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Afin de mieux répondre aux besoins de santé croissants des populations, déterminer les meilleurs moyens d’améliorer la performance organisationnelle des systèmes de santé est devenu un des principaux objectifs des réformes internationales. Une structuration plus efficiente de l’offre de services aux besoins des populations permettrait la réduction des inégalités d’accès au système de santé, et le dégagement d’économies à réallouer dans la création de nouveaux services à la population : un enjeu crucial dans le contexte actuel de contrainte des dépenses publiques. En raison de la prévalence élevée des troubles mentaux et de leurs coûts directs et indirects importants (WICPE, 2000 ; Alonso et al., 2007), le secteur de la santé mentale a fait l’objet de transformations majeures durant les dernières années. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) estime que d’ici 2030, les troubles mentaux (spécifiquement la dépression) seront la principale cause de morbidité dans les pays industrialisés (Mathers et Loncar, 2006). Une personne sur quatre est affectée de troubles mentaux à un moment ou l’autre de sa vie (OMS, 2011), mais le tiers seulement consulte un professionnel de soins pour raison de santé mentale au cours d’une année (Lesage et al., 2006). Les troubles de santé mentale, incluant la toxicomanie, comptent parmi les plus importantes raisons d’absentéisme au travail. Au Canada et aux États-Unis, ils dépassent en importance les maladies physiques pour cause de journées perdues en raison de maladie (Kirby, 2006). En France, ces troubles constituent le second motif d’arrêt de travail et la première cause d’invalidité (Caridade et al., 2008). Ils représentent un dixième des dépenses de santé (8 % pour le Québec ; Fleury et Grenier, 2012a), et occupent le premier poste de dépense hospitalière. La littérature met aussi en relief, pour plusieurs troubles mentaux, l’adéquation non optimale des traitements, le délai important de prise en charge après les premiers symptômes de la maladie, les duplications de services et les difficultés d’accès et de continuité de soins (WHO et WONCA, 2008 ; Howell et al., 2008).

Afin d’améliorer l’organisation des services de santé mentale, des réformes importantes ont été introduites dans différents pays visant à consolider les soins primaires[1], l’intégration du dispositif de soins, la collaboration interprofessionnelle et interorganisationnelle ainsi que le rétablissement des usagers. Les réformes tendent à accroître les compétences professionnelles et l’imputabilité du personnel de santé. L’accent est mis sur la prise en charge continue des besoins biopsychosociaux et l’amélioration de l’habilitation ou le pouvoir d’agir des usagers. Plusieurs modèles ont été expérimentés : par exemple les soins centrés sur les patients, l’approche par étapes, les soins intégrés pour le traitement des troubles concomitants de santé mentale et de dépendance, les soins partagés ou de collaboration, le modèle des soins chroniques et les réseaux intégrés de services (Tableau 1). Ces modèles rassemblent différents outils, stratégies ou approches d’intervention qui visent l’adoption de bonnes pratiques cliniques, incluant une meilleure coordination des soins tels que : la gestion de cas ou le soutien d’intensité variable (SIV), le suivi intensif (SI) et les parcours personnalisés de santé (PPS), les protocoles de soins, l’autogestion des soins, les guichets d’accès aux services, la formation croisée, les systèmes d’information clinique, etc. De plus en plus de données probantes indiquent que les systèmes qui ont consolidé leurs soins primaires et intégré davantage leur dispositif de soins, par l’adoption de l’une ou l’autre de ces pratiques ou stratégies d’intégration clinique et organisationnelle, répondent davantage aux besoins populationnels (Leatt et al., 2000 ; Starfield et al., 2005).

Cet article vise à faire un survol des tendances internationales des réformes en cours en santé mentale en insistant sur les modèles et les stratégies déployés afin d’améliorer le dispositif de soins. Par la suite, les réformes en santé mentale seront illustrées à partir des expériences du Québec et de la France, où un court bilan des transformations sera produit. L’article est soutenu par une recension des écrits en santé mentale et par des recherches en cours sur l’organisation de ces services. Enfin, il contribue à la réflexion sur la planification des services en santé mentale afin d’améliorer l’efficience de ce secteur, et permettre le transfert des connaissances dans un contexte de réformes majeures des systèmes sociosanitaires.

1. Orientations, modèles et stratégies au coeur des transformations en santé mentale

Le système de santé mentale dans les pays industrialisés s’est historiquement développé en parallèle du système sociosanitaire (Thornicroft et Tansella, 1999), mais en s’inspirant des grandes transformations réalisées dans ce secteur : le virage ambulatoire et le développement progressif des programmes de réadaptation dans la communauté. Un dispositif d’hébergement pour les usagers, conceptualisé selon un continuum progressif d’encadrement (des ressources intermédiaires aux logements autonomes) a été graduellement introduit. Dans ce continuum, l’hébergement autonome avec soutien s’est progressivement imposé comme le modèle privilégié (Piat et al., 2008). L’approche Logement d’abord en représente un modèle clé (Tableau 1).

Pour leur part, les services psychiatriques ont été de plus en plus axés sur les traitements de pointe pour les usagers à profil clinique plus complexe. Leur modèle organisationnel est basé sur des programmes qui visent l’atteinte de la continuité ou la hiérarchisation des soins. Les programmes de SI, de soutien en emploi de type « individual placement and support » ainsi que les soins par étapes, et les soins partagés ou de collaboration qui visent le soutien à la première ligne en sont des exemples (Tableau 1). Ce mouvement de spécialisation de la psychiatrie s’explique par la consolidation parallèle des soins primaires de santé mentale. Plusieurs études ont témoigné que les pays ayant consolidé leurs soins primaires avaient une population en meilleure santé, et que ces systèmes mieux équilibrés s’avéraient plus efficients (Starfield et al., 2005). En santé mentale, la consolidation des soins primaires s’appuie aussi sur l’importance de prendre en charge à la fois les troubles de santé physique, de dépendance et de santé mentale, étant donné la prévalence élevée des troubles concomitants (Jones et al., 2004). Des avantages notables en termes d’accessibilité géographique accrue et d’une moindre stigmatisation militent également en faveur du rehaussement de la gestion de troubles mentaux par la première ligne.

L’accent mis sur le rehaussement des soins primaires positionne les omnipraticiens et les intervenants psychosociaux de première ligne à devenir les acteurs clés des présentes réformes. Les intervenants psychosociaux sont, au Québec, les psychologues en clinique privée, les équipes interdisciplinaires de soins en centres de santé et de services sociaux (CSSS), les organismes communautaires, les pharmacies communautaires et l’intersectoriel (ex. : municipalité, éducation, justice, police). En France, ils sont constitués : des services municipaux, des maisons de santé pluridisciplinaires (MSP)[2], des centres de santé (ou dispensaires)[3], des centres communaux d’action sociale (CCAS)[4], des services d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés (SAMSAH) ou des services d’accompagnement à la vie sociale (SAVS)[5] et des professionnels exerçant dans le secteur libéral. Les modalités de rémunération des médecins au Québec et en France, majoritairement à l’acte, ne favorisent toutefois pas une prise en charge optimale de cette clientèle (Fleury et Grenier, 2012b). L’augmentation des interventions psychosociales de première ligne, particulièrement l’accès à la psychothérapie, est au coeur des enjeux des réformes en cours. Des pays comme la Grande-Bretagne et l’Australie ont ainsi récemment rehaussé substantiellement l’accès à la psychothérapie pour leur population (Kyrios et al., 2010 ; Layard, 2006). Des études démontrent qu’un meilleur accès à la psychothérapie et des collaborations plus fructueuses entre les omnipraticiens et les intervenants psychosociaux donnent des résultats positifs quant au rétablissement des patients, à la satisfaction et à l’efficacité au travail des omnipraticiens (Clark et al., 2009 ; Layard et al., 2007 ; Chomienne et al., 2010).

Bien que les personnes avec des troubles mentaux graves demeurent toujours une cible prioritaire d’intervention à cause de leur grande vulnérabilité et de la stigmatisation dont elles sont victimes (OMS, 2004), les orientations récentes dans les réformes favorisent les troubles courants, dont la prévalence et les effets négatifs sur la productivité sont en hausse. Ce phénomène introduit des changements importants dans les processus et les enjeux de la transformation. Ces tendances internationales structurent les réformes du système de santé mentale au Québec et en France.

2. L’exemple des réformes du secteur de la santé mentale au Québec et en France

2.1 La réforme en santé mentale au Québec : orientations générales et objectifs poursuivis

Le projet de loi 83 sur la réforme du système sociosanitaire (MSSS, 2005a ; Fleury et al., 2007) et le Plan d’action en santé mentale (PASM, MSSS, 2005b) visent à introduire des changements substantiels. Le PASM repose sur les principes de responsabilité populationnelle, de hiérarchisation des services et sur les modifications majeures (projets de loi 90 et 21, respectivement en 2002 et 2009) apportées au code des professions qui favorisent le travail interdisciplinaire (Trudeau et al., 2007 ; Trudeau, 2010). Il propose d’améliorer l’accès et la continuité des services, en augmentant l’offre de soins primaires et des services dans la communauté. Le rétablissement (autonomisation des personnes, usagers et proches, à la fois partenaires du système de santé mentale et moteurs de leur traitement) est un principe central du PASM. L’adoption de pratiques basées sur les données probantes, et l’amélioration des services de santé, des processus de soins et des structures font l’objet des transformations.

Pour rehausser l’accès aux services dans les réseaux locaux de 100 000 habitants, le PASM recommande : 1) des équipes de santé mentale en CSSS (ratio adulte/jeune = 20/6 intervenants psychosociaux et 2/0,5 omnipraticiens) ; 2) des équipes de suivi intensif (SI : 70 places) ; 3) des équipes de soutien d’intensité variable (SIV : 250 places) ; 4) de l’hébergement autonome avec encadrement intensif (20 à 30 places), avec soutien léger (40 places) et soutien au logement (50 places) ; 5) des services de crise (mobiles, téléphoniques 24/7, hébergement de crise) ; et 6) de soutien à l’intégration au travail (58 personnes) et aux études. Le rehaussement des services de santé mentale dans les CSSS implique, selon les territoires, le transfert en première ligne de patients et d’intervenants psychosociaux qui proviennent des services spécialisés.

Pour améliorer la continuité des services, des mécanismes de coordination sont prévus comme des ententes de services entre les organisations ; des agents de liaison qui permettent un passage fluide entre les services courants et les équipes de santé mentale en CSSS, et entre les soins primaires et spécialisés ; des intervenants pivots ou gestionnaires de cas pour les patients ; un guichet d’accès en CSSS facilitant une meilleure coordination des services de première ligne, et entre cette dernière et les services spécialisés ; enfin, la fonction de professionnel/psychiatre répondant.

Dans le cadre de leur responsabilité populationnelle locale, les CSSS devaient aussi développer des projets cliniques, entre autres pour la santé mentale (MSSS, 2005a). Ces projets devaient s’effectuer en concertation avec l’ensemble des partenaires concernés par la gamme des services (MSSS, 2005b). Ils visaient à instituer une « vision locale » de l’organisation de services intégrés afin d’optimiser les ressources, et de répondre le plus adéquatement possible aux besoins de leur population. Enfin, au moins 10 % de l’enveloppe budgétaire en santé mentale devait être alloué au financement des organismes communautaires de ce secteur, partenaires clés.

2.2 Quelques constats sur l’implantation des transformations en santé mentale au Québec

Depuis 2005, le gouvernement du Québec a poursuivi dans la voie des réformes entreprises durant les années précédentes, favorisant la consolidation des services dans la communauté. La réforme innove néanmoins en mettant l’accent sur le renforcement des soins de santé primaires. Pour permettre une implantation harmonieuse et efficace de ces transformations, le MSSS a créé un Centre national d’excellence en santé mentale (CNESM). Ce centre a d’abord abordé le déploiement du SI et SIV (2008), ensuite les soins primaires de santé mentale (2011). Des réunions biannuelles ont aussi été tenues, mobilisant l’ensemble du réseau. Ces initiatives ont eu pour finalité le transfert des connaissances sur les meilleures pratiques afin d’en informer le réseau de la santé mentale.

Malgré ces réalisations, les constats sont mitigés sous de nombreux aspects. Les restructurations et l’injection insuffisante de ressources[6] n’ont pas en effet permis d’atteindre les objectifs ciblés par le PASM. Sur une majorité de territoires, les modalités d’opération de la transformation sont encore à identifier, et leur organisation est très embryonnaire. Les réformes du secteur sociosanitaire et de la santé mentale ont mobilisé le personnel et entraîné une rotation élevée de celui-ci entre les équipes et les niveaux de soins, avec pour effet que les équipes ont été déstabilisées. Les restructurations se sont surtout concentrées dans les CSSS. Pour que la réforme favorisant les soins primaires se réalise, et que les nouveaux programmes y soient déployés (ex. : équipe de santé mentale, guichet d’accès), on a dû transférer et intégrer dans les CSSS de nombreux effectifs. Cette priorisation a mis en suspens les modifications reliées à la création de réseaux locaux de services (RLS) prévus en santé mentale. Le modèle médical est toujours prédominant dans le dispositif de soins, en témoigne la pénurie de ressources de traitements alternatifs (ex. : soutien au logement, au travail, services psychosociaux et de réadaptation). Il existe encore des tensions politiques ou historiques entre les acteurs (hôpitaux généraux versus psychiatriques ; CSSS versus autres organisations du RLS ; organismes communautaires versus institutions publiques, etc.). Les consensus sur la hiérarchisation des services sont encore difficiles à faire dans les milieux où les activités de réseautage sont moins réussies (Vallée et al., 2009 ; Fleury et al., 2010 ; CSBE, 2011 ; Fleury et Grenier, 2012a).

Pour l’ensemble des CSSS du Québec, les équipes de santé mentale sont à consolider. Ainsi, les équipes pour adultes sont pourvues de 40 à 50 % des effectifs prévus, et les équipes de clientèle jeunesse de 50 à 60 % des effectifs. Le recrutement et l’intégration des omnipraticiens et des psychologues sont problématiques (Fleury et Grenier, 2012a ; Delorme, 2010). Cette situation contribue à embourber les guichets d’accès en CSSS. Par exemple, en 2010-2011, le délai moyen d’accès entre la première assignation et la première intervention était de 25,6 jours pour la population adulte, et de 32,3 jours pour la population jeune. Une variation entre 10 à 50 jours était observée selon les régions. Approximativement la moitié des régions ne respectait pas la cible de 30 jours de délai fixée par le MSSS (Fleury et Grenier, 2012a). Néanmoins, certaines équipes de santé mentale ont développé des partenariats intéressants avec des centres de réadaptation en dépendance (CRD) ou avec les organismes communautaires, et certaines interviennent directement dans des cliniques médicales d’omnipraticiens. Plusieurs ont déployé des protocoles de soins, et quelques-unes des formations aux omnipraticiens. Ces initiatives sont perçues comme favorables à l’amélioration des services.

Le PASM fixait pour 2010 l’objectif de 75 % de la cible de SI et 100 % de la cible de SIV. Sans tenir compte d’une légère augmentation de la population, le pourcentage de places de SI a peu augmenté pour atteindre 35,3 % de la cible de 75 %. Quant aux équipes de SIV, d’importants retards dans leur développement sont observés ; en 2009-2010, 29,5 % de l’objectif visé est atteint (Fleury et Grenier, 2012a). Selon le CNESM, à la fin de l’année 2011, il y aurait au Québec 52 équipes de SI, et 120 équipes de SIV dont les 2/3 de ces dernières dans le réseau public. Quant au financement octroyé aux organismes communautaires en santé mentale, il a diminué entre 2005 et 2010, s’établissant entre 7 et 8,8 % du programme de santé mentale en 2010, selon qu’on y intègre ou pas les frais d’immobilisation (AGIR, 2010 ; Fleury et Grenier, 2012a). L’objectif de 10 % n’a donc pas été atteint, nonobstant le fait que les montants varient selon les régions (Fleury et Grenier, 2012a). Selon Théoret (2010), lorsque la consolidation a eu lieu, elle a davantage visé les mandats spécifiques au détriment de la mission globale des organismes, et leur stabilité organisationnelle. Selon le même auteur, près de 40 % des organismes ont très peu développé sinon pas développé de liens avec les CSSS. Malgré quelques avancées pour la participation des usagers[7] et la reconnaissance des familles dans la gouvernance et la dispensation des soins, la réforme en cours est perçue comme ayant fragilisé ces organismes sur plusieurs aspects (précarité des ressources, surcharge de travail, etc. (CSBE, 2010a).

Les mécanismes de coordination sous leur forme intervention (agents de liaison et intervenants pivots, psychiatres répondants) ou administrative (ententes de services, projets cliniques) ont été peu déployés dans l’ensemble du réseau (Vallée et al., 2009 ; CSBE, 2010b). Au coeur de la concrétisation des soins partagés, la fonction de psychiatre répondant a été le sujet de vives négociations entre le MSSS et l’Association des médecins psychiatres du Québec (AMPQ). Elle a seulement été entérinée à l’automne 2009. Dans huit régions sociosanitaires, la fonction de psychiatre répondant pour la clientèle adulte reste en bonne partie à implanter ; en pédopsychiatrie, il n’y a aucun poste de comblé dans six régions du Québec (AMPQ, 2011). En décembre 2011, plus de 40 % des psychiatres auraient été reconnus à titre de psychiatres répondants (446 psychiatres, dont 120 pédopsychiatres) ; néanmoins, seulement une minorité serait active, soit 147 psychiatres, dont 57 pédopsychiatres (Fleury et Grenier, 2012a). L’intégration entre la psychiatrie et l’organisation des soins primaires constitue toujours un enjeu de taille. Dans ce contexte, les omnipraticiens ont perçu peu de changements dans ce qui devait les soutenir et améliorer leurs services aux patients (Fleury et Grenier, 2012b). Certaines initiatives ont néanmoins permis une certaine amélioration du soutien clinique aux omnipraticiens pour le traitement des troubles mentaux (Fleury et al., 2010). Elles sont reliées à l’action de « psychiatres réformistes » ou à l’instauration de modules d’évaluation liaison (MEL) dans quelques hôpitaux, surtout universitaires (MSSS, 2005a).

En résumé, l’organisation des services après le PASM a été sensiblement réorientée vers les soins de première ligne et les troubles courants. Nous notons un accroissement substantiel des services dans les CSSS, et l’investissement dans les services ambulatoires qui a quasiment doublé (Fleury et Grenier, 2012a). Néanmoins, le financement global investi dans le programme de santé mentale, malgré les promesses de priorisation de ce secteur par le MSSS, n’a pas augmenté. Avec environ 8 % du financement investi dans ce secteur par rapport aux programmes-services du MSSS, les fonds octroyés à la santé mentale sont toujours en deçà des recommandations d’investissement de la Commission de la santé mentale du Canada (CSMC, 2012). L’investissement recommandé est 10 % à l’image d’autres pays tels que l’Australie, la Grande-Bretagne et la Nouvelle-Zélande, qui se démarquent par la performance de leur système de santé mentale.

3. Les fondements de l’organisation des soins psychiatriques en France : la sectorisation

Depuis les années 1960-1970, la France a développé une nouvelle politique d’organisation des soins en santé mentale qui vise à la déstigmatisation des personnes et à une désinstitutionnalisation progressive. Basé sur le principe de la sectorisation psychiatrique, ce processus consiste à définir des aires territoriales et sociodémographiques de proximité au sein desquelles les services hospitaliers doivent développer un continuum de soins et de services utiles au sein du territoire, dont ils ont la responsabilité populationnelle. À ce jour, il existe 815 secteurs de psychiatrie pour adultes (1 secteur pour environ 70 000 habitants) et 320 secteurs pour enfants et adolescents (1 secteur pour environ 210 000 habitants). Chaque secteur est placé sous la responsabilité médicale d’un psychiatre et d’une équipe pluridisciplinaire permettant de développer des réponses ambulatoires (centres médico-psychologiques [CMP][8], centres d’accueil thérapeutiques à temps partiel, hôpital de jour), et de prise en charge intensive (hospitalisation, accueil familial thérapeutique, appartements thérapeutiques, etc.). Le dispositif pivot du secteur est le CMP qui délivre les soins ambulatoires à proximité du domicile des personnes.

Plusieurs rapports ont recommandé une évolution substantielle du fonctionnement des secteurs et de l’organisation de la réponse aux besoins de la population, en vue de renforcer les services ambulatoires et de suivi dans la communauté (Massé, 1992 ; Piel et Roelandt, 2001 ; Clery-Melin et al., 2003 ; Couty, 2009 ; Milon, 2009 ; Lefrand, 2011). Entre 2005 et 2008 a été mis en oeuvre le Plan Psychiatrie et Santé mentale (PPSM) dont les objectifs étaient de : décloisonner les pratiques et les organisations ; renforcer les droits des personnes et de leurs familles ; améliorer la formation des professionnels et la qualité des soins ; et développer la recherche. L’impact du PPSM a été évalué en 2011 à la fois par le Haut Conseil de la santé publique (HCSP, 2011) et la Cour des comptes (Cour des comptes, 2011). Des évolutions sont soulignées dans ces deux rapports, mais il persiste de nombreux points faibles qui ont fait l’objet de 23 recommandations par la Cour des comptes dont : la réduction des disparités territoriales dans l’allocation des ressources financières ; le développement et la diversification de l’offre extra-hospitalière et de services médico-sociaux ; la mise en place d’une hiérarchisation cohérente entre l’offre de soins de proximité et les ressources spécialisées ; la généralisation des conseils locaux de santé mentale qui permet d’associer l’ensemble des acteurs sur un territoire, etc.

4. Quelques constats sur l’organisation actuelle des services en France

Souvent cité comme modèle d’organisation, le bilan de la sectorisation psychiatrique en France amène à considérer son développement comme inégalement réparti sur le territoire, et inachevé pour la diversification du panier de soins et de services. Le nombre de lits d’hospitalisation a fortement diminué : de 120 000 en 1950, 76 000 en 1989 à 40 000 en 2003[9]. Les derniers chiffres (Cour des comptes, 2011) indiquent un nombre de lits de 57 410, dont plus de 55 000 pour les adultes. Quant à la population suivie par les services de psychiatrie, elle est passée d’environ 700 000 personnes en 1989 à plus de 1,2 million en 2003. Environ 80 % des personnes ayant des troubles psychiatriques sont suivies en ambulatoire. La durée moyenne des séjours hospitaliers est passée de 90 jours en 2009 à 40 jours en 2003 (Kannas et al., 2009). Le virage ambulatoire reste disparate selon les secteurs et les territoires. En 2009, l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES) a évalué cette disparité en déterminant neuf catégories différentes de secteurs psychiatriques, ceux-ci classés selon leurs équipements, le ratio de personnel, les activités, le degré d’intégration des services dans la communauté et l’accessibilité temporelle (Coldefy et al., 2009). Par ailleurs, soulignons la persistance de situations d’hospitalisation de longue durée (environ 14 000 personnes) pour lesquelles des recommandations récentes et un guide d’appui au changement ont été élaborés par la Mission nationale d’appui en santé mentale (MNASM, 2011). Ce guide vise à remobiliser le projet de vie de ces personnes afin de favoriser leur accès aux soins, un accompagnement médico-social suffisant, un hébergement/logement adapté et l’amélioration de l’accès aux droits.

5. Les réformes en cours en France

L’évolution du système de santé mentale en France s’inscrit dans la réforme globale du système de santé introduite par la loi dite « Hôpital, Patients, Santé, Territoires » (HPST) en 2009. Cette loi introduit plusieurs mécanismes d’intégration sur les plans stratégique, tactique et opérationnel. Parmi les mesures phares, la création des Agences régionales de santé (ARS) permet la fusion des différentes instances régionales chargées de la planification et de la régulation de l’offre de soins. Ces agences travaillent à l’élaboration des schémas régionaux d’organisation sur le plan des services hospitaliers, du secteur médico-social[10] et de la prévention et de l’ambulatoire. Dans la totalité des régions, il existe un volet transversal et propre à ces schémas pour la santé mentale. D’autres leviers sont introduits par la loi dite HPST tels que l’article 51 qui vise à développer des protocoles de coopération entre professionnels de santé (délégation de tâches, transfert d’actes ou de compétences d’un médecin vers un professionnel paramédical). À ce jour, aucun protocole de coopération n’a été autorisé en santé mentale. La mise en oeuvre de parcours personnalisés de santé (PPS, Tableau 1) pour l’ensemble des patients est aussi au coeur des transformations. Le médecin traitant est le pivot du PPS. D’autres dispositifs sanitaires sont appelés à se développer tels que les maisons de santé pluridisciplinaires (MSP), les pôles de santé[11] et le renforcement des coopérations entre les établissements publics de santé (création de groupement de coopération sanitaire, communauté hospitalière de territoire, etc.). Il convient également de citer les effets importants de la loi du 5 juillet 2011 relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques, et aux modalités de leur prise en charge qui révisent le cadre des personnes hospitalisées sans leur consentement. Il s’agit notamment d’un renforcement des droits des personnes par le contrôle du juge des libertés, d’une possibilité de mise en oeuvre d’un programme de soins ambulatoires sous contrainte et d’une modification des procédures de recours aux soins sans consentement.

Globalement, en France, la psychiatrie se trouve dans un entre-deux et à un tournant de son histoire. La réduction des inégalités d’accès aux soins de santé mentale et l’augmentation du suivi des personnes dans leur milieu de vie constituent des priorités de transformation. Pour ce faire, l’intégration à la première ligne est inscrite dans les orientations actuelles. Si le CMP constitue encore le pivot de la prise en charge de proximité des patients, le renforcement des liens avec la première ligne dans une perspective de soins partagés reste à parfaire. Les difficultés relatives à la démographie médicale, et à la répartition inégale des psychiatres sur le territoire plaident en faveur de la valorisation du rôle des infirmiers et des psychologues (Delamaire et Lafortune, 2010 ; CNOI, 2010 ; Hénart et al., 2011). La fonction de coordonnateur de parcours est mise en valeur par plusieurs projets régionaux de santé (PRS) des ARS. Ce case management à la française (Petitqueux-Glaser et al., 2010) a vocation à prendre place dans le continuum des pratiques en réseau. Par ailleurs, l’accessibilité aux services dits de « droit commun » pour les personnes devra être renforcée (logement, travail, participation sociale, etc.). Les programmes de réhabilitation psychosociale et d’habilitation restent encore minoritaires ; l’enjeu est de convaincre du potentiel et des modalités concrètes de rétablissement des personnes. C’est par la diversification des modalités de soins psychiatriques et l’articulation avec les établissements et services médico-sociaux, qui représentent un vecteur majeur de diversification et de continuum de l’offre, que les inégalités seront réduites et que les défis de santé publique en santé mentale pourront être relevés.

Dans ce contexte, un nouveau Plan santé mentale 2011-2015 a été introduit en quatre grands axes de travail : garantir l’accessibilité aux soins de proximité et le parcours de soins et de vie des personnes ; réduire les inégalités ; et faire progresser la formation et la recherche. Le changement politique intervenu en mai 2012 a mis en suspens ce plan. Une mission parlementaire d’information sur la psychiatrie et la santé mentale vient d’être constituée afin de réquisitionner le cadre légal des soins sans consentement. De l’avis de l’ensemble des acteurs et des partenaires concernés, il est actuellement nécessaire de définir des orientations interministérielles ambitieuses et claires afin d’accompagner le changement en psychiatrie et en santé mentale. L’appui au changement est le rôle tenu par la MNASM depuis 20 ans ; cet organisme national est paradoxalement menacé de disparition.

Conclusion : constats généraux sur les réformes et stratégies de refonte du système

Bien que l’organisation des services au Québec et en France n’épouse pas le même contexte, vocabulaire, temporalité, ni dynamique, les deux États s’inscrivent dans les courants internationaux actuels, et les grands axes de transformation des services de santé mentale. Des efforts substantiels (ex. : formation, recherche, transfert des connaissances) et des acquis importants ont été réalisés : consolidation des soins primaires dispensés dans la communauté ; intégration de bonnes pratiques ; reconnaissance des forces et du pouvoir d’agir des personnes et de l’importance des familles dans la planification des services. L’organisation du dispositif de soins poursuit également son processus vers la désinstitutionnalisation, la diversification et la continuité des services pour répondre aux besoins spécifiques des clientèles, améliorer leur intégration dans la communauté et leur rétablissement. Les services ont été organisés par secteurs ou territoires. Des organisations ont été désignées responsables de la planification concertée de la gamme de services dans une optique de responsabilité populationnelle et de hiérarchisation des soins.

Les réformes en cours reposent sur différentes stratégies ou approches d’organisation de services. Leurs objectifs sont : 1) d’accroître les compétences des omnipraticiens et optimiser la prise en charge de la population ; 2) de maximiser le soutien et la coordination entre les soins primaires et les services spécialisés en santé mentale ; 3) d’étendre les services psychosociaux de première ligne dans la communauté, d’atteindre une collaboration optimale des médecins omnipraticiens, des psychiatres et des intervenants psychosociaux (incluant les organismes communautaires et autres acteurs de la communauté) ; 4) de transférer efficacement la clientèle aux services spécialisés lorsque nécessaire, avec un retour progressif en première ligne avec un soutien spécialisé au besoin, ce qui contribuera à renverser la « pyramide de soins » ; et 5) d’organiser d’une façon efficiente l’ensemble du dispositif de soins, permettant une amélioration des dépistage et traitement précoces.

Mais, les systèmes de santé mentale du Québec et de France demeurent encore trop hospitalo-centriques, insuffisamment axés sur le rétablissement, et trop souvent appelés à répondre dans l’urgence. Les activités de soutien dans la communauté et les « activités de droit commun » sont au coeur des enjeux de la consolidation des services. Malgré cela, l’équité régionale ou par secteur et la diminution des inégalités sociales et de la stigmatisation demeurent des défis importants à relever. Une évolution des compétences professionnelles et des métiers est également attendue, de même que le développement d’outils ou de stratégies qui permettront la coordination et l’intégration des pratiques. Le décloisonnement des pratiques, l’intégration des services et le déploiement optimal de continuums de soins dans la communauté sont toujours des idéaux types à atteindre. Ils impliqueront une modification profonde de la vision et de l’organisation du système de soins, lesquels s’inscrivent dans des modèles de type réseau intégré de services ou de soins chroniques (pour une définition : Tableau 1).

Les modèles les plus efficaces seraient ceux avec des composantes multiples et intégrées qui répondent aux différents profils cliniques (et intensité de soins) de la clientèle, et qui tiennent compte de l’ensemble du dispositif de soins. L’utilisation des ressources serait plus efficace, la satisfaction au travail plus élevée et l’expérience des patients et leur rétablissement améliorés, particulièrement les patients avec des problèmes chroniques ou complexes (Kates et al., 2011 ; Katon et al., 2007 ; Williams et al., 2007 ; Smith 2009). Globalement, l’implantation des stratégies et des modèles intégrés est néanmoins limitée (Walters et al., 2008 ; Kates et al., 2011 ; Pawlenko, 2005). Enfin, comme le Québec et la France sont tous deux dans des périodes charnières de transition (nouvelles orientations politiques), espérons que les transformations s’accéléreront. Mieux comprendre les déterminants du changement et soutenir l’implantation des orientations seront au coeur des défis et des conditions de succès des transformations.

Tableau 1

Descriptions de stratégies clés (avec effets probants démontrés) au coeur des réformes des services de santé mentale

Descriptions de stratégies clés (avec effets probants démontrés) au coeur des réformes des services de santé mentale

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