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Je m’apprête ici à relier deux formes distinctes de mises en scène cinématographiques de la mémoire d’un même sujet et présentées à une quarantaine d’années d’intervalle, d’abord avec quelque littéralité dans Chronique d’un été (Edgar Morin et Jean Rouch, 1961), puis selon des procédés plus nettement fictionnels dans La petite prairie aux bouleaux (Marceline Loridan-Ivens, 2003). Le sujet, lui, vient d’un temps fort éloigné de ces deux convocations filmiques. Il s’agit d’une petite fille juive de 1,50 m, née Marceline Rozenberg à Épinal dans les Vosges. Elle fut déportée à quinze ans de Drancy à Auschwitz II-Birkenau par le convoi no 71 du 13 avril 1944[1]. L’enfant n’est pas figurée à l’écran. Elle est portée par d’autres corps de cinéma, par celui de la jeune femme de trente-deux ans qu’elle est devenue dans Paris (« Marceline »), puis par celui de l’actrice qui la représente lors de son premier retour en Pologne, à soixante-quinze ans, sur le site même du camp qui l’oppressa (Anouk Aimée).

Entre Chronique d’un été et La petite prairie aux bouleaux, entre un opus fracassant du « cinéma-vérité » et une discrète « fiction autobiographique », il y a une distance temporelle, des écarts historiographiques et stylistiques, et des cadres, des contextes, à sertir. Les raccorde d’évidence le trajet biographique d’un sujet. Le personnage de « Marceline » est placé en 1961 dans une position cinématographique de dépendance vis-à-vis de réalisateurs qui la figurent entre eux deux, soit à mes yeux en tiers entre-deux, et s’autorisent à formuler à sa place quelle est la part la « plus authentique d’elle-même ». En 2003, Marceline Loridan-Ivens parvient désormais à décider en réalisatrice de la représentation la plus adéquate de soi (pour soi) et opte alors pour un déplacement de son histoire dans les postures d’une actrice autre, soit dans la construction de ce que je propose d’appeler un tiers de transfert. Ainsi, je me suis mise en quête d’accompagner la marche de ce sujet – de celle qui fut « une petite fille de quinze ans » – d’une histoire à l’autre, d’un film vers l’autre, d’une position de tiers à l’autre, en privilégiant l’étude des formes contrastées, mais parentes choisies pour mettre en scène sa mémoire; en observant et en écoutant les figures (figural et figuré) qui font tiers – et que j’identifie elles-mêmes à des objets tiers, des tiers formels, matériels – entre soi et l’hypostase de soi, entre le sujet et les stases qui le composent, entre le souvenir du passé et le présent continué de « nouveaux régimes d’historicité[2]». Car en rapprochant librement deux films différents, je porte de manière privilégiée mon attention sur l’oxymoron qui fonde chacun des deux projets (« cinéma-vérité », « fiction autobiographique ») de façon à repérer ce qui pourrait relever de sens incompatibles, soit former contradiction et se déposer ainsi par contraste à l’image et au son. Il en ressortira un travail de nouage entre création artistique et restauration narcissique, nouage qui me paraît central dans l’analyse des figures de témoins. Parce qu’au-delà du cas singulier de Marceline Rozenberg, épouse Loridan, épouse Ivens, survivante historique d’Auschwitz II-Birkenau, douée d’une singulière force de résistance et dotée de la sensibilité et de l’appareillage critique nécessaires à la mise en scène délibérée, soit à la mise à distance, de son « être survivant », le rapport théorique, pratique et problématique de l’acte de mémoire aux souvenirs référents invite, c’est ma proposition, à installer au coeur de l’étude formelle la question de savoir « quelle est la part la plus authentique de l’autre » dans ce qui fait témoignage au cinéma[3].

Il était deux fois une petite fille de quinze ans : mises en forme d’un trauma ou le film comme tiers

Le sujet – cette petite fille de quinze ans née Marceline Rozenberg le 19 mars 1928 – fait son entrée au cinéma sous le seul prénom de « Marceline » l’année même où le cinéma direct, d’un côté, et la capture d’Adolf Eichmann en Argentine ainsi que l’organisation de son procès filmé à Jérusalem, de l’autre côté, reconfigurent les rapports entre image, déposition de la parole et histoire[4]. La petite fille apparaît à l’écran sous les traits de la jeune Parisienne moderne qu’elle est devenue : une « Marceline » dotée d’une singulière tignasse courte et présentée en ouverture de Chronique d’un été littéralement assise entre deux cinéastes.

Fig. 1

Photogramme tiré de Chronique d’un été d’Edgar Morin et Jean Rouch, 1961.

© Argos Films

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Ces cinéastes l’associent d’une façon « très intime à leur entreprise », ce qui explique que « le film commence par elle », entend-on – deux précisions qui semblent indiquer la potentialité de Marceline à se distinguer, se démarquer, dans le déroulement d’un projet fondé sur la levée des « masques » des participants[5], et ce, selon des présupposés qui croisent hors champ des lectures prégnantes : par exemple la Critique de la vie quotidienne de Henri Lefebvre et les techniques du psychodrame du Viennois Jacob Levy Moreno[6].

La question que je me pose, à partir de cette triangulation visuelle installée dans la durée au départ, à partir de cette Marceline placée en tiers entre Rouch et Morin, est : que fait le personnage de Marceline, ou que fait le film, de cette position d’entre-deux inaugurale pour aller vers cette participation « intime » qui nous a été annoncée, et comme promise, en ouverture ? Une promesse réalisée au point d’acmé du film, dans une séquence d’anamnèse où Marceline s’adresse à son père mort en déportation; un morceau d’anthologie de cinéma que les cinéphiles ont en partage.

Cette question, je la pose tout en sachant que Chronique d’un été organise la perte à l’écran de la place de tiers actant donnée, dans les premières minutes du film, au témoin historique de la déportation. Dans la séquence réflexive de clôture sise au Musée de l’Homme – parfaite symétrie de la scène d’ouverture « triangulaire » –, Marceline est en effet devenue un référent dont Rouch et Morin discutent dorénavant en son absence.

Fig. 2 et 3

Photogrammes tirés de Chronique d’un été.

© Argos Films

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Qui plus est, les deux cinéastes se placent dans la seule position de « témoin » repérable à leurs yeux : celle qui permet d’attester l’authenticité du récit provoqué par leur expérience de cinéma. Ils vont ainsi jusqu’à décider pour leur interprète, et à sa place donc, quelle est la « partie la plus authentique d’elle-même », selon les mots de Morin. Un tel finale, qui annule la possibilité pour Marceline de se déterminer en sujet – soit à subjectiver sa participation au film –, me paraît former trois symptômes : celui de l’effacement des traces analysé par Michelle Perrot dans Les Femmes ou les silences de l’Histoire[7]; celui du voile jeté sur celle qui, après s’être exposée, encourra à l’écran comme dans la presse le reproche de s’être « exhibée » dans un contexte social coercitif pour les survivants de l’Holocauste[8]; et enfin, celui, qui m’occupe plus particulièrement dans cette étude, d’une participante refoulée pour avoir retourné à son avantage les règles du jeu du cinéma-vérité.

Ce sujet, tombé dans les coupes de Chronique d’un été et conservé dans les archives[9], revient en 2003. Il fait en effet retour dans La petite prairie aux bouleaux sur le site même du camp d’extermination dont il réchappa. La « petite fille de quinze ans » ressurgit alors par dédoublement : derrière la caméra puisque la «Marceline » de cinéma est devenue cinéaste, et à l’image par l’intermédiaire d’une actrice choisie. Derrière la caméra, elle se tient vieillie naturellement par les années, car Marceline a 75 ans lorsqu’elle réalise ce film de fiction en son seul nom : pour la première fois après quarante années de partage militant et documentaire avec le cinéaste Joris Ivens, elle se trouve donc sans tiers aux commandes pour s’assumer réalisatrice. Le sujet peut, fort de cette position inédite de maîtrise d’oeuvre, décider cette fois, y compris jusqu’au montage, de la représentation la plus appropriée de soi par soi, et fait ainsi dire à son interprète : « je n’en ai pas fini avec ce camp; vous allez être condamné à le voir à travers mon regard ». La caméra avance lentement en travelling sur le dos d’Anouk Aimée pour mieux voir son visage se retourner, pour mieux repérer le site d’énonciation de cette parole adressée – une avancée vers un retour qui s’apparente à mes yeux à la récupération par Marceline de la subjectivation que le finale de 1961 lui avait ôtée.

Fig. 4 et 5

Photogrammes tirés de La petite prairie aux bouleaux de Marceline Loridan-Ivens, 2003.

© Mascaret Films

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Ensuite à l’image. La « petite fille de quinze ans » est une actrice portant le rouge flamboyant d’une chevelure qui fait signature, Marceline Loridan-Ivens ayant souligné ailleurs le lien qui existait pour elle, enfant, entre trois traits qui la rendaient différente de ses camarades : être née « rouquine, gauchère, juive[10]»; elle incarne le personnage d’une survivante française d’origine polonaise nommée « Myriam » qui, à la suite d’un banquet annuel de l’amicale des anciens d’Auschwitz, accepte de retourner pour la première fois en Pologne et sur le site même de sa déportation. Anouk Aimée arpente à la place de Marceline Loridan-Ivens les herbes hautes qui bordent son block et recouvrent, égarent, les fosses des crématoires. Elle investit l’intérieur du périmètre de barbelés, recherche l’emplacement exact où loger ses souvenirs, se déplace dans un camp hissé au rang des lieux de mémoire, et se heurte à une muséographie trop lisse, trop propre, et dont la trop grande clarté obscurcit par contraste ses ressouvenances. Dans la séquence du « sauna », Myriam ne reconnaît pas le lieu par lequel elle est forcément passée jadis pour être déshabillée, examinée, rasée, humiliée, car les murs sont percés de fenêtres et de vitres enjoliveuses qui n’existaient pas : elle est désorientée, bouleversée, inquiète, tourne tel un panneau giratoire sur son axe. Et déjà, plus tôt, elle fonçait à grands pas vers une pancarte, biffait avec colère le mot « muzeum » et le remplaçait par un « camp » en lettres capitales. « Que mon passé soit le guide de ma visite au présent », pourrait être la devise du personnage.

Fig. 6 et 7

Photogrammes tirés de La petite prairie aux bouleaux.

© Mascaret Films

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Le contexte critique et historiographique, radicalement changé par rapport à Chronique d’un été et aux préoccupations ethnologiques et sociologiques de Rouch et Morin, affleure dans les propos de Myriam comme une reprise en main (et en bouche) par Marceline Loridan-Ivens des lectures qui font pour elle référence. En particulier, deux textes parus alors que la préparation du film s’engageait – l’ouvrage d’Annette Wieviorka sur les étapes historiques de l’avènement de L’ère du témoin et l’article d’Imré Kertész portant sur le plan philosophique son questionnement d’ancien déporté : « À qui appartient Auschwitz[11] ?» – paraissent comme commentés à voix haute par Myriam. Par exemple, on les reconnaît dans cet aveu déroulé dans la nuit : « Les anciens déportés ne reviennent pas pour témoigner. Ils sont malades, de souffrance comme moi. Ils ont peur de revenir ici, comme moi. Ils pensent qu’à une chose : foutre le camp d’ici, comme moi »; et dans cette formule cinglante lancée sous le soleil à un jeune photographe qui la prend sur le fait, alors qu’elle vient de faire pipi dans l’herbe à proximité de son ancien baraquement : « Je suis ici chez moi ! Je fais ce que je veux ! »

La question que je me pose avec ce film-ci, en reliant contextes de réalisation et figuration, est : que se passe-t-il pour la spectatrice que je suis lorsque je vois Anouk Aimée incarner ce personnage qui porte le masque roux d’une authentique rescapée des crématoires ?

Fig. 8

Photogramme tiré de La petite prairie aux bouleaux.

© Mascaret Films

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Ou encore : que se produit-il au cinéma en 2003, dès lors que Marceline Loridan-Ivens convoque ensemble l’adolescente qu’elle était en 1944 à Birkenau et la jeune femme qu’elle composa – ce tiers qu’elle joua entre elle et le film – en 1960 dans le Paris de Rouch et Morin ? Un procédé fictionnel qui me convoque de fait, à mon tour, en tant que spectatrice et analyste, comme tiers – un procédé fictionnel dont la marque pourtant la plus manifeste est le transfert des stases de soi sur une actrice médiatrice (ce que j’appelle le tiers de transfert), et qui repose donc sur l’aptitude d’une interprète à faire tiers entre une créatrice et ses souvenirs; les souvenirs d’une réalisatrice qui fut une fois dans sa vie une « petite fille de quinze ans ».

Je m’interroge, mais je sais – je sais que des récits se sont formés et intercalés entre la grisaille citadine, le bruit des autos de Chronique d’un été et le vert triomphant, les vocalises soutenues des oiseaux de La petite prairie aux bouleaux. Il existe un corpus dans la filiation duquel le film de 2003 peut s’inscrire, des personnages absents de l’écran qui se rappellent à mon bon souvenir selon un procédé que Marceline Loridan associait elle-même en 1962 à des « réminiscences cinématographiques[12] » : ici, par association immédiate, Voyages d’Emmanuel Finkiel (1999) pour le cinéma, et Le chasseur de traces d’Imré Kertész ([1977] 2003) pour la littérature. Fiction ou documentaire, circule bien – avec la figure d’Anouk Aimée – une matière (des images, des sons) qui a la puissance figurale d’un nouvel objet tiers, d’un tiers formel et matériel.

Chronique d’un été : de la position de tiers entre-deux à l’adresse aux tiers imaginaires

La séquence d’anamnèse de Marceline sur sa déportation fait événement à la 54e minute de ce film d’une heure trente. Un événement qui se situe sur le plan historique – Michael Rothberg l’a explicité dans sa très documentée étude de Chronique d’un été comme lieu « d’émergence du survivant de l’Holocauste » à « l’âge de la décolonisation[13] » – et sur le plan filmique, comme je l’identifie de mon côté, par la dramaturgie dont procède la séquence, le drame qu’elle décrit et ses effets sur le montage des scènes qui suivent.

Filmer le visible d’un tiers entre-deux

La dramaturgie tient ici d’une mise en scène déictique du matricule qui fait de la principale protagoniste une survivante d’Auschwitz selon un montage progressif. En trois paliers, le film se rapproche du drame qui a déterminé cette inscription indélébile sur le corps d’une jeune femme, tout en maintenant sa position d’extériorité au sujet. Au premier palier, dans la scène d’ouverture que j’ai appelée « triangulaire », le bras tatoué est dans le cadre. Je le vois sans le savoir : le regard n’accède ni aux chiffres ni au déchiffrage.

Fig. 9

Photogramme tiré de Chronique d’un été.

© Argos Films

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Au deuxième palier, alors que Marceline parle de sa difficulté à aimer en présence de son amant Jean-Pierre Sergent, la caméra quitte son visage, laisse sa parole flotter hors champ et panote vers l’avant-bras. Le matricule est alors découvert, désigné en gros plan, la ligne numérotée formant un sous-titre incrusté dans l’image, et je ne peux guère échapper au sens psychologisant que m’impose ce plan : l’indexation d’un chagrin sentimental à une origine biographique, l’arrivée à Auschwitz, en libre ou sauvage interprétation des propos de Marceline.

Fig. 10

Photogramme tiré de Chronique d’un été.

© Argos Films

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Au troisième palier, le matricule est cette fois-ci parlé par le groupe réuni sur une terrasse du Trocadéro et par celle qui le porte : Marceline, dans le fil d’une discussion aiguillée par Rouch et au départ relative à l’indépendance du Congo et aux rapports « Blanc-Noir », explique que ce numéro adossé à une étoile amputée a été fait dans un « camp de concentration » où elle a été déportée « parce [qu’elle est] juive ».

Fig. 11

Photogramme tiré de Chronique d’un été.

© Argos Films

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Cette dramaturgie en paliers a été bâtie au montage en contradiction avec la chronologie et le processus du tournage. En effet, Edgar Morin engageait le premier entretien avec Marceline, soit le premier essai filmé le 16 mai 1960[14], en relevant précisément l’existence du matricule qui, selon ses propres mots, « ne peut pas ne pas se voir » et se porterait peut-être même, par glissements interprétatifs, pour être vu – un entretien où le sociologue paraissait relier le choix de Marceline de conserver son tatouage de déportée avec l’incrustation douloureuse de son passé dans le présent[15]. Pareille composition dramatique s’apparente au filmage du visible pour tous – l’enveloppe externe qu’est la peau – de la déportation. Et lorsque Marceline parle le matricule pour la tablée du Trocadéro, elle commence par se placer sur ce même registre d’extériorité : elle est souriante, posée, didactique (« tu sais ce que c’est, un camp de concentration? ») et apprêtée plus qu’elle ne l’a été jusqu’alors de féminines dentelles et de broderies, sa main aux ongles vernis rehaussée d’une rose fraîche et pâle. Que vient faire d’ailleurs cette rose dans les reliefs désorganisés d’une fin de déjeuner ? Sa présence est mystère, mais elle opère à mes yeux la bascule décisive de la dramaturgie vers le drame. Car le mouvement de l’image s’arrête de manière inattendue et sur un geste doux, venu d’un lointain intérieur : alors que Marceline – née Rozenberg ou « montagne aux roses » en polonais[16] – caresse lentement une fleur qui pourrait donc bien être la seule rescapée d’un monticule de cendres, l’image soudain se fige.

Fig. 12

Photogramme tiré de Chronique d’un été.

© Argos Films

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Le mouvement de l’image est suspendu quand celui du son poursuit sa course, l’ambiance sonore de la séquence suivante augmentant de volume progressivement. Avec cet arrêt sur image, une fixité inédite s’introduit. Elle est prise d’appui, stabilité nécessaire à l’impulsion de la marche : d’une marche qui va rythmer le dire des souvenirs de la jeune femme, selon un mécanisme que la philosophe et promeneuse Rebecca Solnit a bien identifié dans un autre contexte[17]; d’une marche qui va lui permettre de rejoindre par la création, soit par la mise en forme de son intériorité, ce drame qui a la capacité pour elle de faire fixation; de rejoindre cet univers sonore qui fait un point d’appel vers la séquence structurée juste après par l’écoute d’une anamnèse.

Mettre en scène une intériorité en créant des tiers relais

Le drame, au point d’acmé de Chronique d’un été, ressort de la mise en scène théâtrale de l’invisible souffrance, soit d’un changement net de registre par rapport aux formes précédentes d’apparition ou de désignation de Marceline. Cette fois-ci l’action est circonscrite en un temps unique – puisque contrairement au matricule, il n’y aura pas de reprise au montage de ce qui aura été dévoilé au tournage en un seul geste le 15 août 1960; l’intrigue est guidée par le même acte moteur – marcher pour évoquer un trauma; et elle est délimitée par une scène unitaire, soit deux lieux parisiens qui sont tous deux des monuments d’histoire associés à des périodes et des gestes de démantèlement ou d’effacement[18]. L’anamnèse a en effet pour levier un décor littéral par lequel Marceline passa au cours de sa déportation et pour prolongement un décor qui fait métaphore. Ainsi, à la Concorde, Marceline trouve la Place « aussi déserte » qu’il y a 16 ans alors qu’à l’arrière-plan défilent automobiles, autobus et piétons. Son avancée sur la chaussée – comme détourée du flux de circulation – donne l’impression que la puissance du mécanisme mémoriel parvient à désertifier cette place bien animée pour se rapprocher de l’image mentale gravée le jour du transfert vers l’Est. Ainsi, c’est la géométrie métallique et béante d’un pavillon des Halles qui image la gare (celle du départ et celle du retour) et le mouvement du travelling arrière qui renvoie aux rails avançant vers la rampe d’Auschwitz. La voix postsynchronisée, dans la proximité des faits évoqués, tremble d’un grain nouveau. Elle fait va-et-vient. Va-et-vient entre les auteurs du dialogue que joue Marceline tour à tour : elle en petite fille de quinze ans, son père avec qui elle « était presque heureuse d’être déportée [...] tellement elle l’aimait », ce « sale SS » qui la frappa devant l’être cher, le petit frère Michel qui manqua ne pas la reconnaître. Va-et-vient entre les temporalités des trois événements condensés : partir pour « Pitchipoï », être dans le camp de concentration et s’évanouir, revenir de déportation avec un « coeur de pierre ». Autour du corps – ligne flottante d’un imperméable mou et précision des pas juchés sur talons hauts –, la structure est limpide et solide. Cadre, relation bande son / bande image, déplacement du personnage, contrastes, décors, tout maintient Marceline à la verticale; toute la structure du film la fait tenir de l’extérieur. Comme par un fil ? Un fil de Nagra (enregistreur sonore portable) caché, qui pourrait bien être pour elle également le fil d’un cadreur-marionnettiste. Enfin, la séquence s’achève quand l’image finit par ombrer le personnage, par le repousser loin et tout petit, dans l’arrière-plan d’un contre-jour, comme pour mieux dégager au premier plan le point à écouter, le soupir répété : « Ah ! Papa... »

Fig. 13 et 14

Photogrammes tirés de Chronique d’un été.

© Argos Films

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Disparaître entre eux deux pour mieux être à soi

Le passage du filmage du visible pour tous – après suspension du mouvement – à la mise en scène démonstrative de l’intériorité d’une seule, forge au coeur de l’oeuvre de Rouch et Morin une poche de sens dont Marceline est cette fois bien la singulière auteure. En élisant des tiers interlocuteurs imaginés (du point de vue du film), en s’adressant en particulier à son père, à un tiers définitivement absenté par la mort et à ce titre devenu imaginaire, elle tourne le dos aux modes d’adresse et aux postures que le film avait instaurés pour elle en tant que tiers entre-deux. Elle excède ainsi, retourne et renverse à la fois, les recommandations des réalisateurs qui l’avaient pressée au départ de faire tomber les « masques », d’être moins « Marie-Chantal », d’avouer son désir d’être « comédienne[19] » !

La dernière partie du film de Rouch et Morin paraît définitivement entamée par cette poussée créatrice d’une des participantes. L’image de la jeune femme s’estompe, comme si d’un excès de présence ne pouvait s’ensuivre qu’une absence, comme si s’être détachée du groupe d’un mouvement particulier, s’être adressée à un père disparu en cendres à Auschwitz, avoir évoqué la solitude de ce qui fait trauma, en s’isolant du collectif de cinéma, des amis vivants avec qui partager le présent, l’assignait au hors-cadre. Chronique d’un été filme donc, par choix dramaturgique au montage et mise en scène disruptive de la remémoration d’un drame personnel, l’apparition éphémère d’un sujet libre, d’un être libéré d’une position d’être entre (eux) deux (cinéastes). Un sujet parvenant autant à inscrire un témoignage par un geste créatif qu’à introduire un espace de création par le biais du témoignage, et ce, en pliant à son avantage le cadre délimité par autrui et en faisant jouer les possibles d’un nouveau contexte artistique, historique et critique : les Nouveaux Cinémas, l’Avènement du témoin, les Women’s Studies. En quittant sa position inaugurale de tiers entre Rouch et Morin, « Marceline » dépasse de facto le rôle « technique » qui la chargeait par contrat de servir d’intermédiaire entre les deux réalisateurs et les autres personnes impliquées dans l’expérience[20]. Et si elle disparaît en fondu à l’image, c’est après être définitivement entrée dans la mise en scène du film et dans l’histoire du cinéma – ce qui n’est peut-être pas sans lien avec le fait que c’est à elle qu’est donné le dernier mot. En générique de fin, on distingue bien en effet sa voix demander avec allégresse : « êtes-vous heureux ? Monsieur, est-ce que vous êtes heureux ? »

La petite prairie aux bouleaux : expérience de déplacements dans des tiers de fiction

Quarante-deux années plus tard, La petite prairie aux bouleaux s’ouvre par un raccord sonore rigoureux avec cette même voix sans visage entendue en épilogue de Chronique d’un été. Avant le début du film, je reconnais, même si elle ne se montre pas, Marceline Loridan-Ivens faire la lecture d’un carton qui s’affiche sur fond noir : « Cette histoire appartient à l’Histoire. Le temps viendra où l’on dira [...] “il était une fois la planète des cendres”. Moi, je dis aujourd’hui, “il était une fois une petite fille de quinze ans...” » La « Marceline », à qui il fut reproché de mettre en scène l’indécence en 1960-1961, me paraît ainsi rétrospectivement avoir déposé dans le film de Rouch et Morin une source de frottements, de frictions; une matière incandescente en attente d’allumage – une étincelle de cinéma qui couva dans l’âtre du film des autres entre 1967 et 2001, lorsqu’elle était coréalisatrice auprès de Joris Ivens puis interprète de « fiction[21] ». Qui couva pour s’attiser dans l’écriture d’un premier scénario dédié à une Histoire de feu en 1992 jusqu’à s’embraser tout à fait en 2003 dans la rousse chevelure d’Anouk Aimée. Le feu du crématoire est alors depuis bien longtemps éteint, et seules attestent des traces du feu, du rougeoiement des braises du passé – j’associe librement – ces ondulations de mèches couleur flamme que porte en perruque le personnage principal de La petite prairie aux bouleaux. Le crématoire devient en effet, à l’intérieur des vestiges du camp d’Auschwitz II-Birkenau où le récit se dilate après avoir débuté à Paris, le lieu restreint vers lequel le film progresse et se resserre. Myriam arpente avec application le site d’un souvenir qui pourrait être le périmètre de localisation des fours de jadis, leurs fosses ensevelies sous une végétation insolente. Plus aucune trace pour accrocher le regard ? La mémoire de la rescapée bute et se cabre, accompagne le mouvement d’un corps qui, après avoir si bien marché, se courbe, ondoie et s’affaisse.

Élire le corps d’un tiers pour arpenter l’invisible

Dans La petite prairie aux bouleaux, l’arpentage caractérise le rapport du personnage au lieu. Myriam le mesure en géomètre : un pas allongé égale un mètre parcouru. Elle fait l’expérience « d’une marche libre et d’une vision d’ensemble[22] » qui lui était impossible autrefois. Elle arpente un lieu rendu à la nature; elle fait de ses jambes les deux branches d’un compas. Quelque chose se précise de l’histoire par la fiction – voire se précipite tel un procédé chimique – alors que le personnage éprouve la perte accrue de repères au cours de trois explorations. Dans une première exploration, le souvenir procède d’un tracé géomètre du souvenir. Myriam se situe dans l’espace, elle compte les pas pour déterminer parmi les bâtiments qui subsistent lequel fut le sien : « 6, 7, 8, 9... mon block ». L’identification semble assurée, la caméra très rapprochée de son visage.

Fig. 15

Photogramme tiré de La petite prairie aux bouleaux.

© Mascaret Films

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Lors de la deuxième exploration, mémoire de soi et mémoire de l’autre se contredisent. Dans un décor intérieur très artificiel et rouge-orangé de dancing, le camp est convoqué sous forme de plan griffonné sur une nappe en papier. Myriam et Ginette se souviennent du même geste de creuser, mais leurs souvenirs ne raccordent pas, si bien qu’elles pointent du doigt deux lieux différents, pour deux actions sans pareilles. Myriam : « on creusait près des cuisines ». Ginette : « non, on creusait près des crématoires » pour « brûler les cadavres » trop nombreux des Hongrois.

Fig. 16

Photogramme tiré de La petite prairie aux bouleaux.

© Mascaret Films

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Avec la troisième exploration, caméra et certitudes vacillent. Myriam est immergée au milieu d’une clairière, elle est une tache noire parmi le vert tendre des feuilles de bouleaux, elle se parle à haute voix, cherche avec sa main tendue en sourcier la détermination de l’invisible, les fosses ensevelies du crématoire V : « un, deux, trois.. le crématoire était là, c’était là, non, c’est pas là, c’est pas possible, il y a plus rien ici... on creusait ici... […] on était couvertes de cendres, même le ciel était noir... je sais plus ».

Fig. 17 et 18

Photogrammes tirés de La petite prairie aux bouleaux.

© Mascaret Films

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Le regard et le corps sont désorientés, la caméra elle-même hésite, tournoie, balaie le champ, haut-bas, gauche-droite; l’image est prise de vertige jusqu’à dissoudre le paysage dans une abstraction bleu-vert. Il y a panique du personnage et de l’image, à proximité immédiate du lieu du crime, car passé et présent pourraient bien être sur le point de coïncider. Mais le cadre peut flotter, le crématoire disparaître et la silhouette de Myriam s’affoler comme la boussole à l’épicentre d’un intense champ magnétique, le sujet, lui, tient désormais solidement de l’intérieur. Plus besoin à cette femme d’expérience des talons hauts et de la structure métallique des Halles qui soutenaient « Marceline » dans le Paris de Rouch et Morin : sa verticalité est à présent interne, ce qui atteste, selon la proposition de Jean-François Chiantaretto, de sa force de résistance à l’épreuve du lieu[23].

Comme pour mieux mesurer le chemin parcouru depuis l’été 1960, La petite prairie aux bouleaux effectue ainsi une reprise de traits associés au personnage de « Marceline » dans Chronique d’un été et les distille sur toute la durée du film. Le matricule, jadis découvert par un procédé de filmage, est cette fois-ci brandi par Myriam elle-même, qui retrousse sa manche, vindicative, pour repousser un malotru au dancing. Ce même matricule est revendiqué comme singularité nominale (« je suis le numéro 75750 ») puis crié comme revanche sur le camp et la mort lorsque, du haut du mirador des SS, l’ancienne déportée lance à pleins poumons : « je suis le numéro 75750, Ich bin fünf und siebzig tausend sieben hundert fünfzig ! Et je suis vivante ! Vivante ! » Autre exemple : les derniers souvenirs partagés avec le père, leur départ en déportation et leur unique rencontre au camp. Ils sous-tendaient la séquence magistrale ouverte place de la Concorde, et sont repris ici presque mot à mot dans un plan de condensation discret où Anouk Aimée, recroquevillée sur un châlit, paraît rejouer en nocturne la « Marceline » d’autrefois. Ou encore cette valise que Myriam porte à bout de bras de façon incongrue à certains moments de son arpentage du camp, et qui résonne avec la valise portée par Marceline sous les Halles Baltard en accessoire soudain très artificiel pour le cinéma-vérité. Cette valise continue d’un film à l’autre de valoir autant comme objet métonymique de la déportation que comme métaphore d’emboîtements (rangements/dérangements) mémoriels entre l’Algérie, puisque Marceline fut « porteuse de valise » en 1960, et Auschwitz[24].

Confronter, pour l’histoire, des tiers de fiction et revendiquer, pour soi-même, l’oubli

Au-delà de ces reprises manifestes (iconographie, dialogue), l’expérience de remémoration esseulée par la « Marceline » de 1960 joue sous une forme renouvelée dans La petite pairie aux bouleaux par confrontation nécessaire à la mémoire ou à l’histoire de tiers cette fois bien présents à l’écran. Le « je ne me souviens plus » était circonscrit à la difficulté pour « Marceline » de dater un événement dans Paris : être passée place de la Concorde il y a « 20 ans » ou « 15 ans ». Il devient le thème principal du film réalisé à Birkenau. Myriam cherche moins les absents que l’invisible, la sensation et les affects plus que les faits – et ce, seulement pour autant que les événements ont bien été avérés, depuis, par l’Histoire. Elle ne sert plus ses souvenirs contre son petit imperméable, mais laisse les pans de son large manteau s’ouvrir à tous les vents. Ses souvenirs sont pris dans des bourrasques et des tourbillons d’air. Myriam se trouve désorientée dans l’espace parce que ce dont elle se souvient est contredit par Ginette : « On creusait pour brûler les corps des Hongrois qui sortaient des chambres à gaz... il n’y avait plus de place dans les crématoires. » Myriam : « J’ai pas fait ça, moi. » Ginette : « Ben si ! » Et ses amis de lui répéter : « Comment as-tu pu oublier ?! » Myriam se sent chez elle dans le camp, mais elle ne retrouve plus tous ses repères. Sa mémoire est-elle problématique, car rongée par l’oubli, ou bien vivante, car mobile ? Ces contradictions, Myriam finit par les résoudre dans un cri. C’est le second après celui lancé, victorieux, du haut du mirador. Mais cette fois le cri est déchirure : « Et si je veux pas m’en souvenir, moi ?! » lance ainsi Myriam, dont la voix haute se brise en adieu au camp.

Le film débouche ainsi sur l’affirmation du droit positif de la survivante à oublier l’insoutenable, à faire refroidir ce qui brûle de trop : ne pas faire le deuil, « maintenir un nouveau point d’incandescence[25] », ne pas perdre une nouvelle fois son père. Le défaut de mémoire est in fine préféré aux repères historiques apportés par le jeune Oskar : « Mais elles ont rien inventé vos amies, c’est bien ici qu’elles sont les fosses, Myriam, c’est ici ! » Avec La petite prairie aux bouleaux, l’activité mémorielle poursuit donc sa marche indépendamment des butées de l’histoire : il est possible de continuer à se mettre en colère, comme Myriam, de faire oeuvre de création, comme Marceline Loridan-Ivens. Il est possible d’attester pour un sujet – et par les formes tierces de son choix, par le cinéma – qu’il est vivant; qu’il est vivant bien que survivant.

Dans La petite prairie aux bouleaux, la cinéaste a donc choisi une oblique, une actrice, pour transmettre la compétence de dire l’indicible, de chercher ce passé perdu à jamais. Marceline Loridan-Ivens, après s’être affranchie de la position de tiers entre-deux au fil du tournage et du montage du film de Rouch et Morin en 1960, construit pour son autobiographie de 2003 un véritable alter ego, soit un tiers de transfert; un personnage principal qui a lui-même besoin de tiers adjuvants pour fouiller sa mémoire dans/et le camp. Tiers de transfert et tiers adjuvants sont incarnés et montés dans le film au point de former un ensemble homogène de tiers de fiction, alors que dans Chronique d’un été, « Marceline » en tiers actant entre-deux demeurait irrémédiablement séparée des autres participants au film comme des tiers imaginaires auxquels elle s’adressait par monologue. À 75 ans, Myriam se souvient par allers-retours assumés entre hier et aujourd’hui et par échange dialogué avec d’autres acteurs : avec ses copines rescapées, Suzanne appelée au téléphone et Ginette convoquée par flash-back; et avec des étrangers à l’altérité de plus en plus radicale : du mémorialiste juif Gutek qui l’aide, par ses registres, à retrouver l’appartement familial, au jeune photographe Oskar qui l’accompagne et lui révèle avec honte être le petit-fils d’un SS. Il n’y a mémoire pour Myriam que pour autant qu’il y a des tiers, vivants et survivants, auprès de qui la disputer, alors qu’il n’y avait mémoire pour « Marceline » que pour autant qu’il y avait un tiers, le père supplicié à Auschwitz, au nom de qui la convoquer. Il n’y aura désormais plus mémoire pour Marceline Loridan-Ivens que pour autant qu’elle pourra créer une forme tierce où rejoindre la petite fille qu’elle fut à 15 ans. Et c’est en suivant ce fil historiographique, biographique et filmique que l’on gagnerait à mieux prendre la mesure de la contribution de la cinéaste à la commémoration audiovisuelle du soixantième anniversaire de l’entrée des Alliés au camp de concentration Auschwitz II-Birkenau. En 2005, Marceline née Rozenberg a en effet livré un témoignage de plus de trois heures dans la série « Entre l’écoute et la parole ». Elle y implique sa personnalité, signe de sa chevelure et de sa voix son récit, et forge ce faisant, un geste créatif à l’intérieur de l’oeuvre de Esther Shalev-Gerz, l’artiste qui, en installant Marceline devant sa caméra comme un des derniers témoins historiques d’Auschwitz, lui offrit un statut que, d’un point de vue cinématographique, ni Chronique ni La petite prairie ne lui avait ménagé – si bien que ce qui aurait pu n’être qu’un entretien filmé pour le Mémorial de la Shoah devient le lieu d’une mémoire active qui connecte directement le sujet déporté à 15 ans et le témoin racontant, reléguant les deux films de 1961 et 2003 et des tiers, de purs, mais nécessaires intermédiaires, dans l’histoire de cette inédite jonction mémorielle et formelle.