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La seconde moitié du xixe siècle témoigne d’une véritable renaissance de la pensée lavatérienne. Vouée dès sa naissance à l’auscultation du corps humain dans l’espoir d’en dévoiler les états psychiques ou les mouvements intérieurs[1], la photographie est à la fois le moteur de ce nouvel intérêt autour de la physiognomonie et son outil d’enquête privilégié.

En prenant comme cas de figure la nouvelle « Le Horla », publiée en 1887[2], cette étude retrace les liens entre le chef-d’oeuvre de Maupassant et l’iconographie photographique issue de cette espèce de renouveau de l’esprit lavatérien. Notre but est de montrer comment l’écrivain naturaliste hérite de cet imaginaire pour le déconstruire et pour en subvertir les principes.

L’art de connaître les hommes d’après leur photographie

Physiognomonie et révolution photographique

1839[3] : la France annonce au monde que dorénavant l’image sera technique ou ne sera pas. C’est une révolution. Victor Hugo, sans doute l’un des premiers médiologues modernes (« Ceci tuera cela »…), s’en aperçut assez tôt et envisagea, pendant son exil, de faire la « révolution photographique[4] ». Bien d’autres commentateurs[5] ont mis l’accent sur l’importance de cette invention. La découverte de la photographie s’impose à leurs yeux comme une coupure majeure dans l’histoire culturelle de l’homme. Apte à saisir, de manière prompte et automatique, l’apparence des choses, l’image photo-chimique a été capable de modifier en profondeur la perception de la réalité et, au-delà, d’affecter la réalité en elle-même.

Mais de quelle manière ce passage révolutionnaire, de la mesure manuelle à l’enregistrement photomécanique de l’apparence du monde, affecta-t-il la représentation et la lecture des traits du visage humain ? La question fait l’objet d’un article récent de Charles Grivel. Dans son texte, Grivel parle du « lavatérisme généralisé » qui hante la seconde moitié du xixe siècle et qui semble se nourrir des nouvelles possibilités d’identification optique offertes par l’invention de Daguerre :

faire entendre ce que veut dire identifier. Le calcul de la personne à partir de son apparence est, en effet, le cas et l’on est en droit de parler d’un lavatérisme généralisé venant alimenter toutes les tentatives de photographes ayant tenté de percer le caractère de la personne à partir de sa représentation sur le papier. La judiciarisation du portrait-photo est une tendance majeure qui déterminera durablement la représentation de l’être à regarder que nous sommes[6].

Faut-il rappeler les étapes principales de cette « judiciarisation du portrait-photo[7] » ? En 1862, Duchenne de Boulogne publie Mécanisme de la physionomie humaine. Le volume s’accompagne de nombreuses planches photographiques d’Adrien-Alban Tournachon qui illustrent les mouvements des muscles faciaux d’un modèle ; ces mouvements sont provoqués par des stimulations électriques. Certaines de ces planches seront reprises, dix ans plus tard, par Charles Darwin dans The Expression of the Emotions in Man and Animals (1872), oeuvre qui marque, selon Courtine et Haroche, une « rupture majeure […] dans l’étude de l’expression faciale[8] ». Francis Galton, homme de science éclectique, fondateur de l’école eugénique britannique et cousin de Darwin, s’intéresse, inspiré comme bien d’autres par les théories de son illustre consanguin, à la transmission des caractères héréditaires. À partir de la fin des années 1870, il entreprend ses recherches sur le composite portraiture. Il s’agit d’une technique d’enregistrement photographique procédant de la synthèse d’un certain nombre de portraits des membres d’une même communauté (fig. 1. Visible aussi à l’adresse suivante : www.eugenicsarchive.org/html/eugenics/static/images/2221.html). La fonction principale du composite portraiture est, selon Francis Galton, « to bring into evidence all the traits in which there is agreement, and to leave but a ghost of a trace of individual peculiarities[9] ». Arthur Batut, vulgarisateur français du procédé, définit le portrait composite comme une « figure impersonnelle qui n’existe nulle part et que l’on pourrait appeler portrait de l’invisible[10] ».

Fig. 1

Portrait composite, « Features common among men convicted of crimes of violence », Francis Galton, 1885

© University College London

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En 1883, Galton publie les résultats de son enquête dans Inquiries into Human Faculty and its Development. À l’étranger, on cite avec intérêt les expériences de Galton, notamment dans le cercle des anthropologues criminels. Cesare Lombroso, fondateur de la discipline, inclut un crâne composite dans la cinquième édition italienne de son Uomo delinquente, publiée en 1897 (la première édition date de 1876). Mais le savant italien exploite les qualités illustratives de la photographie bien avant, dès le « Congrès international d’anthropologie criminelle » qui s’est tenu à Rome en 1885. Son exposition de trois cents crânes et de plusieurs milliers de photographies lui vaut une renommée internationale. Les expériences d’Alphonse Bertillon suivent le chemin tracé par Lombroso. Employé au « Service de l’identification judiciaire » de Paris, Bertillon met au point un système d’« anthropométrie signalétique[11] ». En 1882, il réalise le premier fichier photo-anthropométrique français. Son ouvrage, La photographie judiciaire (1890), consacre la méthode dite du « bertillonnage » (fiche signalétique accompagnée d’un « portrait parlé[12] »), méthode reprise par les services judiciaires d’outre-Manche. Bertillon était sans doute connu et tenu en grande considération par Francis Galton lui-même. En effet, parmi les fiches photographiques de Bertillon, on retrouve celle de Francis Galton, prise en 1893[13].

Paradoxes de la photographie anthropométrique

Que ce classement des typologies humaines procède d’un souci documentaire, scientifique ou pragmatique, tous les travaux cités précédemment se fondent sur une pratique réglée de mise en fiche photographique du visage humain. C’est dans la constitution d’une série différentielle de portraits — où chaque cliché n’a de valeur que par rapport aux autres — que le rêve physiognomonique de déduire le moral du physique a quelque chance de se réaliser. Or, ce protocole de mise en fiche photographique dissimule, par son projet d’aboutir à une « loi », ce qu’on pourrait définir comme un principe de « dé-subjectivisation » du portraituré. Ce principe règle la mise en oeuvre d’un dispositif icono-textuel d’analyse et de décryptage des caractères physiognomoniques de l’individu tout en aboutissant, paradoxalement, à l’anéantissement de toute forme d’individualité. En effet, les conditions de prise de vue ainsi que les présupposés théoriques sous-jacents sont tels que le portraituré, réduit à son simulacre photographique, ne signifie que par sa place à l’intérieur d’un ensemble typologique. Dans ce dispositif, tout ce qui est du domaine de la connotation, tout ce qui relève du caractère particulier à chaque individu n’est pas pertinent, et doit disparaître en faveur d’un maximum de dénotation et d’objectivité.

Les planches de Duchenne montrent comment l’expression physiologique des passions est indépendante de celles-ci : le corps humain est un objet-machine. Lombroso entérine ses théories par la copie photochimique des traits typiques, naturels et ataviques de l’homme criminel. Il donne un visage à la criminalité tout en évacuant l’histoire personnelle du portraituré. Le dispositif de Bertillon, lui, présuppose l’éviction de toute contingence et de toute émotivité du sujet au moment de la prise de vue. Le récidiviste est réduit à l’ensemble de ses traits physiques, au calcul — comme le dit Grivel — et à l’enregistrement fidèle de la topographie de son visage. Quant à Francis Galton, il cherche à définir une pluralité d’individus en les fusionnant en un seul, avec le même résultat : la perte de tous les traits particuliers que peut présenter un individu (fig. 2. Visible aussi à l’adresse suivante : www.eugenicsarchive.org/html/eugenics/static/images/1027.html).

Fig. 2

Portrait composite, « Group of Irish high school students »

© The Harry H. Laughlin Papers, Truman State University

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Rabattue, littéralement aplatie sur la surface d’une fiche numérotée, l’identité se perd dans le procédé d’identification de la personne, réifiée par le protocole d’enregistrement photochimique. Dans cette équivalence sinistre entre le sémantique (l’identité) et le sémiotique (l’identification), le sujet se transforme — pour reprendre Jean Baudrillard — en objet-signe[14].

Pris dans un réseau différentiel de ressemblances et de dissemblances, le visage devient la marque visible de ce qui se cache derrière la peau, et ne vaut que pour ce qu’il expose à sa surface. À l’ère de la reproductibilité technique, l’homme est plus que jamais ce à quoi il ressemble. Connaître l’individu revient à reconnaître, par et pour le sens de la vue, son faciès et l’image photographique, analogon du réel, représente l’instrument idéal pour mesurer l’étendue et la vérité de cette correspondance. Cependant, une contradiction de fond semble émerger : plus on tente de capter cette empreinte lumineuse de l’individu, plus on perd l’individu lui-même. Cela advient soit en le réduisant à des archétypes — c’est le cas d’un Lombroso ; soit en effaçant ses traits physionomiques, comme chez Francis Galton. On peut donc relever la présence d’une dimension disphorique du régime de vision propre à ces expériences photographiques : au moment d’alimenter et de renforcer l’« Idéologie du Visible[15] » qui fonde le positivisme, elles ne font que rendre plus net le cône d’ombre qui s’allonge derrière les apparences des choses. L’exploration photographique du visible ne peut que révéler l’existence d’espaces d’invisibilité nouveaux et angoissants.

Quant à la nouvelle de Maupassant « Le Horla », la question est de savoir quel est l’impact du régime de vision propre à ce que nous nommerons, pour être bref, les expériences néo-lavatériennes de la deuxième moitié du siècle ; et de quelle manière le texte affiche les symptômes de ce que Grivel définit comme la « judiciarisation du portrait-photo[16] ». La question paraît pertinente, vu la prégnance que les thèmes de l’identité et de la ressemblance recouvrent dans l’oeuvre de l’écrivain naturaliste[17]. Mais, avant même de répondre à ces interrogations, il faudra montrer en quoi son texte s’inscrit dans un plus général horizon photographique.

Le Horla

On se rappelle dans « Le Horla » l’épisode où l’image du protagoniste disparaît face au miroir. Ce que l’on oublie souvent, en revanche, est que cette séquence est précédée de la description d’une séance d’hypnose, et que dans cette séance il est question d’une photographie.

« Scène de l’hypnose » et photographie

Le Dr Parent met entre les mains de Mme Sablé, qui est endormie, une carte de visite et lui fait croire que c’est un miroir. Il lui demande ce qu’elle voit dedans :

— Je vois mon cousin.
— Que fait-il ?
— Il se tord la moustache.
— Et maintenant ?
— Il tire de sa poche une photographie.
— Quelle est cette photographie ?
— La sienne.

H, 142

Le narrateur est bouleversé. Ce que Mme Sablé affirme avoir vu correspond à la vérité : derrière elle, debout, le narrateur se tord la moustache, il sort de sa poche le portrait qui a été pris « le soir même, à l’hôtel » (H, 142). Dans celui-ci, il se tient debout, avec son chapeau à la main. Et le narrateur de conclure : « Donc elle voyait dans cette carte, dans ce carton blanc, comme elle eût vu dans une glace » (H, 142).

L’attention du lecteur est entièrement captée par la transformation fantastique de la carte blanche en un miroir. Ainsi, la fonction de l’objet « portrait photographique » pourrait passer au second plan. Pourtant, cette photographie joue un rôle majeur dans l’économie de l’épisode. En effet, en raison de son statut de copie analogique des apparences, le portrait photographique déclenche un jeu optique de duplication et d’identification qui, comme on le verra par la suite, constitue l’enjeu principal de la nouvelle. Double miniaturisé du protagoniste[18] au sein de l’« espace restreint[19] » de la séance hypnotique, l’image photochimique contribue à la fabrication d’un champ visuel complexe, animé par un jeu à la fois de réflexion et de superposition des apparences du héros. L’image du protagoniste — son corps aussi bien que son double photochimique — interagit avec la carte de visite/miroir dans les mains de Mme Sablé. Cet objet est envisageable non pas comme un simple carton blanc, mais comme une pièce d’identité aveugle, sans image ; le reflet de la photographie sur la carte de visite/miroir supplée en quelque sorte à cette absence. Aussi, en raison de leurs propriétés réflexives, les objets sur scène (la carte de visite/miroir et le portrait photographique, copie parfaite du héros comme si celui-ci était devant un miroir[20]) produisent-ils un effet de multiplication et de superposition de l’image du personnage. C’est ainsi que la différence de statut entre l’original et la réplique devient indécidable. Le corps est en tous points conforme à son reflet ou à sa copie photochimique. Celle-ci abandonne la fonction qu’on lui attribue traditionnellement d’ancrage à la réalité pour glisser vers la dimension fantastique et onirique de l’hypnose. Le portrait produit du sens moins par son « effet de réel » (n’importe quel autre objet aurait entériné l’expérience magnétique) que par son pouvoir de déréalisation.

Quant au narrateur, il est pour ainsi dire pris au piège dans cette « machine à réfléchir » qu’est la séance d’hypnose. Un véritable vertige du « mimique » se met en place et celui-ci investit globalement la séquence. Le corps du personnage est réduit à son simulacre, une copie de copie, mais, pour reprendre l’expression de Derrida lisant Mallarmé, une copie sans modèle, un « signifiant n’ayant pas de signifié, [un] signe n’ayant pas de référent[21] ». Dans cet emboîtement vertigineux produisant la multiplication des reflets du narrateur, le grand absent n’est autre que le corps réel en chair et en os du protagoniste. Cette absence apparaît comme le symptôme en négatif de la disparition du reflet pendant la séquence du miroir.

« Scène du miroir » et photographie

Spectacle de la disparition de l’image du narrateur, la « scène du miroir » s’ouvre sur la description minutieuse de la chambre du héros, transformée en une espèce de dispositif cynégétique, en un « piège à Horla » :

19 août. — Je le tuerai. Je l’ai vu ! je me suis assis hier soir, à ma table ; et je fis semblant d’écrire avec une grande attention. Je savais bien qu’il viendrait rôder autour de moi, tout près, si près que je pourrais peut-être le toucher, le saisir ? Et alors !… alors, j’aurais la force des désespérés ; j’aurais mes mains, mes genoux, ma poitrine, mon front, mes dents pour l’étrangler, l’écraser, le mordre, le déchirer.

Et je le guettais avec tous mes organes surexcités.

J’avais allumé mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminée, comme si j’eusse pu, dans cette clarté, le découvrir. En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes ; à droite, ma cheminée ; à gauche, ma porte fermée avec soin, après l’avoir laissée longtemps ouverte, afin de l’attirer ; derrière moi, une très haute armoire à glace, qui me servait chaque jour pour me raser, pour m’habiller, et où j’avais coutume de me regarder, de la tête aux pieds, chaque fois que je passais devant.

H, 157

Assis à sa table, le personnage occupe le centre de la pièce. L’« espace restreint » de la chambre est plongé dans la lumière ; il s’oppose à l’« espace vague » situé au-delà de la porte laissée ouverte, tout en communiquant avec ce dernier. Au moment précis où le Horla entre dans la chambre, le héros scelle le passage derrière le monstre.

Ce déplacement du Horla d’un espace à l’autre à travers le seuil béant n’a rien d’anodin. Loin de produire un quelconque effet de réel, il entre en contradiction avec le caractère tout-puissant du « nouveau venu », un être chimiquement hors norme qui pourrait sans peine traverser les murs de la chambre tout comme il avait vidé les carafes d’eau sans souiller le mouchoir qui les enveloppait (H, 137). Le franchissement du seuil assume donc du sens moins par la dimension matérielle de l’action que par sa valeur psychologique : le narrateur ouvre la porte en invitant son ennemi à se déplacer d’un espace ingouvernable (le dehors, l’« espace vague », ouvert et inconnu), vers un espace contrôlé (le dedans, l’« espace restreint » de la chambre, clos et connu) et aménagé. Or cet aménagement se fait sous les yeux du protagoniste, et mieux encore pour, en fonction de ses yeux : « Je le tuerai. Je l’ai vu ! […] J’avais allumé mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminée, comme si j’eusse pu, dans cette clarté, le découvrir. » Voir l’autre, découvrir son apparence, s’approprier son corps pour le tuer, tout cela est une question de regard. Tout cela est lié à la possibilité d’une prise de vue. La chambre inondée de lumière est parfaitement disposée selon les exigences de l’oeil du héros, et devient un espace privilégié pour une capture visuelle de l’autre. Mais cette capture est aussi une capture cognitive, une découverte, comme le dit le narrateur, une prise de connaissance. Piège optique et instrument de connaissance, la chambre du protagoniste manifeste les qualités d’une « boîte à attraper » l’apparence des choses et d’un instrument permettant la reconnaissance des formes du visible. Elle fonctionne comme une véritable chambre noire[22]. L’ouverture et la fermeture de la porte évoqueraient ainsi — et non seulement sur le plan métaphorique — la fonction propre à l’obturateur : celle de permettre aux objets d’entrer dans la chambre noire et de fixer leur empreinte lumineuse sur la plaque photosensible. Il en est ainsi du Horla, l’être invisible que le protagoniste tente de « rendre à la vue » : il est censé franchir la porte/obturateur et pénétrer dans le piège/chambre noire où il sera capté, fixé et plus tard vu. Si l’on veut, dans les termes du narrateur, il sera attiré, capturé et tué.

La séquence du miroir est donc imprégnée de la logique de la camera obscura[23], cette boîte mystérieuse qui s’ouvre sur le monde pour en capter les apparences, les enfermer dans son espace intérieur et, plus tard, les offrir au regard avide de (re)connaissance.

Pourtant, le « piège à Horla » fabriqué par le narrateur ne semble pas fonctionner. Pire : sa logique de captation se retourne contre lui. Face au miroir, il assiste à la disparition pétrifiante de son propre reflet :

Donc, je faisais semblant d’écrire, pour le tromper, car il m’épiait lui aussi ; et soudain, je sentis, je fus certain qu’il lisait par-dessus mon épaule, qu’il était là, frôlant mon oreille.

Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh ! bien ?… on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans la glace !… Elle était vide, claire, profonde, pleine de lumière ! Mon image n’était pas dedans… et j’étais en face, moi ! Je voyais le grand verre limpide du haut en bas. Et je regardais cela avec des yeux affolés ; et je n’osais plus avancer, je n’osais plus faire un mouvement, sentant bien pourtant qu’il était là, mais qu’il m’échapperait encore, lui dont le corps imperceptible avait dévoré mon reflet.

Comme j’eus peur ! Puis voilà que tout à coup je commençai à m’apercevoir dans une brume, au fond du miroir, dans une brume comme à travers une nappe d’eau ; et il me semblait que cette eau glissait de gauche à droite, lentement, rendant plus précise mon image, de seconde en seconde. C’était comme la fin d’une éclipse. Ce qui me cachait ne paraissait point posséder de contours nettement arrêtés, mais une sorte de transparence opaque, s’éclaircissant peu à peu.

Je pus enfin me distinguer complètement, ainsi que je le fais chaque jour en me regardant.

Je l’avais vu ! L’épouvante m’en est restée, qui me fait encore frissonner.

H, 157-158

Privé de sa propre image, le héros abandonne tout désir de révolte et demeure immobile. Le Horla, qui se trouve en cet instant entre le personnage et le miroir, se manifeste sous la forme d’une nappe liquide aux contours indéfinis. Cependant, l’image du miroir réapparaît peu à peu à travers le corps diaphane de l’être mystérieux. Cette dynamique de « restitution » de l’image du protagoniste mérite une attention particulière. Le reflet resurgit lentement, comme s’il était enveloppé par une substance hybride dont le narrateur tente de rendre compte par l’oxymore « une sorte de transparence opaque ». Cette récupération de l’image, ce mouvement d’émergence d’un fond liquide, est une métaphore de la prise de conscience de la part du héros des profondeurs de son propre moi (de ce qui y était refoulé[24]). Or, cela ne va pas sans rappeler l’imaginaire éminemment photographique de l’image latente et du bain révélateur : « l’image existe à l’état latent, pour ainsi dire ensevelie dans les profondeurs de la substance, et d’où le révélateur vient la faire sortir, comme par un miracle scientifique[25] ». La chambre du héros — champ du visuel et du cognitif, lieu où s’articule une logique de la latence et de la révélation — est l’espace où s’accomplit ce petit miracle. C’est la logique même du dispositif photographique (machine à voir, à connaître et à révéler ce qui se dérobe à l’oeil) qui se trouve mise en oeuvre dans la « scène du miroir ».

Le « photographique » se présente ainsi comme l’un des interprétants[26] possibles de la séquence. Il fonctionne, pendant la lecture, comme une instance médiatrice entre, d’un côté, le texte et sa logique discursive, et la scène et sa logique iconique de l’autre côté. Il reste à préciser l’apport du modèle photo-anthropométrique dans l’économie de la nouvelle.

Le « composite » comme modalité de construction scénique

Le narrateur et le Horla, l’un en face de l’autre, demeurent pétrifiés, le temps d’un « regard affolé ». Ce qui se produit au point culminant de la « scène du miroir » est un véritable arrêt sur image. Si l’on revient sur la disposition des objets et des personnages dans l’espace de la chambre, on remarquera deux choses : (1) il y a une nette correspondance entre la configuration spatiale de la « scène de l’hypnose » et celle de la « scène du miroir » ; (2) cette configuration répond à une logique que nous définirons, en référence aux travaux photographiques de Francis Galton, comme une logique du « composite ».

Correspondances et permutations

Les éléments constitutifs des séquences « de l’hypnose » et « du miroir » semblent se répondre terme à terme. Au centre des deux scènes, une victime, Mme Sablé d’un côté, le protagoniste de l’autre côté. Ceux-ci se trouvent pris au piège entre deux objets bidimensionnels : la carte de visite/miroir et le portrait du héros ; le journal intime et l’armoire à glace. Une même structure réflexive et vertigineuse provoque une perte troublante : une perte de connaissance d’une part, la disparition du reflet de l’autre. Les éléments de cette structure réflexive sont par conséquent permutables : le journal intime, miroir de l’intériorité du personnage, est le corrélatif de la carte de visite/miroir ; surtout, l’armoire à glace fonctionne, ni plus ni moins, comme une surface photosensible où est censé s’inscrire le portrait du protagoniste. Quant à la disparition du reflet, elle doit être comprise comme le symptôme d’une perte de connaissance et de mémoire, c’est-à-dire comme l’image même de la perte d’identité du protagoniste.

Entre apparence et intériorité, entre une image qu’il faut reconnaître et une identité qu’il faut reconstruire, le protagoniste est au centre d’un dispositif optique dont les rapports de force semblent renvoyer aux polarités constitutives des expériences photo-anthropométriques citées.

Le modèle galtonien comme matrice figurative de la « scène du miroir »

Sur le plan figuratif — c’est-à-dire sur le plan de ce que le texte nous donne à voir —, la séquence semble être dominée par une véritable dimension « composite[27] », qui ne va pas sans évoquer — comme nous allons le montrer dans le prochain paragraphe — le modèle galtonien du composite portraiture.

Revenons sur le point culminant de la « scène du miroir ». La disparition de l’image du protagoniste apparaît comme la conséquence directe de l’interposition, entre son corps et le miroir, de la figure diaphane du Horla. En ce sens, il faut inscrire le rapport entre les deux personnages dans une dimension de complémentarité : en dévorant le reflet du héros, le Horla se rend, pour un instant, visible ; lorsque le reflet du héros réapparaît, le corps du Horla tombe dans la dimension invisible qui le caractérise. La visibilité de l’un est inversement proportionnelle à la visibilité de l’autre selon une logique intermittente de dissimulation et de révélation. Or, l’instant décisif de cette intermittence, l’instant où le héros voit l’autre et ne voit plus son propre reflet, ne peut se comprendre qu’en fonction de la disposition des personnages et des objets dans l’espace de la chambre. Ceux-ci sont alignés le long d’un axe horizontal qui va, idéalement, du journal intime à l’armoire à glace, et qui traverse les corps du héros et du Horla. Plongé littéralement et symboliquement dans le journal intime du protagoniste, le lecteur aperçoit à la fois, dans la synchronicité de l’instant funeste, le narrateur, le corps « transparent et opaque » du Horla et l’armoire à glace. Celle-ci sert de cadre à la scène, comme s’il s’agissait d’une seule et même image. Ici, le texte produit un effet diplopique[28] de vision/non-vision. Ce que la séquence nous donne à voir, c’est une image qui n’existe nulle part, un véritable « portrait de l’invisible », pour reprendre l’expression d’Arthur Batut : le portrait composite du protagoniste.

Nous avons tenté de rendre compte d’un basculement fondamental qui s’opère dans la scène centrale du chef-d’oeuvre de Maupassant : celui de l’abdication de la logique discursive (ce que le texte dit) en faveur d’une logique iconique (ce que le texte donne à voir). Nous avons montré comment la signification de la séquence émerge non pas de l’articulation syntagmatique, mais de l’analyse des relations topographiques liant entre eux les éléments constitutifs de l’espace scénique. Cet espace n’est plus gouverné par une structure mais par un dispositif, c’est-à-dire, dans les termes de Philippe Ortel, par une « matrice interactionnelle[29] », instance organisatrice de l’univers de la représentation. Nous avons par ailleurs repéré le modèle photographique sous-jacent à cette instance organisatrice et proposé un exemple bien précis, celui du portrait composite.

Mais la pertinence du modèle galtonien, et plus généralement du modèle photographique dans sa version anthropométrique, transcende la simple fonction de « matrice figurative » du texte. On l’a souligné en ouverture, les pratiques photographiques mentionnées véhiculent un ensemble de valeurs que l’on peut condenser sous le terme d’« épistémè photographique » (équivalence entre vision et connaissance, entre identification et identité) ; elles se font, en d’autres mots, le porte-parole de l’« Idéologie du Visible » positiviste. Cette idéologie n’est au coeur du « Horla » que pour mieux être subvertie[30].

Dans son geste de révolte, le héros du récit de Maupassant tente de récupérer l’image qu’il a de lui-même, de maître de sa propre demeure. Il n’aspire qu’à retrouver son propre reflet, identique à lui-même, comme il le fait chaque jour en passant devant l’armoire à glace. Il désire le réconfort de la reconnaissance, de ce genre de reconnaissance qu’à ses yeux seule une image photographique est capable d’offrir. Le portrait montré pendant la séance d’hypnose n’est que le symptôme le plus patent de ce désir. Or, la « scène du miroir » met en spectacle l’échec de cette reconnaissance par réflexion et par analogie[31]. Durant un instant, le héros perd la maîtrise de son propre corps (pétrifié) et de sa propre image (dévorée). Cette perte de vue est aussi une perte de connaissance, une perte d’identité, une perte de vie. Il faut donc comprendre l’avènement du Horla comme la marque d’une anomalie au sein du visible, comme le symbole du surgissement de l’invu[32] au centre même de ce visible. Son effraction inscrit la différence dans le champ de l’indifférencié, signifie le bouillonnement troublant de l’inconnu qui émerge de la surface plate et réconfortante du reconnaissable. En d’autres mots encore, l’être nouveau est le principe même qui inquiète par sa seule présence, l’équivalence positiviste entre la vision et la connaissance. En jouant sur l’écart qui sépare ce qui est de l’ordre de l’identification visuelle de ce qui procède d’une lente reconstruction identitaire, le texte de Maupassant met en question ce « principe de dé-subjectivisation » sur lequel se fondent les expériences photo-anthropométriques de l’époque. Texte révélateur des contradictions intimes du dispositif de captation photographique, qui perd ce qu’il capte, « Le Horla » est le théâtre d’une dissociation subversive entre le sémantique et le sémiotique, entre le signifié et le signifiant, entre un Je qui fait sens et un corps qui fait signe. C’est ici que l’on peut mesurer l’impact du paradigme physiognomonique sur la nouvelle. En plongeant son héros dans une chambre noire qui ne marche pas (le reflet du narrateur disparaît : la photo est ratée), Maupassant mobilise l’un des instruments privilégiés de cette nouvelle vague lavatérienne pour mieux en disqualifier le fonctionnement et les présupposés épistémologiques. La folie du personnage est alors la folie de l’Homme qui croit aveuglément à la vérité de la plaque photographique, et veut substituer au corps en chair et en os un simulacre photochimique.