Corps de l’article

Depuis la parution progressive de l’oeuvre magistrale de Nishida Kitarō (Tremblay 2000), en japonais et en certaines langues occidentales, c’est-à-dire tout au long de plus d’un siècle, le dialogue de bon nombre d’Occidentaux avec des représentants de l’École de Kyōto ou, encore, avec le bouddhisme en général, a permis le réexamen de sujets philosophiques et théologiques fascinants et fort complexes. Par exemple en christologie, un domaine dans lequel John Keenan (1989), Abe Masao (1990) et John Cobb (1999) ont offert des perceptions pénétrantes et des développements importants. Et plus que jamais, la question continue de se poser : quels recoupements pouvons-nous déceler dans les cheminements dont traitent les ouvrages bouddhistes et chrétiens ?

Au cours de cet essai, je signalerai au fur et à mesure certains de ces recoupements et je proposerai quelques comparaisons d’une manière plus formelle seulement dans la dernière section. Les réflexions que j’offrirai seront celles d’un théologien chrétien, dont l’épistémologie et la méthodologie, mises en oeuvre dans certains de mes ouvrages (Roy 2001a et 2003), relèvent en grande partie de celles de Bernard Lonergan (1978 et 1996). Toutefois, depuis vingt-cinq ans, j’ai fait beaucoup de lectures sur le bouddhisme, guidées principalement par John Makransky, mon ancien collègue au Boston College, spécialiste du bouddhisme tibétain. En 1999, j’ai passé trois mois au Japon, durant lesquels j’ai échangé avec Jan Van Bragt, traducteur et ami de Nishitani, ainsi qu’avec d’autres connaisseurs du bouddhisme. Plus récemment, j’ai rencontré, en Corée, des bouddhistes et des chrétiens en dialogue.

Bien que je ne sois pas devenu un expert en bouddhisme, ce dernier a pourtant considérablement influencé ma vie et ma pensée. Ce que je retiens comme très avantageux pour les théologiens chrétiens, c’est non seulement la possibilité d’apprendre beaucoup du zen, mais la nécessité de désapprendre bien des choses qui font partie de la culture occidentale. Plus précisément, il importe d’apprendre une manière différente d’approcher le réel et de désapprendre l’habitude de toujours prioriser le discours. C’est aussi une occasion d’approfondir un courant du christianisme, celui de la mystique. D’où le grand intérêt pour Maître Eckhart et pour les adeptes de l’École de Kyōto, qu’on peut observer actuellement, tant au Japon que dans les pays de l’Ouest.

1. La quête de sens chez Nishitani

Au cours des dernières décennies, un peu partout dans le monde, on assiste, en théologie et en philosophie, à un effort pour mieux comprendre l’aventure spirituelle comme tension et croissance. Cela requiert une réflexion dialectique, que peu de penseurs ont ébauchée. Pourtant, le japonais Nishitani Keiji, membre de ce qui a été appelé « l’École de Kyōto », né en 1900 et décédé en 1990, nous offre des insights extrêmement précieux à ce sujet : la question du nihilisme, l’expérience du grand doute et de la grande mort, la reconnaissance de la nihilité, le passage de l’ego au vrai soi, le respect de la talité de chaque chose, l’entrée dans la vacuité, la méthode dialectique qui est la sienne, etc. C’est sur cet auteur que cet article se concentrera. Mon apport portera sur ces thèmes, qui me semblent refléter l’essentiel de sa pensée, encore que je sois conscient de laisser de côté d’autres aspects de son oeuvre, certes importants, mais moins directement liés à l’itinéraire fondamental dont Nishitani déploie la structure. Notons qu’il est difficile de situer précisément en théologie catholique traditionnelle les thèmes que j’ai retenus ; peut-être pourrait-on les placer dans la catégorie de la théologie mystique.

Dans son livre sur son mentor Nishida Kitarō (Nishitani 1991a, xxvi, xxx et 5), il écrit qu’avant même de rencontrer celui-ci à l’Université de Kyōto il était vivement conscient de son propre désarroi et de son découragement ; alors qu’il s’interrogeait dramatiquement sur la question du sens de la vie, tout lui semblait vide, absurde et vain. Comme nous le verrons sous peu, ce sens vertigineux du vide diffère de la vacuité bouddhique, encore que ce vide du nihilisme puisse conduire à l’illumination qu’on trouve dans la vacuité. Ailleurs, dans des notes autobiographiques, il confie qu’il fit alors la pénible expérience du « grand doute » (taigi) et que c’est à la fois la pratique du zen et l’influence de Nishida qui lui permirent de traverser cette épreuve cruciale (Nishitani 1975, 1983 et 2008 ; Van Bragt 1971 et 1982).

Nishitani affirme que « le doute et l’incertitude font leur apparition dans les antichambres de la religion » (1982, 15-16). Il identifie d’ailleurs le point de départ de la religion avec les questions suivantes : « Dans quel but est-ce que j’existe ? Pourquoi suis-je vivant ? D’où est-ce que je viens et où est-ce que je vais ? » Et il fait le commentaire suivant : « Un vide apparaît alors, que rien dans le monde ne saurait combler ; un abîme béant s’ouvre dans le sol même où l’on se tient. Devant cet abîme, aucune des choses qui avaient constitué jusqu’à présent la substance de la vie n’est d’une quelconque utilité » (1982, 3). En présence d’une malchance, d’une maladie, d’un échec ou encore du risque d’une conflagration nucléaire, donc face à la possibilité de la mort ou de la disparition de tout, entendue comme retour au néant — une possibilité qu’il appelle l’abîme de la nihilité —, on se heurte au non-sens complet. La façon dont Nishitani vécut cette expérience de non-sens s’apparente à celle des penseurs existentialistes allemands et français, notamment Heidegger et Sartre.

L’approche que Nishitani adopte vis-à-vis de la religion (shūkyō) est assez particulière. Tout en tenant compte des données fournies par l’histoire des religions, il s’efforce d’établir et de justifier son propre point de vue. Il s’inspire surtout des grands canons du bouddhisme Mahāyāna, plus précisément de l’École Kegon (Huayan en chinois) ou École de la Guirlande de Fleurs, dont la doctrine avait pénétré massivement et profondément la pensée du zen japonais[1]. De plus, il intègre des conceptions areligieuses ou antireligieuses, surtout celles de Nietzsche. Son but consiste à repérer le terrain d’accueil, le sol natal, l’origine ontologique de la religion (1982, xlviii-xlix). Ce terrain est à chercher dans l’immanence du monde, car c’est là qu’on entre en contact avec la véritable transcendance. Sa démarche vise à dépasser ce que la religion a été, de fait, jusqu’à présent, pour clarifier ce que la religion devrait être. C’est ainsi qu’il entend se réapproprier diverses traditions religieuses d’une façon très critique :

Cette réappropriation — c’est-à-dire « s’approprier toujours de nouveau » — a un double sens. D’une part, cela signifie retourner à l’endroit à partir duquel les traditions ont commencé et, d’autre part, déconstruire les traditions. Et je suis convaincu que cette procédure est l’interprétation véritable. À cet effet, ce qui nous est demandé est d’abord de détruire les traditions l’une après l’autre et ensuite d’essayer de retourner à leur origine, à savoir de ressusciter ou de saisir en nous-mêmes la puissance première de vie qui est à l’oeuvre, cachée en dessous, résultant de notre propre existence à ce moment-là.

Nishitani 2006, 29

Avant de commencer à accomplir ce projet, il fallait que Nishitani se heurte à la question du nihilisme.

2. La question du nihilisme

Nishitani nous offre deux longues discussions d’une situation culturelle brillamment diagnostiquée par le philosophe Friedrich Nietzsche, à savoir le nihilisme[2] : d’abord dans son ouvrage de 1949, traduit en anglais sous le titre The Self-Overcoming of Nihilism (1990a), puis aux chapitres 1 et 3 de son chef-d’oeuvre Religion and Nothingness (1982), dont la plus grande partie date des années 1954-1955. Dans un article postérieur, il affirme que le nihilisme s’avère le problème le plus important de notre époque, aussi bien au Japon qu’en Occident ; il explique que si jusqu’à présent Dieu — ou peut-être Bouddha, ajoute-t-il — a constitué le fondement de toutes les valeurs, désormais ce fondement est devenu fragile. D’après lui, la destruction de ce fondement est ce qu’on appelle le nihilisme (1986, 120-121).

Nishitani élucide l’énigme du nihilisme en différenciant trois étapes, selon une progression (1990a, xxxiii, 2 et 7 ; voir 198, n. 3, 199, n. 2, et 200, n. 11). Premièrement, nous rencontrons le rien (mu), qu’il appelle également la nihilité (kyomu, littéralement le « rien creux ») ou le néant relatif, qui caractérise à la fois le positivisme et l’existentialisme du xxe siècle. Deuxièmement, nous rencontrons le nihilisme, à savoir un dévoilement explicite de la nihilité, c’est-à-dire le néant absolu relatif décrit dans la pensée ultime de Nietzsche et dans les commentaires de Heidegger sur son prédécesseur allemand. Et troisièmement, nous rencontrons la vacuité bouddhique (śūnyatā ; kū en japonais, littéralement « ouverture céleste »), interprétée par Nishida et Nishitani comme le néant absolu (zettaimu)[3].

Ainsi donc, en premier lieu, Nishitani isole deux formes de nihilité, aux antipodes l’une de l’autre. D’abord la vision positiviste et objectiviste de l’Univers qui découle de la science moderne : un Univers dépourvu de toute finalité et de toute causalité personnelle. Ensuite, la vision existentialiste et subjectiviste, représentée par Jean-Paul Sartre, selon laquelle le « néant », cette partie non objectivable de l’individu, lui permet d’exister pleinement en se choisissant lui-même librement et en déterminant de la sorte son essence. Pour Nishitani, le positivisme n’a aucune place pour l’ego, tandis que l’existentialisme demeure enfermé dans la perspective de l’ego conscient de lui-même. Néanmoins, ces deux façons de voir sont utiles en nous permettant d’entrer dans la nihilité.

En deuxième lieu, Nishitani situe la position de Nietzsche et de Heidegger. Le premier de ces philosophes prend acte du non-fondement de toutes les valeurs ; il en conclut au vide de la culture européenne de son temps et il rejette aussi bien l’hétéronomie prônée par le christianisme que l’autonomie prônée par l’idéalisme philosophique. En revanche, toujours selon Nishitani, Nietzsche a le mérite de faire éclater les confins de l’ego — tant celui qui accepte sa dépendance vis-à-vis de Dieu que celui qui proclame son autosuffisance — en affirmant la volonté de puissance, laquelle est une force de vie beaucoup plus vaste que l’individualité humaine[4]. Le thème nietzschéen du destin (amor fati) manifeste une admirable acceptation de tout le mouvement universel du cosmos. Quant à Heidegger, dans la foulée de son prédécesseur, il échappe peu à peu aux limitations de la subjectivité et il entrevoit la relation capitale qui existe entre le néant et l’être. Pourtant, Nishitani entend aller plus loin que Heidegger, auquel il reproche d’accorder une préséance à l’être par rapport au non-être. Il reste que, selon notre penseur japonais, le sens de la nihilité qui surgit dans ce que ces philosophes décrivent équivaut à une affirmation zen : « projeter une lumière sur ce qui se trouve directement sous nos pieds », à savoir la nihilité comme abîme sans fond (1982, 4).

En troisième lieu, Nishitani esquisse une autre position, la sienne, qui rend compte du passage de la nihilité à la vacuité. Cet accès à la vacuité présuppose le grand doute, expérimenté dans le « sans-fond » (dattei) de toute chose, poursuivi dans une entière concentration et jusque dans l’illumination de la talité (tathatā ; nyojitsu en japonais), là où chaque chose se présente telle qu’elle est en elle-même.

Il est évident que les deux premières étapes reflètent une approche européenne depuis Nietzsche, tandis que la troisième est spécifiquement japonaise (2011), tout en n’écartant pas des intuitions occidentales, telles celles que Nishitani repère chez le mystique Eckhart, sur lequel nous reviendrons.

3. Le grand doute et la grande mort

Il nous importe maintenant de décrire les expériences du grand doute et de la grande mort, qui conduisent à l’illumination et à la grande vie. Le grand doute, dont Nishitani fit la pénible expérience au début de sa vie adulte, ne saurait être réduit au doute théorique qu’on remarque chez Descartes ou Hume, un doute qui se limite à la conscience que l’ego a de lui-même. Ce doute théorique constitue cependant une dimension du grand doute (1998, 397). Il reste que ce dernier a davantage la portée existentielle d’une épreuve holistique qui atteint et secoue tout l’être d’une personne : la vive impression d’un non-sens total.

C’est pourquoi Nishitani situe ce doute non pas dans une approche objectiviste, mais dans un « champ élémental », à découvrir à l’intérieur de soi, et dont on s’aperçoit qu’il ouvre à un nouveau mode d’être. Il renferme un aspect ontologique, car il s’agit d’une incertitude totale concernant l’existence de soi-même et de l’Univers entier (1982, 13-16). S’il y a bien expérience, elle est toutefois plus que psychologique ; elle se rapporte à une venue de l’être. Nishitani parle d’une « auto-conscience de la réalité » pour signifier « à la fois le fait que nous devenons conscients de la réalité et le fait qu’au même moment la réalité se réalise elle-même dans notre prise de conscience » (1982, 5). Il écrit également : « Le connaître du non-connaître surgit uniquement comme la réalisation (manifestation-sive-appréhension) d’un être tel qu’il est en lui-même dans le champ du śūnyatā » (1982, 155).

Il fait remarquer que le zen parle de « l’autoprésentation du grand doute » (1982, 16) ; le soi se rend alors compte que ce n’est pas lui-même qui accomplit l’action de douter (1982, 18). En outre, la conscience de soi est abolie. « Dans l’état du doute, le soi se trouve concentré, sans interruption, sur le seul doute, à l’exclusion de tout le reste, et devient le pur doute. » Cette concentration sur la mise en doute de soi-même et de toute chose, il l’identifie avec le samādhi (1982, 19).

Au cours de cette expérience, l’ego s’anéantit ; il meurt. C’est pourquoi le zen identifie le grand doute avec « la grande mort » (taishi). Et pourtant, c’est pour entrer dans ce que le zen appelle « la grande illumination ». Dorénavant, le soi ne se voit plus comme un agent séparé des autres, mais comme faisant partie d’un sol commun où toutes choses sont présentes comme elles sont vraiment, dans leur talité, c’est-à-dire dans le fait d’être telles, indépendamment des idées qu’on leur superpose (1982, 21).

4. Le passage de l’ego au soi

Selon Nishitani, du point de vue de l’ego, nous sommes des sujets qui considèrent les êtres comme de simples objets. D’où une séparation entre le domaine du dedans et le domaine du dehors. Dans ce dernier (le dehors), les choses sont réduites aux représentations ou concepts qu’on leur applique. Puis la même réduction malencontreuse se reproduit pour le moi (le dedans), à son tour enfermé dans les représentations ou concepts qu’il crée pour se les appliquer. Ce faisant, il se coupe des autres êtres et il se centre sur lui-même (1982, 9-10, 183, 204).

Nishitani présente ce type de connaissance comme une vision oculaire. Il s’agit d’une « réfraction du soi qui se penche sur lui-même » (1982, 154). Ce genre de connaissance de soi ne saurait dépasser la projection de nos actes et états conscients sur un écran mental. « Lorsque le soi [au sens du moi qui cherche à se connaître] est examiné du point de vue de la conscience de soi, il se façonne, à l’intérieur de lui-même, une sorte d’écran, sur lequel il observe un courant de conscience, c’est-à-dire les diverses sensations, émotions, désirs, représentations, conceptions, etc. qui apparaissent et disparaissent » (1984, 1).

Nishitani a-t-il de la place, dans sa vision philosophique, pour un moi sain, non centré sur lui-même, qui se situerait à mi-chemin entre le moi replié sur lui-même et le soi absolu ? Il ne semble pas, et cela dépend tout probablement de son idée d’un écran mental, en dépendance d’une épistémologie conceptualiste, qui majore l’importance de la représentation (tant l’image que le concept)[5]. Dans l’épistémologie de Lonergan, on dirait plutôt que toute représentation est secondaire par rapport à la question, à l’insight[6] et au jugement, et que, grâce à ces trois opérations, loin de s’enfermer dans ses représentations, le sujet questionnant, comprenant et jugeant ne fait que les utiliser en visant le réel et en parvenant ainsi à sortir de lui-même (Lonergan 1967, 1978 et 1996).

En fait, il est remarquable que Suzuki Daisetz Teitaro, que Nishitani reconnaît comme l’un de ses maîtres à penser, admette l’utilité d’un soi limité, appelé l’ego empirique, dont il présente la contribution comme positive, pourvu qu’il ne se pense pas indépendant par rapport à sa source, appelée l’ego transcendant. Cet ego empirique, en effet, donne à l’ego transcendant une forme qui lui permet de fonctionner en société (Suzuki 1975, 130-131). Il s’agit d’un « soi relatif » (ki), reflet d’un « soi absolu » (ho), dont il tire sa valeur et avec lequel il ne fait qu’un, sans que leur dualité soit abolie (Suzuki 1991, 215-216 et 219). Face au soi relatif, seul le Nishitani des dernières années de sa carrière s’avère positif, en soulignant l’importance de « la conscience strictement individuelle », comme le rapporte Van Bragt (2006, viii-ix ; voir Nishitani 2006, 52-58 et 111-156).

Qui plus est, pour être susceptible de se muer en soi absolu, le moi doit être en lui-même, d’une certaine façon, ouvert au réel. D’ailleurs, Nishitani admet le rôle indispensable du soi individuel, du moins au point de départ de sa transformation : « Même si nous parlons de détruire le soi, la destruction religieuse du soi surgit de la place la plus profonde et mystérieuse du soi. À la base du soi se trouve quelque chose qui transcende le soi » (1998, 392).

Nishitani établit un rapport entre le soi et l’expérience de la nihilité. Il nous dit que dans la réalisation de la nihilité, « c’est comme si le soi lui-même devenait cette nihilité » (1982, 16). Face à l’abîme de la nihilité privée de tout sens, « l’être du soi lui-même est annulé avec l’être de tout le reste. » Il explique que « tout ce qu’on prenait pour réalité interne ou externe dans le champ de conscience devient irréel dans sa réalité même : tout est annulé, mais pas anéanti » (1982, 17).

Par conséquent, le premier soi ne disparaît pas complètement. Les deux « soi » équivalent à deux perspectives distinctes à l’égard d’un même soi.

Au cours de ce genre de conversion existentielle, le soi ne cesse pas d’être un être personnel. Ce qui est mis de côté est uniquement une façon de saisir centrée sur la personne, c’est-à-dire le mode d’être selon lequel la personne est enfermée en elle-même. Grâce à cette conversion, le mode d’être personnel devient plus réel, s’approche du soi et se manifeste dans sa véritable talité.

1982, 71

Dès lors qu’on abandonne le premier soi, la séparation entre soi-même et les autres êtres est abolie. Il se produit une « prise de conscience de sa vraie nature comme soi » et de « l’ipséité (jitai ; selfness en anglais) de toute chose dans la forme de sa talité » (1982, 106). Ces deux prises de conscience — de soi-même et de toute chose — se font en même temps et elles sont ineffables.

C’est ainsi qu’il évoque un « amour qui ne différencie pas et qui transcende les distinctions que les hommes font entre le bien et le mal, la justice et l’injustice. » Il ajoute : « L’indifférence de l’amour embrasse toutes choses dans leur forme la plus concrète — dont les bons et les mauvais — et accepte les différences pour ce qu’elles sont » (1982, 58). Cette indifférence présuppose un état de non-ego (muga) : « Haïr ses ennemis et aimer ses amis sont des sentiments typiques de l’amour humain. Ils appartiennent au champ de l’ego. L’amour indifférent, au contraire, appartient au domaine du non-ego » (59 ; voir 274). Or, dans ce domaine du non-ego, on trouve le non-autrui, de telle sorte que l’amour indifférent n’implique non seulement aucune préférence pour l’ego, mais également aucune préférence pour autrui.

Nishitani parle d’une qualité de « transpersonnalité » (1982, 60). « C’est ce qu’on devrait appeler une relation impersonnellement personnelle, ou une relation personnellement impersonnelle […] ; c’est, pour ainsi dire, une sorte de personne impersonnelle ou de non-personne personnelle » (40-41). En plaçant de l’impersonnel dans le personnel, il fait éclater les limites égotistes de la personne. Par-delà l’individualisme, le vrai soi se laisse découvrir comme soi cosmique, sans céder à un monisme indifférencié. Radicalement transformée, la subjectivité individuelle demeure, tout en étant en unisson avec l’univers entier. Ceci se réalise à condition d’entrer dans « un domaine qui se trouve par-delà la différenciation entre le “qui” et le “que” [du qui suis-je ? et du que suis-je ?], entre le personnel et l’impersonnel » (1981, 32 ; voir 35-43 à propos de saint Paul ; on pourrait comparer, sur ces points, la pensée de Nishitani avec celle d’Arnaud Desjardins, voir Roy 1993). Nous reviendrons sur la question de l’identité du soi, vers la fin de cet article.

5. La vacuité (śūnyatā)

Ce « domaine » dans lequel il faut entrer, c’est la vacuité, qui se laisse découvrir dans le détachement :

Tout attachement est nié : et le sujet et la manière dont les « choses » apparaissent comme objets d’attachement sont évidés. Tout est maintenant vraiment vide, et ceci signifie que toutes choses se rendent présentes ici et maintenant, simplement telles qu’elles sont, dans leur réalité originelle. Elles se présentent elles-mêmes dans leur talité, leur tathatā. C’est le non-attachement.

1982, 34 ; voir 90

Un commentateur autorisé écrit que « la nihilité est elle-même annulée — à nouveau, non pas annihilée, mais transcendée à travers sa négation […]. La nihilité est évidée, si l’on peut dire, en une vacuité absolue. » On se trouve alors ancré dans « une réalité plus grande dont la nature est de vider toutes les choses de ce désir et de cette ambition qui fait apparaître ce qui est seulement relatif comme absolu plutôt que comme cela est réellement : une manifestation d’un auto-évidement absolu » (Heisig 2008, 276 ; voir Stevens 2003, 160).

Comme on l’a déjà mentionné, Nishitani, à la suite de Nishida, appelle la vacuité « le néant absolu », situé par-delà toute égoïté et tout anthropocentrisme. Ce néant n’est ni une chose ou une entité, ni une expérience subjective. « Ce “néant” n’est ni un être objectif ni un néant subjectif » (1981, 40). L’objectivité et la subjectivité sont dépassées dans la communio sanctorum, à savoir dans l’échange sans réserve entre les saints — un mystère chrétien que Nishitani rapproche de la doctrine de « la place des seuls bouddhas » (1996, 29-30).

À propos de ces relations entre humains, il va jusqu’à écrire : « Le Je est le Toi, tout comme le Toi est le Je. […] Je et Toi se fusionnent entièrement l’un dans l’autre » (1991b, 55). Il s’agit pour Nishitani d’une « harmonie absolue » (56), qui exclut aussi bien la simple non-différenciation (qui abolirait le Je et le Tu) que le maintien de l’individualité ordinaire (où chaque ego ne serait pas encore un non-ego). Ce qui lui fait dire : « Le soi et l’autre ne sont pas un et ne sont pas deux » (1991b, 56 ; voir 1982, 102). Dans notre prochaine section, nous reviendrons sur cette réalité, que Nishitani appelle « l’interpénétration ».

Il est clair que la vacuité n’est pas un objet, qu’on pourrait isoler, mais le champ total dans lequel chaque être trouve sa place et se manifeste tel qu’il est. « La vacuité embrasse et réunit tout en faisant en sorte que toutes les choses sont ce qu’elles sont dans leur incalculable variété et totale réalité » (1990b, 11). Rien n’existe vraiment sans être intimement relié à tout le reste dans une interdépendance primordiale. La vacuité doit donc être interprétée non pas comme un néant qui s’opposerait à l’être, mais comme entière ouverture à tout l’être, pourvu que la notion d’être ne soit pas substantialisée.

Pour Nishitani, la vacuité n’est ni l’être au sens ordinaire du terme ni la nihilité au sens ordinaire du terme : « Ce n’est pas simplement un “rien qui serait vide”, mais plutôt un vide absolu, évidé même de toute représentation du vide. Et pour cette raison, le vide est, au fond, un avec l’être, tout comme l’être est, au fond, un avec le vide » (1982, 123). Puisque le śūnyatā est évidé de toute représentation, en lui-même il échappe à toute prise de conscience qu’on pourrait en avoir, ainsi qu’à tout attachement à son égard.

6. La méthode de Nishitani

Le schème en trois étapes que nous avons décrit dans notre section intitulée « La question du nihilisme » n’est pas purement chronologique, car il s’accompagne d’une immédiateté qui a toujours été là, directement présente. La raison philosophique de Nishitani rend compte d’un parcours fondamental, en trois étapes, tout en dépendant d’une illumination de nature religieuse, immédiate, par-delà la portée de la raison humaine. Cependant, alors qu’elle inventorie les ressources inestimables de la religion, la philosophie la critique afin de lui redonner sa pureté (1980, v).

La méthode pratiquée par Nishitani n’est pas la dialectique de Hegel, qui reste enfermée dans la conceptualité, mais une dialectique supra-conceptuelle, qui lui est propre. En effet, la dialectique de Hegel annihile la thèse et l’antithèse dans une synthèse supérieure, tandis que celle de Nishitani, d’allure mystique, annule toute séparation entre la thèse et l’antithèse. En d’autres mots, pour le penseur allemand, la « sursomption » qu’est l’Aufhebung exclut la possibilité de faire s’équivaloir le contenu de la thèse et le contenu de l’antithèse, alors que pour le penseur japonais la thèse et l’antithèse sont maintenues en tension, dans une interpénétration qu’il rend par la conjonction latine sive, qui signifie « alias » ou « c’est-à-dire », équivalent de la conjonction japonaise soku, auquel Nishitani donne le sens de « c’est / ce n’est pas ». Il s’agit donc d’une affirmation de l’identité en même temps que de la différence (2005, 171 ; voir Yagi 1990, 107).

L’interpénétration interrelationnelle, notion clé chez Nishitani, permet de surmonter bien des oppositions[7]. Elle unit un grand nombre de termes, qui se réfèrent tous à ce qu’il considère comme une expérience religieuse : nirvāna sive samsāra, négation sive affirmation, néant sive être, transcendance sive immanence, forme sive vacuité, personnalité sive impersonnalité, etc. La découverte de l’interpénétration permet de ne pas chosifier le contenu de ces antipodes. On échappe ainsi au caractère unilatéral, appauvrissant et finalement faux, de toute position qui méconnaît son contraire.

Nishitani donne plusieurs exemples d’expériences apparemment incompatibles. Retenons-en deux. Un premier exemple concerne la vie sive la mort, et la mort sive la vie, autrement dit, la vie dans la mort, et la mort dans la vie. Bien que la spécificité de chacune de ces réalités ne soit pas abolie, « l’aspect de la vie et l’aspect de la mort, dans une chose donnée, peuvent être superposés de telle sorte que tous deux deviennent simultanément visibles » (1982, 93). Cette simultanéité caractérise la troisième phase de la dialectique, alors qu’au cours des deux premières phases la vie et la mort sont successivement éprouvées, chacune indépendamment de l’autre (Suares 2011, 107-109). Quand l’ego, qui se croyait vivant, en vient à mourir, on revit dans le nirvāna en atteignant « la rive lointaine », sans pourtant quitter « la rive proche » qu’est le samsāra (1982, 265). Et Nishitani fait remarquer qu’en parlant de « la rive là-bas », le bouddhisme désigne « une rive proche absolue par-delà l’opposition courante entre le proche et le lointain » (1982, 99). Il adopte ainsi la doctrine de Nāgārjuna, d’après laquelle l’inconditionné du nirvāna se réalise dans le samsāra, c’est-à-dire dans le cycle sans fin de l’impermanence, conditionné par tout un ensemble de désirs et de souffrances (Waldenfels 1980, 22). Nous reviendrons sur cette doctrine au cours de notre prochaine section, quand nous traiterons du rapport entre la transcendance et l’immanence.

Un second exemple concerne l’antithèse entre la foi chrétienne et l’athéisme :

Le point de vue traditionnel du christianisme implique une aliénation par rapport à la subjectivité éveillée de l’homme moderne. Serait-ce le cas que ces deux positions, qui s’excluent l’une l’autre — la liberté humaine poussée jusqu’au néant subjectif et à l’athéisme subjectivisé, et la liberté religieuse manifestée dans le christianisme traditionnel —, exigeraient une sorte de synthèse à notre époque ? Le christianisme ne peut pas, et ne doit pas, considérer l’athéisme moderne comme quelque chose à éliminer. Il doit au contraire accepter l’athéisme comme une médiation vers un nouveau développement du christianisme lui-même.

1982, 36-37

Nishitani met en contraste deux façons d’envisager une chose. Nous pouvons d’abord la regarder comme « en dehors » de nous, comme un objet ou une substance ; nous pouvons ensuite la laisser être elle-même, lui permettant de se présenter « spontanément », « de son propre gré », sans y être forcée, dans son « individualité complète ». Dans ce dernier cas, loin d’être vus comme séparés, le soi et les autres s’avèrent « interpénétrants et réciproques » (1969, 89-92). À propos de cette interpénétration, Nishitani offre une métaphore éclairante : « ‘Je’ vois ‘moi-même’ directement dans l’apparition de toute chose individuelle simplement telle qu’elle est, comme si deux miroirs se reflétaient mutuellement » (1984a, 25).

Cette interpénétration est au coeur de la méthode de Nishitani. Il s’en explique dans un article tardif, paru en japonais en 1987.

La ligne de démarcation ressemble à une cloison qui sépare deux chambres. Le côté x de la cloison qui fait face à la chambre A représente la chambre B en tant que ce qui marque la limite de la chambre A. On peut dire que le côté x, en son essence, est l’expression de la chambre B qui se montre à la chambre A. En même temps, cependant, le côté x qui exprime la chambre B, faisant partie de la chambre A, appartient à la chambre A. En tant qu’apparaissant à la chambre A comme « phénomène », ce côté x appartient à la chambre A, constitue un élément de la structure de A. Nous pouvons dire la même chose au sujet du côté y qui fait face à la chambre B. Le côté y appartient à la chambre B comme faisant partie de la structure de la chambre B. « Phénoménologiquement », ce côté y fait partie du phénomène appelé B. En même temps, cependant, le côté y, en tant qu’établissant la limite de B vis-à-vis A, représente essentiellement la chambre A dans B. Il est l’expression de la chambre A, apparaissant dans la chambre B.

Nishitani 1999, 196-197

Cette longue citation montre que, pour Nishitani, une semblable démarcation doit être vue également comme une parfaite union. D’après lui, pour s’en rendre compte, il faut éviter de commencer par la perspective d’une divergence entre A et B, où l’on définirait chacun de ces deux phénomènes pour finalement préciser quelle est leur interaction. Au contraire, il faut adopter une autre méthode qui, dès le point de départ, discerne en même temps et l’intime connexion et la différence, c’est-à-dire les envisage immédiatement comme à la fois un et deux. C’est ce qu’il appelle, dans ce texte, la reconnaissance d’une structure « circulairement réciproque » (Nishitani 1999, 197).

Si nous revenons aux trois étapes fondamentales du schème présenté plus haut, il semble bien que, dans l’approche que Nishitani rejette ici, l’erreur consiste à définir indépendamment les contenus des deux premières étapes, sans appliquer une dialectique qui les annule toutes deux. Toutefois, c’est seulement à la troisième étape qu’on affirme ces contenus à la fois comme mêmes et autres. Je dirais donc que sa méthode implique une succession de phases, mais que l’étape finale qu’est le śūnyatā s’appuie sur une réalisation qui a toujours été là, sans que le philosophe en ait été conscient dès le début de sa réflexion sur la nihilité.

7. Nishitani et certaines perspectives occidentales

Cette dernière section signalera des rapprochements entre Nishitani et certains penseurs occidentaux. Je mentionnerai quelques-uns de ces rapprochements, comme simples pistes de recherche, en ce qui concerne d’abord sa méthode, ensuite sa vision de la personne humaine et, finalement, le rapport qu’il envisage entre la transcendance et le monde.

Premièrement, en ce qui a trait à la méthode, comme certaines études l’ont démontré (par exemple, Gudmunsen 1977 et Garfield 2002), le rejet, par le philosophe viennois Ludwig Wittgenstein (1889-1951), de tout essentialisme et de toute réification représentationnelle va de pair avec la brillante réfutation de ce mode de pensée, accomplie par Nāgārjuna et reprise par Nishitani. En Occident, ce conceptualisme s’est imposé avec Henri de Gand et Duns Scot, vers la fin du xiiie siècle et le début du xive, et il a dominé la modernité européenne, en philosophie et en science. De nos jours, bien des théologiens essaient de sortir de ce conceptualisme, parfois assez maladroitement, en considérant comme opposées la rigueur logique et l’approche symbolique. Les considérations de Nishitani, à cet égard, devraient nous aider à élaborer une nouvelle intégration.

Rappelons également que la tradition chrétienne apophatique — ou théologie négative —, surtout représentée par Denys le pseudo-aréopagite, insiste sur l’inconnaissance, par-delà toute représentation (Roy 2010). Nishitani se montre très proche de ce courant de pensée, en soulignant l’ineffabilité du vrai soi. De plus, sa dialectique ressemble beaucoup à celle de Nicolas de Cues, dont la coexistence des opposés se surpasse dans une prise de conscience du fait que toute opposition disparaît.

Nishitani ne connaît pas la doctrine de Jean de la Croix ; pourtant il est évident que la nuit obscure de ce mystique espagnol, au cours de laquelle tous les appuis de l’orant s’effondrent, équivaut à une sorte de « grand doute » et de « grande mort ». En outre, la dialectique sanjuaniste du « todo y nada » maintient le tout et le rien en tension ; on pourrait parler d’un « tout sive rien ». De même, l’amour indifférencié, à savoir l’indifférence dans la manière d’aimer, chez Nishitani, rejoint l’indiferencia d’Ignace de Loyola, qui n’est pas indifférence comme on la comprend d’ordinaire, mais ouverture à toute éventualité ; Ignace discernait en effet dans tout événement une possibilité d’accomplir la volonté de Dieu.

Deuxièmement, à propos de la vision du sujet humain que Nishitani propose, une comparaison entre lui et le philosophe écossais John Macmurray (1891-1976) illustrerait le fait que, d’après ces deux philosophes, la personne ne saurait se comprendre comme individu égocentrique (Nishitani 2006, 76-97, 114-115, 139-142). Kasulis signale le fait que, dans la culture japonaise, la communication a préséance sur chacun des individus qui s’adressent la parole (Kasulis 1981, 7-9). Comme le titre du chef-d’oeuvre de Macmurray, Persons in Relation, le déclare, nous existons essentiellement comme personnes-en-relation (Roy 1989b).

L’abolition de l’ego est un thème commun au Nouveau Testament et à Nishitani. Ce dernier semble faire allusion au passage de Jean 12, 23-25, lorsqu’il écrit : « C’est comme la graine dont la semence et l’enveloppe se séparent au cours du mûrissement : l’enveloppe est le petit ego, et la semence l’infinité du grand doute qui renferme le monde entier. C’est le moment où le soi est en même temps le néant du soi (1982, 21). »

Dans les trois évangiles synoptiques, Jésus demande à quiconque désire devenir son disciple de renoncer « à soi-même », c’est-à-dire à son moi. Et Jésus de renchérir : « Quiconque veut sauver son âme la perdra » (Matthieu 16,25a ; voir 16,24-26). Le mot français « âme » traduit le mot grec psychê, que Matthieu emploie et qui équivaut à la néphésh hébraïque, le principe de la vie d’une personne. L’individu qui « veut sauver son âme » demeure centré sur lui-même ; il n’entre pas dans un mouvement de décentrement et, par conséquent, reste immature. En revanche, renoncer à une existence égocentrique permet de goûter une qualité d’existence supérieure (Roy 1989a).

Cependant, selon le christianisme, le moi personnel, créé par Dieu, demeure ; il n’est pas détruit, mais radicalement relativisé lorsque le disciple participe à la vie de Jésus ressuscité et s’intègre au Corps du Christ (Yagi 1990, 125-138). Si donc on compare le bouddhisme et le christianisme sur ce point, on peut dire qu’ils ont une même attitude spirituelle, qui se traduit pourtant en des affirmations ontologiques divergentes.

Troisièmement, en voulant réconcilier unité et pluralité, de même que personnalité et impersonnalité, Nishitani nous reporte à la doctrine chrétienne d’un Dieu qui est un seul être en trois personnes et dont l’Esprit Saint, souffle de vie, accentue l’aspect impersonnel (1982, 40-41 ; voir Van Bragt 1999, 14-15). Ce faisant, Nishitani adopte une position plus nuancée que celle des panthéistes qui rejettent toute personnalité en Dieu (Roy 2006, 196-200).

De plus, il rejoint explicitement Augustin — et implicitement Thomas d’Aquin, dont il ne connaît pas la métaphysique — en envisageant la creatio ex nihilo à partir de l’expérience humaine de la nihilité. D’après Nishitani, la transcendance se fait découvrir, dans la nihilité, d’abord comme coupée du monde, mais ensuite comme immanente. « C’est une immanence de négation absolue, car l’être du créé se base sur une nihilité et est vu fondamentalement comme étant une nihilité. En même temps, c’est une immanence d’affirmation absolue, car le néant du créé est la base de son être » (1982, 39 ; voir 37-40).

D’une part, avec ces deux grands penseurs catholiques, on doit considérer la transcendance comme rendant possible sa parfaite immanence. D’autre part, Van Bragt souligne à juste titre l’ambiguïté de la notion nishitanienne de transcendance absolue sive immanence absolue, laquelle provient de la notion du nirvāna sive samsāra. Malgré son apport indéniable, celle-ci risque d’être interprétée, dans le bouddhisme Mahāyāna, comme un affaiblissement du sens de la transcendance — un sens qui était plus aigu dans le bouddhisme originel. Van Bragt fait remarquer que, durant la Seconde Guerre mondiale, cet immanentisme absolutisa l’État japonais, avalisa son nationalisme, légitima son militarisme et sa négation des droits individuels chez les peuples conquis (Van Bragt 1995, 251-254).

Il est donc exact de dire que la transcendance rend possible une parfaite immanence, mais, d’un point de vue chrétien, il est difficile d’admettre, avec Hegel et Nishitani, qu’un Dieu transcendant ne saurait exister sans qu’il y ait un univers.

Notons que Nishitani approuve l’idée centrale de Maître Eckhart selon laquelle le fond de l’âme est le fond divin (1982, 61-68). Je crois cependant que notre philosophe japonais diffère d’Eckhart, tout probablement sans s’en être rendu compte, en identifiant ontologiquement l’humain et le divin. Quoi qu’il en soit de ses déclarations volontairement provocantes, Eckhart ne rejette pas la distinction entre le Dieu infini et la personne finie, alors même qu’il reprend la doctrine — traditionnelle à l’époque patristique et au Moyen Âge — de la divinisation de l’âme. Pour le Maître allemand, l’identification n’est pas une affirmation métaphysique ; elle constitue plutôt un vécu mystique résultant d’une oeuvre de grâce (Roy 2003, 85-88, et 2011, 50-53).

Par ailleurs, un texte d’Eckhart, d’ordre expérientiel, semble anticiper la notion d’interpénétration chez Nishitani :

La honte comme l’honneur, l’amertume comme la douceur, les plus grandes ténèbres comme la lumière la plus claire, tout tire saveur de Dieu et devient divin, car c’est d’après Dieu que prend forme en lui tout ce qui advient à celui qui n’a plus d’autre idée, d’autre goût que Dieu ; et c’est pourquoi il voit Dieu à travers toute amertume aussi bien que dans la plus grande douceur.

Eckhart 1995, 95

Qu’il me soit permis de renvoyer à mes deux études sur la manière dont Nishitani et Ueda ont remarquablement bien compris Maître Eckhart (Roy 2001b et 2003).

Conclusion

La pensée de Nishitani consiste en une philosophie religieuse (Van Bragt 1971, 272). En tant que philosophie, elle est brillante et subtile, et elle s’énonce dans des catégories du xxe siècle, dont un bon nombre sont tirées de la philosophie occidentale ; en tant que religieuse, elle offre une réexpression, avec grande profondeur, de convictions bouddhiques millénaires. Son actualité est frappante pour quiconque prend au sérieux le problème fondamental du nihilisme. Sa force dépend pour une grande part du fait qu’il ait combiné, dans une remarquable fertilisation mutuelle, la pratique du zen et le questionnement critique. Son exemple invite les théologiens chrétiens à retourner à cette interaction entre la méditation et la réflexion qui caractérisait la période patristique et le Moyen Âge, et qui disparut presque complètement aux Temps modernes (Roy 2003, ix-xi). Évidemment, comme Nishitani l’a répété, cette inspiration venant du passé se veut au service du présent et du futur.