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[…] notre rapport au langage est toujours un rapport à la mort[1].

Apparu au cours des années 1970, le néologisme « devoir de mémoire[2] » devient une formule consacrée, au début des années 1990, pour faire référence majoritairement au génocide des juifs. Le syntagme mobilise alors la notion de tiers de multiples façons. Il est institué comme formule par des tiers normatifs du fait de leur autorité morale (les médias, l’École, Primo Lévi). « Devoir de mémoire » est, d’autre part, depuis Ricoeur, associé à la dette due aux morts en tant que « tiers disparus », non seulement par les témoins, mais également par l’ensemble des vivants. Enfin, « habitée » par des références historiques et morales, la formule porte en elle une désignation suffisamment partagée et valorisée dans ce que nous nommons la mémoire interdiscursive pour devenir un énoncé performatif faisant fonction de tiers entre locuteurs et récepteurs.

Construction d’une mémoire discursive du devoir de mémoire

Nous partirons de cette proposition du linguiste Alain Lecomte qui définit la mémoire « non comme une faculté psychologique d’un sujet parlant, mais ce qui se trouve toujours et demeure en dehors des sujets et seulement dans les mots qu’ils emploient[3] ». Définition assez restrictive mais qui a le mérite de porter l’attention sur les rapports particulièrement étroits entre langage et mémoire. Cette imbrication avait déjà été signalée par le sociologue Maurice Halbwachs en 1925 qui notait : « chaque mot (compris) s’accompagne de souvenirs, et il n’y a pas de souvenirs auxquels nous ne puissions faire correspondre des mots. Nous parlons nos souvenirs avant de les évoquer[4]. » Les linguistes élaborant la notion de « mémoire discursive », comme Bakthine, et après lui Courtine et Lecomte, se sont surtout intéressés à la mémorisation du « mot compris », c’est-à-dire à la fonction de la mémoire dans la circulation des mots que l’on emploie. Si selon Bakhtine, le mot « n’oublie jamais son trajet », c’est qu’il n’a pas oublié les discours qu’il a déjà traversés et qu’« il ne peut se débarrasser entièrement de l’emprise des contextes dont il a fait partie[5] ». Il existe donc, sans que l’on en soit vraiment conscient, une « mémoire des mots parce que les rappels mémoriels fonctionnent souvent à l’insu des locuteurs et que les mémorisations échappent partiellement à la conscience des sujets[6] ». La notion de « mémoire discursive » permet de comprendre qu’en faisant appel à la mémoire du locuteur comme du récepteur, le discours fonctionne dans une dimension dialogique de son énoncé qui stocke, au fur et à mesure, des usages antérieurs externes au locuteur. Cette notion permet d’inscrire l’histoire du terme « devoir de mémoire » à la fois dans son historicité et dans sa fonction mouvante de medium entre interlocuteurs.

À un moment donné de son histoire en effet, soit au début des années 1990, la circularité de ses usages dans divers champs discursifs a construit une « mémoire interdiscursive » du terme[7]. Alors que les occurrences retrouvées depuis les années 1970 exprimaient divers sens et renvoyaient à une pluralité de références, historiques ou non, le terme s’est retrouvé « habité » pour reprendre une formule de Bakhtine pour qui « tout membre d’une collectivité parlante trouve, non pas des mots neutres, libres des appréciations et des orientations d’autrui, mais des mots habités par des voix autres […]. Sa pensée ne rencontre que des mots déjà occupés[8]. » La présence itérative du terme « devoir de mémoire » dans les discours, en particulier médiatiques, à partir des années 1992-1993 fait que le terme a perdu sa neutralité pour de plus en plus d’individus récepteurs/locuteurs. Il est devenu pour ainsi dire occupé par des références répétées autour d’un même fait. Les usages du terme massivement médiatisés construisent alors ce que Sophie Moirand, dans son travail sur les discours dans la presse, nomme une « opération de référence[9] », lui donnant une dimension cognitive ; le terme en tant que tel devient une formule[10] porteuse d’un savoir se référant à un événement historique précis : la politique d’extermination nazie menée à l’encontre des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et, de façon adjacente, la complicité du régime de Vichy dans ce crime. L’allusion en 1994 du journaliste Éric Conan, qui vient alors de publier avec l’historien Henry Rousso Vichy, un passé qui ne passe pas[11], constitue un indicateur, parmi d’autres, de ce tournant dans l’histoire d’un terme désormais « habité ». S’adressant dans une émission de radio à Serge Klarsfeld, il précise : « Ce livre [Vichy, un passé qui ne passe pas] n’est évidemment pas écrit contre Serge Klarsfeld ni contre le devoir de mémoire dont il est l’incarnation dans ce pays[12]. » Alors que l’incarnant désigné n’a jamais évoqué « devoir de mémoire » au cours de son action de militant et d’historien depuis alors vingt-cinq ans, cette référence constitue une trace d’une « mémoire discursive » du terme en cours de fabrication, associant désormais majoritairement l’expression à la transmission de la mémoire de la Shoah et à la complicité d’acteurs français dans ce génocide[13]. La circularité du terme dans le discours médiatique qui fait ainsi son « apparition » sur la scène publique comme formule a été, semble-t-il, déterminante dans l’aimantation du « devoir de mémoire » au discours sur la nécessaire transmission de la mémoire de la Shoah.

Les archives radiotélévisées de l’Ina ainsi que celles de la presse écrite témoignent de ce fait. Alors que le terme ne se rencontre pas à la radio, à la télévision, ni dans la presse écrite avant 1992[14], « devoir de mémoire » apparaît à partir de cette date pour évoquer, non exclusivement mais principalement, le génocide juif et la responsabilité de Vichy ou de ses représentants dans ce crime. Dans ces années de fabrication d’une « mémoire interdiscursive » du « devoir de mémoire », un second point d’ancrage prend forme, corrélé au premier, autour d’un acteur social devenu alors incontournable dans notre rapport au passé : le témoin.

Le « devoir de mémoire », porte-parole public du témoin

Les premières occurrences de « devoir de mémoire » dans les médias rendent compte de l’importance non pas tant du témoignage, mais de la mise en visibilité de la parole du témoin dans l’« espace public » entendu ici, suivant la définition qu’en donna Hannah Arendt, comme un espace « où les hommes n'existent pas simplement comme d'autres objets vivants ou animés, mais font explicitement leur apparition[15] ». Le « témoin oculaire » apparaît au présent pour attester comme preuve de la véracité historique à travers la parole performative du « j’y étais[16] ».

Pour la télévision, la première occurrence repérée par les archives de l’Ina date d’octobre 1992 et concerne la diffusion des témoignages au Tribunal de Lyon lors du procès Barbie (1987). Le journal télévisé de 20 heures sur la chaîne France 2 fait son ouverture ce jour-là sur l’image du visage de Klaus Barbie en gros plan, filmé alors qu’il entend le verdict le condamnant à la réclusion criminelle à perpétuité pour crimes contre l’humanité le 4 juillet 1987. Un reportage est ensuite présenté sur le film Le procès Barbie, justice pour la mémoire et l’Histoire monté à partir d’extraits de l’enregistrement du procès, et diffusé pour la première fois, à Lyon, pour l’ouverture du Centre d’histoire de la Résistance et de la déportation (CHRD). Le film est centré sur les auditions des témoins qui évoquent au sein du tribunal leurs souvenirs[17]. Le journaliste donne ce commentaire : « Premier objectif de la projection du film, il est pédagogique. Objectif atteint : les jeunes sont venus très nombreux, bouleversés par le témoignage des rescapés des camps de la mort[18]. » Le reportage télévisé montre ensuite des réactions de personnes à la fin de la projection du film, essentiellement des lycéens que l’on avait fait venir :

Entrevue d’une jeune fille : « Je ne pensais pas que ça pouvait exister. J’en sors, j’y crois pas. Des témoignages comme ça. Vraiment, ça m’a choquée. »
Entrevue d’une jeune fille : « En tant que jeune, on a pas vécu ça, donc on peut pas vraiment savoir, mais là on a vu les gens qui y étaient et, c’est pour ça que j’y crois… C’est pas que j’y crois, mais je suis plus convaincue. »

On entend aussi la réaction de Simone Lagrange, témoin lors du procès en 1987 et présente ce jour-là à Lyon lors de la diffusion du film, qui évoque « la nécessité de transmettre la mémoire ».

Puis, Michel Noir, maire de Lyon qui a joué un rôle déterminant dans la création du CHRD et dans la possibilité de diffuser ce film, déclare au journaliste :

Je crois que c’est un immense choc, mais au plus profond de soi, c’est un coup de poing que vous ressentez au plus profond de vous et qui vous fait dire « c’est pas possible », et on découvre l’inimaginable à travers ces témoignages. Et qui vous fait dire aussi, “mais surtout, il ne faut pas que cela recommence” et qui arme en quelque sorte en vous le devoir de mémoire[19].

Ce qui est recherché dans ce dispositif public de transmission qui sera repris ensuite[20], c’est l’apparition publique des témoins directs de l’événement et l’énonciation des crimes commis comme preuve, adressée aux tiers destinataires, de la véridicité des faits.

En février 1993, « devoir de mémoire » est encore plus étroitement associé au devoir de témoigner. Dans un article paru dans le journal Le Monde intitulé « Le passage de témoin », Nicole Lapierre rend compte des nombreux livres qui sont alors publiés par des survivants des camps de concentration en s’interrogeant sur cette « vague tardive de témoignages[21] ». La sociologue a publié en 1989 un livre sur les traces des juifs de Plock, grosse bourgade du centre de la Pologne qui comptait une importante communauté juive avant la Seconde Guerre mondiale. Comme elle l’écrit alors elle-même, ce travail a pour origine une dimension très personnelle (son père est né à Plock), liée à la découverte de son histoire familiale et d’un questionnement sur sa judéité[22]. En souhaitant dépasser ce caractère intime, elle définit l’enjeu de son entreprise scientifique en ces termes : « Accepter le silence, c’est permettre l’ultime et pervers prolongement de l’entreprise d’anéantissement[23]. » La sociologue évoque à cet égard « le silence impressionnant et dense » des parents qui ne livrent pas leurs récits à leurs enfants, « convaincus de ne jamais pouvoir être compris, tant ce qu’ils auraient à dire est difficile à exprimer, dans le silence général de la société[24] ». Dans l’article du Monde, elle salue et soutient cette sortie collective du silence. Constituant à ses yeux un « lieu de mémoire qu’il faut visiter et comprendre comme tel », cette « bibliothèque de la déportation » a pour origine la nécessité chez ces auteurs « de réaffirmer l’importance de chaque expérience individuelle », ce que Nicole Lapierre nomme ensuite un « devoir de mémoire ».

En septembre 1993, une nouvelle étape est franchie dans cette opération de référence de la formule encadrant la publicisation de la parole des témoins du génocide juif. À l’occasion de la projection, pour la première fois à la télévision, du film précité sur le procès Barbie, le supplément « Le Monde radio-télévision » donne comme titre en couverture « Le devoir de mémoire[25] ». En dessous du titre, une photo, prise lors du procès Barbie, de deux témoins qui sont dénommés[26]. S’ensuit une double page qui reprend en titre « Le devoir de mémoire » où l’on peut voir des photos de quatre témoins du procès qui sont chaque fois nommés (Ennat Léger, Elie Nahmias, Sabine Zlatin, Marcel Stourdze). Dans son article, le journaliste Jean-Baptiste Montvallon écrit à propos de la prise de parole des témoins au cours du procès : « Surmontant des souffrances qu’on ne peut mesurer, les victimes de Barbie s’étaient efforcées de répondre au “devoir de mémoire” qui s’imposait à elles[27]. »

On remarquera que ces différents usages qui associent « devoir de mémoire » au devoir de témoigner ne viennent pas des témoins eux-mêmes. Ils sont le fait d’autres acteurs (journalistes, chercheurs) qui énoncent ce besoin de témoigner, de dire l’indicible publiquement pour les témoins, comme poussés par cette notion/expression de « devoir de mémoire ».

Des usages du terme de la part de témoins à la radiotélévision se retrouvent l’année d’après, en 1994, dans les propos de Lucie Aubrac recueillis dans le cadre d’une émission radio intitulée « L’esprit de résistance. Souvenirs et témoignages[28] » : « Le devoir de mémoire, c’est pas par rapport à des actes, c’est par rapport à une pensée, à une décision, à un engagement. » « J’ai aujourd’hui une dette de survie quant aux résistants qui sont morts ; si nous ne faisons pas notre devoir de mémoire, nous ne faisons pas notre devoir[29] », déclare quant à elle l’ancienne résistante et écrivaine Madeleine Riffaud à la télévision, à l’occasion de la publication d’un livre d’entretiens dans lequel elle livre ses souvenirs de la guerre[30].

Le terme « devoir de mémoire » est donc à partir de cette période « habité », directement ou indirectement, par les voix des victimes civiles de la Seconde Guerre mondiale. « Habité » au sens de Bakhtine, l’emploi du terme par le locuteur étant mobilisé par la mémoire qu’il a du mot, dans des usages antérieurs qui ne sont pas de lui. Usages qui viennent légitimer la nécessité ou le besoin de dire, de raconter, de transmettre publiquement ses souvenirs du côté des témoins, et de les recevoir du côté des contemporains, en particulier des jeunes générations.

« Devoir de mémoire » : un « acte moral » à formuler

Si l’on peut considérer qu’elle devient un tiers « convoyeur de sens[31] » dans l’espace public à partir des années 1992-1993, c’est dans la mesure où la formulation de « devoir de mémoire » est alors perçue, en tant qu’acte de parole, comme un « acte moral ». Nous empruntons ici aux réflexions de Durkheim sur la notion de « devoir », particulièrement opérantes pour considérer le terme « devoir de mémoire » comme une formule-tierce. Dans son texte sur « la détermination du fait moral », Durkheim discute de la notion de « devoir » en revenant sur les considérations de Kant à propos des impératifs catégoriques[32].

Dans la mesure où « toute morale se présente à nous comme un système de règles de conduite[33] », le sociologue postule que la « notion de devoir » est constitutive de l’édiction des règles de morale en société, règles qui sont ainsi « investies d'une autorité spéciale en vertu de laquelle elles sont obéies parce qu'elles commandent[34] ». Pourtant, il remarque que la notion de devoir n’épuise pas la morale : « Il est impossible que nous accomplissions un acte uniquement parce qu'il nous est commandé », il faut aussi que cet acte moral soit « désirable » :

Seulement quelque chose de la nature du devoir se trouve dans cette désirabilité de l'aspect moral. S'il est vrai que le contenu de l'acte nous attire, cependant il est dans sa nature de ne pouvoir être accompli sans effort, sans une contrainte sur soi. L'élan, même enthousiaste, avec lequel nous pouvons agir moralement nous tire hors de nous-même, nous élève au-dessus de notre nature, ce qui ne va pas sans peine, sans contention. C'est ce désirable sui generis que l'on appelle couramment le bien[35].

Durkheim en conclut que « tout acte moral présente ces deux caractères […] le bien et le devoir ».

Le terme « devoir de mémoire », parce qu’il contient le mot « devoir », porte la notion d’obligation et d’« effort », du « ce qui ne va pas sans peine » de Durkheim. « Obligation » individuelle évoquée par la résistante Madeleine Riffaud. « Effort » de dire mentionné par le journaliste du Monde Jean-Baptiste Montvallon, à propos des témoins du procès Barbie.

Suivant Durkheim encore : « Les choses n’ont pas de valeur par elles-mêmes, elles n’ont de valeur que par rapport à des états de conscience[36]. » Or, dans cet état de conscience du début des années 1990, le mot « mémoire » recèle intrinsèquement dans le discours social une valeur morale, un « bien » à protéger, à sauvegarder, et ce, à travers les usages métaphoriques de ce mot employés de plus en plus fréquemment depuis les années 1970 et surtout 1980[37]. Associant « devoir » et « mémoire », la formule « devoir de mémoire » au début des années 1990 conjugue donc, de façon littérale (« devoir ») et métaphorique (« mémoire » = valeur morale), les deux caractéristiques de l’« acte moral » tel que le définit Durkheim : le devoir et le bien.

Il aura fallu cependant que la formule soit « investie d’une autorité morale » dans l’espace public[38]. Nous présentons ici les quelques jalons de cet investissement par diverses instances-tierces de légitimation entre 1992 et 1995 : l’État, les médias et une figure « héroïsée » paradigmatique en la personne de Primo Lévi.

« Devoir de mémoire » comme nouvelle « conscience morale »

« Devoir de mémoire » va profiter de tiers institutionnels normatifs pour être investi, en tant qu’intermédiaire sémantique, d’une nouvelle conscience morale. C’est d’abord l’institution scolaire qui transforme le statut du terme « devoir de mémoire » en 1993. Cette année-là, l’un des sujets de philosophie du baccalauréat proposé aux candidats en juin 1993 est : « Pourquoi y a-t-il un devoir de mémoire[39] ? » Présenté au sein de la commission nationale du baccalauréat par des enseignants en philosophie du secondaire à la fin de l’année 1992, le sujet invite donc à se demander non pas s’il y a un « devoir de mémoire », mais dans quelle mesure cette injonction morale peut être considérée comme légitime. Ce sujet donne à la formule une nouvelle autorité morale s’effectuant par l’École, une institution qui a la charge de transmettre des savoirs et des valeurs auprès des jeunes générations, ce qui est illustré par exemple par la présentation du Concours national de la Résistance et de la Déportation organisé chaque année depuis le début des années 1960.

Une circulation directe de l’expression est alors repérable puisque trois semaines après ce sujet du baccalauréat, le journaliste Jean-Marie Cavada décide d’intituler son émission télévisée La marche du siècle : « Le devoir de mémoire[40] ». Diffusée en première partie de soirée, l’auditoire de La marche du siècle est alors très important (entre 3 à 5 millions de téléspectateurs chaque semaine), et son producteur-présentateur, Jean-Marie Cavada, est l’une des personnalités télévisées préférées des Français. Son émission aborde des « questions de société » débattues par des invités et se veut porteuse de valeurs morales d’une certaine modernité : le générique de l’émission fait tourner autour de planètes des mots comme « Europe », « Désarmement », « Solidarité », « Sida », « Communication », « Droits de l’homme », « Environnement ». Pour Jean-Marie Cavada, l’émission a clairement une mission d’éducation auprès de la population. Parmi les invités ce soir-là, on trouve un philosophe, Paul Ricoeur, un juriste, Pierre Truche (procureur général près de la cour d’appel de Lyon et représentant le ministère public lors du procès Barbie), et plusieurs historiens (Pierre Nora, Denis Peschanski, Rita Thalmann). Au début de l’émission, Jean-Marie Cavada revient sur le sujet donné au baccalauréat trois semaines auparavant, sujet qu’il qualifie « d’une très grande actualité, et d’une assez grande gravité ». Il interroge Ricoeur, présenté comme l’« un des plus grands esprits de ce siècle », pour savoir ce qu’il aurait répondu :

Alors, certainement, une dette. Nous avons une dette à l’égard de morts. Et c’est cela qui nous donne une mémoire longue, une identité durable. Et puis, peut-être aussi que nous avons à nous délivrer de la culpabilité du passé, en mettant à plat, en mettant au clair notre mémoire, et donc, il y a toute une thérapeutique. Alors peut-être aussi qu’il faut délivrer le passé de ce qui est simplement révolu, qu’on ne peut plus changer, et retrouver les promesses inaccomplies du passé. Et donc ce qui dans le passé est aussi un projet[41].

Le philosophe légitime le terme sur le plan moral, social et politique, et à la fois sur le plan individuel (dette, dimension « thérapeutique ») et sur le plan collectif (« projet »). Ricoeur a évoqué à plusieurs reprises ce thème de la dette envers les morts dans son oeuvre[42]. Dans ses derniers écrits, publiés après sa mort, il nommera « les morts comme tiers disparus », soulignant que depuis l’Antiquité, « parmi les critères d’humanité, à côté de l’outil, du langage, de la norme morale et sociale », « il y a les défunts » et « la place de la sépulture », car « on ne se débarrasse pas des morts, on en a jamais fini avec eux[43] ». Ricoeur reviendra dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, publié en 2000, sur la notion de « devoir de mémoire », un impératif qui renvoie selon lui à la « vertu de justice » : « Le devoir de mémoire est le devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre que soi.[44] » Il associe de nouveau le « devoir de mémoire » à l’idée de dette à l’égard des morts : « Le devoir de mémoire ne se borne pas à garder la trace matérielle, scripturaire ou autre, des faits révolus, mais entretient le sentiment d’être obligés à l’égard de ces autres dont nous dirons plus loin qu’ils ne sont plus mais qu’ils ont été[45]. »

Lors de l’émission de Cavada, un reportage intitulé « Mémoire niée » cherche à démontrer que différents épisodes de la Seconde Guerre mondiale, comme les camps d’internement et de transit pour les juifs et la complicité des autorités françaises dans leur déportation, sont toujours occultés par les pouvoirs publics ou tombés dans l’oubli[46]. Le réalisateur du reportage en conclut que la négation de la mémoire permet toutes les réécritures de l’histoire, référence directe aux discours négationnistes de l’époque.

Au cours de l’émission, tous les invités ont argumenté chacun leur tour pour signifier la légitimité du « devoir de mémoire », avec quelques précautions pour certains. Le terme a été ainsi « validé » comme notion par des acteurs qui dispensent un discours d’autorité sur la pensée et la morale (Ricoeur), la justice (Truche) et le passé (Nora). Cavada conclut son émission en indiquant qu’il y a bien consensus sur la nécessité d’un « devoir de mémoire » pour les jeunes générations.

La légitimation de la formule est aussi bien relayée par la presse télévisée. L’hebdomadaire Télérama, journal qui se veut porteur de valeurs morales, présente l’émission de ce jour-là comme très intéressante. Le journaliste revient d’abord, dans son commentaire, sur le sujet du baccalauréat :

Y a-t-il un devoir de mémoire ? Le sens commun, chez nous, reste persuader que parler du nazisme et de ses sbires, c’est les faire revenir. Mais à force de ne plus susciter ce passé, on permet aux négationnistes, aux « révisionnistes » comme ils se proclament, de faire leur office. Oui, considérer avec suspicion ceux qui exhument cette histoire-là, se persuader qu’il est malsain de vouloir savoir plutôt que de s’attacher à oublier, c’est se rendre complice – dans une moindre mesure et a posteriori – de la solution finale[47].

Et le journaliste en conclusion « de se demander si ce n’est pas la culture de l’oubli qui trouble l’ordre public, en provoquant des retours du refoulé parfois sanglants[48]…».

Ces différents usages opérés en 1993 changent la nature du terme. La formule est désormais discutée en tant que notion reconnue légitime dans « l’espace public » au sens de Habermas, c’est-à-dire dans un espace de discussion où se forme un consensus à partir d’une confrontation d’arguments[49]. Elle encadre sémantiquement la « publicisation[50] », par des dispositifs massifs de transmission, d’un événement historique – les crimes pendant la Seconde Guerre mondiale en France. Elle est présentée comme une notion représentant un « horizon d’attente » pour la société, en sollicitant un engagement auprès des tiers destinataires : celui d’assurer la transmission de ce passé-là et des valeurs morales dont il est alors porteur autour des droits de l’homme. « Devoir de mémoire » semble incarner dans le langage une réponse à ce qui est alors de plus en plus présenté, à travers la « culture de l’oubli » et du déni de mémoire, comme un scandale qui « trouble l’ordre public[51] ». Différents événements survenus dans les années précédentes ont tenu lieu de « scandales mémoriels[52] », transgressant des normes en cours d’édification concernant en particulier l’antisémitisme et la mémoire du génocide juif[53]. Si l’on considère en effet le scandale comme un moment de transformation sociale, comme une « épreuve » à travers laquelle est réévalué collectivement l’attachement à des normes[54], on peut analyser la formule « devoir de mémoire » comme un outil utilisé par différents acteurs à partir de 1992 pour affirmer dans le discours public cette adhésion à une norme nouvellement établie : la reconnaissance de la spécificité du génocide juif et la participation des autorités françaises à ce crime. Une norme transgressée par les discours négationnistes publicisés depuis alors plusieurs années par le Front national[55] et contrariée par les atermoiements du président de la République de l’époque, François Mitterrand[56].

Si cette norme collective autour de la mémoire du génocide peut s’établir, c’est aussi parce qu’elle se rattache à un impératif moral dominant la société, centré sur la compassion envers les victimes. En cela, le sens que lui donne différents acteurs à partir de 1992 fait du « devoir de mémoire » un tiers de ce que le sociologue Patrick Pharo nomme une « conscience publique[57] », ou une « conscience morale de la 3e personne » qu’il rattache aux thèmes des droits de l’homme et de l’action humanitaire. Cette conscience morale se construit par l’intermédiaire de « scènes de sollicitation publique » par laquelle on cherche à entraîner « un mouvement d’adhésion, de compassion ou de solidarité chez le destinataire[58] ». On pense ici aux émissions télévisées précitées ou au film du procès Barbie projeté au CHRD qui peuvent être considérés comme des scènes de sollicitation publique. Ce n’est pas directement la victime du crime passé qui sollicite l’écoute, la compassion du tiers-destinataire pour énoncer son expérience, mais la présentation qui est faite du malheur de la victime dans l’image et le commentaire. Patrick Pharo insiste ainsi sur le fait que :

[…] dans le spectacle médiatique de l’injustice et du malheur, le rôle des images et des intermédiaires sémantiques est en effet crucial, car c’est essentiellement le sens des descriptions ou des présentations qui entraîne la compassion du sujet pour les injustices et les misères et influe ainsi sur ses capacités d’engagement[59].

« Devoir de mémoire » fait alors fonction d’intermédiaire sémantique de ces scènes de sollicitation publique qui permettent aux témoins d’être entendus par l’intermédiaire de la compassion des auditeurs.

Pour parachever cette construction de la formule « devoir de mémoire » comme tiers d’une « conscience morale », il faut évoquer le livre qui paraît en janvier 1995, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la libération d’Auschwitz, sous le titre Le Devoir de mémoire avec pour référence d’auteur l’écrivain Primo Lévi[60]. Primo Lévi est alors investi d’une autorité morale importante en France[61] : « […] or l'attribut caractéristique de toute autorité morale c'est d'imposer le respect ; en raison de ce respect, notre volonté défère aux ordres qu'elle prescrit[62]. » Quel ordre prescrit à titre posthume Primo Lévi avec ce livre par l’intermédiaire des éditeurs ? Celui du « devoir de mémoire », un ordre qui s’adresse aux anciens rescapés, celui de témoigner publiquement de leur expérience. La formule est ainsi le lieu public de la parole du témoin portée en paradigme sur la scène sociale avec la caution morale de Primo Lévi[63]. « Devoir de mémoire » a trouvé dès lors son tiers-auteur[64]. Le livre sera vendu à 70 000 exemplaires et connaîtra de nombreuses rééditions. Le choix du titre par les éditeurs cristallise l’une des composantes qu’acquiert la notion de « devoir de mémoire » à ce moment-là, celui du devoir de témoigner dans l’espace public d’une expérience traumatique[65].

« Devoir de mémoire » : une formule-tierce

Si nous pouvons parler d’une formule-tierce à l’endroit du « devoir de mémoire », c’est dans la mesure où la formule a été investie d’un sens – entendu comme « le contenu intelligible d’une expérience subjective[66] » – révélant une vérité : l’extermination des juifs d’Europe et la complicité de Vichy dans cette politique. Le néologisme est intégré, à ce titre, au langage dont l’une des fonctions est qu’« il continue, sous une autre forme, à être le lieu des révélations et à faire partie de l’espace où la vérité, à la fois, se manifeste et s’énonce[67] ». Il convient alors de signaler les « effets de pouvoir propre au jeu énonciatif[68] », l’usage qui est fait de la formule à partir de cette période indiquant un « usage de son pouvoir, de sa puissance d’action, de sa performativité[69] ». « Devoir de mémoire » mobilise ainsi les témoins engagés moralement à dire leur expérience à la télévision sous forme de confession intime[70], comme preuve d’une vérité historique, et elle sollicite la compassion des tiers-destinataires qui se retrouvent confrontés au choix d’un engagement venant soulager un sentiment de culpabilité[71]. Parmi les nombreux exemples d’une telle sollicitation, évoquons simplement ce reportage de 26 minutes intitulé « Le devoir de mémoire » diffusé dans le cadre du journal télévisé de France 3-Normandie dont nous reproduisons ici un photogramme (fig. 1). On y voit Denise Holstein, rescapée d’Auschwitz, accompagner les élèves d’une classe de 3e à Auschwitz. La visite du camp alterne entre information, message civique et scènes de recueillement en hommage aux morts[72].

Fig. 1

Extrait d’un magazine télévisé diffusé le 4 octobre 1997 sur France 3.

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Dit autrement : la publicisation d’un « espace d’expérience » est arrimée à un « horizon d’attente » qui le rend intelligible, pour reprendre ainsi les deux catégories forgées par l’historien allemand Koselleck[73]. Pourquoi cet « espace d’expérience » devient, à un moment donné de la vie d’une personne, dicible ? Pourquoi cet « effort » de prise de parole publique, pour reprendre la notion que recouvre « devoir » chez Durkheim, est réalisé ? Question également posée par l’historien Michael Pollack lorsqu’il interroge au début des années 1980 des femmes sur leur expérience de la déportation à Auschwitz[74]. Une ancienne déportée ainsi :

[…] déclare « ne jamais avoir parlé de son expérience à Birkenau », « avoir tout refoulé pour pouvoir vivre », elle explique indirectement cette attitude par l'absence de liens sociaux qui lui auraient permis d'en parler et de surmonter ainsi le souvenir grâce à un travail de constitution d'une mémoire collective[75].

On en revient à l’articulation entre mémoire individuelle et mémoire collective : «[…] les mémoires dites “individuelles” – pour être porteuses des expériences vécues et/ou transmises et de ce fait éventuellement capables de résistance – ne s’expriment que dans des cadres sociaux-familiaux ou de groupes intermédiaires entre l’individu et la nation[76]. » Pourquoi cette mémoire peut-elle s’exprimer dans un cadre public (livres, journaux, télévision, école)?

Le succès de la formule « devoir de mémoire », invoquée lors de la mobilisation d’« espaces d’expérience » dits publiquement, apporte un élément de réponse. Son énoncé est perçu alors comme un acte performatif ouvrant la voie à un nouvel « horizon d’attente » qui sous-tend depuis les années 1970 un projet de société au carrefour de nouvelles catégories normatives politico-morales : la reconnaissance des victimes[77], la compassion, la reconnaissance des droits des personnes opprimées pour leur genre, leur orientation sexuelle, leur origine culturelle ou raciale[78], la réparation du « trauma » par la verbalisation des souvenirs ou par des politiques publiques, l’exercice de la justice pour des crimes imprescriptibles, la reconnaissance des identités minoritaires, l’exigence d’une transparence démocratique. Ces nouvelles normes ayant ouvert un champ d’attente social, « devoir de mémoire » est employé comme un acte performatif qui en permet la réalisation.

Ces nouvelles catégories ont leur versant opposé : l’oubli, l’occultation, l’impunité, l’enfouissement, le refoulement, la négation, l’antisémitisme ; les unes affirmant un concept de civilisation moderne centré sur la mémoire de l’holocauste[79], les autres prolongeant la barbarie humaine sortie du « trou noir d’Auschwitz[80] ». Dans cet affrontement, « devoir de mémoire » vient incarner une conscience morale située du côté de la modernité. Il devient, dans ces années 1990, un tiers auquel on se réfère, auquel on s’adosse pour pouvoir énoncer et transmettre la vérité des expériences de violences extrêmes, désormais porteuses de projets collectifs. C’est « habité » de cette « vertu » que les acteurs politiques français viendront ensuite faire usage de façon itérative de la formule « devoir de mémoire » jusqu’au milieu des années 2000, avant que les controverses publiques sur les rapports entre la loi, l’histoire et la mémoire ne viennent reconfigurer le paysage sémantique des discours des politiques publiques mémorielles, avec notamment l’essor des formules « devoir d’histoire » et « travail de mémoire ».

À un moment de sa trajectoire, « devoir de mémoire » est invoqué comme formule pour donner sens à la transmission d’expériences individuelles dans l’espace public. Comme l’avait déjà remarqué la psychanalyste Régine Waintrater[81], la particularité d’une telle formule réside dans le fait qu’elle a du sens autant pour le témoin qui énonce sa propre expérience (« je dis cette parole par “devoir de mémoire” ») que pour celui qui en est le récepteur (« je reçois cette parole par “devoir de mémoire” »). L’emploi de la formule constitue ainsi pour chacun des interlocuteurs un « acte moral » performatif s’insérant dans un « ordre du discours » qui affirme collectivement l’attachement à de nouvelles normes[82]. Instituée comme « convoyeur de sens » par des acteurs-tiers (journalistes, politiques, scientifiques, éditeurs, témoins) au début des années 1990, la formule est employée ainsi comme un medium pour la transmission d’un passé. Ce statut de formule-tierce incarnant, à elle seule, une conscience morale à prétention universelle sera au coeur de la controverse suscitée par les critiques adressées aux abus du « devoir de mémoire » par Paul Ricoeur en 2000[83]. Le philosophe sera en effet vivement attaqué pour avoir pu mettre en cause une formule établissant un lien entre les vivants et les morts, entre l’absence et sa représentation, entre le passé, le présent et l’avenir, soit des fonctions traditionnellement dévolues aux religions.