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Introduction

Dans un environnement scolaire mouvant, traversé par des tensions internes ou émanant des domaines social et politique, les enseignants doivent être capables de résoudre des problèmes de plus en plus variés afin de prendre sans cesse les décisions les plus appropriées. Ce qui exige une pratique réflexive, collective et individuelle, ainsi qu’une liberté d’action invitant fortement, selon Perrenoud (2001), à l’innovation, à la prise de risque et à l’autonomie relative. Cette tâche peut-être plus ardue encore lorsque les enseignants exercent auprès d’élèves à besoins éducatifs spécifiques, en particulier ceux qui sont en situation de handicap. Autrement dit, cette question se pose à double titre pour ces enseignants dits spécialisés : en tant qu’enseignants d’une part, en tant que spécialisés d’autre part. En France, la loi de 2005 favorise de nouvelles modalités de scolarisation des élèves handicapés dans le secteur scolaire ordinaire tout en bouleversant les organisations pédagogiques au sein des institutions relevant du secteur médicoéducatif. La généralisation des inclusions scolaires invite à s’interroger sur la construction de nouvelles compétences professionnelles non seulement chez les enseignants ordinaires exerçant en milieu ordinaire, mais aussi chez les enseignants spécialisés pouvant exercer quant à eux dans les milieux ordinaire ou/et spécialisé. Lemeunier-Lespagnol (2011) évoque l’impact de ces évolutions sur le travail et le ressenti des enseignants concernés, créant chez eux de fortes tensions identitaires. Ainsi vivent-ils une situation de « crise latente » avec un questionnement très fort sur leurs pratiques professionnelles habituelles qui s’avèrent souvent inopérantes. La peur du changement, selon cette chercheuse, les conduit à rentrer initialement dans un processus de résistance pour reprendre les termes de Bernoux (2004). Face à cette situation complexe ou inédite, les enseignants vivent une phase de « déroute » qui se traduit par une mise en oeuvre de pratiques pédagogiques intuitives alors même qu’ils désirent s’inscrire résolument dans une logique de réflexion sur l’action.

Les mutations profondes qui ont traversé les secteurs médicosocio-éducatifs lors de cette dernière décennie ont transformé significativement les missions dévolues aux enseignants spécialisés. Le Capitaine (2007) parle à cet effet du passage d’une logique de métier (où l’application de méthodes pédagogiques primait) à une logique de profession dans laquelle la conception de l’action éducative dans des situations variées, en partenariat avec d’autres acteurs, est première. Les missions et les modalités d’exercice de ces enseignants ayant largement évolué, une actualisation de leurs compétences professionnelles s’est naturellement opérée. Ces enseignants sont formés pour la plupart dans les Instituts Universitaires de Formation des Maîtres sur la base d’un référentiel de compétences. Ainsi l’IUFM de Bourgogne propose une formation à destination des enseignants du premier degré chargés de l’enseignement et de l’aide pédagogique aux élèves présentant des troubles importants des fonctions cognitives et/ou relationnelles, troubles qui entravent significativement leurs capacités à se mobiliser dans un cadre scolaire et à construire sereinement et efficacement des apprentissages. Ces stagiaires sont des enseignants à part entière (titularisés) qui sont volontaires puis désignés par les instances départementales pour bénéficier d’une formation par alternance programmée sur plus d’une année scolaire et finalisée par un examen permettant d’obtenir une spécialisation reconnue sur tout le territoire national. Nous nous sommes intéressés aux représentations de ces enseignants inscrits dans une démarche individuelle de développement professionnel au sens où le définit Wittorski (2007), représentations relatives aux changements structurels inscrits dans le champ du handicap, à l’évolution de leur métier « atypique » dans la sphère éducative ordinaire et aux nouvelles compétences professionnelles attendues par les institutions. Pour ce faire, nous présenterons les principaux résultats d’une recherche exploratoire conduite en 2012 dans cet institut de formation bourguignon, résultats susceptibles de mettre à jour les leviers contribuant à cette transformation identitaire attendue. Mais auparavant, nous devons rendre compte synthétiquement des évolutions récentes du métier d’enseignant spécialisé, mutations à mettre en perspective avec les changements majeurs traversant le champ du handicap.

1. Les changements majeurs dans le champ du handicap

Au coeur de ces transformations, une nouvelle conception du handicap, entendu aujourd’hui comme le produit de l’interaction entre des facteurs d’ordre personnel, le contexte dans lequel vit la personne et la possibilité de sa participation réelle aux activités sociales. Ainsi se dessine la nécessité de construire avec les personnes concernées (et pas seulement autour de celles-ci) des projets d’aides adaptés, multiformes, concertés et évolutifs. L’éducation scolaire n’échappe pas à cette prérogative, cela se traduit en particulier par un accès privilégié à la scolarisation en milieu ordinaire, chaque fois que la problématique individuelle le permet, dans l’école de référence (la plus proche du domicile pour l’enfant, dans le collège de secteur pour l’adolescent). Deux modalités de scolarisation sont envisagées : individuelle en classe ordinaire, collective en classe d’inclusion scolaire (CLIS, ULIS). De nouvelles modalités de suivi ont accompagné cette externalisation de la scolarité par l’intermédiaire de la mise en place de SESSAD, dispositifs dans lesquels le volet des apprentissages est généralement présent en articulation avec les aides et les soins d’une autre nature (médicaux, psychologiques, éducatifs, sociaux…). À ce titre, Bélanger (2011) considère que l’école a un rôle majeur à jouer dans ce changement paradigmatique sous-tendu par la notion d’inclusion sociale et qu’elle peut, selon son degré d’implication et d’ouverture, constituer un frein ou un accélérateur dans ce mouvement d’émancipation en faveur des personnes handicapées. Même si Plaisance (2009) rappelle qu’il ne suffit pas de promulguer des lois et de transformer les dispositifs institutionnels pour que l’école change du jour au lendemain, des transformations culturelles profondes sont nécessaires afin de faire une place, toute leur place, aux élèves handicapés.

2. Les évolutions du métier d’enseignant spécialisé

Dans ce contexte, les missions dévolues aux enseignants spécialisés ont significativement évolué depuis une décennie. Auparavant leurs missions étaient « codifiées » et circonscrites dans des « lieux-classes » pour la plupart situés au sein d’institutions spécialisées. Aujourd’hui, le coeur de leur métier les conduit à exercer dans un autre contexte en poursuivant des objectifs éducatifs nouveaux, ce qui questionne fortement leur identité professionnelle. Lesain-Delabarre (2000) considère que nous sommes passés d’une logique de la prise en charge globale en établissement spécialisé à une logique de soutien à l’intégration puis à l’inclusion. En effet, ces enseignants sont principalement attachés à deux types de missions : en milieu ordinaire, dans un cadre collectif ou à titre individuel, auprès d’élèves devant tirer profit d’une inclusion sociale et scolaire, partielle ou totale ; en établissement spécialisé, auprès d’élèves dont la problématique individuelle est pour l’heure peu compatible avec une scolarisation « externalisée ». Qu’ils exercent en milieu ordinaire ou en milieu spécialisé, ces enseignants doivent inscrire leurs pratiques dans une prise en charge globale de l’enfant (ou de l’adolescent) autour duquel se sont constituées des équipes pluridisciplinaires portant des regards croisés et complémentaires sur l’analyse de la problématique et les réponses à apporter. Comme les autres professionnels, les enseignants spécialisés sont invités à « faire culture commune » (Amare et Moncel, 2010) et à se considérer un parmi d’autres. Mais ils jouent aussi le rôle de personne-ressource ou référente auprès des acteurs de la sphère éducative ordinaire, ce qui les conduit à sensibiliser, expliquer, rassurer, informer, conseiller, initier des pratiques inclusives, accompagner en quelque sorte ce transfert partiel de compétences d’un milieu (spécialisé) à un autre (ordinaire). Ainsi, ils doivent aussi « absorber » les craintes, les peurs, les réticences ou les résistances d’enseignants parfois désemparés et peu à l’aise pour faire toute leur place à ces enfants différents. Ce qui les conduit, selon Desbiens et Bowen (2011), à se sentir parfois démunis et dépassés par l’ampleur et la diversité des tâches à conduire.

Dans ce contexte, les compétences professionnelles à construire sont multiples et de haut niveau, engageant, pour reprendre les propos de Schön (1994), une réflexion dans l’action et une réflexivité sur l’action, permettant de faire face à une famille de situations problèmes et d’entrer dans la compréhension de ces phénomènes (Guyotot, 2008). Cela apparaît d’autant plus nécessaire lorsque les enseignants exercent dans des espaces de scolarisation pour des élèves ayant des troubles importants des fonctions cognitives ayant diverses origines parmi lesquelles une déficience intellectuelle, une pathologie mentale ou un trouble sévère du langage. Cependant cette complexité ne suffit pas pour construire une compétence experte, encore faut-il pour l’enseignant construire un mode d’action cohérent supporté par une identité professionnelle suffisamment stable, c’est-à-dire susceptible d’être remise en cause. C’est un des objectifs affichés par la formation spécialisée en alternance qui constitue un dispositif de professionnalisation à part entière puisqu’il forme des individus à une profession existante (Wittorski, 2007).

3. Les dispositifs de formation à l’enseignement ou à l’encadrement pédagogique spécialisé

Cette formation se compose de cinq périodes de trois semaines programmées sur plus d’une année scolaire (une session en juin de l’année scolaire N, quatre sessions dans l’année scolaire N+1). Au terme de cette formation, un examen de certification atteste des compétences spécialisées de l’enseignant. Il se compose de deux épreuves consécutives : une épreuve professionnelle comportant la conduite de deux séquences d’activités pédagogiques suivies d’un entretien avec un jury, une épreuve orale de soutenance d’un mémoire professionnel. Le dispositif de formation, d’un volume horaire global de quatre cents heures, est articulé autour de trois unités de formation : les pratiques pédagogiques différenciées et adaptées aux besoins particuliers des élèves (UF1, 200 h), les pratiques professionnelles au sein d’une équipe pluricatégorielle (UF2, 100 h) et les pratiques professionnelles prenant en compte les données de l’environnement familial, scolaire et social (UF3, 100 h). Chaque unité de formation comprend plusieurs modules de 25 à 50 h, contribuant à développer les compétences communes à tout enseignant spécialisé (connaître l’environnement réglementaire et institutionnel relatif à l’ASH, adopter une attitude réflexive et critique sur sa pratique professionnelle…) et les compétences spécifiques de l’option (pour l’option D, connaître les répercussions de la déficience intellectuelle sur les processus d’apprentissage, concevoir et utiliser des supports pédagogiques adaptés…). Les heures de formation sont assurées par une équipe multicatégorielle de formateurs qualifiés, composée d’enseignants-chercheurs, d’enseignants spécialisés, de partenaires institutionnels et de professionnels des secteurs médical, thérapeutique, social ou éducatif. Ces formateurs interviennent dans les modules disciplinaires et transversaux, dans le suivi du mémoire professionnel, dans l’accompagnement du stagiaire sur son poste et dans l’analyse de la pratique professionnelle.

L’IUFM de Bourgogne a privilégié trois modules de formation qui ont une double visée dans le processus de professionnalisation (Bourdoncle, 2000) : l’une s’inscrit dans la dynamique de professionnalisation des individus (les stagiaires), l’autre dans celle de la professionnalisation de la formation (pour la rendre apte à faciliter l’exercice de l’activité déterminée). Ces actions sont susceptibles d’éclairer et de favoriser ce lent processus de reconsolidation et de reconstruction de l’identité professionnelle des enseignants confrontés à des problématiques individuelles et collectives variées, extraordinaires, changeantes, parfois alambiquées et instables. Dès lors, il apparaît fructueux d’interroger ces enseignants sur la capacité d’un tel dispositif de formation à les accompagner en temps réel, dans l’exercice d’un métier singulier, et à les préparer à affronter les incontournables évolutions professionnelles en cours ou à venir.

4. Les principaux résultats de cette recherche

C’est l’un des objectifs de cette recherche exploratoire conduite à partir de questionnaires adressés à onze des douze enseignants inscrits dans le dispositif de formation spécialisée, élaboré et mis en oeuvre par l’IUFM de Bourgogne, cette année scolaire 2011-2012. Le questionnaire (proposé en annexe), prétesté auprès des enseignants appartenant à la promotion précédente, est constitué de trente-deux items constituant six parties : i) les informations personnelles et professionnelles ; ii) les représentations liées aux évolutions du métier d’enseignant spécialisé ; iii) le regard porté par les enseignants sur le dispositif d’accompagnement ; iv) les apports essentiels de la formation spécialisée ; v) les leviers de la construction d’une nouvelle identité professionnelle ; vi) les suggestions des enseignants pour enrichir les actions de formation. En ce qui concerne les appréciations portées sur le dispositif, les enseignants se sont positionnés à partir d’échelles de Likert en cinq niveaux, permettant de nuancer leur degré d’accord de « pas du tout satisfait » à « tout à fait satisfait ». Les autres composantes du questionnaire ont été l’objet de questions à choix multiples et de questions ouvertes donnant lieu à des analyses thématiques de contenu classiques.

En préambule, nous relevons une grande diversité des situations professionnelles, en particulier celles relativement fréquentes d’enseignants, pour un tiers d’entre eux, ayant au plus deux années d’expérience dans l’ASH et découvrant un nouveau poste spécialisé l’année de leur départ en formation.

4.1 Les difficultés des enseignants spécialisés novices

Plus des deux tiers des stagiaires considèrent le métier d’enseignant spécialisé comme un point de rencontre entre des qualités personnelles et des compétences professionnelles, ce qui constitue le premier axe de notre réflexion. Parmi les premières citées, nous relevons l’empathie, la tolérance, la patience, la volonté de « faire bouger les lignes », la souplesse d’esprit ou la capacité à se remettre en cause et à partager d’autres points de vue. Ainsi, si le choix de ce métier n’est sans doute pas étranger à l’histoire même des sujets, affichant la volonté de protéger les plus vulnérables ou de « réparer » les injustices, il ressort que cette quête de la relation d’aide est d’abord une démarche personnelle qui peut rentrer en résonance avec sa propre fragilité. En effet, la perspective d’être confronté à la souffrance de ne pouvoir apprendre comme attendu, suppose a minima, d’accepter d’être confronté à ses insuffisances, peurs ou angoisses, tout en sachant établir une distance affective, afin de ne pas se laisser submerger par les émotions ou les frustrations, en particulier dans les situations d’errements, d’impasses ou de conflits. C’est particulièrement prégnant, et les stagiaires le mettent en avant dans plus d’un cas sur deux, lorsqu’ils exercent dans un dispositif accueillant des élèves ayant des troubles invalidants des fonctions cognitives.

Il est opportun de rappeler que les postes d’enseignants relevant de cette option sont hétéroclites (CLIS, ULIS, SESSAD, IME, ITEP, hôpital de jour, hôpital d’enfants…) et que chaque enseignant peut lui-même être confronté à des problématiques individuelles d’une grande diversité. Ainsi, nous relevons un accord parfait sur la maîtrise d’une double compétence dans ce domaine : la connaissance des principales caractéristiques des handicaps les plus fréquemment rencontrés dans ces classes spécialisées, parmi lesquels la déficience intellectuelle, les troubles envahissants du développement (TED) ou les troubles de la conduite et du comportement (TCC), mais aussi les conséquences de ces pathologies sur les apprentissages (les capacités cognitives et leurs perspectives d’évolution, les troubles associés, les remédiations efficaces).

Le deuxième axe, le partenariat au sein et en dehors des institutions spécialisées, est au coeur de la sphère professionnelle des enseignants y exerçant. Plus qu’une contrainte institutionnelle, il constitue le point d’appui privilégié pour tous les acteurs gravitant autour de l’enfant afin de donner de la cohésion et de la consistance à leurs actions inscrites dans un projet éducatif global. La connaissance des divers partenaires et de leurs compétences éclaire et guide les interventions pédagogiques tout en les inscrivant dans un champ d’action qui tend à être cohérent et complémentaire. Une des dérives identifiées au sein de ces établissements est la propension qu’a chaque intervenant, confronté à la fragilité et à la souffrance d’autrui, de sortir plus ou moins inconsciemment de son champ de compétences. Inscrire la réflexion collective et les liens partenariaux au centre de sa pratique professionnelle est de nature à juguler cet effet non désiré. Parmi ces partenaires, la place de la famille est identifiée comme centrale et incontournable, même si comme nous l’analyserons infra, le positionnement professionnel avec elle fait partie des tâches les plus ardues.

Enfin, le registre pédagogique est le troisième constituant de ce référentiel construit par les stagiaires. Il ne s’agit plus de (se) convaincre que les pratiques d’enseignement devront être différenciées, la réalité étant prégnante et peu contestable, mais bien plutôt d’apprendre à dépasser sereinement ce constat et à se doter des démarches et des outils appropriés. Faire réussir et progresser tous les élèves, quelles que soient leurs ressources et leurs difficultés, s’inscrit dans une perspective d’éducabilité cognitive qui affirme que tout individu est susceptible d’être éduqué et que nous sommes capables, en personne, de l’éduquer. C’est, selon Paturet (1999), reconnaître l’homme comme potentialité, comme sujet du « ne pas encore ». Ce postulat constitue le fondement d’une action éducative admettant l’attente et écartant le renoncement. Tout enfant a des potentialités d’apprentissage que nous devons aider à révéler et à enrichir. C’est la mission première assignée aux enseignants spécialisés, mission qui peut se révéler ardue et redoutée. Cependant cette bienveillance et cette disponibilité personnelle ne sauraient constituer à elles seules le noyau dur de cette profession singulière à bien des égards. Des compétences professionnelles spécifiques sont identifiées avec force et unanimité, compétences qui sont principalement inscrites dans trois registres : la connaissance des handicaps, les relations au sein et en dehors des institutions spécialisées, le travail pédagogique dans la classe.

En dépit de cette hétérogénéité professionnelle, soulignée supra, du point de vue de l’expérience au sein de l’enseignement spécialisé et du profil de poste occupé, il s’avère que, parmi les douze tâches professionnelles considérées comme étant les plus difficiles à gérer, deux d’entre elles font l’objet d’un consensus absolu, ce que le schéma suivant met en exergue. La première difficulté récurrente (T1) concerne la gestion des apprentissages dans des situations de complexité et d’urgence. Complexes en ce sens que les classes spécialisées sont la plupart du temps l’agrégation de problématiques individuelles variées, lourdes et parfois évolutives. Urgentes dans la mesure où les enseignants doivent fréquemment apporter des réponses dans l’instant à des postures ou à des apprentissages en décalage par rapport à ce qui est anticipé et planifié.

Figure 1

Répartition des difficultés professionnelles selon le poste occupé

Répartition des difficultés professionnelles selon le poste occupé

Légende :

T1 : Gérer les apprentissages dans des situations de complexité et d’urgence

T2 : Connaître précisément les problématiques individuelles

T3 : Établir des relations constructives et pérennes avec les familles

T4 : Établir des relations efficaces avec les partenaires de l’établissement

T5 : Accepter les limites cognitives des élèves

T6 : Créer une dynamique de groupe et d’intérêts communs

T7 : Prioriser les besoins et catégoriser les remédiations

T8 : Gérer les troubles du comportement et les crises

T9 : Tenir compte des disponibilités psychiques des élèves

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La deuxième difficulté partagée par tous a trait à la connaissance même de chacune des problématiques d’enfant (T2), condition sine qua non à l’élaboration et à la mise en oeuvre des projets individuels, constituant quant à eux la clef de voûte de toute prise en charge éducative. Ces enseignants stagiaires font part de leurs difficultés à collecter les informations pertinentes pour appréhender le potentiel cognitif de leurs élèves et construire un menu pédagogique adapté. « Quelles sont les ressources, les limites, les entraves et les points d’appui des élèves qui me sont confiés ? » Telle est la question que se posent ces enseignants, avec une acuité particulière pour quatre d’entre eux exerçant en CLIS et qui déplorent des informations parcellaires, voire absentes, en la matière.

Parallèlement à ces deux tâches qui fédèrent les enseignants par leur haut degré de difficulté (la gestion des apprentissages dans des situations de complexité et d’urgence, la connaissance des problématiques d’enfant), trois autres missions s’avèrent difficiles à conduire tout en dessinant trois sous-groupes bien distincts. Les enseignants exerçant en IME et en hôpital de jour, au nombre de six, considèrent tous qu’il n’est pas aisé d’établir au quotidien des relations solides et efficaces avec les partenaires de l’établissement (T4). Les raisons évoquées sont multiples, les plus fréquemment citées étant d’une part le manque de temps institutionnalisé (les réunions de synthèse ont pour objet principal l’évocation de la situation des enfants) et, d’autre part, une volonté modérée, voire ténue, de certains professionnels à communiquer à cet effet. Quant aux cinq enseignants exerçant en milieu « ordinaire » (CLIS, SESSAD), ils soulignent leurs difficultés à établir des relations constructives et pérennes avec un nombre conséquent de familles (T3), soit parce qu’elles sont dans une démarche typée vis-à-vis de l’institution scolaire (en retrait, en alerte, en conflit), soit parce que certaines d’entre elles sont inscrites dans des problématiques sociales ou personnelles invalidantes. Lorsque nous considérons les enseignants exerçant en CLIS et en IME, nous percevons un point de convergence dans la difficulté à accepter les limites cognitives des élèves lorsque celles-ci sont connues et s’avèrent peu évolutives (T5). Ces limites renvoient probablement les enseignants, comme tout autre acteur de cette sphère, à leurs propres limites personnelles et professionnelles tout en leur rappelant qu’accompagner et prendre soin ne signifient pas « faire à la place de ».

Enfin nous relevons des tâches spécifiques selon le profil du poste occupé. Les enseignants exerçant en CLIS éprouvent des difficultés attendues, eu égard à la composition scolaire de ces classes, à créer une dynamique de groupe classe et d’intérêts communs (T6). La multiplicité des prises en charge pendant le temps scolaire d’une part, la grande hétérogénéité des rapports aux savoirs et des performances scolaires d’autre part, participent à ce défi professionnel que constitue la construction d’apprentissages collectifs inscrits dans des projets fédérateurs. Pour leur part, les enseignants exerçant en IME sont confrontés à des situations conflictuelles nourries en partie par les frustrations et les émotions que l’acte d’apprendre génère chez des élèves dont le potentiel cognitif est gravement altéré (T8). L’enseignant de SESSAD, quant à lui, doit définir, souvent seul, les priorités constitutives du projet d’aide pédagogique s’adressant soit à des écoliers, soit à des collégiens ou à des lycéens (T7). Plusieurs domaines d’action sont à sa disposition, parmi lesquels l’aide aux devoirs ou à la planification du travail à effectuer, la préparation à des évaluations normalisées, le retour sur des apprentissages effectués en classe ou la mise en oeuvre de stratégies d’apprentissage appropriées. Enfin, l’enseignant de l’hôpital de jour est confronté à des enfants souvent peu disponibles psychiquement pour les apprentissages scolaires (T9), tant d’un point de vue quantitatif (des temps d’apprentissage restreints et peu reproductibles) que qualitatif (une attention volatile et facilement « parasitable »). Il se doit d’identifier et d’optimiser ces moments d’adhésion, parfois rares, afin d’inscrire et de maintenir les élèves dans les apprentissages le plus efficacement et le plus sereinement possible.

En dernier lieu, les enseignants identifient de manière consensuelle trois changements majeurs liés au métier de pédagogue exerçant auprès d’enfants ou adolescents ayant des troubles importants des fonctions cognitives. De manière globale, et en premier lieu, ils perçoivent un regard sur le handicap plus compréhensif porté par les divers acteurs de la sphère éducative, en particulier ceux qui sont immergés dans le milieu « ordinaire ». Ils considèrent que la loi de 2005 a joué un rôle significatif d’accélérateur dans la nécessaire prise de conscience de l’accueil en milieu ordinaire de toutes les différences. De ce fait, et cela constitue le deuxième changement, les inclusions sont à la fois plus nombreuses et plus consistantes. Ce dernier aspect apparaît cependant fragile pour la moitié d’entre eux, soulignant par là même le différentiel entre les inclusions répertoriées dans les projets d’école ou d’établissement et les inclusions effectives. Cette augmentation quantitative et qualitative des inclusions dans les classes ordinaires a pour conséquence directe une spécification accrue du public accueilli dans les classes spécialisées qu’elles relèvent du milieu ordinaire (CLIS, ULIS) ou du milieu spécialisé (IME). Cela constitue un troisième changement se traduisant par la cohabitation de problématiques individuelles plus diverses et plus lourdes, ce qui rend plus complexe leur prise en charge pédagogique dans un mode collectif. Pour clore cette réflexion, il apparaît vertueux de souligner qu’un « risque » émanant de ces changements est identifié par un tiers des enseignants de cet échantillon, celui de « banaliser » et de « masquer » les différences d’apprentissage au point de devoir s’inscrire dans un fonctionnement classique (et de ce fait trop rigide) avec un emploi du temps normalisé, des programmations d’activités stéréotypées ou des évaluations standardisées.

4.2 Les modules de formation au coeur du processus de transformation de la professionnalité

Le résultat le plus significatif de cette recherche exploratoire est sans doute la mise en évidence par les enseignants du rôle prépondérant joué activement par quatre modules de formation dans ce processus de transformation d’identité professionnelle et des compétences associées, ce que le graphique ci-dessous met en évidence. La contribution des travaux de recherche est le premier d’entre eux, favorisant par là même ré-interrogation et mise en perspective des savoirs pratiques et des savoirs d’expérience. Trois domaines apparaissent en tirer plus particulièrement profit : les connaissances théoriques et notionnelles (parmi lesquelles la psychologie du développement et des apprentissages, les dysfonctionnements cognitifs, les notions de trouble et de handicap), l’analyse des postures et des apprentissages des élèves (parmi lesquels les troubles du comportement, l’apprentissage de la compréhension en lecture et les apprentissages numériques) et enfin le mémoire professionnel (une aide à la problématisation d’une question professionnelle, des indications de références théoriques).

Figure 2

Les principaux apports de la formation selon les enseignants concernés

Les principaux apports de la formation selon les enseignants concernés

Légende : 8 enseignants sur 11 citent les connaissances théoriques comme premier apport de la formation spécialisée.

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Le second dispositif de formation plébiscité est l’analyse de la pratique professionnelle qui favorise une distanciation des vécus personnel et professionnel d’une part, une théorisation des savoirs d’action d’autre part. Il contribue sans nul doute à aider les praticiens à construire une intelligibilité des postures et des pratiques professionnelles (Barbier, 2000). Ce module d’analyse de l’activité du sujet s’avère d’autant plus précieux que l’alternance de la formation apporte de la discontinuité et génère des tensions alors même que les enseignants construisent au quotidien dans les classes spécialisées les notions de continuité et de bienveillance. Il permet enfin la construction et la maîtrise d’un protocole de résolution de problèmes complexes. Les enseignants en formation apprennent à « poser » ce type de problème, à identifier les phases de résolution qui constituent des garde-fous et à mettre en oeuvre des principes d’action qui laissent toute leur place aux spécificités contextuelles.

Deux autres modules de formation, le mémoire professionnel et le module de suivi pédagogique occupent une place privilégiée aux yeux des stagiaires. Même si l’exercice réflexif d’écriture longue est redouté par tous, ses apports sont jugés incontestables et il constitue une sorte de « booster » efficace pour s’inscrire dans une réelle démarche réflexive, formalisée à et par l’écrit. Ce mémoire professionnel doit rendre compte d’une réflexion en cours, fondée sur l’expérience « réfléchie » et sur la mobilisation active des connaissances construites en formation qui ne constituent pas des « prêts-à-porter » pédagogiques parfaitement adaptés à tous les contextes d’enseignement (Garel, 2000). Articulé autour de l’étude d’une situation professionnelle problématisée par le stagiaire, tant dans son élaboration intellectuelle, dans sa rédaction que dans sa soutenance, il contribue à la construction d’une posture professionnelle d’un enseignant spécialisé. Enfin, le dispositif de suivi proposé par l’IUFM de Bourgogne est considéré comme le quatrième contributeur à ce « modelage » à une nouvelle profession en constante évolution. Les visites de classes, d’établissements ou dispositifs spécialisés, les conseils prodigués par les tuteurs et les formateurs aux enseignants en situation professionnelle, les entretiens individuels, sont autant de points d’appui qui permettent de rendre compte d’un cheminement pédagogique et réflexif, tout en dessinant des pistes d’amélioration ou d’enrichissement des pratiques d’enseignement.

Ainsi, les enseignants inscrits dans ce dispositif de formation par alternance considèrent que ces quatre modules participent à la « construction » d’un enseignant doté de méthodologie et de rigueur dans les observations, les analyses, les démarches ou les évaluations. Autant de compétences favorisant la prise de décisions adaptées et cohérentes au regard des problématiques des enfants et des missions dévolues aux établissements ou dispositifs spécialisés, surtout pour ceux n’ayant que peu d’expérience significative dans l’enseignement spécialisé. Nous avons de bonnes raisons de penser que ce dispositif de formation favorise la transformation de postures et de pratiques « ordinaires » ou « peu distanciées » en des gestes professionnels « en cours de spécialisation », voire « déjà spécialisés ». Cependant, il est souhaitable que ces premiers résultats, certes dignes d’intérêt, soient consolidés et enrichis par d’autres recherches qui portent leur regard sur l’efficacité dans le temps d’une telle formation, tant du point de vue des connaissances et des compétences acquises par les enseignants alors spécialisés, que du point de vue des effets sur les élèves ou sur les autres partenaires impliqués dans les prises en charge individuelles.

Conclusion et perspectives

Nous avons rendu compte des grandes évolutions liées à la notion de handicap et au métier d’enseignant spécialisé. Nous suivons les considérations de Duquesne-Belfais (2008) sur la scolarisation des enfants (ou adolescents) en situation de handicap qui interroge les modalités de formation et d’accompagnement dans le métier d’enseignant et qui peut jouer le rôle d’accélérateur de prise de conscience de l’acceptation des différences dans le système éducatif général. Nous avançons l’idée que les enseignants spécialisés ont un rôle déterminant à jouer dans ce processus de « normalisation » des différences en milieu ordinaire. Pour ce faire, ils doivent être préparés à agir dans plusieurs registres (le partenariat, le conseil, le projet pluridisciplinaire…) et à interpréter des situations complexes et déstabilisantes. Nous considérons que les instituts de formations des maîtres sont en mesure d’assurer cette formation qualifiante et d’accompagner chaque enseignant sur le chemin d’une construction professionnelle d’un pédagogue éclairé, distancié, souple et innovant.

Nous rapportons dans cette contribution les résultats les plus saillants d’une recherche exploratoire auprès d’enseignants inscrits dans un dispositif de formation en alternance proposé par l’IUFM de Bourgogne et préparant à la prise en charge des enfants ou adolescents ayant des troubles importants des fonctions cognitives. Au-delà de l’adhésion des stagiaires quant aux contenus et aux modalités de formation, cette étude permet de mieux saisir quelles sont les conditions favorables pour enclencher, nourrir et pérenniser un processus de construction d’une nouvelle identité professionnelle et l’apprentissage d’un positionnement professionnel adapté que seule l’expérience et le bon sens ne sauraient garantir. À cet égard, nous mettons en lumière quatre leviers de transformation susceptibles d’y concourir : l’intégration des travaux de recherche, l’analyse de la pratique professionnelle, le mémoire professionnel et le suivi pédagogique. Les contributions de ces modules de formation sont convergentes et participent à la construction d’un enseignant doté de méthodologie et de rigueur dans les observations, les analyses, les démarches ou les évaluations, autant de compétences permettant de prendre des décisions adaptées et cohérentes au regard des problématiques des enfants et des missions dévolues aux établissements ou dispositifs spécialisés. De plus, pour que ces contributions ne se tarissent pas après l’arrêt de la formation ou suite à la certification des enseignants, nous avons mis en évidence que le dispositif de formation devait préparer les enseignants à résoudre des problèmes complexes et mouvants, en proposant un étayage adapté à chacune des problématiques personnelles et professionnelles, mais aussi en envisageant un « désétayage » progressif afin que ces compétences de « haut niveau » puissent être mises en oeuvre ultérieurement en quasi-autonomie.

Bien entendu nous n’avons pas masqué les limites de ces résultats qui gagneront à être consolidés et enrichis. En effet cette recherche exploratoire ne nous permet pas d’apprécier les impacts nets et significatifs de cette formation spécialisée (en ayant recours à un groupe témoin et en considérant « toutes choses égales par ailleurs ») sur les connaissances théoriques et les compétences pédagogiques des stagiaires (sur le court et moyen terme), ni même d’évaluer ses effets sur les apprentissages réels des élèves ou sur les autres partenaires impliqués dans les projets d’aides pluridisciplinaires. Les résultats générés par cette étude nous incitent à poursuivre dans cette voie et à identifier plus précisément les bénéfices à ce qu’une telle formation perdure, en étant enrichie et renforcée, et à ce qu’elle soit encore confiée dans l’avenir proche aux instituts de formation universitaires.