légitimation des oeuvres. La postérité a toujours raison et ses raisons ne semblent pas devoir souffrir l’interrogation.

En attendant, l’état des lieux de la situation présente se fait souvent inquiet. La littérature est en pleine mutation, et la plupart des auteurs doutent que ce soit pour le mieux. « Est-il sûr, demande par exemple Lanson, que nous voyions un commencement, non une fin ? Que ce ne soient pas les dernières palpitations d’une littérature agonisante auxquelles nous assistons aujourd’hui[33] ? » Le mot de décadence, qui traduit et cette vision crépusculaire et le sentiment d’une dégradation de la production littéraire, est avancé par plusieurs sur ce mode interrogatif[34]. Il revient même sous la plume d’un critique tel que Petit de Julleville, qui estime pourtant que la littérature du xixe siècle vaut mieux que celle du xviiie, non sans s’inquiéter des dangers qui menacent l’art littéraire, parmi lesquels il cite l’invention du téléphone[35]. Dans ce pessimisme généralisé, l’optimisme radieux de Marie Anatole de La Forge fait contraste. Selon elle, « le génie français ne s’épuise pas : il a le privilège d’un incessant renouveau. Le progrès s’affirme par un continuel accroissement de lumière, et la France donne au monde, avec la prodigalité d’une fortune inépuisable, la raison qui fortifie, la grâce qui charme, la pitié qui console, et les lueurs éternelles de son esprit libérateur[36] ».

Quelle que soit sa tonalité, l’appréciation de la période contemporaine se fait toujours relativement. Les historiens cherchent à statuer : où en est la littérature, qu’a-t-elle perdu ou gagné ? C’est bien le principe fondamental du travail des historiens qui cherchent à repérer des continuités et des ruptures, mais ce faisant ils dévoilent aussi, si ce n’est la philosophie, du moins la pensée de l’histoire qui les inspire. L’enthousiaste La Forge associe le processus historique à un continuel progrès. Pour d’autres, le génie français s’est perdu ou subit une éclipse : « Il y a des hauts et des bas, il y a des heures de repos, de jachère, d’attente dans l’histoire comme dans la nature. Le xive parut être la fin de tout, et l’on était lors à la veille de la Renaissance », relativise Perrens[37]. Ce discours doit se comprendre dans un double contexte : il vise non seulement à contrecarrer les thèses évolutionnistes largement diffusées par Brunetière mais aussi, aux lendemains de la défaite de 1870, à éviter un découragement qui pourrait paraître antipatriotique. Voilà pourquoi Faguet veut croire « qu’il n’y a pas de naissance, croissance, âge mûr et décadence ; mais des alternatives de chutes et de relèvements ; et que [les décadences de la France], quand elles se produisent, sont des décadences provisoires[38] ». Ces auteurs perçoivent bien l’histoire de la littérature comme un processus, et l’idée d’un génie français éternel, permanent, n’est plus avancée par aucun d’entre eux.

Dans ce souci de situer la littérature contemporaine, d’observer sa trajectoire, il arrive parfois aux historiens de juger non plus seulement du passé ou du présent, mais de se projeter dans l’avenir. La tentation du pronostic n’est jamais loin : plusieurs extrapolent par exemple sur la postérité de Zola[39] ou de Verlaine[40]. Pour s’autoriser un tel exercice, Lanson affirme que, « sans prétendre juger les oeuvres d’aujourd’hui comme fixes et complètes, nous pouvons nous en figurer assez nettement le caractère et la direction[41]. » De même, Charles Seignobos, dans la partie sur l’histoire qu’il rédige sous la direction de Petit de Julleville, affirme que l’« on a le droit de réunir les faits déjà accomplis pour chercher en quel sens se produit le mouvement contemporain[42] ». Brunetière lui-même, qui se donne pour règle de ne traiter que de phénomènes achevés et d’auteurs morts, ne s’empêche pas de prophétiser et de faire parler l’avenir en fonction des influences déjà visibles[43]. L’étude des directions, des influences, voilà autant de projets semble-t-il pour une étude historique des faits littéraires actuels. En réalité, les projets d’une histoire sur le vif, voire d’une prospective sont loin d’être légitimes dans la plupart des cas. Ils sont contrariés, frappés d’interdit aussitôt qu’envisagés ou qu’entrepris, et se mènent souvent sur le mode de la prétérition. Dans une contradiction dont elle est coutumière, l’histoire littéraire disjoint préceptes et usages, fait sans dire ce qu’elle fait, et même fait le contraire de ce qu’elle dit.

Possibilité d’une histoire sur le vif

Que le commentaire sur le contemporain au sein des histoires de la littérature du tournant du xxe siècle, et notamment celles des premières années de notre corpus, prenne souvent la forme d’un état des lieux est révélateur : il s’agit bien d’interroger la situation de la France dans un contexte politique et identitaire incertain. En témoignent les notations inquiètes de plusieurs auteurs sur la concurrence que la « littérature du Nord » — il faut entendre norvégienne avec Ibsen et russe avec Tolstoï — ferait désormais à la littérature française. Au sein des histoires transversales, qui servent souvent d’outils pédagogiques, le succès du contemporain s’explique par de récentes réformes mais aussi par la soif de connaître de l’historien qui, en toute logique, veut mener jusqu’au bout l’analyse du continuum que les programmes l’ont amené à décrire et auquel il s’est attaché à trouver un sens. C’est le cas pour Auguste Henry, qui justifie en ces termes son choix de prolonger ses investigations jusqu’au temps présent :

[T]andis que le programme officiel s’arrêtait à la première moitié du xixe siècle, il nous a paru nécessaire de pousser notre livre jusqu’à l’aurore de ce xxe. L’histoire contemporaine, même en littérature, est semée de difficultés de toute sorte, mais les deux moitiés du xixe siècle se tiennent par des liens si étroits, elles s’éclairent, se complètent, se pénètrent si visiblement par leurs ressemblances et leurs oppositions mêmes, qu’on mutilerait l’une en lui ôtant le voisinage de l’autre[44].

Enfin, le développement intense de l’espace littéraire, où se multiplient désormais auteurs, lecteurs et éditeurs, explique qu’il se constitue, et pour un plus grand nombre, en objet de curiosité. Pendant les premières décennies de la Troisième République, l’intérêt des historiens de la littérature pour le contemporain a ainsi des motivations ponctuelles (nationalisme, réformes, démocratisation de la littérature) mais aussi fondamentales (propension de l’historien à comprendre le présent en fonction du passé et réciproquement). Cependant, l’histoire littéraire ne semble pas, alors, posséder les moyens ou le courage de ses ambitions, et le projet d’histoire de la littérature du temps présent est contrarié aussitôt que formulé.

On pourrait penser que l’histoire littéraire, qui est en train de se doter de méthodes, n’est pas encore assez solide sur ses bases pour répondre aux différents mouvements qui la poussent à s’affronter à des corpus récents. Mais la réticence critique qui s’exprime à l’égard de l’analyse du contemporain n’est pas le propre de l’époque, tout comme, d’ailleurs, les réserves qui se formulent à l’égard d’une littérature actuelle jugée décadente. Au contraire, on ne peut que remarquer la permanence, jusqu’à aujourd’hui, non seulement de clichés sur la littérature qui se fait (effacement des genres, disparition du grand écrivain, fin des chefs-d’oeuvre, etc.)[45], mais aussi d’a priori sur l’impossibilité de commenter la littérature récemment publiée. C’est sur ces considérations historiographiques que nous voudrions conclure, en prenant pour fondements les arguments des historiens de la littérature du tournant du xxe siècle contre l’histoire du temps présent, afin de formuler une réflexion plus générale sur la possibilité d’appliquer l’expertise historienne à l’immédiat contemporain. Brunetière, tranché dans ses jugements, livre une formulation à la fois synthétique et représentative de ce qui peut se lire à propos des problèmes structurels que pose un projet d’histoire littéraire sur le vif : « Il n’y a pas d’histoire des choses contemporaines ; les mots eux-mêmes sont contradictoires, écrit-il dans son Manuel ; et pour juger les hommes ou les oeuvres de notre temps, nous manquons à la fois de la liberté, du recul, et des documents nécessaires[46]. » Des trois arguments avancés — le manque de liberté, de recul et de documents — le dernier est peut-être celui qui nous est aujourd’hui le moins familier[47]. Brunetière n’en dit guère plus, mais certainement pense-t-il aux brouillons et aux manuscrits des oeuvres, ou encore aux correspondances d’auteurs, dont les révélations posthumes livreront des secrets utiles pour des historiens attachés à des approches biographique et philologique des textes littéraires. Claretie, plus d’une décennie plus tard, va dans le même sens et se montre plus précis : « De tout ce qui a été écrit dans le dix-neuvième, nous n’avons encore qu’une faible partie. On en verra sans doute davantage dans le cours du siècle qui commence, si surtout, comme il en donne déjà des indices, sa curiosité continue à se porter non seulement sur les petits côtés des grandes choses, mais encore sur les petites choses elles-mêmes[48]. » Il faudra donc attendre avant d’avoir accès à ce qui n’est pas immédiatement livré au public, tout ce qui entoure l’oeuvre achevée et publiée. Et, en effet, le xxe siècle continuera de jeter son dévolu sur ce que Claretie appelle « les petites choses » et que Julien Gracq nommera « les miettes sur la table » : « il suffirait, écrit ce dernier en 1980, pour en apporter la preuve, d’établir la balance de tout ce qui se publie ou se réédite de Carnets, de Cahiers, de Journaux, de Mémoires, de Correspondances des grands écrivains, de Souvenirs grappillés sur eux, et, en regard, des rééditions parcimonieuses des livres-clefs[49]. »

On le voit, cette réticence formulée par Brunetière, qui s’inquiète de ne pas avoir tout le matériau nécessaire à l’analyse, vaut surtout pour une certaine critique sociohistorique, soucieuse d’élucider l’origine, le projet de l’oeuvre, et de la comprendre dans son contexte le plus direct. Ses deux autres arguments touchent plus largement toute approche de la littérature contemporaine, quelle que soit la méthode. Lorsqu’il avance que le critique de la littérature qui lui est contemporaine manque de liberté, Brunetière songe certainement à un droit de regard que pourrait s’arroger l’écrivain, ou encore à l’influence symbolique qu’une personnalité vivante pourrait exercer avec plus de force. L’argument est repris à l’occasion par les autres historiens, mais c’est surtout l’image du manque de recul qui frappe les esprits. Comme elle constitue un véritable topos aujourd’hui encore, elle mérite d’autant plus qu’on s’y arrête. Brunetière, Lanson, Perrens, Petit de Julleville et Faivre la reprennent dans un beau consensus[50]. Filant une métaphore optique, ils laissent entendre que, dans la proximité, le critique n’est pas capable de saisir l’entièreté de ce qu’il a sous les yeux. Son oeil s’égare dans les détails et déforme les proportions : il risque de croire grand ce qui est négligeable. En somme l’observateur du présent, à la différence du commentateur du passé, serait prisonnier de son point de vue, de ce que Faivre appelle les « systèmes préconçus » et les « passions[51] ». Myope, enfin, il prendrait pour le monde dans sa totalité ce qui en réalité n’est que l’espace restreint jusqu’où porte sa vision.

La métaphore séduit manifestement, et pourtant elle n’est jamais véritablement interrogée ni approfondie. Rien ne semble enrayer cette belle unanimité selon laquelle on voit mieux de loin. Une réflexion du philosophe Vincent Descombes nous permettra, pour conclure, de réinterroger ces évidences. Elle part justement d’un ouvrage publié quelques décennies avant les histoires littéraires qui nous ont occupés, et dont elles font grand cas : Mémoires d’outre-tombe. Chateaubriand y consigne son histoire et l’histoire du premier xixe siècle et, alors qu’il s’apprête à raconter les journées mouvementées de juillet 1830, il s’interroge sur la possibilité d’une saisie sur le vif de l’histoire : « J’ai peint les trois journées à mesure qu’elles se sont écoulées devant moi ; une certaine couleur de la contemporanéité, vraie dans le moment, fausse après le moment écoulé, s’étend donc sur le tableau[52]. » Si l’extrait s’éloigne du terrain particulier de la littérature, il met en place plusieurs des raisonnements et des images que nous avons rencontrés. Descombes met en évidence les trois difficultés majeures que Chateaubriand identifie pour l’analyse du contemporain. La première est que le jugement du témoin contemporain ne peut être que partial, donc incomplet, parce qu’il est aveuglé par les passions[53]. Faivre, comme on l’a vu, reprendra l’argument dans sa formulation même. La seconde difficulté est que les événements contemporains n’ont pas trouvé leur pleine signification, car ils sont en cours. La dernière, que nous connaissons bien, est liée au manque de recul : l’historien du contemporain, selon Chateaubriand, aura tendance à chercher les causes dans les événements qu’il a sous les yeux. Mieux articulé et détaillé qu’ailleurs, intéressant parce qu’il n’est pas loin de fonctionner lui aussi sur le mode de la prétérition, l’argumentaire laisse tout de même d’importantes zones d’ombre. En effet, ne pourrait-on supposer que l’aveuglement des passions guette aussi l’historien du passé ? Descombes distingue, d’une part, les passions associées au présent, telle que la colère, qui naissent du fait que l’action n’est pas décidée et, d’autre part, celles qui sont liées au passé, au mémorable et au regrettable. Ces dernières ne menacent pas moins le jugement de l’historien. La fascination, d’ailleurs, s’exerce parfois d’autant mieux à distance : chacun aura à l’esprit quelque grand auteur panthéonisé dont la critique se fait une gardienne jalouse. Quant à la question de l’inachèvement des faits, elle pose un problème logique important : en effet, les faits sont-ils jamais accomplis ? Le temps long de Fernand Braudel n’impliquerait-il pas alors l’interdiction de la plupart des entreprises historiennes ? En histoire littéraire, plus spécifiquement, la question de la clôture des oeuvres ne se résout pas simplement avec la mort de l’auteur : bien des oeuvres les plus légitimes du xxe siècle sont des oeuvres posthumes. Laissons enfin le soin à Descombes de moduler l’argument selon lequel l’histoire du contemporain pâtirait d’un manque de recul. S’appuyant sur la démonstration de Chateaubriand lui-même, le philosophe rappelle que la lecture d’un événement est toujours une interprétation. Le travail de l’historien du temps présent et celui de la postérité sont donc essentiellement les mêmes : il s’agit dans un cas comme dans l’autre de métamorphoser l’événement, en incluant « la partie dans le tout, les minutes dans les journées, les journées dans le siècle[54] ». Si la formule de Chateaubriand (« une certaine couleur de la contemporanéité, vraie dans le moment, fausse après le moment écoulé ») semblait au premier abord signifier que les vérités d’un temps sont démenties par l’avenir, elle pourrait tout au contraire suggérer, comme le montre Descombes, que la distance, ce fameux recul, peut donner une coloration trompeuse. C’est sur cet ultime retournement que Descombes achève son article : en effet, « la postérité succomberait certainement à une illusion rétrospective si elle croyait pouvoir assigner la contingence des événements, évidente pour les contemporains, à une qualité passagère du tableau[55] ». En somme, le seul véritable inconvénient de l’histoire du contemporain est aussi une chance : l’exercice de saisie sur le vif est salutaire en ceci qu’il rappelle à l’historien que, même lorsqu’il connaît la fin de l’histoire, l’enchaînement des événements ne devrait pas lui paraître nécessaire. Une autre logique, modale, devrait plutôt le guider quand il lit et quand il écrit l’histoire, celle de la contingence.