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Corpus durable de relations sociales, plus ou moins institutionnalisées, d’inter-connaissance et d’inter-reconnaissance, le capital social d’un acteur est le fruit d’un parcours en socialisation où s’entremêlent relations héritées et liens acquis au bénéfice d’investissements stratégiques. Il est la justification instrumentale et la résultante de tout un parcours relationnel orienté vers la construction et l’entretien d’un réseau social (Burt, 1992; Lazega, 1995). Représentation socio-graphique du capital social, un réseau est un système de relations liant un ensemble d’acteurs au sein duquel circulent des ressources variées en nature, dans un circuit d’échange social. Ce tissu de liens, par nature multidimensionnels et souvent multiplexes (Lazega, 1994, 2007), unit et simultanément contraint, offre des opportunités (socio-économiques) et crée des obligations (morales). Dans une société organisationnelle façonnée par des processus d’individualisation et de rationalisation wébérienne (Lazega, 2012), le réseau d’un acteur donne à voir son positionnement dans la structure sociale et le système d’interdépendances (fonctionnelles, épistémiques, normatives, affectives…) dans lequel il évolue. Il reflète sa dynamique relationnelle et ses stratégies, plus ou moins réfléchies et cohérentes, de socialisation. Révélateur de statut et de pouvoir, il permet d’apprécier le degré d’autonomie structurale d’un individu au sein d’un champ.

A l’encontre du déterminisme structuraliste[2], la sociologie néo-structurale raisonne en termes d’opportunités et de contraintes, de systèmes d’interactions et d’interdépendances (socio-économiques et symboliques), de structure sociale et de jeux d’acteurs (Lazega, 2011). Ainsi appréhende-t-elle le réseau d’un individu comme une ressource mobilisable dans son itinéraire professionnel. Et ce, car il est susceptible de procurer un accès facilité aux ressources, in primis informationnelles, nécessaires à l’avancement professionnel (Lin et al., 1981; Campbell et al., 1986; Burt, 1992, 1995, 1998, 2001; Lazega, 1992, 1993, 1995; Lin, 1995; Podolny et Baron, 1997).

Par ailleurs, comme le souligne à juste titre Cerdin (2000 : 58), « avancer dans sa carrière n’est pas un acte solitaire », mais bien le fruit d’un processus social de renforcement et de valorisation de ses compétences et de ses savoir-faire. Dans ce cadre, la constitution, l’entretien et mobilisation stratégique d’un réseau constituent des vecteurs privilégiés d’instrumentation du capital humain. Ainsi, la nature et la qualité des relations sociales d’un acteur - et donc la structure de son réseau social - influencent ses perspectives de carrière (Schor, 1997). Les travaux de Luthans (1988) ont démontré que les managers ayant accédé aux plus hautes fonctions hiérarchiques affichaient un patrimoine relationnel élargi. Il s’agissait là des cadres les plus investis dans des activités sociales et politiques (dites de réseau). Ainsi la socialisation, formelle et informelle, au travail joue-t-elle un rôle fondamental dans l’évolution de carrière des cadres (Ibarra, 1995).

Là où la possession d’un cercle relationnel est un attribut indissociable de la socialité humaine, les caractéristiques des réseaux - étendue, forme, densité, types de relations, intensité, réciprocité ou multiplexité des liens… (Lazega, 1994) – participent à la hiérarchisation sociale (Bourdieu, 1979; Burt, 1998). Si, en soi, avoir un réseau n’a rien de distinctif, tous les réseaux ne se valent pas au regard de l’accès aux ressources stratégiques qu’ils aménagent. En outre, une configuration relationnelle affine peut procurer, selon les caractéristiques sociologiques du possesseur (âge, genre, origines, CSP…), une profitabilité professionnelle différente (Burt, 1998). Ainsi le genre est-il l’un des facteurs influant le plus sur la profitabilité individuelle d’un réseau social.

Si l’on suit Burt (1998), la persistance au sein des entreprises états-uniennes du plafond de verre tiendrait tant à un effet de structure qu’à un effet de réseau. Or, la mobilisation d’une perspective néo-structurale (Moore, 1990; Burt, 1992, 1995, 1997, 1998; Lin, 1995; Kay et al., 2009 a, b; Lazega, 2011, 2012) permet d’analyser les processus sociaux participant à classer les individus sur l’espace social selon des critères extra-méritocratiques reconductibles tant à leur positionnement structural qu’à leurs stratégies relationnelles (activisme vs passivité; orientation horizontale vs verticale de la socialisation organisationnelle; « logique entrepreneuriale » vs « logique de parrainage », recherche de « centralité d’intermédiarité » vs « emprunt de capital social »…). C’est pourquoi cet article interroge, à l’aune d’une revue de littérature et d’études empiriques en cours, les résistances sociétales et organisationnelles (effets de structure) et les freins relationnels (effets de réseau) faisant offense à la progression méritocratique des cadres-femmes au sein des entreprises états-uniennes.

Un propos introductif décrit, par grands traits, le contexte historique, culturel et politique ayant vu, à la fin des années 1970, l’apparition aux Etats-Unis, de la (new) affirmative action. Il esquisse les fondements de la conception américaine de la citoyenneté (« patriotisme communautariste » conciliant un fort sentiment d’appartenance nationale et la revendication des enracinements groupaux des acteurs) et explore, de manière critique, la notion, quelque peu galvaudée, de « communautarisme » (Sabbagh, 2003, 2004; Calvès, 2005; Cohen, 2005). Il analyse les fondements de la culture états-unienne à l’aune de l’articulation d’un individualisme culturel (Hofstede, 1999; Moya et al., 2005), d’un individualisme collectif et d’un universalisme politique.

Le contexte étant posé, l’article questionne les effets respectifs des structures et des réseaux sur la progression professionnelle des cadres-femmes au sein des entreprises états-uniennes. Un détour par la sociologie néo-structurale (Ibarra, 1995; Burt, 1998; Kay et al., 2009 a, b) permet de mettre en évidence des freins relationnels entravant l’avancement des cadres-femmes américaines : la faiblesse de leurs réseaux professionnels, leur (quasi)exclusion des sphères de socialisation informelle à l’échelle organisationnelle ainsi que l’inadaptation de leurs stratégies relationnelles.

La recherche se penche ensuite sur l’exploration de deux dispositifs (mentoring de cooptation et affinity groups) déployés au sein des entreprises états-uniennes afin de favoriser la socialisation des cadres-femmes. Complémentaires des politiques de lutte contre les discriminations et de promotion de l’égalité des chances, le mentoring de cooptation et les affinity groups reposent sur un même substrat relationnel. Ils cherchent à densifier le réseau professionnel des cadres-femmes (in primis en accroissant leurs interactions avec des acteurs influents et prestigieux) afin de les inscrire dans de meilleures structures d’opportunité. Dispositifs intrinsèquement complémentaires, le mentoring de cooptation et les affinity groups ne renvoient pas moins à deux logiques distinctes (assimilative vs affinitaire) de socialisation professionnelle.

Dans sa section conclusive, l’article ébauche une comparaison entre l’instauration quasi-systématique du mentoring de cooptation et des affinity groups au sein des entreprises états-uniennes et le développement encore discret, voire embryonnaire, de dispositifs analogues au sein de grands groupes français (de Beaufort, Morali, 2012; Boni-Le Goff, 2010). Inscrivant l’analyse dans une réflexion à la fois historique, politique et philosophique (ayant trait notamment à la conception états-unienne vs française de la citoyenneté), cet écrit inaugure des pistes de réflexion quant aux possibilités de transfert de dispositifs de socialisation cooptative et affinitaire au sein des organisations hexagonales. Il en esquisse les principales conditions d’adoption adaptative et d’appropriation créative.

(New) affirmative action et conception états-unienne de la citoyenneté

(New) affirmative action et individualisme collectif états-unien

Collectivement appropriée, la notion de diversité participe aux Etats-Unis à structurer et donner sens à un ensemble de politiques d’inclusion, tant à l’échelle professionnelle que sociale et politique cherchant à prévenir les discriminations et à promouvoir l’égalité des chances. Inscrits dans un cadrage législatif contraignant (Titre VII du Civil Rights Act de 1964, l’Employment Act de 1967, et l’American with Disabilities Act de 1990; Equal Opportunity Act, 1995 - 2010), les dispositifs états-uniens pro-diversité font de la reconnaissance des appartenances ethnoculturelles un vecteur d’intégration sociopolitique et un levier potentiel de performance. Ainsi, « sur le plan professionnel, les pratiques de diversité actuelles des entreprises américaines répondent à des considérations d’efficacité économique, managériale et d’innovation » (de Montal, 2010, p.4). Dès la fin des années 1970, sur fond de contestation politique de programmes d’affirmative action[3] jugés coûteux et inefficaces, « face à la compétition internationale et à la demande […] d’une plus grande égalité de traitement, une nouvelle problématique managériale a vu le jour, sous le nom de « gestion de la diversité ». Elle met l’accent […] sur la reconnaissance et la valorisation des différences, qui sont présentées comme étant bénéfiques pour l’entreprise en termes de performance commerciale et économique » (Bender, Pigeyre, 2004, p. 60; Cornet, Rondeaux, 1998, p. 414-422). Au fondement de cette appréhension par l’économique de la diversité se place un argumentaire juridique savamment orchestré par la Cour Suprême des Etats-Unis et dont la sentence de 1978 au sujet du différent « Regents of the University of California v. Bakke » constitue l’acte fondateur. Confirmée par les arrêts « Gratz v. Bollinger » et « Grutter v. Bollinger » de 2003, celle-ci apparente l’affirmative action à un processus de promotion de la mixité intra-organisationnelle. D’où le développement de politiques de diversité affichant un caractère multidimensionnel (genre, origines ethnico-raciale ou culturelle, condition sociale…).

Bien que la reconduction de la diversité aux seuls déterminants ethno-raciaux constitue une tendance des politiques états-uniennes (Benn Michaels, 2009, p. 26), elle contrevient aux principes de la nouvelle affirmative action qui ne repose plus sur « […] la “race” des individus dans l’allocation des ressources rares [… mais sur un critère] “méritocratique”, en vertu [duquel…] toute position convoitée par une pluralité de candidats devrait revenir à celui d’entre eux qui serait le plus qualifié pour exercer la fonction à pourvoir » (Sabbagh, 2003, p. 104).

Reflétant une conception ouverte, multidimensionnelle et dynamique de l’identité, la conception états-unienne de la citoyenneté fait de la conjugaison hiérarchisée d’une appartenance nationale forte et d’un enracinement poly-groupal revendiqué la marque de fabrique de l’inclusion sociale et politique des individus, ainsi que la conditio sinequa non d’une pluralisation créative des équipes. Dans ce cadre, le dépassement dialectique des singularités dans l’unité politique n’implique pas la dissolution (ou l’invisibilité) des affiliations affinitaires et, in primis communautaires et religieuses, des acteurs. Car d’est dans l’unité organique[4] des différences que s’enracine la conception états-unienne de la diversité telle qu’elle est réaffirmée par la devise nationale E Pluribus Unum.

Là où la conception états-unienne de la citoyenneté[5] affirme la prééminence de l’identité nationale, elle reconnait simultanément le droit intarissable au respect de la différence. Or, l’enracinement groupal d’un acteur participe, aux côtés de dimensions plus spécifiquement subjectives, à la spécification du Jeindividuel. Ainsi, contrairement à la France prérévolutionnaire où « chacun des mille petits groupes dont la société française se composait ne songeait qu’à lui-même » (Tocqueville, 1866, p.143) contribuant, ainsi, à la désagrégation de la cohésion nationale, l’individualisme collectif à l’états-unienne parvient, malgré les tensions, à se glisser dans le creuset national. Loin d’affaiblir le sentiment politique d’appartenance nationale, il l’alimente.

Individualisme culturel, individualisme collectif et patriotisme communautariste

Loin d’être « l’expression d’une société désespérément fragmentée entre groupes ethniques rivaux, mutuellement indifférents ou hostiles » (Cohen, 2005, p.42), le « communautarisme états-unien » demeure irréductible aux politiques de façonnement et reconnaissance publique des groupes ethno-raciaux tout comme aux dynamiques d’auto-organisation. Ainsi renvoie-t-il plutôt à un mode d’investissement du social alliant aux côtés des deux strates de l’individuel et du collectif une sphère intermédiaire (méso-sociale) de socialisation affinitaire reposant sur une pluralité d’instances d’enracinement groupal : les communautés. Aussi, bien qu’une « histoire spécifique de conquête territoriale, d’esclavage et d’immigration massive » (Cohen, 2005, p.46-47) ait favorisé l’émergence et la structuration des communautés ethno-raciales, « on sait aussi qu’aux groupes ethno-raciaux se sont jointes plusieurs autres catégories sociales qui apportent leurs revendications, mais aussi leurs « identités », sur la place publique (femmes, gays et lesbiennes, handicapés…) » (Cohen, 2005, p.42).

Notion quelque peu galvaudée, le « communautarisme états-unien » repose sur la reconnaissance du rôle social fondateur joué par les instances catégorielles d’affiliation (de solidarité, voire de revendication) que sont les communautés. Et cela, tant en matière d’insertion scolaire et professionnelle que de cohésion sociale et de développement économique. Malgré les tensions politico-idéologiques entourant sa définition, le « communautarisme états-unien » ne renvoie ni à une conception éclatée de l’identité nationale, ni à une segmentation des identités individuelles selon les grilles rigidifiantes du référentiel ethno-racial de la statistique nationale, ni à un rempli des individus dans les affres du particularisme. Ni source naturelle de désagrégation sociale ni levier de confusion identitaire, le « communautarisme états-unien » prend tout son sens dans son articulation avec une culture nationale forte, structurante et cohésive.

Contrairement au modèle d’intégration à la française (Schnapper, 2000, 2007), la conception états-unienne de la citoyenne ne prône ni le dépassement (au sens dialectique du mot) des spécificités individuelles dans l’unité transcendante de la République, ni le confinement des singularités d’affiliation à la seule sphère privée. Là où l’universalisme égalitariste à la française refuse, au nom de l’unité et de l’indivisibilité de la République, tout adoubement public du fait communautaire (Calvès, 2005; Bruna, 2011; Maxwell, Palt, 2012)[6], la conception états-unienne de la citoyenneté reconnaît le poly-enracinement des acteurs :

  • dans une communauté nationale perçue comme instance première d’appartenance : porteuse de « valeurs universelles » - et partant exportables - tels la liberté, la démocratie et l’individualisme, l’américanité renforce le sentiment d’adhésion patriotique et se configure comme le socle premier de quaificationidentitaire;

  • dans une pluralité de corps intermédiaires au sens de Tocqueville (1992 [1835-1840]) : il s’agit le plus souvent d’entités communautaires reposant sur une base ethnique, culturelle, religieuse, géographique ou encore de croyances et de pratiques. Cette sorte d’individualisme collectif revisité n’a rien d’une « fragmentation “communautariste” pathologique » (Cohen, 2005, p.46) ni de la désagrégation de la société française pré-révolutionnaire (Tocqueville, 1992 [1835-1840])-. Reposant sur une pluralité de critères (ethnicité, origines culturelles, croyances religieuses et philosophiques, genre, orientation sexuelle…) dont ils cherchent à retranscrire les croisements et les emboîtements, les organes de socialisation affinitaire se déclinent tant dans la sphère privée (associations locales ou nationales) qu’à l’échelle professionnelle au travers d’affinity groups intra- ou inter-organisationnels (voir infra). A l’échelle politique, ils remplissent une mission de socialisation interne et de lobbying et cherchent à faire entendre les revendications de telle ou telle catégorie de la population (in primis des minorités ethniques, des femmes, des personnes en situation de handicap…) auprès des pouvoirs publics ou d’autres corps intermédiaires. Contribuant au développement du capital social de leurs membres, ils en favorisent la socialisation et l’intégration professionnelle (voir infra).

Là où l’universalisme républicain à la française invite à confiner les affiliations personnelles à la sphère du privé, voire de l’intime, à transcender les différences pour mieux communier dans la Nation, le modèle états-unien repose sur l’articulation revendiquée d’un individualisme culturel (Hofstede, 1999), d’un individualisme collectif et d’un attachement patriotique.

Rejoignant l’intuition de Hofstede (1999), la notion d’individualisme culturel décrit la conception libertaire et libérale états-unienne reposant sur la reconnaissance de la singularité individuelle, la recherche de la réalisation personnelle dans l’activité professionnelle et la satisfaction de la liberté positive dans la sphère individuelle (Tocqueville, 1992 [1835-1840]). A l’échelle méso-sociale, l’individualisme collectif américain permet la reconnaissance de la multiplicité (hiérarchisée) des appartenances communautaires et groupales des acteurs. In fine, le sentiment patriotique se déploie dans une sphère politique doublement perçue comme l’espace de la Nation et le lieu d’incarnation des valeurs universelles de l’américanité.

Or, ce trait culturel états-unien que l’on serait tenté de qualifier, au détour d’un oxymore, de patriotisme communautariste repose sur l’affirmation de la compatibilité entre la proclamation de la liberté individuelle des acteurs, la revendication de leur (poly)appartenance communautaire et leur adhésion inconditionnelle au modèle politique américain. Ainsi n’est-il pas synthèse dialectique de l’individualisme et du patriotisme mais bien co-existence (hiérarchisée) d’un attachement patriotique revendiqué et d’enracinements groupaux assumés.

Malgré des affinités en termes de modèle démocratique, social et économique et leur commune adhésion à un « individualisme culturel » (Hofstede, 1999), les philosophies politiques états-unienne et française divergent dans l’appréhension du rôle des corps intermédiaires (et in primis des communautés) dans l’intégration sociale des acteurs. Là où la première leur reconnaît une fonction d’intermédiation sociale, la seconde a longtemps perçu les corps intermédiaires comme des obstacles à la communion du sujet dans la République. Ainsi, comme le rappelle Worms (2001 : 12) « entre l’universalisme abstrait de la République et l’incarnation concrète d’une démocratie participative, il manque dans l’espace public [français] les instruments d’une liaison effective. Forger ce chaînon manquant, tel est le défi majeur que les associations doivent relever ».

« Institutions de l’interaction » selon Rosanvallon, les corps intermédiaires assurent une oeuvre de médiation et de conciliation entre des intérêts de nature individuelle et collective. Ils contribuent à forger une solidarité catégorielle entre membres du collectif.

Là où le mouvement anti-corporatiste porté par la Révolution a ouvert en France une brèche, jamais parfaitement pansée, entre représentation nationale (légitimité politique) et corps intermédiaires (légitimités praxistiques et/ou participatives), l’activisme communautaire et la pratique du lobbying sont contemporains de la Constitution américaine (Tocqueville, 1992 [1835-1840]). Qu’il s’agisse d’associations formelles ou de réseaux informels, de fédérations d’intérêt économique, politique ou culturel, de communautés locales à substrat ethnique, religieux ou genré ou d’affinity groups intra-organisationnels, les corps intermédiaires constituent aux Etats-Unis des instances de médiation sociale et d’intermédiation relationnelle. Extrêmement diffuse, la fréquentation de ces « communautés » contribue, de manière essentielle, à la qualification identitaire des individus, balise la socialisation des acteurs et impacte la sédimentation de leur capital social, notamment à l’échelle professionnelle. Or, le réseau social d’un acteur constitue une ressource mobilisable dans son itinéraire professionnel (Lin et al., 1981; Lin, 1995; Campbell et al., 1986; Burt, 1992, 1995, 1998, 2001; Lazega, 1992, 1993, 1995).

C’est pourquoi, à l’aune du contexte socio-culturel états-unien précédemment décrit, cet article cherchera, dans sa seconde partie, à identifier les effets de structure et de réseau entravant la progression des cadres-femmes au sein des entreprises états-uniennes. Et ce, car, en dépit d’une hausse continue de leurs qualifications et d’une inscription durable sur le marché de l’emploi, la progression hiérarchique des cadres-femmes américaines est heurtée, non seulement par des résistances d’ordre sociétal et organisationnel, mais aussi par des freins de nature relationnelle.

Cela nous conduira à analyser deux dispositifs (mentoring de cooptation et affinity groups) développés au sein des entreprises états-uniennes afin de favoriser la socialisation professionnelle des cadres-femmes. Nous questionnerons et comparerons leurs logiques et discuterons de leur efficacité à l’échelle intra-organisationnelle. En guise d’ouverture, nous interrogerons la possibilité de transposer ces dispositifs au sein des entreprises françaises.

Quand la diversité rime avec femme. Des effets de structure aux effets de réseau

De la féminisation du top-management aux Etats-Unis et de la permanence du plafond de verre

La réalisation d’une parité d’exercice au sein des entreprises états-uniennes, notamment dans l’accès aux postes de direction, demeure un objectif à atteindre, comme le révèlent maintes enquêtes (Catalyst, 1999, 2000)[8]. En dépit d’une hausse spectaculaire du niveau d’études et de qualification des Américaines et de leur inscription durable sur le marché de l’emploi, les écarts salariaux entre les sexes, à fonction, compétence et ancienneté égales, y demeurent significatifs. Néanmoins, souligne Périvier (2007 : 15-16), « la ségrégation professionnelle [des femmes états-uniennes…] est d’autant moins marquée que les individus sont qualifiés. […]. Ainsi, la ségrégation professionnelle à laquelle sont confrontées les femmes qualifiées a sensiblement baissé au travers des cohortes. En 2000, les femmes représentaient 42 % des emplois de cadres […] soit le double par rapport à 1975 ».

Bien qu’entrant sur le marché de l’emploi avec un niveau de qualification et des attentes analogues, les parcours professionnels des cadres hommes et femmes divergent rapidement (Davidson et Burke, 2000). Comme le soulignent Davidson et Burke (2004 : 131), « les bilans ultérieurs élaborés surtout aux États-Unis et au Royaume-Uni […] ont montré que les femmes avaient fait des progrès considérables sur certains points comme leur entrée sur le marché du travail, ou leur accession à des postes d’encadrement. Les avancées, par contre, ont été limitées dans d’autres domaines comme l’encadrement supérieur, l’accès à de très hauts salaires, les positions de pouvoir, les fonctions de direction ». Le plafond de verre y est néanmoins plus poreux qu’en Europe, les organes de gouvernance et le top-management des grandes entreprises états-uniennes ayant connu, au cours de la décennie passée, un mouvement progressif - bien qu’insuffisant - de féminisation.

Ainsi, en 2007, les femmes représentaient aux Etats-Unis 11 % des membres des Conseils d’Administration des 1 500 entreprises cotées au S&P contre moins de 10 % en 2000 (Simpson, Carter et D’Souza, 2010). Les progrès réalisés aux Etats-Unis en termes de féminisation des C.A. tiennent à l’action conjointe de la législation antidiscriminatoire et de la (new)affirmative action, des pratiques des entreprises en matière de management de la diversité, de l’investissement accru des réseaux et des sphères de sociabilité professionnelle par les femmes-cadres et du développement de stratégies de contournement sises sur le mentoring et la socialisation affinitaire (de Montal Amanda, 2010). La féminisation des organes décisionnaires, dans la sphère économique états-unienne, ne demeure pas moins un processus in fieri : là où 45 % des cadres aux Etats-Unis sont des femmes, elles ne constituent que 5 % des dirigeants des entreprises (Méda, 2008). Et cela en dépit du « déficit prévu de cadres hautement qualifiés » (Wirth, 2001 : 26), de la forte féminisation du middle-management dans les firmes états-uniennes, de l’élévation du niveau moyen de capital humain des femmes au cours des vingt-cinq dernières années (Laufer, 2005; Laufer, Pochic, 2004; Marry, 2004) et de l’intérêt qu’elles manifestent à l’égard des postes à responsabilité (Wirth, 2001 : 26). La féminisation du top-management demeure, de plus, sectorisée en ce qu’elle touche de manière préférentielle le secteur des services et les fonctions d’appui (communication, ressources humaines, services comptables, marketing…). On assiste ainsi à un phénomène de confinement des femmes-cadres dans les fonctions les moins rémunératrices, les moins prééminentes hiérarchiquement, prestigieuses symboliquement et prometteuses professionnellement (Maruani, 2003)[9]. Comme le soulignent Davidson et Burke (2004, p. 130), « s’il existe [aux Etats-Unis] une offre croissante de femmes aptes à exercer des fonctions d’encadrement dans la mesure où un plus grand nombre d’entre elles accumule études et expériences, la féminisation de l’encadrement est plus marquée dans les secteurs qui emploient majoritairement des femmes ». La division sexuelle du travail perdure au fur et à mesure qu’émerge un phénomène nouveau de différentiation sexuée du top-management.

La persistance des « inégalités de genre » dans l’accès aux positions d’encadrement tient à des effets de structure et de réseau (Burt, 1998). D’où l’intérêt de se pencher sur les résistances sociétales, organisationnelles et relationnelles freinant la progression méritocratique des cadres-femmes états-uniennes.

Résistances sociétales, organisationnelles et relationnelles à l’avancement des cadres femmes états-uniennes

Si l’on suit Ibarra (1992) et Burt (1998), le genre constitue aux Etats-Unis une de ces caractéristiques sociologiques fondamentales participant à positionner les individus dans les systèmes institutionnels et organisationnels. Et ce, car il influe sur la trajectoire des acteurs, en impactant la sphère symbolique des représentations, les mécanismes institutionnels et organisationnels (universalisation du masculin) et les stratégies relationnelles. Or, l’avancement des cadres-femmes états-uniennes, à qualifications, compétences et anciennetés égales, s’avère retardé par :

  1. des résistances sociétales : renvoyant à tout un patrimoine culturel de préjugés essentialisant le genre et délégitimant systématiquement les femmes de l’exercice du pouvoir, elles restreignent d’autant leur espace des possibles. L’intériorisation de stéréotypes sexistes par les femmes participe, ainsi, à un endossement du stigmate. Au fondement de ces résistances se place une conception masculine du pouvoir organisationnel, se matérialisant dans une hiérarchisation sexuée des postes. Cristallisée dans un patrimoine de représentations, de symboles et de croyances, la conception d’un pouvoir au masculin participe à discréditer les compétences et les qualités professionnelles des femmes-cadres, accusées d’être illégitimes aux postes de décision et d’autorité. Aussi le genre constitue-t-il au Etats-Unis une des facteurs principaux de hiérarchisation sociale au sein des systèmes organisationnels. Et ce, car, comme le souligne Laufer (2005), il influe sur les prises de décision (choix de filière académique et de branche d’activité, management de carrière, acceptation ou refus de la mobilité professionnelle, répartition des rôles et des taches domestiques et éducatives au sein du couple…).

  2. des résistances organisationnelles : l’universalisation du masculin diffuse au sein des organisations. Il s’agit là d’un patrimoine de normes informelles et de procédures faisant obstacle, de manière systémique, à l’avancement des cadres-femmes (âge de détection du potentiel, mécanismes de partage et de coordination interne du travail, horaires et formes des réunions, stratégies de cooptation, management des cadres à potentiel…). Et ce, car, comme le souligne Laufer (2005 : 32 – 34) « les organisations sont aussi ces lieux où se structurent les relations de pouvoir et les processus informels, souvent inégalitaires, qui déterminent l’accès aux postes de pouvoir. [Elles…] sont le lieu de fonctionnements informels, qui fonctionnent le plus souvent au bénéfice des hommes et des parcours masculins ». Ainsi, comme le soulignent Eliev et Bernier (2003 : 92), « la culture organisationnelle est, fondamentalement, une culture masculine ». Les résistances organisationnelles à la féminisation du haut encadrement se cristallisent dans l’édiction et la transmission de règles présentées comme « neutres » issues en fait d’une universalisation de normes masculines. Ce patrimoine de principes et d’usages allant à l’encontre de l’égalité des chances contribue à reproduire une domination masculine au sein des organisations.

  3. la faiblesse des réseaux professionnels des cadres-femmes et leur exclusion des cercles sociaux dominants : Si l’on suit les conclusions des recherches empiriques de Moore (1990), Ibarra (1995) et Burt (1998), les cadres-femmes états-uniennes afficheraient des configurations relationnelles marquées par une sous-socialisation professionnelle (notamment avec les pairs, les supérieurs et les dirigeants) et une sur-socialisation familiale et privée. Certes, Moore (1990) a démontré, en s’appuyant sur les données du General Social Survey datant de 1985, que les réseaux de femmes et d’hommes ne diffèrent pas significativement en termes de taille. Autrement dit, quelque soit le genre du répondant, le nombre de contacts cités ne présente pas de divergences statistiques significatives. En revanche, leurs réseaux respectifs diffèrent en termes de composition. Et ce, sans que leur positionnement dans la hiérarchie sociale n’influe de manière déterminante. Comme le rappelle Moore (1990), lorsque l’on opère des comparaisons toutes choses égales par ailleurs (même âge, même niveau d’étude, même profession, mêmes origines socio-culturelles…), les réseaux féminins affichent une surreprésentation relative des relations extra-professionnelles et de liens plus intimes et affectifs (et in primis familiaux) par rapport aux hommes (il ne faut pas oublier que la possession d’un emploi à temps plein tend à réduire la part des liens familiaux dans le tissu relationnel des femmes). A contrario, les réseaux masculins se font écho d’une socialisation professionnelle renforcée et d’une relative rareté des relations familiales. Partiellement reconductibles au positionnement dans la structure sociale des hommes et des femmes, les différences genrées dans la configuration des réseaux se réduisent considérablement dès lors que l’on prend en compte les variables liées à l’emploi, à la famille et à l’âge. Le genre n’exerce pas moins une influence significative, surtout indirecte, sur les configurations relationnelles des individus. Non pas que la propension des femmes à la subjectivisation des relations sociales reflète une quelconque prédisposition naturelle. Elle est le fait du social, de tout un éventail de contraintes sociétales, culturelles, organisationnelles et structurales qui balisent et limitent la latitude d’action des individus.

Le déficit de socialisation professionnelle des femmes nuit à leur avancement professionnel en les incluant dans des structures d’opportunités moins avantageuses, et renforce leur ségrégation en les écartant des réseaux de socialisation informelle si importants pour la carrière (Ibarra 1992, 1995; Tharenou, Latimer, & Conroy, 1994; Ely, 1995; Crampton et Mishra 1999; Powell, 1999; Cohen, 2002; Ruderman et al., 2002). Dans un contexte organisationnel andro-centré, l’exclusion des femmes-cadres des réseaux sociaux dominants constitue une « barrière substantielle, dommageable à leur avancement de carrière » (Marchand et al., 2007 : 34).

Fortement homogènes quant au profil et au parcours de leurs membres, les cercles de cadres supérieurs, désignés dans le jargon organisationnel sous les vocables de boys’ clubs ou de old boys’ networks, participent d’une logique de socialisation professionnelle instrumentale, sise sur la sélectivité cooptative, l’informalité des rencontres et l’inter-personnalité des relations.

Vecteurs privilégiés d’intégration sociale au travail, la fréquentation de structures (plus ou moins formelles et institutionnalisés) de socialisation intra pares contribue à baliser l’espace des possibles professionnels des cadres et conditionne l’accès aux fonctions les plus prestigieuses. Dans un contexte marqué par une asymétrie de l’information, la fréquentation de sphères informelles de socialisation professionnelle s’avère essentielle à la compréhension de la culture et des normes organisationnelles, au décryptage des situations contextuelles et des enjeux stratégiques, à la perception des canaux sous-jacents du pouvoir (Crozier, Friedberg, 1977). A l’échelle intra-organisationnelle, la dynamique de club joue comme un facilitateur de carrière pour le membre-coopté (insider) et comme un réducteur de risques pour l’organisation (assimilation normative). Régie par le modèle de l’entrepreneur relationnel (Burt, 1998), la sociabilité instrumentale des cadres-hommes repose sur la logique de l’intermédiarité et cherche simultanément à étendre leurs réseaux professionnels et à accroître la proportion d’interlocuteurs prestigieux en leur sein.

Si l’exclusion des femmes-cadres des cercles de la sociabilité professionnelle entrave la réalisation de leurs plans de carrière, la définition de stratégies relationnelles adaptatives, sises sur le mentoring de cooptation, peut améliorer leurs perspectives d’avancement au travers d’une densification patronnée de leur capital social (Burt, 1998; Ibarra, 1992, 1995).

Le genre en arbitre de la profitabilité professionnelle d’un réseau : emprunt de capital social et mentoring de cooptation

La célèbre étude empirique The gender of social capital (Burt, 1998) révélait que deux stratégies relationnelles s’offraient aux cadres à potentiel d’une entreprise états-unienne désireux d’accélérer leur vitesse d’avancement :

  1. L’auto-développement de leur capital socio-professionnel via la construction d’un réseau élargi, faiblement dense et riche en trous structuraux (Burt, 1992, 1995, 2001)[10]. Cette stratégie qualifiée d’entrepreneuriale s’avérait gagnante pour les cadres hommes, réputés légitimes au regard des normes et des représentations sociales dominantes;

  2. Un emprunt de capital social permettant au cadre à potentiel de profiter du réseau d’un ou plusieurs cadres seniors, particulièrement centraux et prestigieux à même de leur aménager un accès facilité aux ressources stratégiques (informationnelles, communicationnelles, collaboratives, consultatives, matérielles, symboliques…). Selon Burt (1998), cette stratégie serait gagnante pour les cadres femmes et les plus jeunes.

Selon cette étude, la recherche d’une centralité d’intermédiarité (Burt, 1992, 1995) se configurerait comme la stratégie relationnelle optimale pour les cadres-hommes investis, de par leur positionnement catégoriel, d’une légitimité socio-symbolique.

Acteur-pont se plaçant à l’interface de cercles relationnels différents, le manager-entrepreneur tirerait avantage de sa fonction de connecteur de sous-systèmes relationnels déconnectés (autrement dit, séparés par des trous structuraux). Il serait un tertius gaudens au sens de Georg Simmel à la fois « une personne qui ajoute de la valeur en étant entre les autres [et] un entrepreneur couronné de succès. […] Dans l’amalgame des préférences caractérisant les réseaux sociaux où aucune exigence n’a d’autorité absolue, le tertius négocie les termes qui lui sont favorables. Les trous structuraux forment le contexte de ses stratégies. L’information en est la substance » (Burt, 1995, p. 604-605). Il bénéficierait ainsi d’un accès facilité aux ressources stratégiques et il aurait, de par la diversité de ses contacts, une probabilité supérieure d’être candidat à l’inclusion dans de nouvelles structures d’opportunité, ce qui accroîtrait d’autant son pouvoir et son prestige au sein de l’organisation (Burt, 1992, p.30-32; Bruna, Chauvet, 2013). La recherche burtienne dévoile ainsi l’existence d’une corrélation entre la possession par les cadres hommes états-uniens d’une centralité d’intermédiarité et leur vitesse de promotion dans des postes de top-management. De plus, elle révèle que, contrairement à l’intuition, les femmes-cadres états-uniennes tireraient profit, non pas de la reproduction mimétique du modèle entrepreneurial masculin, mais de l’adoption de stratégies relationnelles adaptatives destinées à renforcer leur socialisation professionnelle à l’échelle intra-organisationnelle (Moore, 1990). Et ce, car, à l’instar de l’ethnicité ou de l’âge, le genre figure parmi ces « facteurs de contingence qui font qu’une même configuration de réseau peut avoir des effets opposés. Si certaines configurations de réseaux sont bénéfiques pour certains acteurs, elles sont néfastes pour d’autres » (Chauvet, Chollet, 2010, p.90). Dans la mesure où les caractéristiques sociologiques d’un acteur influent, toutes choses étant égales par ailleurs, sur la profitabilité individuelle de son réseau social, l’universalisation de la stratégie entrepreneuriale tiendrait de l’erreur[11]. Ainsi, souligne Burt (1998), à compétences égales, à profils professionnels et situations de départ comparables, les cadres femmes états-uniennes voient leur vitesse d’avancement de carrière s’accélérer si elles étoffent leur patrimoine relationnel en empruntant le capital social de mentors influents. Centraux et prestigieux, ces parrains possèdent une légitimité professionnelle, une centralité organisationnelle et un pouvoir vis-à-vis de leurs collègues et subordonnés.

Passant par une socialisation patronnée, l’emprunt de capital social permet au cadre-femme d’enrichir son patrimoine relationnel en mobilisant le réseau du parrain et d’acquérir ainsi une légitimité de transfert. Favorisant l’acculturation organisationnelle des nouveaux entrants, le mentoring facilite l’appropriation de tout un patrimoine de normes, de règles et de valeurs se plaçant au fondement de l’éthos professionnel. Perpétuant la culture d’entreprise, il solidifie les routines coopératives entre collègues.

Au bénéfice d’une procédure de cooptation qui est à la fois une cérémonie de passage et un rite d’institution (Bourdieu, 1982), le parrainage favorise l’intégration du parrainé au sein du groupe professionnel, renforce les procédures de contrôle latéral et les mécanismes de détection et de sanction des comportements déviants. De facto, il solidifie l’identité sociale du groupe.

Collaborateurs ayant « une expérience et des connaissances poussées qui s’engagent à fournir soutien et mobilité ascendante pour la carrière de leurs protégés » (Kram, 1985), les parrains contribuent à l’acculturation organisationnelle et à l’intégration professionnelle des parrainés.

Si le mentoring de cooptation, jouant sur des dimensions psychosociales, peut supporter la progression de carrière des parrainés (Podolny, Baron, 1997), les variables-clés influant sur la profitabilité professionnelle d’une relation mentor-mentoré sont son intimité, sa sélectivité et sa durabilité. Ainsi, Ragins et Cotton (1999) montrent, en étudiant un échantillon de 352 femmes et 217 hommes, que les employés disposant de mentors informels affichent de meilleurs résultats en termes de carrière que les protégés dotés de mentors formels.

Bien que placée sous le signe de l’inter-personnalité, de la confiance et de la confidence, la cooptation est, métonymiquement, le signe d’une élection du cadre-parrainé au rang de pair. Octroyant un supplément de crédibilité à son protégé, le parrain envoie un signal à la profession (aux dirigeants tout comme aux pairs, aux décideurs tout comme aux clients et aux opérationnels) et outille la femme-cadre afin de la positionner dans une relation d’égalité des chances par rapport aux autres collègues. L’emprunt de capital social se consacre ainsi dans un processus de transfert de charisme de la part du mentor vers le mentoré.

La cooptation par le mentoring est un rite d’institution au sens bourdieusien du terme (Bourdieu, 1982) destiné à consacrer la barrière socio-statutaire et symbolique entre les « élus » et les « exclus ». Processus de reconduction de l’altérité à une différence maîtrisée, le mentoring permet l’intégration au travers d’un apprivoisement et d’une reconductio ad proximum de la singularité. Une lecture affinée de la littérature sociologique et managériale sur les femmes cadres supérieures et dirigeantes ne dit rien de différent : les femmes dirigeantes « ont dépassé les attentes de l’entreprise en termes de performance, développé un style de management adapté à un environnement masculin, recherché des postes « visibles » comportant des challenges et des défis et constituant des opportunités d’accès direct aux décideurs, ont bénéficié d’un mentor influant […] De même, parmi les facteurs de réussite des femmes cadres supérieurs, deux au moins parmi les six facteurs suivants ont pu être identifiés : l’aide d’un cadre supérieur, un ensemble de réussites prouvées, une grande ambition et capacité à sacrifier sa vie personnelle, une aptitude à manager les subordonnés, la capacité à prendre des risques, une capacité d’exigence et de détermination » (Laufer, 2005, p.34-35).

La permanence d’un capital social hiérarchisé pour les cadres-femmes traduit un retard dans l’endogénéisation du capital social emprunté au sein de leur réseau. Il s’agit d’un délai dans le remplacement d’une pression sociale latéralisée par le mentor par une allégeance directe des contacts vis-à-vis du cadre. Ainsi, ce n’est qu’à fur et à mesure de l’acculturation organisationnelle et de l’intégration inter pares des cadres-femmes qu’elles peuvent s’émanciper de la tutelle du parrain et pratiquer une endogénéisation de liens initialement tissés par son intermédiaire. Ainsi, ce que constate Burt pour les cadres-femmes n’est qu’un « retard » dans le processus d’autonomisation du parrainé vis-à-vis de son mentor[12]. Or, à l’aune des travaux de Burt (1998), Ibarra (1995) et Kay et al. (2009 a, b), le déploiement de dispositifs spécifiques de mentoring pro-femmes[13] contribuerait au façonnement de stratégies relationnelles adaptatives (socialisation professionnelle patronnée, constitution d’un réseau social hiérarchisé, endogénéisation progressive du capital social emprunté…) permettant aux cadres-femmes d’accomplir une meilleure intégration professionnelle et une carrière plus satisfaisante. Or, le développement d’une socialisation professionnelle informelle, au travers du mentoring et de la fréquentation d’affinity groups à l’échelle intra-organisationnelle, peut constituer, selon Luthans (1988) et Podolny et Baron (1997), une stratégie profitable en termes d’auto-promotion et d’avancement professionnel.

Mentoring de cooptation et affinity groups au service de la socialisation professionnelle des cadres-femmes états-uniennes

Dans une société andro-centrée où la persistance du plafond de verre dit la cumulation de résistances sociétales et organisationnelles et de freins socio-relationnels, la pénalisation des discriminations à caractère sexiste[14] et la législation en faveur de la promotion de l’égalité des chances (Equal opportunities laws and, regulations, (new)affirmative action) ont balisé aux Etats-Unis l’espace d’action des organisations publiques et privées. Elles ont encouragé le déploiement de programmes destinés à soutenir la féminisation des secteurs les plus masculinisés et des fonctions de top-management[15]. Depuis la fin des années 1970, elles ont encadré la pratique d’entreprises en matière de prévention des faits discriminatoires dans le recrutement et le management. Au sein de la panoplie d’initiatives déployées par les entreprises américaines, le mentoring de cooptation et les affinity groupsintra-organisationnels constituent deux dispositifs particulièrement intéressants car ils visent la sédimentation du capital social des cadres-femmes et une meilleure intégration de celles-ci au sein des réseaux informels de socialisation professionnelle. Reposant sur des critères, bien distincts, de catégorisation de l’identité des cadres-femmes (statut de cadre vs genre), ils renvoient à deux logiques (assimilative vs affinitaire) de socialisation intra-organisationnelle.

1) Logique assimilative d’inclusion organisationnelle : mentoring, emprunt de capital social

Le mentoringde cooptation renvoie à une logique assimilative propre aux organisations à tendance (ou de culture) collégiale, bien qu’elle puisse dériver en une pratique systématique (Kay et al., 2009b). Il s’inscrit dans une double perspective d’empowerment du mentoré et d’acculturation organisationnelle. Reposant sur un substrat relationnel, il nécessite d’un investissement interpersonnel effectif et durable des deux parties. Néanmoins, la condition première de profitabilité du mentoring réside dans l’accès au mentor, ce qui présuppose ou bien une certaine proximité sociale entre le parrain et le filleul (tendance endogamique des réseaux sociaux) ou bien l’existence d’un dispositif ad hoc (plus ou moins bureaucratisé) d’affectation d’un parrain à un mentoré.

Particulièrement développé pour les femmes-cadres au sein des grandes organisations états-uniennes (Ibarra, 1995; Burt, 1998; de Montal, 2010), le mentoring se configure comme une mesure doublement profitable : pour l’individu (en tant que vecteur d’accroissement de capital social et facilitateur de carrière) et pour l’organisation (en tant que levier d’intégration de l’impétrant au sein des équipes). Fondé sur un mécanisme de parrainage à double échelle symbolique (légitimation) et pragmatique (accès à des ressources stratégiques), le mentoring de cooptation repose sur un processus d’emprunt de capital social permettant d’étoffer le patrimoine relationnel du parrainé (ici, une femme-cadre) et d’en améliorer l’intégration organisationnelle. Et cela, en lui aménageant un accès privilégié aux cercles sociaux du mentor.

L’avancement de carrière des cadres-femmes est ainsi supporté par deux processus principaux : le transfert de crédibilité symbolique de la part du mentor au parrainé et la pression sociale latérale.

Aux côtés des processus de légitimation-cooptation, les mécanismes de pression sociale latérale permettent d’assurer au protégé, grâce au mentor, une once de pouvoir relationnel auprès de ses interlocuteurs. Comme par un jeu de miroirs, les contacts se voient pris dans un système d’interdépendances avec le mentoré car celui-ci bénéficie vis-à-vis d’eux d’un pouvoir par reflet. Et ce, car le pouvoir n’est pas une ressource en soi appartenant, de iure ou de facto, à un acteur. Il demeure une propriété du système relationnel.

La possession d’un capital social hiérarchisé porte avec elle la potentialité pour la femme-cadre parrainée de développer un pouvoir par transfert vis-à-vis des obligés du mentor. Cela faisant, le parrain aménage à sa protégée des occasions supplémentaires de s’intégrer au sein de nouvelles structures d’opportunité. Reposant sur un processus de mobilisation du capital social du parrain au profit du protégé, la relation de mentoring pallie la faiblesse structurelle des réseaux professionnels des cadres-femmes (Kay et al., 2009b). Autorité supérieure, à la fois responsable hiérarchique et figure tutélaire, le mentor confère au parrainé un supplément de légitimité symbolique par un triple processus d’accompagnement (conseil), d’acculturation (transmission de normes culturelles, de règles organisationnelles, de compétences techniques et de postures comportementales) et de cooptation (sponsoring du parrainé auprès de la communauté des pairs et des décideurs).

Outre à faciliter l’accès des cadres-femmes aux ressources organisationnelles, la relation de mentorat joue un rôle essentiel dans l’apprentissage des règles professionnelles. Dûment inscrits dans la dynamique RH de l’entreprise (Maxwell, Palt, 2012), les dispositifs de coaching et de mentoring constituent ainsi des vecteurs d’intériorisation de l’éthos professionnel.

2) Logique affinitaire d’inclusion organisationnelle : affinity groups intra-organisationnels

L’affiliation affinitaire, elle, repose sur une logique de définition catégorielle selon des critères extra-professionnels, tels le genre, l’ethnicité, l’orientation sexuelle, les conditions de santé, la religion (Byrne, 1993; Githens, Aragon, 2009; Bell, Özbilgin, Beauregard, Sürgevil, 2011).

Réseaux affinitaires réunissant des salariés, sans considération théorique de l’assise hiérarchique ou sociale, sur la base de critères prétendument exogènes à l’entreprise, in primis l’ethnicité, les origines culturelles ou le genre (Choung, Durupt, 2006), les affinity groups intra-organisationnels ne constituent pas moins des structures dévolues le plus souvent à l’encadrement intermédiaire et supérieur. En cela, les affinity groups constituent des lieux de socialisation horizontale et hiérarchique à même de sédimenter le capital social des « cadres a-typiques » et de les inclure dans des structures professionnelles d’opportunités plus avantageuses.

Tout à la fois réseau d’influence, association de défense d’intérêts catégoriels et instance de représentation d’une forme de diversité (Montal Amanda de, 2010), chaque affinity group intra-organisationnel est à l’entreprise ce qu’un Congressional Caucus est au Congrès : l’organisme de coagulation, le porte-voix et l’organe d’empowerment d’un groupe social auquel les individus adhèrent au nom d’une commune affiliation.

S’inscrivant dans le long combat de la communauté afro-américaine pour les droits civils et l’égalité[16], l’émergence des affinity groupsintra-organisationnels (ou Employee Resource Groups) aux Etats-Unis au début des années 1960 se voulait une réponse aux conflits ethnico-raciaux qui ponctuaient la lutte politique anti-ségrégationniste. C’est, en effet, à Rochester (New York), ville tristement célèbre pour avoir accueilli la première journée de guérilla urbaine de l’histoire états-unienne contemporaine que sont apparus en 1964 chez Xerox les premiers affinity groups. A l’heure où le législateur s’apprêtait à voter le Civil Rights Act, l’entreprise revendiquait son devoir d’inclusion sociale par le travail en développant des politiques ante litteram de promotion de la diversité. Dans ce cadre, la création de groupes d’affiliation affinitaire (et d’abord communautaire) au sein des entreprises est apparue comme un vecteur d’intégration sociale et professionnelle des collaborateurs issus des minorités ainsi que comme un levier de restitution de l’égalité des chances (Douglas, 2008, p.12). C’est avec le support actif du PDG Joseph Wilson, un « pionnier dans le domaine des relations raciales » (Douglas, 2008, p. 12), que les employés afro-américains de Xerox allaient créer le National Black Employees Caucus, premier Caucus Noir intra-organisationnel, afin de contrer les discriminations dans le monde professionnel et de contribuer à l’édification d’un environnement social plus juste et équitable[17].

Héritière d’un contexte politique particulier, l’émergence des affinity groups féminins à l’échelle organisationnelle constitue un mouvement complémentaire mais distinct de la naissance des associations communautaires et féministes états-uniennes, à l’orée des années 1970. Si les affinity groups co-participent d’une commune dynamique pour l’égalité, ils affichent dès le début une moindre politisation (de par leur inscription dans la sphère professionnelle) et une moindre généralité dans le combat (de par leur inscription dans une organisation). Organes de socialisation et de solidarité catégorielle, ils affichent une mission moins militante qu’instrumentale, plus stratégique que politique : ils constituent, simultanément, des interlocuteurs légitimes de la direction (qui en a souvent « patronné » l’émergence et soutenu le développement).

Instances de discussion et d’échange présentes dans plus de 83 % des entreprises membres de Catalyst (2008), les affinity groups intra-organisationnels sont souvent animés par des membres du Comex ou top-managers (comme c’est le cas chez Citigroup ou Microsoft), afin de garantir l’adhésion de leurs membres au projet de l’entreprise, de fluidifier les relations trans-hiérarchiques et de faciliter la circulation des informations et la remontée des réclamations.

Dépourvus de pouvoir de négociation syndicale, notamment quant à la politique salariale du groupe (Douglas, 2008), ils constituent des supports à la réflexion et à l’action pour l’organisation. Ainsi sont-ils souvent à l’origine du portage de politiques diversité au sein des entreprises états-uniennes dans lesquelles ils sont implantés (Douglas, 2008).

Structures plus ou moins formelles, les women’saffinity groups apparaissent aux Etats-Unis comme des dispositifs légitimes, collectivement appropriés par les acteurs et l’entreprise, en ce qu’ils sont jugés utiles aux acteurs et profitables à l’organisation. Ainsi, selon le rapport Catalyst (2008), plus des trois-quarts des organisations possédant un women’s employee network group affirment que leurs réseaux féminins sont dotés d’un business case destiné à inscrire leur action pro-mixité dans la perspective d’un accroissement de la performance de l’organisation. Ainsi, 88 % des entreprises ayant un Women Employee Resource Groups indiquent que ces groupes contribuent à la politique de l’entreprise en matière de promotion de la mixité (Catalyst, 2008).

Dotés d’une pertinence instrumentale par les ressources (in primis informationnelles, communicationnelles…) auxquelles ils donnent accès, ils constituent des vecteurs de socialisation professionnelle des managers. Légitimés par l’organisation, ils gagnent une once d’officialité dès lors qu’ils sont animés par des top-managers de l’entreprise. Soutenus par la haute hiérarchie[18], les Women Employee Resource Groups contribuent à la conception et à la structuration des politiques pro-diversité des organisations. Ainsi constituent-ils des vecteurs « discrets » de transformation organisationnelle[19], tant en matière de stratégie RH et de prospective que d’investissement local et communautaire. Au travers de stratégies de lobbying et d’influence, les réseaux de femmes-cadres ont contribué, à l’instar des WERG de Microsoft, à la révision de la politique RH (et notamment des grilles de recrutement et d’évaluation du potentiel) ainsi qu’au renouveau de la politique d’investissement territorial de grandes entreprises implantées aux Etats-Unis comme : Adecco, American Express, BNP-Paribas, Colgate Palmolive, Crédit Suisse, Dannon (Danone US), Deloitte, Google NTIC, KPMG, L’Oréal, Philips, Sodexo ou Sony (de Montal, 2010).

De plus, les fréquentes interactions entre les WomenEmployeeResource Group et le top-management peuvent stimuler la communication entre les cadres-femmes et la haute hiérarchie ainsi qu’améliorer les stratégies, non seulement managériales mais aussi productives, des organisations, en intensifiant les liens informatifs et consultatifs entre cadres (Keil et al., 2007).

Dans cette perspective, le Women of Kellogg (ERG féminin de Kellogg) se propose d’influencer la culture organisationnelle de l’entreprise afin d’éliminer les barrières à la progression méritocratique des femmes. De plus, il cherche à contribuer à l’empowerment des collaboratrices en jouant tant sur leurs capabilités et leurs opportunités (Sen, 2003). Dans cette perspective, il est perçu par la hiérarchie comme un instrument de développement professionnel des cadres-femmes[20].

Bien qu’ils varient en termes de structure organisationnelle, de niveau de reconnaissance institutionnelle et d’objectifs prioritaires, les WomenEmployeeResource Groups conjuguent une double vocation de socialisation affinitaire des cadres-femmes (destinée à accroître leur insertion et avancement professionnels) et de transformation organisationnelle au travers d’un « militantisme consensuel » (Boni – Le Goff, 2010, 86) et d’une « mobilisation respectueuse » (Boni – Le Goff, 2010, 84; Marry, 2004). A l’instar des LGBT Employee Groups (Githens, Aragon, 2009), ils contribuent à un développement des ressources humaines qui bénéficie tant aux individus qu’aux organisations.

Appelé à accroître le vivier de femmes-cadres aspirant aux plus hautes fonctions tout en développant leurs compétences et leur aptitude au leadership, ce programme repose sur une base à la fois sélective (il est réservé à des femmes-cadres reconnues comme ayant un fort potentiel) et cooptative (les mentors sont de très hauts gradés de l’entreprise – de niveau Vice-President ou Senior Vice-President –). Destiné à la catégorie générique des femmes-cadres à potentiel, ce programme ne s’est pas moins doté d’une déclinaison particulière pour les femmes issues des minorités visibles. Et ce, car le genre et l’ethnicité constituent, avec la classe sociale, un trinôme de facteurs distincts mais inextricablement interdépendants[21]. Ce qui invite à penser l’inter-sectionnalité des politiques de promotion et management de la mixité.

3) Mentoring et affinity groups : logiques sociales distinctes mais complémentaires ?

Comme le souligne Tyler (2007), la plupart des dispositifs systématiques et bureaucratisés de mentoring pro-femmes se sont développés au sein de grandes entreprises américaines sur suggestion et au sein d’affinity groups féminins. C’est le cas notamment de la compagnie d’assurance Chubb Corp., multinationale de près de 11 000 collaborateurs de par le monde, dont le programme officiel de mentoring “Reach Up, Reach Out, Reach Down” s’est développé au sein du Women’s Development Council employee resource de l’entreprise.

Malgré une convergence d’objectifs et un commun substrat relationnel, il ne demeure pas moins que le mentoring de cooptation et les Employee Resource Network sont régis par des logiques sociales différentes mais complémentaires. Ainsi, le mentoring de cooptation repose sur un mode de socialisation au masculin : dans un contexte organisationnel andro-centré, il se fonde sur un double processus d’emprunt de capital social et de transfert de légitimité de l’insider (le plus souvent un dirigeant homme) vers un outsider (la cadre-femme). Tandis que les Women’s affinity groups reposent, par construction, sur une socialisation au féminin. Derrière cet antagonisme afférant à la modalité relationnelle, se cache une opposition reconductible au critère premier de qualification de l’identité des cadres-femmes : dans le mentoring de cooptation, c’est la sédimentation et la reconnaissance de la professionnalité des femmes-cadres qui est en jeu tandis que dans les affinity groups, c’est la féminité des femmes-cadres qui devient critère premier de socialisation des acteurs.

Bien qu’ils renvoient à une commune logique de promotion professionnelle des cadres-femmes, les women’saffinity groups présentent, dans leur fonctionnement interne, un niveau supérieur d’officialité et d’institutionnalisation. De plus, ils affichent une latitude d’action élargie, sorte de compétence générale en matière de promotion de la diversité, in primis de genre. Dispositif cooptatif reposant sur une acculturation organisationnelle du mentoré (et sur une forme de « neutralisation » - ou de « masculinisation » de la féminité des cadres-femmes), le mentoring se fonde sur une forme de rejet implicite de la « diversité de la femme » qu’il cherche à réduire au travers de stratégies de socialisation adaptative essentiellement au masculin. C’est en réaction « discrète » à l’égard de cette négation neutralisante que les women’s affiniy groups se dotent de plus en plus de dispositifs internes de mentoring au féminin. Plus proches des communautés de pratique, les Women Employee Resource Groups affichent une charge implicitement transformatrice là où le mentoring de cooptation se veut un dispositif adaptatif (proprement « neutralisant »).

A l’encontre de l’antagonisme facile entre socialisation solidaire (prétendument propre aux affinity groups) et socialisation instrumentale (prétendument propre au mentoring), il s’agit là de penser la commune inscription de ces deux dispositifs dans une perspective stratégique et proprement utilitaire de potentialisation du capital social des cadres-femmes. Cependant, il convient de ne pas oublier la vocation d’intégration par le travail consubstantielle à l’entreprise (Bruna, 2011). Ce qui invite à percevoir dans le mentoring et les affinity groups des vecteurs d’intégration professionnelle et sociale des cadres-femmes états-uniennes. Dans cette perspective, ils apparaissent comme les deux faces, distinctes et complémentaires, d’un même projet d’inclusion sociale par le travail.

En guise de conclusion

Après une présentation d’éléments de contexte ayant trait à la conception de la citoyenneté et au rôle des communautés dans le champ socio-politique américain, cet article s’est efforcé d’expliquer la permanence du plafond de verre dans les entreprises états-uniennes. Il a mis en exergue les résistances sociétales et organisationnelles (effets de structure) et les freins relationnels (effets de réseau) faisant obstacle à l’accès des femmes-cadres aux fonctions de direction. Dans cette étude, nous avons privilégié une approche néostructurale.

L’analyse s’est ensuite focalisée sur deux facteurs, de matrice relationnelle, freinant la progression hiérarchique des cadres-femmes dans les organisations américaines : l’insuffisance de leur réseau professionnel (extension trop faible, rareté de contacts puissants et influant, déficit de multiplexité des liens) et l’inadéquation de leurs stratégies de socialisation à l’échelle intra-organisationnelle. Or, un détour par la sociologie néo-structurale (Ibarra, 1995; Burt, 1998; Kay et al., 2009 a, b) a permis de mettre en évidence l’effet modérateur du genre sur la profitabilité des stratégies professionnelles des cadres. Si l’on suit Burt (1998), les stratégies relationnelles optimales en vue d’accélérer la progression hiérarchique des cadres s’avéreraient différenciées selon le genre. Ainsi, pour les cadres-hommes, le modèle de l’entrepreneur relationnel, marqué par la logique de l’intermédiarité et la recherche de centralité au sein du réseau organisationnel, primerait, tandis qu’une stratégie d’emprunt de capital social (au travers d’une relation de mentoring) s’avérerait « gagnante » pour les cadres-femmes (Burt, 1998).

La mise en exergue de l’étroitesse du réseau professionnel des femmes-cadres, de leur exclusion relative des sphères de la socialisation organisationnelle et de l’inadéquation tendancielle de leurs stratégies relationnelles a permis de mieux cerner le rôle joué par les effets de réseaux dans la perpétuation du plafond de verre dans les entreprises états-uniennes. D’où la focalisation de l’analyse sur deux dispositifs spécialement développés au sein des organisations états-uniennes pour favoriser la socialisation et l’avancement professionnels des cadres-femmes : le mentoring de cooptation et affinity groups. Ancrés dans un même substrat relationnel, ces dispositifs intrinsèquement complémentaires ne reposent pas moins à deux logiques distinctes (assimilative vs affinitaire) de socialisation organisationnelle.

Or, si l’établissement d’affinity groups au sein des entreprises états-uniennes se fait en toute transparence jusqu’à se constituer en norme et vecteur d’un management soucieux de la diversité, c’est que cette pratique y est culturellement légitime. Reflet d’un contexte historique et social particulier, l’émergence des Employee Resource Groups s’avère congruente avec la philosophie états-unienne du « patriotisme communautariste » en ce qu’il s’inscrit à la confluence d’un individualisme stratégique, d’un individualisme collectif et d’un universalisme politique.

Satisfaisant à une double logique sociale d’enracinement (sentiment d’appartenance catégorielle, sédimentation identitaire) et instrumentalité (accélération et facilitation de la progression hiérarchique), la dissémination des womenaffinity groups (Employee Resource Groups les plus diffus au sein des entreprises états-uniennes), s’est ainsi avérée facilitée par leur congruence philosophique avec les principes fondateurs du « patriotisme communautariste » :

  • l’individualisme stratégique (instrumentation individuelle des Employee Resource Groups comme vecteurs de développement de capital social);

  • l’individualisme collectif (socialisation catégorielle sur base affinitaire, solidification d’une identité groupale et mise en oeuvre de stratégies –organisationnelles de lobbying);

  • l’« enracinement patriotique » (reconnaissance des communautés dans la célébration d’une appartenance nationale forte. Dans le cadre de l’entreprise, cela revient, mutatis mutandis, à proclamer la primauté de l’intérêt de l’organisation tout en reconnaissant la licéité et l’utilité des organes de socialisation catégorielle).

Ainsi, la promotion et la légitimation des Women Employee Resource Groups visent à accroître la cohésion organisationnelle au travers d’une amélioration des courroies internes de communication et des mécanismes de prévention des discriminations. En outre, de tels dispositifs cherchent à stimuler la performance des équipes via une meilleure identification des compétences des collaboratrices et un management plus soucieux de la diversité des talents (Bruna, 2011).

Dans une société faisant de la vitalité des corps intermédiaires l’un des leviers de consolidation de la démocratie, l’individualisme collectif n’est ni empiètement sur les plates-bandes de l’individuel ni désagrégation du corps social mais bien vecteur de résolution de la dialectique entre les sphères du micro et du macro-social. A la manière des Caucus parlementaires, les affinity groups ne concurrencent pas la légitimité de l’Institution (ici l’entreprise) mais restituent aux acteurs organisés un champ d’action à l’échelle méso-sociale.

Là où les affinity groups féminins sont implantés de manière quasi-systématique dans les grandes entreprises états-uniennes, le développement de dispositifs analogues est encore discret, voire embryonnaire, au sein des principaux groupes français[22].

Si l’émergence en France des premiers réseaux féminins d’entreprise a été le fait de filiales de multinationales de culture anglo-saxonne – à l’instar de General Electric, de Microsoft ou d’Accenture (de Montal, 2010) –, le mouvement est confiné aux secteurs caractérisés par une relative féminisation de l’encadrement, tels la banque, l’audit et le conseil (Boni-Le Goff, 2010, p.83). Moins diffus dans l’Hexagone, les affinity groups féminins apparaissent bénéficier d’un adoubement organisationnel et d’un soutien hiérarchique moins fermes, visibles et constants. Dotés d’une moindre officialité, souvent privés de locaux et de personnels dédiés au sein de l’entreprise (contrairement au cas états-unien), les affinity groups féminins s’avèrent encore largement informels et peu institutionnalisés.

La mobilisation discrète des femmes-cadres françaises semble privilégier la fréquentation de réseaux féminins se déployant à l’échelle inter-organisationnelle (de Beaufort, Morali, 2012; Boni-Le Goff, 2010) à la structuration d’organes affinitaires au sein des entreprises. Cela traduit un moindre investissement des enjeux de la socialisation affinitaire de la part de la hiérarchie et les résistances croisées d’une partie de l’encadrement, des sphères syndicales et des collègues.

A l’échelle intra-organisationnelle, « les difficultés rencontrées pour faire exister un agenda concernant l’égalité professionnelle, tout en restant intégrées dans un collectif de travail souvent largement masculin, sont plus complexes à surmonter. La communication autour de ces réseaux provoque chez les collègues masculins des réactions d’exaspération » (Boni-Le Goff, 2010, p.91). La crainte de la stigmatisation et de la mise au ban au sein d’équipes majoritairement masculines induit les cadres-femmes à adopter, dans les entreprises françaises, une stratégie de discrétion (notamment les plus jeunes) marquée par le rejet du féminisme (Boni-Le Goff, 2010, p.87).

L’appropriation de la rhétorique de la diversité dans le discours des cadres-femmes françaises impliquées dans des affinity groups (Boni-Le Goff, 2010, p.88) s’avère congruente à un mouvement global de disparition symbolique de la thématique de l’égalité professionnelle et de la lutte contre les discriminations au sein des rapports R.S.E. des grandes entreprises françaises de la fin des années 2000 (Bruna et al., 2013). Ainsi, l’occultation des thèmes de l’égalité traduit un positionnement rhétorique mettant l’accent sur le volontarisme éthique des organisations plutôt que sur la dimension coercitive du droit. De plus, à l’heure où la promotion de la diversité se configure comme un levier de légitimation de l’entreprise, l’appropriation du registre de la diversité comme source de performance marque un glissement du registre légal de l’égalité de droit et de traitement à la logique économique de la performance (Bruna, 2011).

A l’encontre du modèle états-unien fondé sur la co-administration des womenaffinity groups par des bureaux élus et des représentants du Comex, les rares réseaux féminins intra-organisationnels se subdivisent en deux catégories : les « réseaux réels » (fondés et animés pas des collaboratrices volontaires, toujours de haut rang, dotées d’une certaine ancienneté au sein de l’organisation) et « les réseaux administrés » (initiés directement par la direction). Aux Etats-Unis l’adoubement organisationnel s’inscrit dans un processus d’officialisation et d’institutionnalisation des womenaffinity groups qui contribue à leur légitimation et accroît leur appropriation par les collaboratrices. Dans l’Hexagone, les cadres-femmes semblent rétives à investir ces programmes jugés « « particulièrement niais », « infantilisants », surtout ceux émanant d’entreprises américaines [et contribuant à …] ladisqualification des initiatives collectives féminines » (Boni-Le Goff, 2010, p.91-92). Les réactions critiques de collègues et supérieurs hommes à l’égard de ces organes officiels de networking au féminin[23] dés-incitent les cadres-femmes à fréquenter ces organes de socialisation affinitaire. De plus, dans une culture imbibée d’universalisme égalitariste, la création d’affinity groups intra-organisationnels semble freinée par une sorte de défiance culturelle à l’égard de dispositifs prétendument fondés sur un « enferment affinitaire -par le genre- » des cadres-femmes. En miroir se développent en France des réseaux féminins extérieurs à l’entreprise, oeuvrant à l’échelle locale, régionale ou nationale en faveur de la féminisation de l’encadrement et du top-management (de Beaufort, Morali, 2012). Cela amène à questionner les conditions d’appropriation dans les entreprises françaises d’affinity groups inter-organisationnels qui sont le produit de la culture et de l’histoire politique et sociale des Etats-Unis.

A l’heure où le développement de réseaux féminins au sein des entreprises françaises demeure un processus encore embryonnaire, il semblerait que leur dissémination soit sujette à un processus social d’appropriation collective. Ainsi, la translation dans l’Hexagone de ces dispositifs typiquement états-uniens de socialisation professionnelle s’avère conditionnée à une forme de réappropriation créatrice, à l’aune de l’universalisme républicain à la française. Ce qui inaugure une piste stimulante de recherche pour les années à venir.