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Figurant parmi les plus éminents théoriciens francophones de la communication, Armand Mattelart a fait paraître des travaux marquants au cours des cinquante dernières années, mais son parcours n’avait jamais fait l’objet d’une présentation exhaustive. Conçus par Michel Sénécal, professeur à la Télé-Université à Montréal, ces entretiens approfondis comblent une lacune et présentent la vie, la carrière et le cheminement en amont des ouvrages les plus marquants des dernières décennies dans des domaines aussi variés que les sciences sociales, les sciences de la culture et de la communication et la mondialisation.

La part biographique occupe naturellement le premier quart du livre, mais elle ne devrait pas être négligée par le lecteur. De sa jeunesse dans la Belgique occupée par les armées hitlériennes et des années de formation qui ont suivi la Libération, on retient surtout l’implication du jeune Mattelart dans le mouvement altruiste du scoutisme et aussi la présence marquante (et positive) du catholicisme, qui lui donne le goût du voyage vers le Tiers-Monde, l’amour du cosmopolitisme et le besoin de l’engagement personnel dans le seul but d’aider les plus démunis (p. 23).

Pour les étudiants et les chercheurs en science politique ou encore en sciences de l’information et de la communication, les pages les plus stimulantes seront sans doute celles touchant à la conceptualisation de certains problèmes liés au rôle primordial des médias et à leurs effets. Ce fut le sujet initial et constant de la plupart des publications du couple Mattelart. D’ailleurs, Armand Mattelart évoque la rédaction de son livre coécrit avec Michèle Mattelart, De l’usage des médias en temps de crise (Paris, Alain Moreau, 1979), et l’influence déterminante des éditeurs français de cette époque sur les contenus et l’organisation des manuscrits (p. 142). Sur un autre point, dans une discussion couvrant quelques pages denses et à l’invitation de Michel Sénécal, le théoricien Mattelart situe sa conception de l’idéologie comparativement à la théorie de Louis Althusser sur les appareils idéologiques d’État, largement répandue durant les années 1970. Ces échanges sont absolument fondamentaux. Ces deux conceptions de l’idéologie, voisines sans être identiques, n’avaient jamais été aussi clairement articulées (p. 139). Beaucoup d’autres concepts essentiels sont ici étudiés, par exemple « la demande sociale » (p. 233) et l’impérialisme culturel (p. 236).

Plusieurs passages de ces entretiens confirment à quel point Armand Mattelart était, dès les années 1970, un penseur « branché » et ouvert aux approches théoriques venues d’ailleurs. Ainsi, avec vingt ans d’avance sur ses collègues de la francophonie, il a été parmi les premiers universitaires français à s’intéresser aux études culturelles (cultural studies) qui commencent à peine à émerger en France depuis dix ans, sous l’impulsion du professeur Mattelart. Celui-ci retrace le parcours de certains de ces pionniers (comme Raymond Williams et Richard Hoggart) de la recherche sur la culture (ceux que l’on nomme de la première génération, en Grande-Bretagne), mais il note aussi les résistances autour de ce renouvellement rencontrées en France (p. 254). Par ailleurs, Mattelart aura aussi été un penseur-clé sur le concept de la mondialisation et ses effets sur les médias ; il explique que ses premières recherches sur « l’internationalisation » avaient été publiées en espagnol, au Chili, durant les années 1960 (p. 235). Il a aussi été parmi les premiers chercheurs français à lier la mondialisation à la question de la diversité culturelle (dans Diversité culturelle et mondialisation, Paris, La Découverte, collection « Repères », no 411, 2005).

La pensée de Mattelart est nécessairement interdisciplinaire ; il se base sur l’étude de l’économie politique de la communication pour comprendre à la fois le pouvoir et l’imbrication des médias en tant qu’appareil de contrôle, aussi en tant que force subtile et séduisante, mais en apparence douce et paisible (p. 234). Par ailleurs, il montre les limites et les faiblesses du système universitaire français et du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) qui résistent encore à l’interdisciplinarité, que ce soit pour les jurys de thèses ou dans la création de nouveaux postes de professeurs et de chercheurs (p. 258).

En dépit de son ton parfois décontracté (qui toutefois n’enlève rien à la profondeur du propos, jamais anecdotique), cet ouvrage d’entretiens est important à plusieurs titres. D’abord, il contient des propos vifs dans des formules éclairantes qui résultent d’un demi-siècle de réflexion constante sur les sciences sociales, résumant aisément et en quelques mots un diagnostic tout à fait pertinent sur un problème de recherche donné, mais parfois insoupçonné. Il déclare par exemple : « L’histoire a été longtemps un point aveugle des sciences de l’information et de la communication » (p. 196). Ensuite, il précise comment les choses évoluent en ce moment autour des sciences historiques, entre autres en raison d’un renouveau rendu possible par le cosmopolitisme des doctorants en histoire qui proviennent de différents pays et de ce fait de différents horizons méthodologiques.

Ce livre permet de suivre le parcours atypique (ce sont les parcours les plus intéressants mais aussi les plus difficiles) de ce chercheur exceptionnel : une première carrière de professeur au Chili (entre 1962 et 1973), interrompue brutalement par le coup d’État de Pinochet, puis ses années difficiles de réinsertion en Europe, une période de contrats épars, suivie d’une autre carrière à l’Université de Rennes et enfin à l’Université de Paris VIII - Vincennes. Comme toujours avec Mattelart, la discussion est émaillée de mentions d’innombrables livres, formant une véritable argumentation qui montre comment chaque auteur lu a participé à la construction d’un intellectuel accompli.

La dernière partie de l’ouvrage aborde les moments les plus connus du parcours de ce chercheur : sa consécration, ses livres, la traduction de ses travaux à l’étranger, ses fréquentations de l’Amérique latine et son retour momentané au Chili. Et toujours, à travers ces étapes, la réflexion et la recherche se sont poursuivies intensivement : l’hégémonie culturelle, les médias alternatifs, les nouveaux mouvements sociaux et encore et toujours, limpide, la critique du capitalisme qui ne peut plus « faire système » (p. 274).

Aujourd’hui professeur émérite en information-communication, Mattelart n’est pas pour autant inactif. Ses écrits demeurent des références. Son style est éclatant : il réussit toujours à mettre le doigt sur les questions essentielles de notre temps et à les formuler en des termes clairs et opératoires, que ce soit sur les médias ou sur des enjeux citoyens. En outre, il critique le fait que les médias doivent encore de nos jours servir à quelque chose, sans aucun souci de démocratisation réelle : « ce qui fait obstacle à l’entendement de la question médiatique et, au-delà, de celle de l’idéologie et de la culture, c’est la persistance de la vision instrumentaliste des médias » (p. 270). Sur ce point, il plaidera plutôt pour « l’appropriation critique de la question des médias par les citoyens » (p. 270).

Armand Mattelart reste un penseur à fréquenter et, tout comme lui, ses livres n’ont d’ailleurs pas pris une seule ride. Grand intellectuel mais aussi pédagogue inégalé, on pourra recommander la lecture de ses livres même au niveau du baccalauréat. Quant à ces Entretiens avec Michel Sénécal, ils constituent une excellente porte d’entrée à son oeuvre. L’ouvrage est impeccable et les notes sont précises. On ne reprochera à l’éditeur que son choix de l’image de la couverture, assez insipide, à laquelle on aurait aisément pu substituer au moins une photographie d’Armand Mattelart.