Corps de l’article

1. Objectifs de notre étude

De nos jours, chacun de nous peut être un médium et transmettre une nouvelle ou diffuser un scoop, comme l’a fait tout récemment un reporter amateur en retransmettant sur Internet l’attaque au bunker de ben Laden. Il semblerait donc que l’apparition simultanée de multiples expressions individuelles doive nécessairement conduire à une pluralité de points de vue. Or, cette interprétation multiforme du fait d’actualité que l’on est en droit d’attendre à l’ère électronique se révèle décevante. À simple lecture, l’information offerte par la presse sur un sujet donné se révèle extrêmement répétitive. Une des raisons en est bien sûr que la presse française, aussi bien que la presse espagnole, se trouve aux mains de groupements privés qui tissent des accords d’échanges d’information entre eux (Hernández Guerrero 2011) et, parallèlement, se nourrissent à la source commune des agences de presses internationales. Ce faisant, une information écrite intègre un circuit programmé de supports différents dans plusieurs pays avant de perdre son potentiel d’actualité.

Dans la mesure où « [l]es journalistes, les agences et les grandes chaînes télévisées décident et déterminent consciemment quel événement doit être couvert, de quelle manière, avec quelle importance, à quel endroit et selon quelle approche » (Vicente, Otero, et al. 2010 : 10), il n’est pas aventuré d’affirmer que les médias structurent, de façon sensible, les courants de pensée de la communauté socioculturelle dans laquelle ils évoluent. Dans un deuxième temps, en tissant des débats transfrontaliers, ils coalisent les intervenants et par là les lecteurs autour de certains aspects spécifiques qui définissent une information en les entremêlant à la perception stéréotypée de l’Autre, aux rapports de force idéologiques et aux servitudes contextuelles. Par ailleurs, la presse écrite est à même d’influencer la perception de la réalité sociale des individus par l’entremise de ses lecteurs directs et indirects. Car un lien étroit soude le discours et son public cible. Angenot nous précise dans ce sens que

[t]out discours, tout énoncé élisent un destinataire socialement identifiable, ils lui présentent un « intérêt » et confortent ses « mentalités » et ses croyances […] On ne peut dès lors jamais dissocier ce qui est dit, la façon dont c’est dit et dont c’est interprété, le lieu d’où cela est dit, les fins que cela sert, les publics à qui cela s’adresse.

Angenot 2006 : 42

Ce réseau dense de relations interactives entre l’information et son récepteur se perçoit dans les échanges entre deux pays limitrophes, le cas de la France et de l’Espagne, aussi bien que dans une dynamique supranationale, l’Occident, ce « topos imaginaire » (Amar 2010). Ceci étant dit, la tâche du journaliste-traducteur qui entre en contact avec l’actualité liée à l’islam devra nécessairement se dérouler dans la limite des contraintes qui viennent d’être signalées.

L’analyse des contenus idéologiques du discours journalistique et son rapport à la traduction suscite depuis quelques années un intérêt accru et fait l’objet d’études multidisciplinaires. Pour la filiation de recherche concernant le discours de presse, citons en particulier Adam (2001), Charaudeau (1999 ; 2005 ; 2006), Cortés Zaborras et Turci Domingo (2005), Rabatel et Chauvin-Vileno (2006), sur l’islam et les tensions religieuses vus par la presse, Chadud (2006), Koren (2004), van Dijk (2008), et sur le rapport spécifique de la presse à la traduction, Cortés Zaborras et Turci Domingo (2005), Carbonell i Cortés (2005), Hernández Guerrero (2006 ; 2009 ; 2011) et Valdeón (2007).

Poursuivant donc un chemin déjà aplani, notre démarche observationnelle vise l’imaginaire de l’islam issu de la traduction de l’information. Nous procéderons à une analyse des contenus afin de dégager la composition de l’information donnée, l’apport ou la reprise d’éléments appartenant à l’imagerie de l’islam vue par l’occident, les usages particuliers du non-dit et du sous-entendu dans la formation de l’argumentaire. Nous étudierons comment les informations concernant le fait musulman en France et en Espagne sont structurées dans un pays et dans l’autre, en nous demandant en quoi les interprétations diffèrent ou sont reprises, et finalement nous en dégagerons les motifs recteurs et les tendances collectives qui émergent dans des opinions individuelles.

2. Corpus et traduction

Notre corpus initial, qui s’étend sur l’ensemble de l’année 2010, comportait à l’origine plus de deux cents articles traduisant l’information sur l’islam provenant du pays voisin, la France. Il nous a donc fallu en réduire l’extension en favorisant une sélection des grands journaux nationaux, des quotidiens régionaux et des revues périodiques. Nous n’avons retenu qu’un nombre restreint de quotidiens régionaux, étant donné que leurs contenus sont souvent partagés par des pairs. Ainsi, certains articles se retrouvent à l’identique dans un certain nombre de quotidiens régionaux espagnols comme ceux appartenant au groupe ZETA.

Le corpus de la présente étude[1] est composé de trente et un articles rédigés dans la perspective d’une actualité non nationale, dont dix-huit publiés par des journaux espagnols et treize par des journaux ou périodiques français. Cette inégalité dans le partage des sources n’est nullement fortuite, puisque l’information concernant la France dans la presse espagnole est plus dense que dans le cas inverse, excepté pour tout ce qui a trait aux sports. Le corpus en langue espagnole (annexe 1) comprend des articles de journaux nationaux (ABC, El País, El Mundo), d’une agence de presse (AFP España) et de journaux régionaux (Diario de Sevilla, La Rioja et El Periódico de la région catalane). En ce qui concerne le corpus en français (annexe 2), il inclut des articles de l’AFP, des quotidiens Le Monde, Libération, Le Figaro et La Croix, ainsi que de L’Indépendant qui dessert la région du sud ; à cela s’ajoutent les hebdomadaires L’Express, Le Courrier international, Le Point et Le Nouvel Observateur.

Dans la mesure où l’objet de notre étude est d’analyser de quelle façon les différentes composantes d’une nouvelle – dans leur adaptation aux exigences du lecteur cible – concourent à configurer une certaine image de l’autre, il nous fallait inclure un ample échantillon des articles publiés sur le thème de l’islam, en tenant compte de leur éventuelle appartenance économique et idéologique. Démarche qui n’est pas toujours aisée, car dans une Europe qui se targue de sa liberté de presse, l’organisation Reporters sans Frontières a rendu public son dernier classement sur le sujet, intitulé de façon significative L’Europe tombe de son piédestal […][2]. L’inventaire 2010 souligne l’écart croissant entre les différents pays européens (la Finlande occupant le tout premier rang et la Bulgarie, le 70e) : l’Espagne, bien que mieux située qu’auparavant, se retrouve quand même 39e au classement mondial, tandis que la France, 44e, y perd encore une place par rapport à 2009.

Ceci dit, l’indépendance éditoriale est un principe fortement ancré dans notre capital symbolique européen. On le retrouve dans la neutralité militante de l’Agence France-Presse dont l’influence est notoire en France et en Espagne ; son statut d’autonomie sert, depuis 1957, de fidèle garant de la tâche de « journalistes professionnels expérimentés [qui] trient, hiérarchisent les informations, vérifient les faits pour les mettre en perspective[3] ». Or, cet extrait de la présentation électronique d’AFP attire aussi l’attention sur un certain nombre de choix inhérents à la tâche journalistique, notamment le rejet d’une nouvelle au profit d’une autre, l’attribution de priorités selon des paramètres préétablis, etc. Le journaliste d’AFP se voit donc soumis comme tout un chacun aux quatre impératifs énoncés par Charaudeau : le potentiel d’actualité, le potentiel de proximité, le potentiel de socialité et le potentiel d’imprévisibilité (Charaudeau 2005 : 83-84).

En conséquence, l’effacement énonciatif est-il possible pour le traducteur journalistique ? N’est-il pas contraint dans sa pratique professionnelle à adopter l’une des deux attitudes énoncées par Valdeón, à savoir celle du « médiateur », qui n’imprime pas de façon notable sa trace idéologique sur le texte, ou celle de l’« intermédiaire », son double antagonique (Valdeón 2007 : 241) ? Koren apporte un point de vue similaire quand elle affirme que les journalistes se trouvent

[…] entre deux pôles hétérogènes dont l’un est « neutre » entendu comme informatif et strictement descriptif et l’autre engagé, autrement dit argumentatif […]. Ils n’ont pas de mots assez fermes pour exiger la séparation des faits (discours « neutre » de rigueur) et des commentaires (prise de position autorisée) et font donc comme si chaque sujet d’énonciation pouvait choisir librement son camp discursif. Ils semblent ignorer ce faisant qu’il est linguistiquement impossible de séparer la part référentielle de la sémantique de ses dimensions pragmatiques et argumentatives.

Koren 2004 : 2

Ces informations qui ont passé le filtre d’un point de vue culturel différent constituent donc notre objet d’étude en elles-mêmes, non dans leur rapport conventionnel au texte cible comme il est souvent le cas dans la traduction journalistique (Hernández Guerrero 2011), mais dans leur manifestation de la liberté d’expression et d’une liberté de presse que dément le classement mentionné plus haut.

2.1. Classification de l’information dans les grands quotidiens français et espagnols

L’importance d’un article dépend de la place qui lui est conférée dans un journal. Les rubriques desquelles dépendent les articles choisis, celles de Monde, Europe, ou leur contre-partie espagnole Internacional sont les plus habituelles en raison de la nature même de notre recherche qui vise l’image de l’Autre, mais plusieurs articles proviennent également de la rubrique française Société et son équivalent espagnol Sociedad ou même de la rubrique Actualidad qui part quelquefois d’une information locale pour élargir son propos en établissant une comparaison avec la France.

Dans son analyse du discours des genres de la presse, Adam (2001 : 12) souligne la double appartenance des genres couramment référencés selon deux axes de nature différente : les catégories rédactionnelles traditionnelles d’une part et d’autre part, les rubriques qui découpent chaque journal. Pour cerner le poids donné à la nouvelle par un journal déterminé, nous retiendrons ce deuxième découpage prégnant de sens puisqu’il semble clairement indiquer une hiérarchisation de l’information. Les articles en français proviennent des rubriques Europe (4), Monde (3), Actualité (3), Société (1), et leurs équivalents espagnols des rubriques (secciones) Internacional (8), Sociedad (5), Más Actualidad (1), Mundo (3), Cataluña (dans le cas du quotidien catalan), les autres provenant de l’Agence France-Presse (3). Si l’information concernant l’islam durant l’année 2010 mérite rarement la une, elle apparaît cependant en bonne place, et cela inclut la rubrique considérée secondaire Sociedad (côté droit, composant graphique accrocheur). Elle oscille entre trois pôles : l’information politique quand il s’agit de projets de lois ou de mesures nationales concernant le grand public, comme celle récemment votée en France pour limiter le port du voile islamique intégral. Quand elle reprend des cas concrets d’infractions à la loi, elle entre dans la catégorie du fait divers, et dans celle du fait de société lorsqu’elle traite des problèmes liés aux coutumes musulmanes et à la condition de la femme.

2.2. Chronologie des événements

L’année 2010 s’est révélée fertile en événements touchant le monde de l’islam. Même en restreignant notre recherche à l’information publiée en France et en Espagne, les journaux font état d’une succession de faits de différente nature. Afin d’anticiper l’analyse du corpus et de rendre ses contenus plus intelligibles, nous avons établi un tableau synoptique retraçant chronologiquement l’actualité telle qu’elle est disponible dans la presse française et espagnole.

Tableau 1

Chronologie de l’année 2010

Chronologie de l’année 2010

* Actualité espagnole.

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L’année 2010 est l’année de la controverse européenne sur le port du voile islamique et de son interdiction en France. En Espagne, toute polémique concernant ce sujet reste soigneusement circonscrite aux termes des lois en vigueur, fussent-elles celles des règlements d’un lycée (l’affaire Najwa Malha). Ce débat généralisé (il a fait boule de neige dans d’autres pays européens) sert de cadre global à des cas particuliers de port du voile intégral et aux démêlés subséquents de femmes musulmanes avec la justice, largement commentés dans la presse. Précisons donc les aspects généraux les plus significatifs de la question.

Le fait que l’histoire proche des deux pays soit peu coïncidente semble pertinent à bien des égards. En premier lieu, le port du voile islamique en France est souvent connecté avec certaines conjonctures concernant la redéfinition de l’identité nationale (ABC 18E), et même avec le fait que le président Sarkozy soit lui-même fils d’immigré (El Periódico 16E). Le cas de l’Espagne est différent, puisque la laïcité est un concept relativement récent et en perpétuel devenir et sa nature « aconfessionnelle », selon les termes de la constitution de 1978, doit cohabiter avec une puissante hiérarchie catholique qui, de plus, contrôle un réseau éducatif primaire et secondaire prestigieux qui s’étend sur tout le territoire. Enfin, la communauté musulmane en France est proportionnellement plus nombreuse et sa présence ne répond pas aux mêmes paramètres socio-historiques, étant donné que beaucoup de ses membres ont rejoint la métropole suite à la décolonisation.

Une fois amorcées ces différences culturelles, il nous faut souligner les lignes d’action communes aux deux pays qui marquent le discours de la presse qui fait l’objet de cette étude : plus de similitudes que de différences dans l’expression du fait informatif, l’emploi de calques sémantiques ou d’emprunts linguistiques communs, une construction analogique sous-tendant l’argumentaire, aspects sur lesquels nous allons centrer notre analyse.

3. La mise en mots de l’islam : procédés de structuration et d’adaptation

Un texte n’est pas séparable d’un contexte situationnel, il est saisi dans un temps et « [l]e temps de l’histoire n’est pas celui des médias. Les événements rapportés par les médias doivent faire partie de « l’actualité […]. Celle-ci a donc une existence en soi, autonome, figée dans un présent de son énonciation » (Charaudeau 2006 : 21). D’autre part, la traduction journalistique est un phénomène pluriel : la saisie d’un fait d’actualité est déjà une traduction dans ses choix et dans les traces individuelles qu’elle porte, c’est aussi une réécriture interdiscursive de ce fait dans une même langue, c’est encore la traduction, au sens traditionnel du terme, qui véhicule ce même fait d’une langue source à une langue cible. Transfert de l’information à un système d’écriture, reprise de l’information écrite d’une agence de presse par un quotidien, d’un quotidien par un autre quotidien de même langue, ou de n’importe laquelle de ces sources par un quotidien étranger, dans un va-et-vient propre d’une presse « miroir » ou « écho » (Matar et Chauvin-Vileno 2006 : 4) se déclarant d’information générale. Quelles parties du fait original sont donc retenues ?

Il faut décider en tout premier lieu du choix des termes qui serviront à cimenter un champ lexical actualisé au jour le jour. Van Dijk (2008 : 19) signale qu’il existe une confusion fréquente entre différents termes-clés déjà existants dans ce domaine : celui qui désigne une appartenance toponymique (Arabe), une option religieuse (musulman), et un courant de pensée de nature politique (islamiste). Bien que cette oscillation entre des termes voisins soit manifeste dans les médias, notre corpus ne montre qu’une occurrence de ce genre. Dans le segment Le principal inculpé aurait en réalité guidé un groupe de 118 musulmans (Le Figaro 3F), le mot touriste qu’exigerait le contexte est remplacé par un terme désignant un credo spécifique. Tout cela est bien sûr lié à la résurgence de schémas traditionnels : le moment présent ne peut être saisi qu’en faisant appel à des représentations préexistantes. Nous véhiculons la formule Orient/Occident comme s’il était inévitable que ses deux composants soient séparés et affrontés, tel que le veut cette « vision traditionnelle d’une identité statique » (Amar 2010). De plus, le concept d’islam semble, de nos jours, difficilement dissociable de positionnements politiques ou culturels qui parfois l’accompagnent, suite aux actes terroristes récents qui ont marqué notre mémoire. Médiatisés à l’extrême, ces événements arrivent à bloquer les autres volets de l’islam ou à les subordonner à l’appartenance à un credo, de telle façon que l’individu n’est plus perceptible qu’en termes religieux.

Au-delà des termes mêmes, le discours de la presse écrite recourt à certains procédés aisément reconnaissables dans la langue cible. Ces techniques de composition ne sont pas exclusives du débat sur l’islam, mais elles y apparaissent de façon habituelle et permettent au journaliste-traducteur de fournir une expression pseudo-objective. Comme indicateur de cette non-implication, retenons la mention liminaire du pays source du fait, comme dans le titre Francia veta el ‘burka’ en la calle con un respaldo abrumador [La France interdit la burqa dans la rue avec une majorité écrasante] (El País 17E). Ce procédé peut aussi mobiliser des institutions comme le Sénat (El País 17E) ou des ministères, et permet de véhiculer l’opposition primaire moi/l’Autre. De façon similaire, l’introduction d’arguments d’autorité permet à l’auteur de mettre en avant un discours déjà construit en faisant intervenir des noms prestigieux : un anthropologue, un professeur d’université (La Croix 19F), des politiques, des politologues (El Periódico de Aragón 1E, El País 17E), etc. L’impératif d’impartialité exige cependant une contrepartie, de là les voix de Dalil Boubakeur, recteur de l’Institut Musulman de la mosquée de Paris (El País 2E), de l’imam Nassem Chalghoumi, de Drancy (El País 2E) ou du philosophe Abdennour Bidar, dont les noms, régulièrement cités, soulignent l’origine ethnique. Quel en est le but ? Il s’agit de morceler la situation globale, de focaliser un fait, d’attirer l’attention sur certains de ses aspects. Au lieu de présenter un cadre qui permette d’appréhender une situation donnée dans son ensemble, la presse écrite rapporte une série de faits concrets, isolés et « spéculatifs qui décontextualisent et simplifient » (Chadud 2006).

Si l’information est façonnée au fil de la voix orientée des personnages autoritatifs, cette double présentation des faits concourt à la hiérarchisation des deux mondes, en particulier à travers des chiffres qui parlent. Les chiffres devenant eux-mêmes des faits dessinent un angle d’approche intentionnel : le nombre élevé de non-Espagnols [e]n Catalogne, où vivent 250 000 immigrés musulmans (Libération 10F), ou le montant des amendes encourues en cas d’infraction à la loi (El Periódico de Aragón 1E, Diario de Sevilla 9E, El País 2E, El País 11E). Un chiffre peut aussi propager une vision tendancieuse de l’information : le quotidien ABC (ABC 14E) affiche, dans la titraille, le montant des amendes en ne citant que la plus élevée et en l’associant à l’instigation à porter le voile intégral (la instigación a llevar el velo integral), lui donnant par là catégorie d’actualité. La multiplication des chiffres entraîne, dans le même sens, un crescendo vaguement menaçant dans sa différence, comme le montre l’extrait de La Rioja 5E soulignant que 5,8 % de la population se déclarent musulmans en France, qu’il y a 90 mosquées et 1800 salles de culte.

Le journaliste-traducteur se vaut également de la répétition de citations-formules qui orientent l’interprétation du lecteur en simplifiant la nouvelle à l’extrême tout en fonctionnant comme leitmotiv réducteur. Ainsi, l’affirmation du président Sarzoky selon laquelle la burqa n’est pas la bienvenue en France (el burka no es bienvenido en Francia) se retrouve dans El País 2E, El Mundo 6E, AFP España 15E, El País 17E et elle ne subit que de légères modifications dans El Periódico de Aragón 1E qui affirme que le voile intégral n’a pas de raison d’être en France (el velo integral no tiene lugar en Francia).

Une personne est rarement mentionnée en tant que telle. Elle se voit remplacée par la collectivité qui la couvre d’anonymat et la déshumanise : elle devient la communauté musulmane (Le Figaro 4F), les autorités islamiques (Le Figaro 3F), une importante communauté pakistanaise (AFP 7F), des organisations musulmanes (Le Nouvel Observateur 12F), las fuerzas religiosas del país [les forces religieuses du pays] (El Periódico de Aragón 1E), etc. Cet effacement de l’individu peut entraîner la création d’entités d’autant plus alarmantes qu’elles restent peu définies pour le lecteur moyen ; les milieux musulmans ultraconservateurs (Le Monde 1F) ; représentants salafistes (une doctrine rigoriste de l’islam) (La Croix/AFP 5F, Le Point 6F). En revanche, si les personnes sont dûment nommées, elles prennent le visage du trait identitaire qui leur est attribué : Mme Romero est une catholique convertie à l’islam (Le Courrier international 13F). Dans les cas particuliers de femmes portant le voile intégral, elles demeurent généralement anonymes à moins que leur prénom ne revête un sens spécifique. Ainsi si nous lisons Anne tiene 31 años, reside en Nantes [Anne a 31 ans, elle réside à Nantes] (El Mundo 8E), c’est bien parce que cette femme, arrêtée pour avoir conduit vêtue d’un niqab, porte un nom peu habituel dans ce contexte.

Le discours sur le fait islamique est en construction, nous l’avons déjà dit. Pour justifier son dire et le doter de légitimité, le journaliste-traducteur s’appuie sur des faits similaires en établissant une comparaison avec d’autres pays géographiquement et culturellement proches, notamment la Belgique (Le Nouvel Observateur 11F), la Belgique et la France (Le Monde 13F), la Belgique, la Suisse, la Hollande et l’Italie (AFP España 15E) qui étudient une prohibition partielle en 2010, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie (ABC 18E).

En définitive, si la marque du journaliste-traducteur s’efface au profit de la distanciation impersonnelle, nous retrouvons sa présence dans les procédés analysés, de même que dans des chutes de facture personnelle, comme dans le cas des articles de certains envoyés spéciaux des grands quotidiens ABC ou El País.

3.1. L’argumentaire

Le discours de presse est (presque) toujours argumentatif. Dès qu’il s’agit de l’islam, il est difficile pour le journaliste d’échapper à une prise de position déterminée. Même dans son aspect « rapporté », c’est-à-dire objectivement rendu (Charaudeau 1997 : 168)[4], le discours de presse incorpore déjà dans la titraille, puis dans le corps du texte, encore plus dans l’accroche et dans la chute, des angles porteurs d’argumentation. C’est à travers l’argumentaire que l’imagerie liée à l’islam est véhiculée et mise en valeur. Les différents arguments ont été classifiés dans le tableau synoptique suivant où nous avons différencié sept angles principaux au moyen desquels tous les arguments peuvent être regroupés.

Tableau 2

L’argumentation du fait islamique : les différents angles

L’argumentation du fait islamique : les différents angles

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Le caractère négatif dominant est ce qui frappe au premier abord. Les angles (1) l’idée d’une menace pour la stabilité politique), (2) la peur de l’Autre et (3) ethnocentrisme et repli identitaire nous parlent d’un monde conflictuel et polarisé qui se nourrit de termes récurrents comme stigmatiser, islamiser, islamophobie. L’évocation dans les journaux français, amplifiée par la presse espagnole, des grands principes républicains fait de ces principes une marque française simpliste et exclusive. Les arguments sur le voile intégral, problème encore pratiquement inconnu en Espagne, sont repris avec très peu de variantes dans la langue cible et semblent en conséquence adoptés comme propres. Il faut finalement souligner que les faits concernant le port du voile intégral, à l’exclusion de toute autre considération, sont édités dans l’un des deux pays et repris dans l’autre sans modification perceptible, ni dans le sens de la doxa, ni dans le sens de l’idéologie propre à chaque support.

4. L’information non écrite : les tenants et aboutissants du concept d’islam

Cependant, toute la problématique est fictive si l’on perçoit le manque d’équilibre entre les deux pôles. Quels sont vraiment les deux mondes en conflit ? Une minorité de religion et/ou de race différente d’une part, la France et l’Espagne de l’autre. Quelle est la source de tout le débat ? Le port du voile islamique. Or, la presse espagnole a clairement indiqué que les femmes l’adoptant en France ne sont que 2000 tout au plus (dos mil a lo sumo ; El Mundo 6E). La presse française, de son côté, a largement diffusé que pas plus d’une poignée de musulmanes en Espagne portent le niqab – qui laisse voir les yeux – et [aucune] ne porterait la burqa, qui couvre intégralement le visage (Le Nouvel Observateur 11F) ou encore que [l]’Espagne compte environ un million de musulmans mais on y voit rarement de femmes portant le voile intégral (Le Figaro 8F), et que le port du voile est ultra-minoritaire (Le Monde 12F). La logique interne de ce débat ad hoc sur l’islam repose sur une représentation guidée des idéologies dominantes qui attribuent aux deux parties une force égale. Il ne s’agit pas du premier cas de manipulation dans le discours de la presse, car Chadud (2006) signale déjà un déséquilibre similaire dans le contexte israélo-palestinien. Cette contradiction essentielle dans l’argumentation semble s’oublier aussitôt avancée. Elle met en jeu, d’un côté, le problème du port du voile intégral qui soulève un débat national, de l’autre les chiffres qui démontrent que ce problème n’existe pas. Contradiction que véhiculent les textes et qu’acceptent les lecteurs. Un procédé bien connu pour éviter que ne soit perçu un objet ou un concept consiste, de tout temps, à attirer l’attention du lecteur vers d’autres éléments. Voyons quels sont les éléments les plus récurrents dans notre discours de référence.

L’émergence d’une association sémantique entre domaines de comparaison excentrés. Le salafisme devient de cette façon une mouvance dans son sens primaire relevant du droit féodal[5] : Dans son épicerie, Saïd Hamdouni revendique tranquillement son appartenance à cette mouvance (Le Monde 1F). L’incident de la mosquée de Cordoue se voit immanquablement associée d’une part au passé glorieux d’Al-Andalus et de l’autre aux revendications territoriales d’Al Quaeda : [u]ne vidéo du lieutenant d’Oussama Ben Laden, Ayman al-Zawahriri, demandait aux fondamentalistes de se lancer à la reconquête d’Al Andalus (Le Figaro 3F), ou même [s]i Oussama Ben Laden et d’autres radicaux appellent régulièrement à la reconquête islamique de l’Espagne et implicitement de l’Europe (Le Courrierinternational 13F), ce que la presse espagnole dénonçait déjà en 2005 (Carbonell i Cortés 2005 : 205).

Le discours ethnocentrique qui ne retient que les valeurs qui lui sont propres et qui est naturellement adopté par ceux qui portent des jugements de valeur de même nature : el debate sobre si el islam es compatible con los valores occidentales demócraticos [le débat questionnantla compatibilité de l’islam avec les valeurs occidentales démocratiques] (El Mundo 10E), ou encore la [re]production d’affirmations biaisées telles que La ansiedad ante la (hipotética) posibilidad de que los signos visibles de la imaginería musulmana erosionen la identidad nacional de cada país [l’anxiété résultant de la possibilité de voir l’identité nationale de chaque pays effacée par les signes visibles de l’imagerie musulmane] (El Mundo 10E), El mundo civilizado y democrático está, en general, en contra del burka [Le monde civilisé et démocratique se positionne, en général, contre la burqa] (El País 11E), ou aussi [la] emergencia de un islam francés […] de una Francia negra [l’émergence d’un islam français […], d’une France noire] (ABC 18E). Ce discours de domination offre aussi des correspondances lexicales proches pour décrire une perception commune de la réalité. Nous retrouvons ainsi el tejido social [le tissu social] (ABC 18E), los barrios desfavorecidos [les quartiers défavorisés] (El Periódico de Aragón 1E) ou los barrios periféricos [les quartiers périphériques] (El País 4E) comme équivalent euphémique des « cités » françaises. Nous retrouvons de même des calques sémantiques pour signifier la escena política [la scène politique] ou los flujos migratorios [les flux migratoires] (ABC 18E).

Du point de vue linguistique, il semble que dès que le discours de la presse est axé sur un pays étranger, il ne peut échapper au lest des stéréotypes culturels. Bien que la question puisse se poser à l’inverse. La vision de l’Autre, proche ou lointain, devient plus facilement compréhensible dans la mesure où nous y incorporons des schémas stéréotypiques. Notre corpus nous permet ainsi de composer une image de l’Espagne vue par les Français et une image de la France telle que la formule la presse espagnole. Dans le premier cas, l’Espagne est retracée comme un espace contextuellement dominé par l’Église de Rome : Cordoue la catholique (Le Figaro 3F), la puissante Église catholique espagnole (Le Monde 12F). Nous y retrouvons aussi les jeux de mots associés à des faits de civilisation bien connus, notamment le pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle : L’interdiction de la burqa fait son chemin en Espagne (La Croix 9F) ou associé à son histoire récente, la guerre civile, dont le mouvement républicain a été mythifié par le cinéma français des années postérieures au conflit No pasará la burqa[6] (Libération 10F). En ce qui concerne la vision de la France, le scripteur fait intervenir une certaine intertextualité ludique, en citant par exemple les paroles, traduites du français d’ailleurs, du roi français Henri IV Paris bien vale una misa (Paris vaut bien une messe) (El Mundo 6E). Par ailleurs, l’aspect dominant pour lequel la presse espagnole opte, et qui demeure un débat latent en Espagne, est la notion de laïcité : on la souligne, dans l’éducation qui y est donnée, la escuela, laíca y republicana [l’école laïque et républicaine] (El País 2E), dans ses valeurs de nation laïque, féministe et cosmopolite (laíca, feminista y cosmopólita) (La Rioja 5E), dans le respect institutionnel pour les particularités de l’autre, comme En Francia, donde están prohibidas las estadísticas en función de la religión […] (En France, où les statistiques concernant l’appartenance religieuse sont interdites […]) (La Rioja 5E), ou encore dans une hyperbole de multiples lectures, un país fanático del laícismo (un pays fanatique de la laïcité) (El Mundo 6E). L’allusion à l’esprit galant du Français est aussi mobilisé par l’apport d’un supposé polygame qui déclare ninguna ley francesa prohibe a un varón relacionarse con una o más maîtresses (aucune loi française n’interdit à un homme d’avoir une ou plusieurs maîtresses) (El Mundo 8E). L’accent est aussi mis sur son importante communauté musulmane, la mayor comunidad musulmana de Europa (la plus importante communauté musulmane d’Europe) (AFP España 15E, El País 17E). Dans le cas d’actions engagées par les gouvernements d’un des pays, leur adaptation dans la langue cible devra passer par le crible de la position idéologique de la publication. En conséquence, un jugement de valeur sous-tendra, par l’ajout d’un adverbe, la composition finale comme dans le titre Sarkozy planea que los polígamos también pierdan la nacionalidad (Sarkozy projette de retirer aussi la nationalité aux polygames) (El Periódico 16E), ou bien un concept exogène, tel celui de « Français récents » (El Periódico 16E), présenté entre guillemets, introduira une notion qui n’a pas [encore] cours en Espagne.

L’introduction de segments porteurs de violence verbale, tels L’évêché a accusé les touristes d’avoir provoqué et organisé l’incident (AFP 2F), derrière ces niqabs, existe un discours fondamentaliste (La Croix 9F), est immédiatement suivie de segment rassurants, notamment bon nombre ont des attitudes de respect et de dialogue avec l’Église catholique (AFP 2F), d’autres considèrent l’époque d’Al-Andalus comme une ère presque utopique de coexistence pacifique entre chrétiens, musulmans et juifs (Le Courrier international 13F), ce qui donne une mesure d’objectivation réductrice, puisqu’ils ne rapportent que des propos de tiers.

La violence verbale se précise au moyen d’une composition métaphorique couvrant le champ lexical de la guerre. Les métaphores que nous avons relevées, extraites pour la plupart des sources en espagnol de notre corpus, renforcent l’effet d’écho discursif. Ce champ lexical peut être regroupé en quatre sous-champs significatifs :

  • Les intervenants : les opposants et les partisans (Le Nouvel Observateur 11F),

  • Les verbes d’action, qui sont les plus nombreux : l’immigration a explosé (La Croix AFP 5F) ; les esprits s’échauffent (Libération 10F) ; desterrar el velo por ley [déterrer le voile par loi] ; Gerin capitanea la línea dura contra el burka [Gerin est le capitaine de la ligne dure contre la burqa] ; liberar a las mujeres [libérer les femmes] (El Periódico de Aragón 1E) ; quienes atacan a Sarko por matar moscas a cañonazos [certains accusent Sarko de tuer des mouches à coups de canon] (El Mundo 6E) ; salió a la palestra [descendre dans l’arène] (El País 2E) ; Sarkozy abre fuego con el burka en Francia [Sarkozy ouvre le feu contre la burqa en France] (El Mundo 6E) ; De ahí que hayan decidido librar batalla [C’est pour cela qu’ils ont décidé de livrer leur bataille] (La Rioja 5E) ; Recogiendo esa bandera [baisser ce drapeau] (El País 11E) ; combatir el ´oscurantismo` [combattre l’« obscurantisme »] (El Periódico Mediterraneo 13E).

  • D’autres éléments bellicistes : una lógica de lucha [une logique de lutte] (La Rioja 5E) ; lo que consideran el caballo de Troya (ce qu’ils considèrent comme un cheval de Troie) (La Rioja 5E) ; abrió las hostilidades avanzando un proyecto legislativo para deportarlo fuera de las fronteras del Hexágono [il a ouvert le feu avec un projet de loi destiné à les déporter hors des frontières de l’hexagone] (El Mundo 6E) ; una inflamable batalla política sin cuartel [une inflammable bataille politique sans merci] (ABC 7E) ; Europa se blinda contra los símbolos del islam [L’Europe blinde son espace contre les symboles de l’islam] (El Mundo 10E) ; el principal enemigo de la cohesión nacional era el repliegue de los ciudadanos en clanes [l’ennemi principal de la cohésion nationale est le repli des citoyens en clans] (El Periódico Mediterraneo 13E).

  • La métaphore proprement dite de la croisade : la croisade des partis politiques contre la burqa (AFP 7F) ; la guerre des mots […] la reconquête d’Al-Andalus (Le Courrier international 13F) ; Francia emprende una cruzada contra el símbolo político de un islam antioccidental [La France part en croisade contre le symbole politique d’un Islam antioccidental] (La Rioja 5E) ; cruzada contra la poligamia [croisade contre la polygamie] (El Periódico 16E).

Matar et Chauvin-Vileno, dans leur analyse du contexte des conflits contemporains, signalent, pour le terme croisade, qu’

  • il permet une scénarisation de la situation (camper les personnages dans des rôles connus, suggérer des affrontements globaux) et conforte les grilles de lecture pré-construites […] ;

  • il se prête au débat d’idées et rend plus lisibles les positions des uns et des autres.

Matar et Chauvin-Vileno 2006 : 30-31

Le mot croisade n’est pas seulement courant dans le contexte de référence, le terme espagnol cruzada était déjà un repère argumentatif de force de l’Espagne franquiste, tandis que crusade l’est également devenu aux États-Unis pendant la présidence de George W. Bush.

Nous avons jusque-là mis à jour un réseau dense de sous-entendus et d’implicites qui tendent à véhiculer, dans un discours adapté à la langue cible, une imagerie faite de stéréotypes, de faits historiques revisités comme les croisades ou l’époque d’Al-Andalus et tissée d’un réseau sémantique axé sur la violence. Ces relations conceptuelles réintroduisent aussi un point de vue idéologique spécifique dans la représentation de l’Autre qui suscite, dans le contexte thématique vu de l’Espagne, une attitude bienveillante envers ce débat que l’Espagne ressent comme un futur inévitable.

4.1. Le réseau de coréférence

Comme appendice du paragraphe antérieur, l’analyse du répertoire thématique ne serait pas complète sans un regard sur les réseaux de coréférence qui connotent le discours journalistique en lui fournissant ces éléments modérateurs qu’exigent le contexte et le cotexte en tant qu’espace de connivence. Ils véhiculent une signifiance répétitive, car

[l]a répétition d’un propos dans une configuration identique à elle-même donne l’impression d’être le gage d’une vérité […] elle « essentialise » le propos tenu et ce faisant paralyse à l’avance toute possibilité de contestation.

Charaudeau 2006 : paragraphe 29

Les réseaux de référence sont parcourus par des rapports de signifiance dénotative/connotative, d’euphémisation, de modalisation. Le champ lexical du voile intégral, thème principal de notre corpus, est intégré dans le discours sous des formes très diverses puisqu’il s’agissait, en 2010, d’introduire dans le langage courant des dénominations exogènes. Pour cela, le terme noyau est souvent suivi d’un segment explicatif mis entre tirets ou parenthèses de sorte que nous relevons les couples équivalents el velo integral/le voile intégral, el velo islámico/le voile islamique, el burka/la burqa, el niqab/le niqab. Néanmoins le hijab, ou le foulard islamique, n’a pas d’équivalent en espagnol : le terme d’emprunt n’est pas utilisé dans le discours espagnol qui n’a pas vécu le débat national sur son port dans les lycées. Il est remplacé par les syntagmes el pañuelo musulmán, el velo dans les références au cas Ilham Moussaïd. Aucun élément de coréférence n’est jamais libre de connotation et certains sous-entendus résultent de contigüités intradiscursives intentionnelles. En effet, en optant pour le terme burka/burqa, plus vivace et créateur d’images, au lieu du syntagme générique voile intégral, le traducteur activerait dans l’imaginaire du lecteur, par le biais des souvenirs récents concernant le conflit afghan, une vision intégriste de la femme musulmane. Ce choix d’un terme aux dépens d’un autre est souvent complété par une apposition signifiante qui introduit un jugement de valeur. Partant, la burqa se voit qualifiée de ataúd textil, mortajas de la libertad femenina [cercueil textile, linceul de la liberté féminine], ou de prenda de la discordia [vêtement de la discorde] (La Rioja 5E).

Loin d’indiquer un effacement énonciatif, l’apport iconique, autre composant coréférentiel, représente au contraire un dédoublement de sens, un quasi-synonyme qui complémente l’information écrite et matérialise les éléments d’implicite. Aucune photographie de presse n’est, encore une fois, simplement dénotative. Si tous les articles retenus ne sont pas accompagnés de photographie, et soulignons que l’apport iconique est plus important dans la presse espagnole, celles qui ont été sélectionnées assurent une signifiance à la fois synonyme, complémentaire et originale. C’est pourquoi la plupart sont des premiers plans et mettent en valeur des yeux, seuls éléments d’un corps dissimulé ; toutes celles concernant le port du voile ont pour objet une femme jeune ou présumée jeune vêtue d’un niqab noir (Dario de Sevilla 9E ; La Rioja 5E ; Le Nouvel Observateur 11F), trois autres les montrent prises de dos (La Croix AFP 5F ; AFP 7F ; El Mundo 6E), une seule personnalise le port du niqab avec la photographie de Anne Hebbadj et de son mari (El Mundo 8E), une déploie un premier plan d’une burqa bleue (El País 2E), et deux autres un premier plan de jeunes filles portant le hijab (El País 4E), ou même d’une jeune femme couverte par le hijab alors que la photographie illustre un article sur le port de la burqa (nous retrouvons ici la confusion de termes-clés) (ABC 3E). En dehors de cette série de photographies concernant le port du voile intégral, le quotidien ABC 18E préfère inclure une photographie du président Sarkozy souriant, entouré de l’emblème national, des drapeaux français. Dans tous les cas, il s’agit de frapper l’imagination, et surtout de simplifier.

5. Le processus d’« autrification »

Objet de constructions idéologiques planétaires, comme le montrent Le choc des civilisations (Huntington 1996 ; 2007 pour la traduction française) et l’Alliance des civilisations[7], l’islam est aujourd’hui un élément-clé du devenir européen. De nombreuses voix s’attachent à dire que l’islam et ses implications terroristes occupent le poste du contraire idéologique laissé vacant par le communisme (Alvarez-Ossorio 2005), comme si les frontières identitaires du monde occidental ne pouvaient exister sans la présence d’un ennemi façonné à sa mesure. Cette représentation manichéenne de la réalité qui manoeuvre à coups de dualités antagoniques est largement enchâssée dans le discours de la presse, dont nous avons déjà vu certains exemples comme ceux de visiteurs/habitants (AFP 2F), Isabelle la Catholique/l’émir Boabdil (Le Figaro 3F), los defensores del velo integral [défenseurs du voile intégral] /Los Legionarios de Cristo [les Légionnaires du Christ] (El País 11E). Plusieurs de ces couples antagoniques sont idéologiquement orientés, notamment l’association ultime qui rapproche les Légionnaires du Christ, congrégation récemment mise sous tutelle par Benoît XVI, et les défenseurs du voile intégral.

L’Autre est d’abord l’inconnu à qui nous attribuons volontiers des agissements déroutants. En conséquence, certains textes informent de faits divers isolés, à savoir celui de Najwa Malha (Le Figaro 4F), celui des touristes musulmans de Cordoue (Le Courrier international 13F) ou le texte alertant des demandes liées aux croyances dans les entreprises ou les hôpitaux français (El Periódico de Aragón 1E). Leur simple mention dans un journal à grand tirage les catapulte au rang, non d’occurrence isolée, mais de faits répétitifs qui menacent les us et coutumes locaux.

Dans les années 1950, le spécialiste des mondes arabes et musulmans Paul Balta précisait les quatre images principales liées à la représentation de l’Arabe : le terroriste, le travailleur immigrant non qualifié, le riche émir, l’intégriste fanatique (Polonio Rojas 2009 : 9). Ces quatre images existent encore. Notre corpus bilingue, qui étend l’étude sur l’imaginaire de l’islam au-delà d’une frontière commune, nous amène à nous demander pourquoi le journaliste d’AFP a choisi d’introduire comme chute à son article sur l’incident des touristes dans la cathédrale que la police a trouvé un couteau sur l’un deux (AFP 2F) ? Pourquoi le quotidien espagnol La Rioja 5E choisit-il de parler de la montée d’un islam néoconservateur de refus des valeurs et du mode de vie occidental (islam neoconservador de rechazo a los valores y modo de vida occidental) ? Pourquoi des cas isolés sont-ils rapportés et/ou adaptés sous forme d’une succession quasi immuable de concepts-clés : Liés Hebbadj, polygame, douze enfants, adepte du Tabligh, ou encore boucher (ABC 7E, El Mundo 8E, mais aussi Le Figaro du 8 juin 2010, Le Point du 8 août 2010, entre autres) ? Pourquoi la femme musulmane n’a-t-elle de nom que lorsque celui-ci connote son origine européenne, comme dans le cas d’Anne ou de Sandrine, femme/concubine de Liés Hebbadj ? L’inclusion d’auteurs portant un nom islamique comme garant d’un dire pluriel (Sami Naïr pour El País) est-il suffisant pour assurer que les deux points de vue soient couverts, puisque ce système est binaire ? Et de ce fait, pourquoi n’est-on pas capable d’appréhender la réalité en termes pluriels et non en creusant le fossé déjà sensible entre les deux modes de culture au moyen de la multiplication d’oppositions primaires comme l’espace privé/l’espace public, la religion/la laïcité, moi/l’Autre ? Pourquoi utiliser la précision comme élément porteur d’angoisse (le nom, la secte, le nombre) aussi bien que son contraire, l’indéfinition (certaine cacophonie, peur diffuse) ? Comme l’affirme Cordonnier « toute culture, quelle qu’elle soit, n’est pas un tout absolument stable, figé, mais elle est un ensemble divers et complexe caractérisé par de constantes évolutions » (Cordonnier 2002 : 41), aussi cette vision de l’islam que véhiculent la presse écrite et d’autres médias est-elle indubitablement, elle aussi, une étape.

6. Conclusion

Le but de cette étude n’est pas de faire la critique des médias, sinon de centrer l’éclairage sur un certain nombre de faits de culture qui marquent un temps. La façon dont ces faits s’ajoutent à notre histoire récente dépend en grande partie de la traduction, entendue comme lecture de la réalité, puis réécriture multiple, c’est-à-dire un aide-mémoire intra et interdiscursif.

Partagé entre l’engagement d’ancrage et celui d’effacement énonciatifs, le médiateur/intermédiaire journalistique, pour reprendre l’opposition significative de Valdeón, construit une vision de l’Autre au moyen de procédés discursifs répétitifs qui sous-tendent l’exposition des faits. La reproduction de l’actualité telle qu’elle est menée à terme par le traducteur est la base de l’imaginaire de l’islam, véhiculé de part et d’autre des Pyrénées, copié et repris sans changement de point de vue perceptible.

Ceci étant posé, le discours de presse contient une terminologie connotée essentiellement exogène qui entraîne parfois une confusion entre les termes. À cela s’ajoute une série de procédés discursifs récurrents, tels la non-implication directe au moyen de sujets institutionnels (le Sénat), ou collectifs qui déshumanisent l’individu (le mouvement salafiste), ou encore la citation des propos d’individus de prestige qui avalisent la vraisemblance du fait traduit.

De plus, le discours est parcouru de métaphores appartenant au champ lexical de la guerre, notamment sur le thème de la croisade, et de citations-formules, véritables procédés mnémotechniques qui frappent l’imagination du lecteur de façon durable. Il est aussi courant de voir apparaître une comparaison du fait d’actualité sur le territoire national avec son occurrence dans d’autres pays du même monde, c’est-à-dire les pays européens ou ceux d’Amérique du Nord. L’argumentaire qui est fidèlement repris d’un pays à l’autre manifeste de manière générale un repli identitaire où l’idée de menace est manifeste. En conséquence, notre étude conclut à la construction de deux mondes opposés, hiérarchisés d’une part par le discours ethnocentrique et rendus égaux d’autre part par la manipulation argumentative, une discordance argumentative qui sous-tend aussi bien la progression discursive proprement dite que l’implicite prégnant, et ces contradictions sont dissimulées au lecteur peu critique par l’introduction d’associations sémantico-conceptuelles (le salafisme et le terrorisme, Al-Andalus et ben Laden) qui relaient un passé immuable, déjà dénoncé par Balto dans les années 1950.

Le discours de presse « autrifie » l’individu en le réduisant à sa foi religieuse, aux réseaux d’images stéréotypées intégrées dans la mémoire collective, clairement repris dans les apports iconiques. L’imaginaire de l’islam est donc (re)composé comme déviance dans son archaïsme, son primitivisme et son manque d’actualisation (Carbonell i Cortés 2005 :196).

L’uniformisation conséquente aux divers processus de traduction d’un fait d’actualité, véhiculée fidèlement par une série de supports dans deux pays différents, exemplifie une absence de discernement dommageable : parce qu’elle est perméable à la manipulation et parce qu’elle reproduit et rend la vie à des stéréotypes historiques qui n’ont plus leur place dans notre monde global.

Finalement, nous ne devons pas omettre de signaler que la presse a fourni un grand effort de vulgarisation des coutumes, vêtements et termes relatifs à la religion musulmane, même si, comme nous l’avons vu, cette introduction minimale aux coutumes de l’autre n’est pas de taille à rivaliser avec des courants de pensée centenaires. L’imaginaire de l’islam est encore dominé par l’exclusion, par la méfiance et surtout par la méconnaissance. Nous savons très peu de choses de cet Autre dont nous généralisons les cas isolés pour en faire une menace à notre quotidien.