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En choisissant pour les XIes rencontres du Réseau interuniversitaire de l’ESS (Riuess), à Poitiers en 2011, la thématique des relations entre l’économie sociale et solidaire et le travail, le focus avait été mis sur une question complexe et sensible qui est souvent au coeur des motivations animant les porteurs d’initiative dans le champ de l’ESS [1] : question sensible dans le contexte des dernières décennies où l’accès à l’emploi est particulièrement critique ; question délicate pour de nombreuses expériences au xixe siècle, même si l’ESS prend aussi la forme, avec les coopératives de consommation, d’une recherche d’amélioration de la qualité de vie par une meilleure utilisation et valorisation des fruits du travail. L’ouvrage, publié sous la direction de Patrice Braconnier et de Gilles Caire, propose douze communications rassemblées en quatre parties.

A la recherche du sens du travail

La première partie s’intéresse au sens du travail. Michel Adam s’interroge sur les formes et le contenu de celui-ci en montrant la diversité des situations auxquelles les travailleurs peuvent être confrontés. Ingénieur de formation, il s’efforce d’en donner une image en construisant une carte emploi-travail qui croise perception du sens du travail et revenu. Intégrant les trois finalités possibles, mais non exclusives, d’une adhésion comme sociétaire à une entreprise de l’ESS (intérêt pour soi, intérêt pour nous et intérêt pour d’autres), il montre que les entreprises du secteur s’établissent de manière souvent hybride entre ces trois pôles, ce qui modifie la nature même du sens que peut avoir le travail qui s’y déploie. Cette réflexion est intéressante et source de clarification. Elle aurait néanmoins gagné à mettre l’accent sur le statut du travailleur dans l’ESS. Celui-ci n’est en effet pas toujours directement concerné par l’activité, et même quand il l’est, son engagement est parfois sollicité sous des formes exorbitantes par rapport au droit du travail. Enfin, il peut arriver que se développe au sein d’une entreprise de l’ESS un usage exclusivement instrumental de la force de travail où le sens est alors compromis.

Hervé Defalvard développe, dans le chapitre suivant, une analyse de la critique du travail à partir d’extraits d’oeuvres de trois auteurs du xix e siècle : Philippe Buchez, Karl Marx et Pierre-Joseph Proudhon. Il pousse cette étude jusqu’à en déduire les conditions d’un travail émancipé suggérées par les alternatives proposées par ces auteurs. Cela lui permet, dans une seconde partie, de développer des modèles s’inspirant des cadres d’analyse de la théorie standard pour examiner les différences qui peuvent résulter, d’une part, de l’existence d’entreprises autogérées maximisant le revenu par unité de travail plutôt que le bénéfice résiduel, comme dans les entreprises capitalistes, et, d’autre part, des effets d’un équilibre général concurrentiel mutualiste comparé à ceux d’un équilibre général libéral. Cette démarche, qui s’inspire des travaux déjà anciens de Drèze (1984), peut être féconde et mériterait d’être prolongée [2]. Il serait par exemple intéressant d’examiner les conséquences du changement de modèle de gouvernance des entreprises, d’un côté, sur le volume de l’activité et le volume de l’emploi et, de l’autre, sur les équilibres partiels de marché de concurrence ou de monopole.

Avec l’article de Patrice Braconnier, le lecteur pénètre dans les univers de pensée d’Hannah Arendt et d’Amartya Sen.

L’auteur montre comment leurs réflexions de philosophie politique et économique permettent de situer les personnes engagées dans des initiatives d’économie sociale dans des espaces d’émancipation et de démocratie. L’exercice ne manque pas d’intérêt, même s’il reste inévitablement abstrait. L’une des conclusions, qui affirme que la source des innovations sociales dont a pu être porteuse l’économie sociale et solidaire réside davantage dans les capacités qu’elle offre pour les personnes à s’accomplir et à être valorisées que dans les résultats et les performances économiques, est un peu attendue compte tenu des auteurs retenus. Toutefois, comme le soulignent les réserves de l’auteur, elle ne manquera pas d’interroger les pratiques des responsables des entreprises d’ESS.

Travaille-t-on « autrement » dans l’ESS ?

Dans la deuxième partie, trois chapitres s’interrogent sur la qualité du « travailler autrement » au sein de l’ESS. Le premier est le fruit d’un travail collectif de chercheurs du Lest-CNRS dirigé par Nadine Richez-Battesti. A partir de l’enquête Emploi de l’Insee et des Dads, l’équipe a calculé des indices synthétiques de la qualité des emplois pour chacune des familles (coopératives, mutuelles, associations et fondations). C’est un travail statistique important dont les limites, liées notamment à l’hétérogénéité au sein des familles, sont indiquées. Il permet de comparer les résultats globaux avec les secteurs privé et public. L’ESS affiche des indicateurs plus honorables en matière de formation, d’équilibre entre vie professionnelle et vie familiale et de contribution à l’insertion. Rien de surprenant pour des entreprises qui souhaitent mettre la personne au coeur de leur projet et compte tenu du développement du secteur de l’insertion par l’activité économique comme du poids important de l’emploi féminin dans l’ESS. L’existence d’espaces intermédiaires (fédérations, regroupements géographiques, etc.) semble constituer un facteur favorable à l’amélioration des pratiques en matière d’emploi. Cette première étape du travail en appelle d’autres (sectorielles, monographiques) pour affiner et confirmer les résultats globaux, en se dégageant notamment de l’influence des effets de structure.

Le chapitre écrit par Vincent Bonnin, juriste, examine la question de la spécificité des contrats de travail au sein de l’ESS. Globalement, il n’existe pas de droit du travail particulier pour le secteur et, en conséquence, c’est au droit commun qu’il convient de faire référence. Le sujet pourrait donc être rapidement traité si, comme le fait justement l’auteur, on ne mettait pas en évidence des situations particulières qui naissent de la nature même des entreprises de l’ESS. On mentionnera par exemple la zone floue entourant l’emploi salarié tant au niveau individuel qu’à celui des organisations quand il est entouré par du travail bénévole ou des formes intermédiaires comme le volontariat. De même, lorsque dans certaines activités comme l’insertion les bénéficiaires de l’activité sont également les personnes en situation de travail, la nature du contrat devient alors très particulière. L’auteur aborde aussi des aspects plus économiques. La participation des travailleurs aux éventuels bénéfices ou à la performance globale de l’entreprise supposerait de reconnaître que ce travail participe bien à la production de richesses et qu’il ne saurait être assimilé uniquement à un coût. Dans certains domaines, notamment lorsque des financements publics sont engagés ou du fait de la non-lucrativité, la situation reste peu claire. Enfin, la généralisation de la concurrence dans les secteurs d’activité où l’ESS est présente et la relative raréfaction des dépenses publiques en direction d’associations, dont le nombre s’accroît, sont susceptibles de provoquer des licenciements pour motif économique. Le droit commun du travail revient alors et s’impose à la gouvernance des entreprises de l’ESS. La jurisprudence présentée dans le chapitre pourrait donc devenir plus abondante dans les années à venir.

Le chapitre écrit par François-Xavier Devetter et Amandine Barrois se focalise sur la disponibilité temporelle au travail dans les associations en comparaison avec l’emploi privé lucratif et l’emploi public. L’existence de temps partiels plus fréquents est bien connue, mais les auteurs vont plus loin en décrivant les autres dimensions de la disponibilité temporelle (durée, localisation des horaires dans la journée et dans la semaine, variabilité, prévisibilité et maîtrise des temps de travail). L’intérêt des résultats obtenus montre la pertinence de cette voie de recherche. Le bilan est mitigé pour les associations : les contraintes en matière de disponibilité au travail sont légèrement plus fortes, mais plutôt moins compensées et moins contrôlées qu’ailleurs. Pour expliquer cette situation, trois hypothèses sont avancées : soit il s’agit d’un marché de l’emploi associatif dégradé en regard de celui du secteur privé pour les cadres et les professions intermédiaires ; soit il s’agit d’employeurs « plus responsables » qui assouplissent les contrôles pour alléger la charge ou transférer la responsabilité de l’ajustement sur les salariés, relativement au secteur privé pour les ouvriers et les employés ; soit, enfin, il s’agit d’une délégation de service public « bon marché » confiée à des agents supposés bienveillants. Les hypothèses sont intéressantes, mais hardies et difficiles à valider ou à infirmer en l’absence d’une neutralisation des effets de structure dans les activités que les indicateurs moyens peuvent masquer et qui seules permettraient des comparaisons fiables avec le secteur public et privé.

Quelques dossiers significatifs

La troisième partie, « Des frontières floues », est en réalité consacrée à des approches qui reflètent certaines dynamiques du secteur. La première, réalisée par Catherine Bodet et Noémie Grenier, étudie les processus à l’oeuvre dans les coopératives d’activité et d’emploi (CAE). Ces initiatives, à la frontière entre salariat et entrepreneuriat, sont susceptibles de garantir l’accès aux droits sociaux en essayant par la coopération et la mutualisation de limiter les risques liés à la création d’une activité économique. Les deux modèles salarial et entrepreneurial sont interrogés, puisque le statut de salarié contrebalance l’individualisation de la formation des salaires au sein de la coopérative. Le cas de Coopaname, qui inspire largement le chapitre, est sans doute trop particulier pour permettre une généralisation. Cependant, l’expérience des CAE s’accumule, et ce type d’étude est utile pour analyser les possibilités et les difficultés de consolidation du modèle économique de ces dernières.

Le deuxième chapitre est plus original encore. Il s’agit d’un travail réalisé par des psychologues du Cnam, Cécile de Calan et Jean Guichard, et qui porte sur une trentaine de personnes envisageant au cours de leur carrière professionnelle une reconversion dans l’ESS. Cette recherche pourrait être considérée comme anecdotique, mais ce n’est pas le cas. La plupart des responsables de formation universitaire ou de grande école savent en effet qu’ils reçoivent des candidatures de ce genre, notamment parmi les populations ayant un diplôme supérieur au baccalauréat. Bien sûr, ce phénomène concerne un groupe de personnes d’effectif relativement limité. Il constitue cependant un excellent révélateur des profils attirés par l’ESS, des motivations qui les animent et des représentations du secteur sur lesquelles ils se fondent. Si l’on ne peut être surpris de trouver une prédominance du modèle de la passion, il faut savoir qu’il y a aussi une présence significative de projets visant la stabilisation et l’équilibre dans la vie personnelle. L’existence d’un rejet de la culture marchande est une motivation, mais la volonté de mettre en harmonie les valeurs personnelles avec celles des organisations dans lesquelles on souhaite travailler est aussi présente. Enfin, les représentations de l’ESS restent très générales et encore floues, se limitant souvent à une référence à des finalités humaines et au statut associatif dont l’image est positive.

Enfin, dans un dernier chapitre de cette partie, Michel Abhervé et Vincent Bonnin étudient la manière dont le dialogue social s’est construit dans le champ de l’ESS. S’il est déjà relativement bien avancé dans les branches des activités financières et dans celles du sanitaire et social, il reste dans ces dernières encore fragmenté et segmenté. L’excellente connaissance que les auteurs ont des relations sociales et professionnelles leur permet d’identifier les points sensibles qui rendent le processus complexe, parfois confus et souvent difficile dans le domaine de l’ESS. La présence de plus en plus fréquente des entreprises lucratives engagées dans les activités où l’ESS les a parfois précédées implique une articulation du dialogue social avec les autres employeurs. Le lecteur trouvera dans ce chapitre une description de la situation actuelle mettant l’accent sur les questions qui restent en suspens. Probablement y a-t-il là un terrain sur lequel des recherches futures et des thèses et des mémoires ne manqueront pas de se développer dans l’avenir.

Utopies d’hier et d’aujourd’hui

Abdourahmane Ndiaye et Nathalie Ferreira développent une présentation de la pensée sur le travail de plusieurs penseurs du xixe siècle et des réformes utopiques qu’ils ont suggérées : Sismondi, Fourier, Proudhon, Marx, Engels, Godin et Lafargue. Le chantier est déjà large, même si les historiens de la pensée trouveront que d’autres auteurs auraient pu être présentés et que la pensée de ceux choisis a pu évoluer au cours de leur vie. C’est donc un exercice toujours difficile à réaliser en quelques pages. La présence de Sismondi et de Lafargue, auteurs peu associés à l’émergence de l’économie sociale, est intéressante. La prise en compte de Jean-Baptiste Godin dans le champ de la réflexion et pas seulement dans celui de la réalisation du Familistère de Guise est pertinente. Enfin, l’intégration de Marx et de Engels dans le champ des utopistes qu’ils avaient contribué à délimiter est un point de vue défendable. Le chapitre s’achève en montrant que les acteurs contemporains de l’ESS prolongent ces utopies, en soulignant le rôle socialisateur du travail et en tentant de dépasser le salariat, mais aussi en prenant parfois le risque d’une dégradation de la qualité des emplois.

Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, Eric Dacheux et Daniel Goujon entreprennent un travail de déconstruction de l’économie orthodoxe et de reconstruction d’un « paradigme idéal-typique d’économie solidaire », publié dans le numéro 323 de la Recma. Le chantier ouvert est ambitieux, reposant sur l’hypothèse que l’économie solidaire constitue une alternative à l’économie capitaliste. Leur proposition se situe bien dans une perspective utopique visant la « démocratisation de l’économie ».

L’ouvrage s’achève par une postface construite autour d’un dialogue entre un ergologue, Renato Di Ruzza, et un philosophe du travail, Bernard Benattar, qui ont assisté au colloque. Leur regard extérieur vient souligner certaines limites aux échanges qui se sont déroulés. L’un d’eux souligne que la parole n’a pas été donnée au travailleur de base, bénévole ou salarié, mais plutôt à des responsables ou à des chercheurs, ce qui expliquerait que le contenu, les formes et le ressenti du travail n’aient pu être approchés de très près. Il s’interroge aussi sur la présence de phénomènes de taylorisation du travail au sein de l’ESS, qui n’a pas été évoquée. L’autre témoin souligne qu’il pourrait y avoir une forme de surdétermination du travail par les buts poursuivis par l’organisation et que cela pourrait constituer un obstacle pour parler vraiment de la réalité du travail. Paradoxalement, dans des organisations centrées sur l’homme et qui constituent des lieux de débats sur les normes et les valeurs, le monde du travail pourrait ne pas avoir le droit de cité nécessaire à son expression véritable.

Fruit du résultat d’un appel à communications en direction des chercheurs et des universitaires, l’ouvrage dirigé par Patrice Braconnier et Gilles Caire présente inévitablement une ligne éditoriale incomplète. C’est la raison pour laquelle il reflète aussi la difficulté repérée par les deux témoins. Malgré ses apports théoriques ou empiriques incontestables qui intéresseront le lecteur, il pourrait avoir laissé dans l’ombre des éléments essentiels sur la réalité concrète du travail dans l’ESS.