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De nos jours, on est habitué à des mises en doute radicales de la valeur et de l’utilité de toute notion de vérité, pas seulement dans le champ des études littéraires, mais aussi dans le domaine de la philosophie et des sciences humaines. Si l’on adopte une des variantes des courants postmodernes — poststructuralistes ou néo-pragmatistes — qui se mettent d’accord sur le rejet de la vérité, même interprétée de façon minimaliste, en tant que norme des croyances et idéal régulateur de toute enquête, on sera a fortiori mené à se débarrasser de l’idée d’une vérité littéraire mise en lumière par la critique, sauf, bien sûr, si l’expression assume un sens tout à fait subjectif. D’autre part, la critique littéraire ne pourrait prétendre à aucune vérité objective si l’on pensait que ses démarches interprétatives et évaluatives se caractérisaient par une relativité inéliminable. En fait, c’est probablement la théorie littéraire, dirigeant, ou plutôt dominant, la critique contemporaine, qui s’est imposée comme modèle épistémologique des sciences humaines et qui a inspiré les formes les plus virulentes d’un nihilisme généralisé à l’égard des normes cognitives dans tous les domaines.

Cependant, les théories post-structuralistes ne sont plus tellement à la mode, même dans les milieux continentaux. Les réactions contre le « mirage linguistique », qui a longtemps ébloui des philosophes, des théoriciens de la littérature et des critiques prêts à endosser et à appliquer leurs approches, se sont multipliées, tant et si bien que l’on peut parler avec Pascal Engel de « déclin » et de « chute » du « nietzscheo-structuralisme français »[1]. Il est aujourd’hui beaucoup plus facile de résister à la fascination exercée par les écrits des « maîtres-penseurs », tels que Barthes, Foucault, Derrida ou Paul de Man, que dans les années 1970 et 1980 du siècle précédent. Quoique leur influence soit toujours importante (notamment dans les départements de « Cultural Studies » aux États Unis), on peut se référer à une variété d’ouvrages qui exposent la pauvreté de leurs idées, les défauts de leurs arguments, et les implications pernicieuses de certaines de leurs positions centrales[2]. Parfois, au lieu d’insister sur un travail philosophique détaillé qui permettrait de démasquer leurs erreurs, on a l’impression qu’il suffit de se servir d’autres moyens de démystification, souvent de nature ironique, comme le canular de Sokal ou les parodies des théories postmodernes[3].

La critique littéraire redécouvre alors des questions et des directives, des valeurs et des normes épistémiques, esthétiques et même éthiques, proclamées dépassées ou périmées ; on parle d’un « retour de l’auteur », on n’hésite même plus à discuter les intentions qui animent l’oeuvre, du moins les intentions de l’« auteur impliqué » ou les « intentions de l’oeuvre », et on s’occupe de nouveau de la problématique des rapports des textes à une dimension extra-textuelle. Le relativisme et le contextualisme extrême qui rendaient futile toute tentative de trancher entre un nombre indéfini d’interprétations et de chercher un consensus sur les significations possibles, cèdent la place à des versions de pluralisme plus ou moins modérées ; on reconnaît la force des contraintes rationnelles qui régissent toute lecture correcte[4] ; on ne nie plus d’emblée la légitimité de toute critique morale et de toute attitude qui se réclamerait d’un humanisme sophistiqué[5]. On procède ainsi à la réhabilitation des conceptions de l’objectivité, de la justesse, ou même de la vérité, des jugements critiques qui portent sur l’interprétation et l’évaluation des oeuvres littéraires. En même temps se déroulent des débats philosophiques — surtout dans le domaine de la philosophie analytique — concernant le statut sémantique et ontologique des textes fictionnels et littéraires, qui se basent sur l’emploi systématique des outils les plus avancés de la philosophie du langage contemporain.

En effet, on ressent souvent le besoin d’avoir recours à l’analyse et à l’argumentation philosophique afin d’élucider les normes présupposées par la critique littéraire.

Le problème épistémologique important que je ne vais pas aborder ici est celui du statut de la notion de vérité que l’on pourrait attribuer non seulement aux jugements critiques, mais aussi aux normes qui les rendent possibles. Jusqu’à quel point et dans quel sens pourrait-on dire que ces normes sont vraies ? Pourtant, la spécification de ces normes requiert l’étude de la nature de l’activité qu’elles sont censées régler, aussi bien que de l’ontologie des objets de cette activité, c’est-à-dire des créations littéraires. Une réponse éventuelle aux questions concernant les buts et la fonction de la critique se baserait donc sur la conception de la littérature que l’on assume au départ. Inversement, toute compréhension particulière de l’univers littéraire et de ses dimensions entraînerait une conception analogue à la critique, de ses principes et de sa pratique. C’est dans le cadre d’une telle perspective d’ensemble que l’on pourrait tâcher de déterminer le rôle exact de la notion de vérité dans la lecture critique des textes littéraires consacrés à leur interprétation et à leur appréciation. Notre enquête procède donc à partir de deux truismes : a) on ne peut pas espérer atteindre une compréhension adéquate de la nature et de la fonction de la critique sans une investigation parallèle, ou plutôt préalable, de la nature et de la fonction des textes littéraires dont elle s’occupe ; b) le travail de la critique comporte les tâches d’interprétation et d’évaluation, ou d’appréciation de ces textes.

La théorie complexe et ambitieuse de Peter Lamarque et de Stein Haughom Olsen, présentée dans leur livre Truth, Fiction and Literature : A Philosophical Perspective[6], constitue l’un des meilleurs exemples de la perspective d’ensemble qui nous intéresse : une philosophie de la littérature indiquant les directives pour une philosophie de la critique — qui serait à développer[7]. Les auteurs discutent une grande variété de positions et de théories épistémologiques, sémantiques et métaphysiques concernant la nature de la fiction et de la littérature, avant d’aboutir à leur propre théorie : « pas de vérité en littérature[8] ». Loin de partager l’indifférence, l’hostilité ou le mépris à l’égard du concept de vérité, qui caractérisent la plupart des penseurs postmodernes auxquels nous venons de faire allusion dans notre introduction, Lamarque et Olsen adoptent et nous incitent à soutenir la conception traditionnelle des enquêtes philosophiques et scientifiques comme des investigations visant l’acquisition de la vérité. Leur travail reflète les vertus de la discipline argumentative de la tradition analytique, tandis que leur orientation humaniste, plutôt conservatrice, les engage à reconnaître l’existence de valeurs esthétiques et éthiques à portée universelle. Néanmoins, ils sont persuadés que la littérature n’a aucun rapport essentiel avec la vérité, et que sa critique ne devrait pas avoir affaire à la considération des relations sémantiques présumées entre les textes littéraires et le monde dont ils parlent[9]. Leur ouvrage, et plus particulièrement sa troisième partie, s’occupe de l’articulation, de l’élaboration et de la défense de ces thèses. Cette défense implique naturellement la reconstruction et la tentative de réfutation des versions principales des positions et des théories opposées.

Dans ce qui suit, je tâcherai de résumer et d’examiner l’argumentation de Lamarque et Olsen, afin d’évaluer la plausibilité de leurs conclusions qui semblent aller à l’encontre des opinions de plusieurs écrivains et philosophes, insistant sur l’apport cognitif des oeuvres littéraires. Tout en reconnaissant l’intérêt de l’idée centrale de Truth, Fiction and Literature et la subtilité des arguments qui la soutiennent, je crois qu’il ne faudrait pas renoncer à l’usage de la notion de vérité littéraire au cours de nos analyses critiques des textes. Je vais m’appuyer sur certaines objections déjà formulées dans des comptes rendus du livre et au cours de discussions plus ou moins récentes, en essayant de les approfondir[10]. J’aimerais éventuellement me concentrer sur des questions plus générales — de nature métaphilosophique, métacritique, et méthodologique — qui ne sont pas suffisamment développées — ou même abordées — par les philosophes qui s’opposent à Lamarque et Olsen : quelles sont les relations entre normes épistémiques et normes esthétiques ? Jusqu’à quel point devrait-on viser une critique littéraire qui refuse en principe de se rapprocher de toute préoccupation philosophique ? Comment devrait-on concevoir les rapports entre littérature et philosophie ? Sans entrer dans les détails des controverses autour de telles questions, ce qui exigerait un exposé beaucoup plus long et complexe, j’espère pouvoir isoler les éléments qui nous permettront de comprendre au moins certains des enjeux et des conséquences de l’adoption ou du rejet de la théorie particulière « pas de vérité en littérature ».

Dans la première partie du livre, Lamarque et Olsen traitent du problème du statut de la fiction et proposent de le dissocier complètement des notions sémantiques et métaphysiques telles que la référence, la vérité ou les mondes possibles. Leur analyse s’apparente à la théorie de la fiction de Kendal Walton, dans la mesure où ils suggèrent —eux aussi — que la fictionnalité devrait être conçue comme une fonction culturelle et sociale, exprimée sous la forme d’une approche ou attitude envers certains textes[11]. En effet, ils insistent sur le caractère social des relations communicationnelles qui rendent possible la création aussi bien que la réception des récits fictionnels, plutôt que, comme Walton et ses disciples, sur les qualités psychologiques de l’esprit du narrateur/auteur et du lecteur, qui participent à des « jeux de faire semblant ». En tout cas, cette tentative de montrer que les notions de référence et de vérité ne sont pas indispensables pour l’analyse des concepts tels que le caractère ou l’évènement fictionnel prépare l’élaboration de la démarche analogue qui vise à établir la redondance de ces notions en ce qui concerne l’interprétation et l’appréciation des textes littéraires, en grande partie, mais pas toujours et pas entièrement fictionnelles.

En effet, d’après la théorie de Lamarque et Olsen, cette « approche » ou « attitude fictive » (fictive stance) peut nous servir de modèle pour décrire l’« approche » ou l’« attitude littéraire » qui se développe également au sein de certaines pratiques sociales. Le terme « littérature » dénote une « pratique institutionnelle », « constituée par un ensemble de concepts et de conventions qui règlent et définissent les actions et les produits impliqués dans cette pratique ». L’intention des auteurs des textes littéraires est « que ces textes soient produits et lus dans le cadre de ces conventions », et qu’ils provoquent une « réaction littéraire » de la part des lecteurs. Cette réaction nous permet de considérer les textes que nous identifions comme littéraires, selon les conventions de la pratique à laquelle nous participons, en adoptant le mode d’appréciation, et pas seulement le mode de jouer à faire semblant. L’approche littéraire s’exprime par l’ensemble des attitudes des créateurs aussi bien que du public émergeant de la pratique établie dans toutes les sociétés qui ont atteint un certain niveau de complexité et de sophistication culturelle à travers les siècles[12].

Selon Lamarque et Olsen, les conventions constitutives de cette pratique sont celles qui nous donnent la possibilité d’attribuer des valeurs esthétiques à certains textes. Ces conventions nous obligent à reconnaître deux aspects de la production littéraire : l’aspect créatif-imaginatif, consistant à imposer une forme à un sujet, soit préexistant, soit inventé, c’est-à-dire à donner de la cohérence et de l’unité à un complexe d’éléments, et l’aspect mimétique, qui comporte le choix du sujet et l’élaboration des thèmes par la représentation d’une variété de situations, de personnes, d’objets, d’évènements, de places. Ces deux aspects sont essentiels pour la détermination d’un « contenu d’intérêt humain » (humanly interesting content). Sans sujet ou contenu doué d’un tel intérêt, la valeur esthétique se réduirait aux simples qualités formelles, produits « purs » des jeux de notre imagination[13].

Ce qui peut paraître paradoxal est justement le fait que Lamarque et Olsen ne veulent pas admettre que la notion de vérité puisse jouer un rôle plus ou moins substantiel dans l’interprétation et l’évaluation de la dimension mimétique de certains textes littéraires. Ils suggèrent qu’une telle hypothèse signifierait l’abandon de l’approche distinctive autorisant l’identification de certains textes comme littéraires et leur conférant un statut particulier. On pourrait dire que le mode de connaissance se substituerait alors à celui d’appréciation esthétique. Leur stratégie argumentative se base sur un effort à montrer que toutes les théories de la littérature qui font appel à la vérité, qu’ils résument en espèces « mimétiques, épistémologiques, morales, affectives ou “d’authenticité” » (integrity theories)[14], se réfèrent à des notions plus ou moins inexactes de ce qu’on comprend comme étant la vérité. Ils pensent que si on réinterprète correctement ces notions on verra que l’on dispose d’autres concepts ou catégories qui suffisent à nos analyses et évaluations. Aussi les défenseurs de la théorie « pas-de-vérité » s’appliquent-ils à démolir des conceptions de la vérité littéraire qui se présentent d’habitude comme des formes de : a) vérité « romanesque » (novelistic truth — vérité exprimée par le roman considéré dans son ensemble) ; b) vérité « propositionnelle » (des propositions vraies contenues ou impliquées par les oeuvres littéraires) ; et c) vérité « métaphorique »[15].

Lamarque et Olsen tâchent de montrer que, à strictement parler, l’emploi du concept de vérité ne contribue pas à l’étude de la littérature, et que les significations isolées dans les écrits des écrivains, philosophes et critiques qui croient le contraire (vérité romanesque, propositionnelle, métaphorique) sont, soit bien différentes du sens austère du terme « vrai » en sémantique ou en théorie de la connaissance, soit inadéquates. Ils concèdent que l’on pourrait, ou même devrait, renvoyer à des concepts comme ressemblance, vraisemblance, plausibilité, sincérité, authenticité, afin de décrire les qualités de certaines oeuvres littéraires, mais ils prétendent qu’il ne faudrait pas analyser ces concepts en termes de référence au monde actuel. Il s’agirait plutôt de comprendre et d’évaluer la façon dont un certain contenu d’intérêt humain se présente sous une certaine forme et produit des effets esthétiques[16]. Les qualités en question caractérisent l’efficacité de la fonction littéraire, qui, selon Lamarque et Olsen, comme on l’a déjà remarqué, vise l’élaboration et l’expression d’un tel contenu.

Les auteurs de Truth, Fiction and Literature s’opposent clairement à l’adoption d’une attitude cognitive envers les oeuvres littéraires en invoquant des variantes des arguments que Noёl Carroll appelle « l’argument de banalité » (ou de trivialité) — des vérités littéraires — et « l’argument de manque d’argument » (no argument argument), aussi lié à « l’argument de manque de données » (no evidence argument)[17]. Les vérités censées être capables de nous fournir des connaissances importantes, présentées comme des leitmotive[18], mentionnées de façon explicite, impliquées ou dérivées (comme dans les grands romans de Tolstoï, Dostoïevski, George Eliot[19], ou Thomas Mann), même si elles se présentent sous une forme propositionnelle canonique, se réduisent souvent à des banalités, à des platitudes du sens commun, à des généralités non vérifiables ou falsifiables — qui ne sont pas testables par l’expérience — et non appuyées par un argument sérieux et systématique[20]. Lamarque et Olsen ne disputent pas l’existence d’éléments ou d’aspects du contenu des textes littéraires qui pourraient servir à des buts cognitifs — comme, par exemple, des informations historiques ou de portée sociologique, et que l’on pourrait s’approprier indépendamment de l’appréciation des qualités littéraires. Cependant, ils insistent sur le caractère secondaire et non essentiel de ces éléments et ne semblent pas traiter les connaissances acquises par la lecture correcte de ces textes comme des connaissances proprement dites. Ils nous rappellent que la valeur littéraire ne dépend pas de la contribution de tels éléments à notre cognition du monde et de la vie humaine. En effet, ils achèvent leur analyse par un plaidoyer pour la notion de valeur littéraire qu’ils défendent contre les positions plus ou moins nihilistes des penseurs structuralistes et déconstructionnistes, dont ils avaient déjà critiqué le fictionnalisme et le textualisme sans bornes dans la deuxième partie du livre.

Il est temps de procéder à la discussion de la force des arguments que nous venons de résumer et de la plausibilité de leurs conclusions. Nous allons esquisser brièvement les objections principales qui nous permettent de douter de la théorie de Lamarque et Olsen. Ces objections se concentrent en grande partie sur des prémisses et des hypothèses élaborées et présentées dans le livre ou adoptées de façon implicite. Nous pourrons y revenir et développer ces objections aussi bien que les contre-exemples aux thèses de Truth, Fiction and Literature au cours de notre discussion.

  1. Comme le soulignent Alison Denham et David Novitz, le projet de Lamarque et Olsen est normatif. Les auteurs ne se limitent pas à une simple description de ce qui se passe actuellement dans la critique, mais désirent montrer comment la critique devrait procéder sans cependant être en mesure de convaincre que leur suggestion contribuerait réellement à l’amélioration des pratiques de la critique littéraire[21]. Selon la suggestion de Novitz, ils devraient se rendre compte du fait que la distinction entre les conventions constitutives et les conventions régulatrices auxquelles ils font appel pour présenter leur conception de l’appréciation littéraire n’est pas aussi claire, bien tranchée et irrévisable qu’ils ne le pensent. La critique de certains genres de romans, par exemple, de romans d’idées ou de grands romans réalistes pourrait exiger l’emploi de considérations philosophiques et nous orienter vers la discussion des vérités qu’ils contiennent[22].

  2. Ce sont les arguments de la banalité, du manque d’argument, et du manque de données, qui assimilent les modes de présentation du contenu des textes littéraires aux modes de travail des textes philosophiques ou scientifiques et trouvent que les premiers ne sont aussi efficaces du point de vue cognitif que les derniers. Cependant, qui pourrait aboutir à mettre en lumière des vérités et à transmettre des connaissances sans avoir recours aux procédures méthodologiques de la philosophie et de la science ? Les textes non littéraires ne procèdent pas de la même façon, ce qui ne signifie pas qu’ils ne nous rendent pas conscients de vérités importantes que nous connaissons déjà, mais que nous avons oubliées ou auxquelles nous ne prêtons pas attention. En plus, bien qu’ils ne développent pas d’arguments ils nous proposent des expériences de pensée qui nous font réfléchir sur ce qui pourrait ou ne pourrait pas être vrai (de Henry James et de Proust, jusqu’à Borges)[23].

  3. Lamarque et Olsen adoptent une conception trop étroite et conservatrice de la littérature. En fait, si la littérature n’incarne ou n’exprime pas les valeurs esthétiques qu’ils reconnaissent comme universelles, par l’élaboration de certains thèmes pérennes ou récurrents, elle n’est pas véritablement de la littérature. En même temps, ils se font une idée également étroite et puriste de la critique qui doit s’abstenir de toute investigation épistémologique ou éthique, dans un sens suffisamment large, au cours du travail d’interprétation et est obligée de se limiter à des tâches d’ordre entièrement esthétique dans un sens trop étroit. Le plaisir esthétique naît de plusieurs aspects et éléments qui ne sont pas seulement ceux auxquels font allusion Lamarque et Olsen. Leurs conceptions institutionnelles de la littérature et de la critique littéraire ont une allure quasi-essentialiste.

  4. Il est difficile de comprendre comment la critique pourrait se passer de toute référence à la vérité même pour interpréter et comprendre le contenu d’une oeuvre et juger son intérêt humain. La présentation de certains thèmes, comme par exemple nos réactions aux sentiments de culpabilité ou de jalousie, pourrait être considérée comme ayant un intérêt humain, de portée universelle, précisément si elle assumait la forme d’une description vraie correspondant à des faits de la psychologie humaine. Par exemple, si tous les héros d’un roman à prétention réaliste réagissaient de façon excessivement naïve, au point que leur comportement n’ait aucun rapport avec ce que nous connaissons de la psychologie humaine, ce qui rendrait le dénouement de ce roman incompréhensible — à moins qu’il ne s’agisse d’une parodie ironique — notre appréciation de son efficacité esthétique elle-même serait ipso facto affectée[24]. Comme le fait remarquer Carroll, à propos de la représentation d’une « roue » ou d’un « tableau » des « vertus » — c’est-à-dire d’une représentation des caractères comme possédant des vertus que le lecteur peut comparer et contraster dans une structure d’ensemble — dans plusieurs romans anglais du XVIIIe et du XIXe siècles, le succès de la fonction essentiellement esthétique n’est pas assuré si cette représentation n’est pas correcte. Autrement dit, si les jugements qui décrivent les relations des vertus attribuées à certains caractères n’étaient pas considérés comme vrais, ces romans n’auraient pas la valeur qu’ils possèdent, et il est très probable que l’on ne pourrait pas y trouver la signification et « l’intérêt humain » que leur reconnaît la critique[25].

  5. De plus, on serait enclin à penser que, quoique les faits que l’on cherche à isoler quand on interprète un grand roman — de Tolstoï, de Flaubert, de Proust, de Musil, de Thomas Mann, soient généraux, et peut-être insuffisamment déterminés, puisqu’ils peuvent se présenter comme des faits concernant des modalités, des mondes possibles, qui pourraient devenir actuels à un certain moment, il vaudrait la peine d’essayer de discuter la vérité des énoncés contrefactuels qui les mettent en lumière. La critique pourrait et, peut-être, devrait prendre en considération la distance des mondes possibles des créations littéraires par rapport aux nôtres, justement comme une composante de la valeur des oeuvres étudiées, en tenant compte, bien sûr, de leur genre et de leur forme dans chaque cas (tragédie, roman historique, réaliste, fantastique, méta-fictionnel, etc.). Comme nous venons de le suggérer, les expériences de pensée auxquelles nous invitent les grands textes, ne sont pas seulement des sources potentielles de connaissances philosophiques, modales ou morales, mais révèlent l’intérêt humain de leur contenu et la valeur esthétique de leur structure. Leur compréhension et leur évaluation pourraient se baser sur une analyse épistémologique, comme, par exemple, dans le cas des constructions imaginaires de Borges ou de Casarès.

  6. Bref, bien que la notion de vérité invoquée par des auteurs qui se réclament du réalisme s’éloigne du concept austère des philosophes, elle indique l’importance d’une dimension de fidélité dans la représentation dont on ne peut pas se débarrasser. Au moins cette fidélité compte, malgré un degré de subjectivité inévitable, même en ce qui concerne des auteurs et des ouvrages que l’on qualifierait de mineurs, puisque leur sujet ou plutôt le traitement de leur thème particulier se limitent à la description d’une réalité, d’une période ou d’une situation locale, sans aspirer à mettre en lumière des dimensions globales ou transhistoriques. Il va sans dire que cette fidélité à la réalité n’est pas une condition suffisante pour que l’oeuvre en question possède la valeur que nous lui attribuons sur l’échelle d’appréciation que nous employons dans chaque cas. Cependant, pour qu’un roman historique, une satire, un récit biographique ou autobiographique dont on reconnaît les qualités littéraires soit réussi, l’auteur doit se soucier aussi de la vérité ou la fausseté des faits qu’il raconte. La critique de tels ouvrages va se concentrer jusqu’à un certain point sur l’examen de la vérité des énoncés qui les compose[26].

Avant de conclure, nous devrions nous demander plus généralement pourquoi on aimerait insister sur le fait que la critique devrait faire abstraction des questions épistémologiques, aussi bien que métaphysiques ou morales, dans le processus de l’évaluation esthétique.

La distinction tranchée entre l’approche littéraire et la critique qui s’y ajuste et toute activité intellectuelle à portée cognitive, vise bien sûr à éviter toute confusion entre la fonction centrale des oeuvres littéraires et les buts principaux des pratiques scientifiques et philosophiques. C’est très probablement la motivation louable de Lamarque et Olsen. Pourtant, leur souci de respecter les distinctions importantes attaquées par les philosophes postmodernes risque de les mener à l’adoption d’une conception appauvrie des catégories critiques qu’ils veulent défendre dans chaque domaine. Comme nous avons voulu le montrer, l’application des normes que nous considérons comme exclusivement esthétiques ou littéraires pourrait nécessiter de faire appel à des jugements cognitifs ou moraux, sans que cela implique la confusion ou le mélange illicite des approches. En effet, le problème relatif aux auteurs de Truth, Fiction and Literature est qu’ils veulent exclure toute considération de vérité — endossant ainsi une conception de la création littéraire plus ou moins expressiviste — tout en sauvegardant la reconnaissance de la vérité de nos croyances pour une série de conceptions de ce qui est d’intérêt humain et des valeurs universelles non simplement formelles. On devrait peut-être se demander si la tâche de leur théorie « pas de vérité en littérature », telle qu’ils la développent, n’est pas, après tout, incohérente[27].