Corps de l’article

Introduction

« Trust et droit français : les frères ennemis? » : la question ne manque pas de provoquer; elle a pourtant été clairement posée il y a quelques années dans une revue juridique française, en intitulé d’un dossier[1] consacré au trust et à sa réception en droit français. Ce colloque international confrontant trust anglo-saxon et fiducie civiliste (sous ses diverses formes) laisse augurer une réponse heureusement négative à cette question : le trust et le droit français ne sont certainement pas frères[2], mais ils ne sont pas non plus ennemis. La nouvelle fiducie française, née de la Loi no 2007-211 du 19 février 2007 instituant la fiducie[3], répond sans doute partiellement à une influence du trust anglo-américain, mais cette influence doit être nuancée.

Cet article traite d’un thème assez large puisqu’il s’agit de revenir sur le fiduciaire, dont il a déjà été question dans d’autres contributions : le fiduciaire, véritable pivot ou simple rouage de l’opération de fiducie? Qu’il s’agisse du fiduciaire dans la fiducie de type civiliste ou du trustee dans le trust anglo-américain, il semble a priori n’y avoir aucun doute qu’il s’agisse de sujets juridiques centraux, voire indispensables, dans l’opération de fiducie et dans celle du trust. C’est dans tous les cas un constat souvent relevé à propos du trustee[4]. Cela mérite toutefois d’être vérifié pour ce qui concerne le fiduciaire, plus spécialement en droit français.

En droit français, le fiduciaire est celui à qui le constituant va confier un bien ou un ensemble de biens, droits ou sûretés, présents ou futurs, dans l’objectif que celui-ci « agisse dans un but déterminé au profit d’un ou plusieurs bénéficiaires »[5]. Le constituant peut s’adresser à un seul fiduciaire comme à plusieurs. Simplement, la liste des personnes pouvant être désignées comme fiduciaire(s) est restreinte aux seuls établissements de crédit, entreprises d’investissement, entreprises d’assurance et aux avocats[6]. Les particuliers, notamment, sont donc exclus de cette qualité.

Le fiduciaire ne répond à aucune qualification juridique déjà connue du droit français : il n’est tout simplement pas qualifié, que ce soit de mandataire, de gestionnaire ou de toute autre qualification juridique qui pourrait éventuellement lui être appliquée. Il est un « agissant » sur les biens qui lui sont confiés, mais un agissant particulier, car il agit dans le cadre original d’un patrimoine séparé du sien[7], ce que la doctrine française appelle communément un « patrimoine fiduciaire »[8].

Le fiduciaire n’est donc pas un gérant ou un gestionnaire classique. Il a une position très originale en droit positif français, car il se retrouve à la tête de deux patrimoines, le sien propre et le patrimoine fiduciaire, ce qui déroge totalement à la théorie classique du patrimoine en droit français[9]. En outre, le fiduciaire peut tenir plusieurs rôles puisque fiducie-gestion et fiducie-sûreté sont toutes deux admises en droit français. Le fiduciaire peut ainsi être amené à gérer des biens dans un but déterminé par le constituant et qui sont destinés à être remis, à l’issue du contrat de fiducie, à un tiers bénéficiaire (ou plusieurs); ou bien, il peut être amené à gérer un patrimoine constitutif d’une garantie au profit d’un tiers créancier ou de lui-même s’il est le créancier du constituant.

La fiducie française est donc multiple, ce qui pose d’ailleurs difficulté lorsque l’on tente de systématiser le mécanisme fiduciaire. Il n’est pas indifférent que la fiducie soit conclue dans un but de gestion ou dans un but de garantie, voire en associant les deux fonctions lorsque le fiduciaire n’est pas le créancier bénéficiaire de la fiducie, mais est amené à gérer le patrimoine fiduciaire dans un but de garantie au profit d’un tiers créancier[10]. On voit déjà là les limites de la distinction qui est faite en doctrine entre fiducie-gestion et fiducie-sûreté. Le législateur s’est d’ailleurs gardé de consacrer officiellement une telle dichotomie, même si plusieurs dispositions du Code civil français sont désormais consacrées exclusivement à la fiducie conclue dans un but de garantie[11].

Le fiduciaire est donc évoqué dans le Code civil français de manière unitaire et, à première vue, il constitue un élément-clé du mécanisme de fiducie : sur les vingt-et-un articles relatifs à la fiducie qui figurent dans le Livre III du Code civil, deux tiers concernent le fiduciaire et un tiers le fiduciaire exclusivement. En dépit de ce constat, il subsiste dans la législation française des lacunes sur l’essentiel, c’est-à-dire sur la nature des rapports entre fiduciaire et constituant, d’une part, et entre fiduciaire et bénéficiaire, d’autre part. La responsabilité du fiduciaire n’est par ailleurs réellement envisagée que dans un seul article, assez vague[12]. Autant dire que l’oeuvre du législateur français reste à parfaire, en dépit des nombreux textes relatifs à la fiducie qui se sont succédés ces dernières années[13]. L’éclairage du juge sera nécessaire tout en étant probablement redouté par les praticiens – ce qui explique la faible pratique de la fiducie en France depuis la loi du 19 février 2007[14].

Néanmoins, à première vue, le fiduciaire apparaît sans doute comme le pivot de l’opération fiduciaire, celui par lequel passent les biens mis en fiducie et qui devra à la fois respecter la volonté du constituant et prendre les initiatives que lui laissent a priori ses qualités de propriétaire et de gestionnaire. En effet, le fiduciaire cumule les perspectives sous l’angle desquelles ses fonctions et son rôle peuvent être étudiés : à la fois co-contractant du constituant pour une durée déterminée, propriétaire des biens mis en fiducie, gestionnaire de patrimoine et parfois aussi créancier du constituant, sa situation originale au regard des catégories juridiques civilistes traditionnelles rend la fiducie difficile à harmoniser avec celles-ci : comment admettre qu’une même personne puisse à la fois être reconnue propriétaire de biens et simple gestionnaire de ces mêmes biens au bénéfice d’un tiers? Il est alors nécessaire de passer par l’étrange qualification (au regard du droit français) de « propriétaire temporaire pour autrui », ce qui permet d’imaginer qu’un tel propriétaire doive alors agir non pas librement, mais en fonction des objectifs qui lui sont assignés par autrui (le constituant) au bénéfice d’un tiers (le bénéficiaire).

On mesure à quel point les interrogations que pose la fiducie au regard du droit français ne sont pas facilement exportables en dehors des systèmes juridiques civilistes. En effet, contrairement à la fiducie française qui repose à la fois sur le pilier du contrat et sur le pilier de la propriété[15], on sait que le trust anglo-américain relève historiquement du champ du droit des biens et non de celui des contrats[16]. Il s’agit là d’un élément essentiel, qui permet de mieux saisir la diversité des approches de la fiducie civiliste et du trust anglo-américain. Certains sont même allés jusqu’à considérer que la comparaison du trust et de la fiducie était dès lors impossible et qu’en tout état de cause une transposition des droits issus du trust dans les catégories civilistes était irréalisable[17]. Il nous semble au contraire que la comparaison est judicieuse dès lors que l’on s’intéresse au fiduciaire, qui présente un certain nombre de points communs avec le trustee. Du moins faut-il admettre que de nombreuses questions que posent la qualité et le rôle du fiduciaire peuvent être transposées à la qualité et au rôle du trustee, et réciproquement. Il y a là, sans doute, le signe d’une certaine « universalité », si ce n’est de nos solutions juridiques, au moins de nos questionnements, sur les pouvoirs, les devoirs, la responsabilité du fiduciaire et du trustee[18]. Les fonctionnalités recherchées au travers d’une fiducie civiliste ou d’un trust anglo-américain constituent probablement le lien le plus net entre ces institutions.

Nous allons donc voir, tout en essayant d’introduire des éléments de comparaison avec le trust anglo-américain ou d’autres fiducies, que la fiducie de droit français mène sans aucun doute à un étirement des concepts civilistes classiques de gestionnaire et de propriétaire, ce qui amène à se demander si le fiduciaire ne serait pas davantage un simple rouage, dépendant de nombreux autres rouages du mécanisme fiduciaire, plutôt que le véritable pivot de cette opération. Pour cela, nous envisagerons d’abord le fiduciaire en tant que contractant gestionnaire sous la dépendance essentiellement du constituant (I), puis en tant que propriétaire diminué des biens placés en fiducie (II).

I. Le fiduciaire, contractant sous dépendance

Il n’y a a priori rien d’anormal ou de choquant à ce qu’un contractant puisse être envisagé comme étant « sous dépendance » : par essence, la relation contractuelle synallagmatique crée une dépendance à la volonté du co-contractant. Dans l’opération de fiducie, la situation du fiduciaire est toutefois plus subtile, puisque la dépendance du fiduciaire à l’égard des autres protagonistes de l’opération de fiducie s’exprime de manière multiple. Au schéma théorique de la dépendance, résultant du mécanisme fiduciaire à la française (A), il faut ajouter une domination de fait du constituant dans de nombreuses hypothèses (B). L’appréhension juridique de la responsabilité du fiduciaire n’en reste pas moins paradoxale : en dépit de cette situation de dépendance, la responsabilité du fiduciaire n’est que rapidement et imparfaitement abordée par le législateur français (C).

A. Le schéma théorique de la dépendance 

Le mécanisme fiduciaire repose, à l’image du trust de common law, sur l’idée que le fiduciaire doit oeuvrer au bénéfice d’un tiers choisi par le constituant. C’est le bénéficiaire qui doit, au final, recueillir les biens placés dans le patrimoine fiduciaire. Le fiduciaire agit donc dans le cadre de la fiducie comme un gestionnaire des biens qui lui ont été confiés. Mais à la différence du trustee, qui n’est pas fondamentalement enfermé dans un cadre contractuel[19], le fiduciaire français est éminemment lié par le contrat de fiducie conclu avec le constituant. En droit français, la fiducie est avant tout un contrat spécial, placé dans le Code civil parmi d’autres contrats spéciaux tels la vente, le prêt, ou encore le dépôt. La nature juridique de ce contrat de gestion est donc autonome : aucun renvoi n’est fait au contrat de mandat, contrairement par exemple au droit suisse, qui s’appuie expressément sur le droit applicable au mandat pour définir les règles applicables à la fiducie suisse[20] ou encore au droit luxembourgeois qui va dans le même sens[21]. La fiducie en droit français est une qualification contractuelle en elle-même. Certains auteurs considèrent que la fiducie française reposerait, à l’égard du bénéficiaire, sur une stipulation pour autrui au sens de l’article 1121 du Code civil[22]. Cependant, cela reste discuté.

En tout état de cause, le fiduciaire est l’interface entre constituant et bénéficiaire, sur la base d’un contrat conclu entre lui-même et le constituant. L’opération à trois personnes de fiducie repose donc fondamentalement sur un contrat établi entre deux des trois protagonistes. Dans ce cadre contractuel, le fiduciaire semble avoir un rôle majeur à jouer, le rôle d’un pivot.

La réalité est cependant autre pour plusieurs raisons. En premier lieu, la réglementation française sur la fiducie exclut que celle-ci puisse être utilisée à titre de libéralité[23], ce qui est critiqué par la doctrine et explicable uniquement par la crainte du législateur de voir la fiducie utilisée à mauvais escient. On peut penser qu’un jour ou l’autre, la fiducie-libéralité sera admise en droit français, ce qui conférerait alors au fiduciaire un rôle essentiel de pivot, entre le respect de la volonté du constituant et la préservation des intérêts du bénéficiaire.

En second lieu, le droit français autorise la confusion des genres entre les trois acteurs de l’opération de fiducie : le fiduciaire peut en effet être également bénéficiaire de la fiducie, comme le prévoit l’article 2016 du Code civil. C’est le cas, notamment, lorsque le fiduciaire est un créancier du constituant et qu’une fiducie-sûreté est mise en place pour garantir la créance du fiduciaire sur le constituant. Ce n’est donc pas une hypothèse d’école. Le constituant peut lui aussi être bénéficiaire[24], ce qui peut être envisagé, par exemple, dans le cadre d’une fiducie-gestion portant sur les biens d’un constituant majeur incapable. Cette confusion est plus classique et admise aussi dans le trust[25]. En droit français, elle entraîne en particulier une présomption d’action de concert en droit des sociétés[26].

La fiducie se résume alors concrètement à deux intervenants et non plus trois, l’un d’eux ayant toutefois une double qualité, celle de fiduciaire ou de constituant et celle de bénéficiaire : le schéma fiduciaire est donc préservé (trois fonctions distinctes) tout en étant quelque peu dévoyé (deux acteurs). Dans ces hypothèses, potentiellement fréquentes, le fiduciaire n’est plus véritablement une interface entre constituant et bénéficiaire : il est face à son seul co-contractant, le constituant. Cela modifie l’esprit originel du mécanisme fiduciaire et éloigne singulièrement la fiducie française du trust, le fondement contractuel de la fiducie ressortant d’autant plus dans ces hypothèses[27]. On peut faire le même type de constat de manière plus large, en observant la position du bénéficiaire dans le mécanisme de fiducie (ce qui permet d’éclairer indirectement celle du fiduciaire).

En troisième lieu, le bénéficiaire n’est en quelque sorte que le récipiendaire de l’action accomplie par le fiduciaire selon la volonté exprimée par le constituant (qui lui a transmis un ou plusieurs « biens, droits ou sûretés »[28]). Il n’est pas partie au contrat de fiducie; seule sa possible acceptation de la fiducie est évoquée, de manière assez allusive, à l’article 2028 du Code civil : « Le contrat de fiducie peut être révoqué par le constituant tant qu’il n’a pas été accepté par le bénéficiaire ». Mais les autres conséquences de cette acceptation ne sont pas clairement précisées; en particulier, le Code civil ne donne aucune information sur le sort des fruits et revenus des biens, droits ou sûretés placés dans le patrimoine fiduciaire. Il semble que ceux-ci ne reviennent pas au bénéficiaire, sauf stipulation contraire dans le contrat de fiducie[29]. Le bénéficiaire est ainsi récipiendaire des seuls biens mis en fiducie, tels qu’ils existent en fin de contrat de fiducie. La common law n’a pas conféré au beneficiary une meilleure position, du moins dans un premier temps : il a fallu l’intervention de l’equity pour améliorer sa position, tant il était « totalement ignoré » à l’origine[30].

Comme envisagé par le droit français, le bénéficiaire — qui reste d’ailleurs très discret dans les textes du Code civil — n’est donc qu’un personnage secondaire et relativement passif. Sur le modèle de la stipulation pour autrui du droit français[31], il est prévu que le constituant reste maître de l’existence de la fiducie tant que le bénéficiaire n’a pas accepté le contrat de fiducie. Ce dernier peut toutefois librement renoncer à la fiducie (ce qui ne met pas forcément fin à celle-ci[32]) et surtout demander en justice, dans certains cas (conventionnellement ou légalement définis), la nomination d’un fiduciaire provisoire ou le remplacement du fiduciaire[33].

On voit bien que le bénéficiaire n’est pas envisagé en droit français comme un rouage essentiel du mécanisme fiduciaire : il doit certes être désigné par le constituant[34], mais ensuite il n’a a priori d’autre choix que de rester passif (si toutefois il accepte le contrat de fiducie), sauf s’il renonce à la fiducie[35] ou demande le remplacement du fiduciaire[36]. Aucun autre droit ne lui est expressément accordé par les textes. Notamment, il ne peut exiger une reddition des comptes de la part du fiduciaire, sauf si le contrat le prévoit expressément[37].

Cette situation juridique pose bien sûr la question des éventuelles actions du bénéficiaire contre le fiduciaire, dans l’hypothèse où celui-ci ne respecterait pas ses pouvoirs de gestion ou n’agirait pas dans l’intérêt du bénéficiaire : sur quel fondement le bénéficiaire peut-il agir contre le fiduciaire? La doctrine française s’interroge à ce sujet, en l’absence de toute disposition générale dans le Code civil[38]. En particulier, que peut faire le bénéficiaire en cas de dissipation des biens par le fiduciaire? Il faut admettre que le bénéficiaire ne dispose, en vertu des textes et de manière explicite, d’aucun droit de suite ou droit de préférence. Il n’est a priori titulaire que de droits personnels à l’égard du fiduciaire, s’il a accepté la fiducie. Certains lui reconnaissent la possibilité de prendre des mesures conservatoires si la gestion du fiduciaire met en péril ses intérêts[39]. La possibilité de revendiquer les biens mis en fiducie est a priori exclue, sauf s’il s’agit d’obtenir la restitution des biens de la part du fiduciaire lui-même dans l’hypothèse de la fiducie-sûreté.

En effet, le bénéficiaire, en droit français, n’est titulaire d’aucun droit réel; seul le fiduciaire est admis comme propriétaire des biens mis en fiducie et aucun démembrement de la propriété n’a été reconnu dans la fiducie française[40]. Du moins c’est la conclusion que l’on peut raisonnablement tirer de la lecture des articles 2011 et suivant du Code civil[41]. Le bénéficiaire ne peut dès lors engager qu’une action visant à exiger l’exécution, par le fiduciaire, des actes qu’il s’est engagé à accomplir[42], notamment le transfert de propriété des biens à l’issue de la fiducie. Le bénéficiaire ne saurait agir en résolution du contrat de fiducie, puisqu’il n’est pas partie à ce contrat, ni exiger d’un tiers acquéreur la restitution d’un bien dont le fiduciaire aurait anormalement disposé, faute d’exercer un droit réel sur ce bien[43].

Une partie de la doctrine conteste toutefois cette analyse, en proposant une alternative : le bénéficiaire tirerait de l’article 2023 du Code civil un droit de suite entre les mains du tiers acquéreur de mauvaise foi, droit de suite qui serait le signe de l’octroi d’un véritable droit réel sur la chose d’autrui à son profit[44]. Toutefois, cette disposition se contente d’énoncer que « dans ses rapports avec les tiers, le fiduciaire est réputé disposer des pouvoirs les plus étendus sur le patrimoine fiduciaire, à moins qu’il ne soit démontré que les tiers avaient connaissance de la limitation de ses pouvoirs », sans préciser la sanction applicable dans cette dernière hypothèse. Il pourrait s’agir aussi bien de la nullité ou de l’inopposabilité de l’acte conclu en contradiction des pouvoirs accordés au fiduciaire, que de la possibilité pour le bénéficiaire d’exercer une action en responsabilité contre le tiers. Et l’on pourrait tout aussi bien considérer que le bénéficiaire serait titulaire, non pas d’un droit réel, mais seulement d’un jus ad rem, simple droit de créance lui permettant d’exercer une action paulienne spéciale à l’encontre du tiers de mauvaise foi[45].

Les lacunes et incertitudes du droit français en ce domaine contrastent avec l’action de breach of trust, spécialement créée en common law pour protéger le beneficiary. En Angleterre, l’évolution historique du trust a conduit le beneficiary, à l’origine dépourvu de tout droit (mais seulement pourvu de beneficial interests), à devenir titulaire de droits personnels puis progressivement de droits in personam ad rem acquirendam[46]. La fiducie française contraste également avec la règle selon laquelle un acquéreur à titre gratuit ou de mauvaise foi des biens confiés au trustee — l’acquéreur étant devenu ainsi propriétaire at law — devient par là même le trustee et doit alors gérer les biens dans l’intérêt du beneficiary[47]. Les biens demeurent donc grevés au droit équitable du bénéficiaire, ce dernier disposant d’un droit de suite[48].

Par ailleurs, qu’advient-il en cas de pluralité de fiduciaires et de disparition de l’un d’eux? Le bénéficiaire peut-il subir les conséquences d’une telle situation? À nouveau, le Code civil français est muet sur la question, qui semble devoir être envisagée — s’il y a lieu — dans le contrat de fiducie. Les parties pourraient prévoir que la fiducie se poursuive avec les fiduciaires subsistants, en précisant les modalités de l’éventuelle répartition des pouvoirs entre eux. Le droit anglais, au contraire, prévoit cette situation courante et protège le beneficiary à l’aide de l’institution des joint tenants : si un trustee vient à disparaître, les autres continueront à administrer valablement le trust dans l’intérêt du beneficiary. Ils reprendront donc en commun, en quelque sorte, les pouvoirs du trustee disparu[49].

Ces questions amènent à s’interroger, par répercussion, sur la place du fiduciaire dans ce contexte en droit français : à nouveau, il semble qu’il se trouve bien davantage face au constituant qu’il ne serait une véritable interface entre constituant et bénéficiaire. Pour preuve, l’absence de règles légales permettant d’apporter une solution à de nombreuses questions qui ne manqueront pas de se poser : le législateur français laisse ces questions relever du contrat et donc en pratique de la volonté du constituant, initiateur de l’opération de fiducie. On touche là un point essentiel du mécanisme fiduciaire, tel qu’il a été imaginé en droit français : c’est bien le constituant qui semble avoir un rôle essentiel à jouer dans le schéma théorique de la fiducie. Il est le contractant par lequel tout commence et, dans une certaine mesure, tout arrive.

B. La prééminence du constituant

On a vu que le bénéficiaire n’avait, en droit français, qu’une position relativement secondaire et incertaine. Qu’en est-il du constituant, l’autre acteur de la fiducie avec lequel le fiduciaire doit composer? On présente généralement le fiduciaire comme ayant une mission de gestion dynamique des biens mis en fiducie[50], une présentation valorisante de ses fonctions. Il faut cependant passer du mythe à la réalité lorsqu’on étudie ses pouvoirs de gestion.

Le fiduciaire peut réaliser tout acte sur les biens placés en fiducie, d’autant plus qu’il a la qualité de propriétaire unique de ces biens[51] et que la loi française ne donne aucune précision sur les obligations que le fiduciaire doit respecter dans le cadre de sa mission. Il n’existe pas, en effet, de théorisation des devoirs du fiduciaire en droit français. Il n’existe pas davantage de théorisation des remplois, dans l’hypothèse où le fiduciaire déciderait de vendre des biens mis dans le patrimoine fiduciaire[52].

Le fiduciaire est toutefois certainement censé respecter les obligations générales de prudence et de diligence attendues de tout gestionnaire de biens. La seule limite clairement posée aux pouvoirs du fiduciaire dans le Code civil français est le fait qu’il doive agir « dans un but déterminé au profit d’un ou plusieurs bénéficiaires »[53]. L’article 2018(6°) du Code civil indique en outre que le contrat de fiducie détermine « [l]a mission du ou des fiduciaires et l’étendue de leurs pouvoirs d’administration et de disposition »[54]. On perçoit là le rôle déterminant joué par le constituant, co-contractant du fiduciaire.

Le constituant a certes quelques obligations à l’égard du fiduciaire, mais il faut bien admettre que celles-ci sont peu nombreuses et ponctuelles : transférer la propriété et délivrer les biens au fiduciaire[55], éventuellement respecter la procédure d’agrément mise en place par le législateur français en droit des sociétés lorsque les biens mis en fiducie sont des parts sociales et, si le contrat de fiducie est conclu à titre onéreux, verser une rémunération au fiduciaire[56]. Ce dernier, quant à lui, fait ce que le constituant lui accorde le pouvoir de faire, voire « ce que requiert l’intérêt des bénéficiaires »[57], ce qui peut se résumer dans certains cas à ne rien faire d’autre que de conserver les biens mis en fiducie (dans l’hypothèse, notamment, d’une fiducie-sûreté au profit de lui-même, fiduciaire créancier).

Ainsi, d’une gestion dynamique mythique, on aboutit parfois à une simple conservation des biens, sans que le fiduciaire ait de réels pouvoirs d’action sur ceux-ci. La gestion fiduciaire tend alors à dériver vers un simple dépôt à la réserve près (et fondamentale) que le fiduciaire est censé être titulaire d’un droit de propriété sur les biens. En outre, le constituant peut obtenir le droit de conserver l’usage et la jouissance des biens mis en fiducie, par la conclusion d’une « convention de mise à disposition » évoquée à l’article 2018-1 du Code civil, ce qui rend alors la gestion fiduciaire fort limitée.

Le droit français de la fiducie, guidé par un évident souci de souplesse, a ainsi créé une potentialité de fiducies caractérisées par un montage et des relations fortement marquées par l’abstraction. Concrètement, le fiduciaire, spécialement dans l’hypothèse de la fiducie-sûreté, peut ainsi n’avoir aucune autre mission à remplir que celle de conserver le bien ou même celle de gérer abstraitement un bien dont il n’a pas la possession. Ce schéma est cohérent au regard de l’intérêt pratique de permettre au constituant de conserver le droit d’user des biens mis en fiducie[58], mais il rend difficile la perception d’une cohérence d’ensemble du mécanisme.

À l’extrême, pourrait-on priver le fiduciaire de tout pouvoir? Il semble que ce soit possible, puisque le Code civil français ne pose aucune limite aux contours de la mission et des pouvoirs du fiduciaire. Certains auteurs considèrent toutefois que le fiduciaire doit conserver au minimum le pouvoir d’exercer des mesures conservatoires sur les biens puisqu’il en est le propriétaire[59]. Pourrait-on, par ailleurs, imposer l’autorisation préalable du constituant ou du bénéficiaire pour accomplir certains actes? On peut penser qu’il en serait possible, là encore dans le silence des textes et au regard de l’autonomie de la volonté des parties au contrat de fiducie. La seule limite à une telle réduction des pouvoirs du fiduciaire pourrait être la fraude, spécialement dans l’hypothèse de la fiducie-gestion.

Il faut donc admettre le rôle prépondérant du constituant dans la fiducie de droit français : il imprime sa volonté dans le contrat de fiducie et reste largement maître de la situation, qu’il s’agisse de fiducie-gestion ou de fiducie-sûreté. Cette perspective est légitime dans l’hypothèse de la fiducie-gestion, dans la mesure où l’idée est de permettre à une personne de confier à un tiers la gestion de tout ou d’une partie de ses biens dans un but déterminé, auquel le « gestionnaire » doit se soumettre. De même, lorsqu’il s’agit d’une fiducie-sûreté, on peut comprendre que le constituant souhaite préciser (a priori en accord avec le créancier bénéficiaire) les actes que le fiduciaire pourra accomplir, afin de sécuriser au maximum la garantie. Néanmoins, même si le but recherché est compréhensible, voire légitime, il n’est pas évident de le faire s’accorder avec la qualification de propriétaire accordée au fiduciaire par le droit français[60].

De plus, le constituant peut accentuer sa prééminence dans le rapport fiduciaire en renforçant son pouvoir de contrôle sur le patrimoine fiduciaire par la nomination d’un tiers « chargé de s’assurer de la préservation de ses intérêts dans le cadre de l’exécution du contrat et qui peut disposer des pouvoirs que la loi accorde au constituant »[61]. Ce tiers est inspiré du « protecteur » parfois prévu par les trusts de droit étranger, bien que ses prérogatives ne soient pas identiques. Il peut contrôler la gestion du fiduciaire, solliciter son remplacement[62], voire exercer tous les pouvoirs du constituant et devenir ainsi « l’oeil du constituant ». Le fiduciaire agit donc « sous contrôle », cela est très net dans la législation française. Pour autant, et cela peut sembler paradoxal, le régime de sa responsabilité ne fait que l’objet d’une ébauche dans le Code civil français.

C. Le paradoxe de l’ébauche d’une responsabilité fiduciaire

La question de la responsabilité du fiduciaire à l’égard du constituant et à l’égard du bénéficiaire renvoie à celle, sous-jacente et importante, de la protection du constituant et du bénéficiaire de la fiducie. Elle participe aussi au débat sur la place plus ou moins essentielle accordée au fiduciaire dans l’opération de fiducie, car on peut penser que plus l’intervention du fiduciaire et ses obligations seront étendues, plus sa responsabilité méritera attention de la part du législateur. Or, on constate que le Code civil français s’intéresse peu à la responsabilité du fiduciaire. Un seul article est clairement consacré à cette responsabilité, certes fondamental, mais succinct : « Le fiduciaire est responsable, sur son patrimoine propre, des fautes qu’il commet dans l’exercice de sa mission »[63]. Le fiduciaire peut être responsable civilement et pénalement (sur le fondement de l’abus de confiance en particulier). Cependant, de nombreux points concernant le régime de sa responsabilité civile ne sont pas abordés par le Code civil.

Il ne fait pas de doute que le fiduciaire est contractuellement responsable à l’égard du constituant en cas de non-respect des dispositions du contrat de fiducie. Il ne fait pas de doute non plus que le fiduciaire engage sa responsabilité délictuelle pour les fautes commises à l’égard des tiers au contrat de fiducie. Mais qu’en est-il de sa responsabilité à l’égard du bénéficiaire? La question est délicate dans la mesure où il existe un débat doctrinal portant sur la nature même des droits accordés au bénéficiaire par le législateur français.

On a vu qu’en principe, le bénéficiaire n’était titulaire que de droits personnels à l’égard du fiduciaire, mais sa situation, alors insatisfaisante, car insuffisamment protégée, pousse une partie de la doctrine française à tenter de lui accorder des droits plus efficaces. Certains auteurs considèrent que le bénéficiaire devrait avoir des droits personnels ayant une efficacité comparable à celle des droits réels sur les biens mis en fiducie[64]. On glisserait ainsi de la catégorie des droits personnels à celle des droits réels[65]. D’autres auteurs lui accordent même un droit réel plénier sui generis[66]. Un ouvrage récent défend par ailleurs l’idée selon laquelle la fiducie renfermerait au profit du bénéficiaire une stipulation pour autrui, avec les actions qui y sont attachées[67]. Toutefois, le Code civil reste bien silencieux sur ces questions.

L’article 2026 du Code civil pose comme condition de la responsabilité du fiduciaire l’existence d’une faute. Le concept est abstrait, et pas forcément bienvenu dans le contexte d’une responsabilité contractuelle à l’égard du constituant, car il existe tout un débat doctrinal en France sur la question de l’existence même d’une « faute contractuelle » en droit de la responsabilité contractuelle[68]. Il n’existe donc pas, en droit français, de devoirs fiduciaires clairement définis[69]. Le Code civil l’oblige certes à rendre compte au constituant (voire au bénéficiaire ou au tiers de l’article 2017 du Code civil)[70], mais pour le reste, ses obligations restent vagues : il doit agir conformément aux « intérêts qui lui sont confiés » (à peine d’être sinon remplacé[71]), dans la mesure où une « mission » et des « pouvoirs » lui ont effectivement été confiés[72]. L’idée générale semble être que le fiduciaire est une personne de confiance et qu’il doit donc respecter sa mission : s’en écarter constitue sans doute une « faute » au sens de l’article 2026 du Code civil.

De nombreuses questions restent toutefois en suspens :

  • Le fiduciaire a-t-il une obligation de moyens ou une obligation de résultat dans la défense des « intérêts qui lui sont confiés »[73]? Il faut espérer que la clause du contrat de fiducie précisant quelles sont ses missions s’attache aussi à préciser l’intensité de ses obligations à l’égard du constituant.

  • Peut-on limiter la responsabilité du fiduciaire, par exemple aux seuls cas de dol ou de faute lourde qu’il aurait commis? Rien ne semble s’opposer à une telle limitation de sa responsabilité, du moins dans un rapport juridique entre constituant et fiduciaire professionnels. À l’égard du bénéficiaire toutefois, une telle clause pourrait être sans effet, si l’on admet que le fiduciaire est responsable sur le plan délictuel à l’égard du bénéficiaire[74]. En effet, il est impossible de limiter efficacement sa responsabilité délictuelle en droit français.

  • Le fiduciaire est-il responsable à l’égard du tiers expressément visé à l’article 2017 du Code civil et, si oui, sur quel fondement?

  • En cas de pluralité de fiduciaires, comment gérer leur responsabilité contractuelle et délictuelle si rien n’est précisé dans le contrat de fiducie?

  • Le fiduciaire peut-il librement déléguer tous ou une partie des pouvoirs qu’il a reçus et, dans cette hypothèse, pourra-t-on engager la responsabilité du fiduciaire délégué en cas de faute de sa part[75]?

  • Comment, en outre, interpréter la disposition relative au remplacement du fiduciaire[76]? Dans quels cas y a-t-il manquement du fiduciaire à ses devoirs et surtout quels sont ses devoirs? Faut-il considérer que ceux-ci sont forcément définis dans le contrat de fiducie ou bien existe-t-il des devoirs généraux du fiduciaire? C’est poser là la question sous-jacente du rôle du juge dans la détermination des obligations du fiduciaire. Par ailleurs, il semble que les conditions du remplacement du fiduciaire soient bien distinctes des conditions de mise en cause de la responsabilité du fiduciaire : l’article 2027 du Code civil, contrairement à son article 2026, n’évoque pas, en effet, la « faute » du fiduciaire. La mise en péril des intérêts confiés pourrait simplement renvoyer à une gestion non pertinente des biens mis en fiducie.

D’autres questions, plus précises, pourraient encore être soulevées, qui démontrent en tout état de cause que le législateur français ne s’est pas suffisamment attardé à la responsabilité du fiduciaire. Quelques règles spéciales figurent toutefois dans le Code civil, notamment l’article 1596, alinéa 6, qui aborde la question d’un éventuel conflit d’intérêts, ou encore son article 2021, qui impose au fiduciaire d’informer les tiers de sa qualité. L’exercice de la qualité de fiduciaire par les avocats est en outre réglementé depuis récemment[77].

Pour le reste, le législateur français compte renvoyer sans aucun doute, au droit commun des contrats et de la responsabilité délictuelle. On peut ainsi penser que dans ses rapports avec le constituant, le fiduciaire s’oblige à exécuter le contrat de fiducie de bonne foi[78] et à collaborer avec lui. De même, on peut penser qu’une clause pénale pourrait efficacement être insérée au contrat de fiducie, soumise au régime général de l’article 1152 du Code civil français[79].

Il semble donc, pour conclure cette première partie, que le contrat de fiducie joue un rôle prééminent dans l’organisation et le montage de l’opération de fiducie. Bien qu’il n’apparaisse pas dans la définition de l’article 2011 du Code civil français (qui insiste plutôt sur le concept « d’opération » de fiducie et sur le transfert de biens dans un patrimoine séparé géré par le fiduciaire), le contrat passé entre le constituant et le fiduciaire est bien la base essentielle de l’opération de fiducie. Or, ce contrat a pour principal objet de définir les contours de la mission du fiduciaire ainsi que de délimiter ses pouvoirs : son contenu dépend étroitement de la volonté du constituant et non de celle du fiduciaire, qui ne fera bien souvent qu’accepter les décisions prises par son co-contractant. Rares en pratique seront les hypothèses dans lesquelles le fiduciaire prendra réellement part à la négociation de ses prérogatives. En revanche, probablement fréquentes seront les hypothèses dans lesquelles le constituant aura pris soin de prévoir les conditions (souples) de son remplacement ou encore la désignation d’un tiers chargé de surveiller la gestion du fiduciaire. Le fiduciaire est également le « propriétaire diminué » des biens placés dans le patrimoine fiduciaire.

II. Le fiduciaire, propriétaire diminué

En droit français, la mise en oeuvre d’une fiducie entraîne comme effet principal le transfert de la propriété des biens mis en fiducie du patrimoine personnel du constituant au patrimoine fiduciaire. Le concept même de « transfert de propriété » ne figure pas dans la définition de l’article 2011 du Code civil français, mais la doctrine s’accorde pour considérer que c’est bien ainsi qu’il faut interpréter cette disposition.

Tous les droits étrangers admettant la fiducie ou le trust ne retiennent pas cette condition de transfert de propriété des biens placés en fiducie. Le droit russe, notamment, a créé dans son nouveau Code civil le « trust de gestion », inspiré du trust anglo-américain, mais seulement partiellement, car il s’agit clairement d’un contrat spécial, non d’une institution relevant du droit des biens. Or, le Code civil de la Fédération de Russie, tout en faisant appel au concept de transfert de biens dans le trust de gestion[80], précise clairement par ailleurs que « [l]a remise des biens dans un trust de gestion ne transfère pas le droit de propriété au gérant du trust qui a pour obligation d’assurer la gestion des biens dans l’intérêt du propriétaire ou d’un tiers déterminé »[81]. Le droit chinois, également, ne consacre pas le transfert de propriété des biens à l’égard du fiduciaire. L’article 2 du Trust Law of the People’s Republic of China[82] indique en effet que le settlor « entrusts his property rights to the trustee », ce qui doit être distingué d’un transfert de propriété[83]. En outre, certains droits étrangers admettent tout comme le droit français l’idée d’un transfert de propriété des biens, sans pour autant que soit créé un patrimoine fiduciaire séparé du patrimoine propre du fiduciaire. C’est le cas en particulier du droit suisse, sur le modèle de la fiducia romaine[84].

La France a fait un choix radical au regard de sa tradition juridique : non seulement elle a admis que la fiducie puisse entraîner un double transfert de propriété, du constituant au fiduciaire dans un premier temps, puis du fiduciaire au bénéficiaire dans un second temps, mais elle a en outre consacré en 2007 la théorie dite du patrimoine d’affectation[85]. Cette consécration, envisagée d’un point de vue théorique, doit logiquement entraîner au profit du fiduciaire un ensemble de prérogatives remarquables, celles attachées à la qualité de propriétaire dans les systèmes de droit civil. Sous cette perspective, le fiduciaire semble bien se voir accorder en droit français le rôle de pivot dans l’opération fiduciaire, indispensable « passeur de propriété » entre le constituant et le bénéficiaire.

Plusieurs arguments permettent toutefois de démontrer qu’en réalité, le fiduciaire n’est qu’un propriétaire diminué, du moins ses prérogatives classiques de propriétaire peuvent-elles être profondément atteintes, voire ignorées. La fiducie française révèle en effet des brèches ouvertes dans les attributs classiques de la propriété (A). Elle place en outre le fiduciaire sous une épée de Damoclès, qui rend sa qualité de propriétaire très fragile (B). De plus, le législateur français a tenté une ultime atteinte au droit de propriété du fiduciaire en imaginant la possibilité d’un éclatement, sur le modèle du trust, de la propriété entre le fiduciaire et le bénéficiaire (C).

A. Brèches ouvertes dans les attributs du fiduciaire propriétaire

La fiducie, on l’a vu, est souvent présentée comme mettant en oeuvre une technique de double transfert de propriété[86] : un premier transfert de propriété du patrimoine propre du constituant au patrimoine dit « fiduciaire » géré par le fiduciaire, puis un second transfert, à l’extinction de la fiducie, du patrimoine fiduciaire au patrimoine propre du bénéficiaire de la fiducie (qui peut être un tiers ou le fiduciaire lui-même) – à moins que les biens ne retournent dans le patrimoine propre du constituant. Ce transfert de propriété confère à la fiducie française tout son intérêt, les objectifs visés étant d’une part, d’éviter que des tiers à l’opération de fiducie puissent venir puiser dans cette masse de biens (fiducie-sûreté), d’autre part, de favoriser une gestion dynamique des biens par le fiduciaire (fiducie-gestion).

Or, la substance du droit de propriété, en droit français, se trouve à l’article 544 du Code civil. Il est certes difficile de mettre en lumière une définition de la propriété qui fasse l’unanimité dans la doctrine française, mais il semble que la majorité des auteurs s’accorde à considérer que la propriété réunit toutes les utilités des biens, qu’elle est le droit réel le plus complet que l’on puisse exercer sur une chose et qu’elle se manifeste essentiellement par l’exclusivité qu’elle confère au titulaire du droit de propriété ainsi que par sa vocation à la perpétuité[87]. Parce qu’il est seul maître de son bien, le propriétaire peut en user, en tirer les fruits et surtout en disposer. Or, qu’observe-t-on dans le cadre de la fiducie?

Le fiduciaire peut potentiellement être très limité dans l’exercice de ses prérogatives sur le bien (usus, fructus, abusus). Certes, les dispositions du Code civil français relatives à la fiducie ne retirent pas expressément au fiduciaire telle ou telle prérogative traditionnellement attachée au droit de propriété, mais elles contiennent en germe de nombreuses limitations importantes aux attributs de la propriété. Elles n’envisagent en effet les prérogatives du fiduciaire que de manière restrictive. Le fiduciaire n’est titulaire des prérogatives d’un propriétaire sur sa chose que dans la stricte mesure des limites imposées à ses prérogatives par le constituant. La situation du fiduciaire relève donc d’un esprit contraire à celui qui anime le droit de propriété ordinaire : le fiduciaire n’est pas un propriétaire entendu comme seul maître de sa chose, mais bien davantage un gestionnaire (fiducie-gestion) ou un conservateur (fiducie-sûreté), soumis à un impératif de respect du « but déterminé » de l’opération[88] et des pouvoirs que le constituant a bien voulu lui laisser.

Certes, le propriétaire fiduciaire n’est pas le seul propriétaire qui verrait ses prérogatives limitées, du moins pendant un temps. Dans l’hypothèse de la réserve de propriété[89], par exemple, on retrouve cette nécessaire limitation aux prérogatives du propriétaire. Cependant, une différence importante entre ces deux hypothèses de propriété finalisée doit être soulignée, car dans le premier cas (clause de réserve de propriété), le vendeur réservataire accepte de voir ses prérogatives limitées pendant un temps dans son propre intérêt, alors que dans l’hypothèse de la fiducie, ces limitations sont mises en place dans l’intérêt d’un tiers[90]. C’est ce qui amène des auteurs à reconnaître dans le fiduciaire une forme de propriétaire pour le compte d’autrui[91]. Mais peut-on encore parler de propriété lorsque le fiduciaire perd les prérogatives classiques d’un propriétaire, dans l’intérêt d’autrui et de manière définitive?

B. Le fiduciaire propriétaire sous l’épée de Damoclès

Si l’on s’intéresse à présent aux caractères fondamentaux du droit de propriété, du moins ceux qui semblent être généralement considérés en doctrine comme étant de véritables caractéristiques de la propriété (exclusivité et perpétuité[92]) que ressort-il de leur confrontation avec la « propriété fiduciaire »?

La perpétuité, en premier lieu, n’est aucunement attachée à la « propriété fiduciaire » : la fiducie est généralement présentée comme étant par essence temporaire (limitée à un maximum de 99 ans à compter de la signature du contrat[93]) et la propriété fiduciaire n’a aucune vocation à durer au-delà du contrat de fiducie. Bien plus, le fiduciaire peut se voir retirer la propriété fiduciaire contre sa volonté, dans plusieurs hypothèses : l’article 2027 du Code civil organise ainsi son remplacement, soit dans le cadre des stipulations contractuelles qui peuvent en prévoir librement les conditions, soit (surtout) sur des fondements légaux (manquement à ses devoirs, mise en péril des intérêts qui lui sont confiés, ouverture à son encontre d’une procédure de sauvegarde ou de redressement judiciaire). Quant à l’article 2028, il ouvre la possibilité au constituant de révoquer le fiduciaire, qui va ainsi perdre la propriété des biens mis en fiducie.

L’exclusivité, en second lieu, pose également difficulté à propos de la propriété fiduciaire. L’exclusivité établit en effet un « rapport privatif » et confère au propriétaire le « pouvoir d’exclure », c’est-à-dire de faire échapper la chose au pouvoir de toute autre personne que lui-même[94]. L’idée générale qui sous-tend le caractère exclusif de la propriété est donc celle d’une maîtrise de la chose et de ses utilités par le seul propriétaire de celle-ci, car il en est le seul maître[95]. Or, la « propriété fiduciaire » ne semble aucunement conférer au fiduciaire une telle maîtrise sur le patrimoine fiduciaire. C’est au contraire le fiduciaire lui-même qui peut être exclu de ce rapport aux biens par l’effet de la décision du constituant ou du tiers bénéficiaire.

Ainsi qu’on l’a déjà évoqué, plusieurs dispositions rendent compte d’un remarquable pouvoir de contrôle de la gestion des biens mis en fiducie, accordé au constituant : on a vu que le fiduciaire devait avant toute chose se conformer à la « mission »[96] que lui a confiée le constituant. Il doit en outre rendre des comptes au constituant[97] et il est responsable des fautes qu’il commet dans l’exercice de sa mission[98]. Par ailleurs, l’organisation d’un contrôle de l’exercice de la « propriété fiduciaire » est particulièrement mise en exergue à l’article 2017 du Code civil, qui prévoit la possibilité, à tout moment, pour le constituant, de « désigner un tiers chargé de s’assurer de la préservation de ses intérêts dans le cadre de l’exécution du contrat » : le fiduciaire agit alors sous l’oeil d’un censeur, représentant du constituant.

La propriété fiduciaire n’est donc aucunement entendue comme une propriété libre. On la qualifie ainsi de « propriété d’un nouveau type, une propriété avec charge »[99]. Certes, la notion même de propriété avec charge n’est pas nouvelle en droit français et ne s’oppose pas à la qualification de propriété; toutefois, la « propriété fiduciaire » présente la particularité d’imposer des charges importantes au fiduciaire non dans son propre intérêt, mais dans l’intérêt d’autrui.

Quelle est alors cette « propriété » que l’on peut perdre, par remplacement ou par révocation, à la demande d’un tiers? Il s’agit là, éminemment, d’une opération finalisée dans laquelle le principal acteur (ou supposé tel) est en réalité asservi aux décisions et aux choix d’autres protagonistes à l’opération[100]. Or, il est difficile, si l’on s’en tient à la notion classique de propriété — pilier de notre droit civil[101] — d’admettre l’idée d’un propriétaire asservi[102]. Ce constat pousse à s’interroger sur la qualification même de propriétaire appliquée au fiduciaire, ainsi que quelques auteurs ont pu le souligner[103].

En outre, la reconnaissance d’un véritable droit de propriété accordé au fiduciaire emporte des conséquences pratiques non résolues, par exemple dans l’hypothèse de l’introduction dans le patrimoine fiduciaire de biens commerciaux : comment gérer l’inscription au registre du commerce et des sociétés du propriétaire d’un fonds de commerce placé en fiducie? Faut-il inscrire le fiduciaire, en sa qualité de « propriétaire » alors qu’il est fort probable qu’il ne gèrera pas lui-même le fonds[104]? Être inscrit au registre du commerce en qualité de propriétaire du fonds de commerce mis en fiducie ne correspond dès lors à aucune réalité économique.

Autre exemple, l’hypothèse dans laquelle le fiduciaire viendrait à céder, sans avoir le pouvoir de disposer, un bien placé dans le patrimoine fiduciaire : il faut convenir que la sanction attachée à la vente de la chose d’autrui doit être exclue[105], puisque le fiduciaire est le « propriétaire » du bien. Quelle action pourrait alors engager le constituant, voire le bénéficiaire, à son encontre? Une action en revendication semble exclue, resterait une action en responsabilité personnelle à l’encontre du fiduciaire — maigre consolation[106].

Finalement, on voit bien que les difficultés naissent essentiellement du fait que la fiducie est aussi et avant tout un contrat, un contrat spécial qui repose officiellement sur l’idée d’un transfert de propriété, mais qui reste très marqué par une forte charge obligationnelle[107]. Au fond, dans la fiducie, le contrat n’apparaît pas comme le simple support du transfert de propriété, ce qui est en général sa fonction. Il est « le coeur du mécanisme, la propriété fiduciaire […] n’étant qu’un instrument au service d’une finalité économique bien définie » [italiques dans l’original][108]. La propriété devient ainsi l’instrument de rapports d’obligations dominants, au risque de perdre sa substance même. Et le fiduciaire n’est plus alors, au mieux, qu’un propriétaire « diminué ». Le législateur français a même tenté d’accentuer cette tendance en proposant de faire éclater la propriété fiduciaire entre fiduciaire et bénéficiaire, sur le modèle du trust anglo-américain.

C. La tentative avortée de dédoublement du propriétaire dans la fiducie française

En octobre 2009, le législateur français a profité des incertitudes attachées à la notion de propriété fiduciaire pour l’éclairer sous un nouveau jour. Le Parlement français a ainsi voté un second alinéa à l’article 2011 du Code civil[109], qui devait être entendu dans un sens bien spécifique, précisé par les travaux préparatoires de la Loi no 2009-1255 du 19 octobre 2009 tendant à favoriser l’accès au crédit des petites et moyennes entreprises et à améliorer le fonctionnement des marchés financiers[110]. Grâce à cette disposition nouvelle, le législateur entendait en effet favoriser l’introduction de la finance islamique sur la place financière de Paris[111]. Or la finance islamique impose le respect de certaines exigences posées par la loi islamique, elle-même inspirée de la Charia[112].

Le législateur a cru voir dans la fiducie « l’instrument idoine »[113] pour répondre aux exigences de l’un des instruments financiers de la finance islamique : le sukuk. La fiducie, adaptée à cet instrument, aurait alors reposé sur le principe que le bénéficiaire de la fiducie, titulaire du sukuk, puisse exercer un droit direct sur les actifs du patrimoine fiduciaire, et pas seulement un droit personnel à l’égard du fiduciaire[114]. Le rapport du sénateur Philippe Marini en concluait alors que la propriété fiduciaire renfermait un « nouveau concept de propriété », une propriété éclatée entre fiduciaire et bénéficiaire : « Pour résumer, le fiduciaire bénéficierait de la propriété juridique des biens alors que le bénéficiaire bénéficierait de la propriété économique des mêmes biens »[115].

On perçoit bien, derrière cette analyse, l’influence du droit anglo-américain, qui admet depuis longtemps une division entre legal ownership et beneficial interests[116]. Celle-ci permet d’expliquer le mécanisme du trust qui a certes inspiré notre fiducie française, mais sans que l’on puisse imaginer de se conformer en droit français aux fondements juridiques qui dominent le droit anglo-américain des biens. En effet, la dissociation juridique entre titularité du droit et profit du droit n’est pas inscrite en droit français[117] et contredit singulièrement un principe civiliste fondamental, celui de l’unité de la propriété telle qu’entendue à l’article 544 du Code civil.

Dans la perspective du nouvel article 2011, alinéa 2 du Code civil, le fiduciaire aurait été le « propriétaire juridique » des biens placés en fiducie… et seulement cela. Un tel bouleversement de la théorie civiliste de la propriété n’était pas anodin. Effectivement, une chose est d’admettre des évolutions quant à la fonction même du droit de propriété, au travers de propriétés finalisées, de propriétés collectives ou encore de propriété-sûretés. Autre chose est d’admettre un éclatement du concept même de propriété, qui aurait alors englobé la classique propriété (plena in re potestas) de l’article 544 du Code civil et cette nouvelle forme de propriété, elle-même éclatée, dite fiduciaire.

Une partie de la doctrine française s’est alors élevée contre ce texte législatif[118]. Le Conseil constitutionnel a annulé cette disposition, pour des raisons ne tenant pas à ce débat[119], ce qui a eu pour effet de clore provisoirement la discussion. Depuis, le législateur semble s’être rangé à l’idée que d’autres supports juridiques que la fiducie pourraient convenir pour favoriser l’introduction de la finance islamique en France. Le fiduciaire reste donc seul propriétaire des biens placés en fiducie, sans dédoublement du concept, ce qui a au moins le mérite de préserver l’unité de la propriété civiliste française. Il reste que la propriété fiduciaire présente un particularisme puissant, qui s’inscrit dans la remarquable évolution de l’institution « propriété », depuis quelques décennies, en droit français[120].

Conclusion

La prééminence de la relation contractuelle sur la relation patrimoniale instaurée par l’opération de fiducie est très nette; elle distingue sans doute fondamentalement la situation du fiduciaire de droit français de celle du trustee en common law. Cette prééminence peut aboutir à vider de sa substance la fonction fiduciaire, envisagée dans sa dimension de gestion ou dans sa dimension d’exercice d’un droit de propriété sur les biens mis en fiducie. Le fiduciaire apparaît ainsi moins comme un véritable pivot que comme un simple rouage multifonctions de l’opération de fiducie. Les qualifications juridiques utilisées dans la fiducie à la française manquent de clarté, semblent pouvoir être facilement étirées, ce qui entraîne par répercussion, et également en raison des lacunes du régime de la fiducie, de regrettables faiblesses, qu’il reviendra au juge d’atténuer.