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L’entrepreneuriat est habituellement vu comme une aventure individuelle qui isole souvent le porteur de projet dans sa démarche (Messeghem, Sammut, 2010), alors même que sa capacité à s’intégrer dans des réseaux professionnels ou à en créer conditionne la réussite de son projet (id. : 2011).

L’expérience d’accompagnement restituée ici est originale dans le sens où, plus que d’autres, elle met les principes de la coopération au service de l’aide à la création d’activités économiques et à l’entrepreneuriat. Les pratiques des coopératives d’activité et d’emploi (CAE par la suite) écartent a priori le risque d’isolement, d’une part en misant sur un accompagnement collectif et coopératif, d’autre part en ouvrant la possibilité d’alternatives organisationnelles à l’entreprise individuelle.

En dépit de son originalité, le modèle de la CAE n’a pas fait l’objet de recherches suffisantes (Draperi, 2007;Sangiorgio, Veyer, 2009). L’objectif est, ici, de contribuer à l’éclairer en rendant compte des particularités de son dispositif d’accompagnement entrepreneurial. A cette fin, les grilles de lecture empruntées à l’ingénierie des compétences sont mobilisées pour révéler et évaluer ses singularités.

Ces enseignements des CAE sont discutés à partir de l’étude de l’une d’elles, la CAE généraliste Régate, et de la CAE spécialisée qu’elle a développée dans le secteur du bâtiment (Régabât). L’intimité de leurs relations, liée notamment à un fonctionnement collectif, interdit de les saisir ici séparément. Ancrée dans les pratiques de cette double CAE et de ses membres, l’étude exploratoire qui en est faite privilégie une approche inductive.

Le premier volet de cet article est dédié au cadrage de cette étude de cas à un triple niveau : contextuel (le modèle de la CAE), théorique (le champ de l’ingénierie des compétences), empirique (le cas étudié et les modalités de la recherche). Le deuxième volet livre les résultats de cette investigation et leur interprétation. Après la restitution d’éléments factuels sur le dispositif déployé, les grilles de lecture de l’ingénierie des compétences permettent de caractériser les modalités qu’il combine et d’en apprécier les spécificités. Deux niveaux de singularisation sont ainsi mis à jour : le mix de formation-action et d’alternance; l’effet amplificateur du cadre collectif et coopératif de l’accompagnement. Le dialogue qui s’ensuit avec d’autres travaux, sur la combinaison de modalités d’apprentissage d’abord, sur les formes plurielles de l’accompagnement entrepreneurial ensuite, sur les enjeux de l’ingénierie des contextes de professionnalisation enfin, révèle la fécondité d’un tel dispositif. Le troisième volet en propose une synthèse. Elargissant la discussion à l’ensemble du processus de recherche, la conclusion revient sur la valeur exploratoire de ses résultats en insistant sur l’intérêt de poursuivre l’investigation de cette facette du modèle coopératif susceptible d’enrichir, ailleurs, les pratiques d’accompagnement entrepreneurial. En ce sens, elle dégage les perspectives d’une étude longitudinale.

Le cadrage de l’étude

L’examen du dispositif d’accompagnement entrepreneurial par les CAE appelle préalablement un triple repérage (contextuel, théorique et empirique) afin de cerner le cas étudié et les modalités de son investigation.

Repères contextuels : les CAE en général, ici et ailleurs

Apparues en 1995, les CAE étaient encore présentées comme un dispositif expérimental quelque dix ans plus tard (Alternatives Economiques, 2004, p. 39). Actuellement, en France, près de 90 CAE générant 57 millions d’euros de chiffre d’affaires[1] sont regroupées au sein de l’« Association Nationale des Coopératives d’Activités » nommée COPEA et du réseau « Coopérer Pour Entreprendre ». Ce modèle existe aussi au-delà des frontières nationales même si les appellations peuvent parfois différer comme c’est le cas au Québec, au Maroc, en Belgique, en Suède, ou encore en Italie[2]. Le soutien de programmes tels qu’EQUAL[3], ou des interventions comme celle de Mintzberg qui, en 1999, lors du 3ème colloque consacré à l’entrepreneurship coopératif, soulignait « […] que l’entrepreneurship coopératif peut être beaucoup plus important que l’entrepreneurship individuel »[4], témoignent du développement du phénomène à l’international[5]. Pourtant, les CAE constituent, comme le soulignent Sangiorgio et Veyer (2009), une innovation sociale qui reste encore à découvrir. L’objectif ici est de présenter, à grands traits, les principales caractéristiques des CAE[6] dont le coeur de métier est l’accompagnement entrepreneurial, en se centrant sur ses différences par rapport notamment aux structures telles que les couveuses, incubateurs ou pépinières.

En tant que Sociétés COopératives et Participatives (SCOP), les CAE sont fondées « sur des valeurs de solidarité qui mettent en avant l’importance du partage de l’outil de production;l’expertise dans le travail et naturellement l’emploi et la pérennité de l’entreprise » (Mathé, Rivet, 2010, p. 22). Toutefois, si les SCOP « classiques » visent à permettre à des salariés de devenir co-entrepreneurs, les CAE quant à elles permettent à des entrepreneurs de devenir co-salariés d’une même structure qu’ils créent tous ensemble, la coopération constituant une finalité en soi (Veyer, 2007).

Par rapport à d’autres structures d’accompagnement telles les couveuses, incubateurs ou pépinières auxquelles elles sont parfois assimilées (Veyer, 2007), les CAE présentent plusieurs différences. La première est relative au statut du porteur de projet et à l’intégration de ce dernier dans la structure, les CAE offrant la possibilité aux porteurs de projet de devenir entrepreneur-salarié. Plus précisément, c’est après l’accueil-diagnostic et le test de son activité dans le cadre d’une convention d’accompagnement que le porteur de projet peut devenir entrepreneur-salarié par la signature d’un CDI. Son temps de travail, sa rémunération et sa participation aux frais de fonctionnement de la structure sont alors fixés en fonction des prévisions de chiffre d’affaires et de la trésorerie de l’activité, isolée analytiquement de celle des autres salariés de la coopérative. L’entrepreneur-salarié peut ensuite faire le choix de rester durablement au sein de la coopérative d’activité et d’emploi en en devenant entrepreneur-associé.

L’accompagnement constitue une autre différence majeure qui singularise la CAE par rapport aux autres structures d’accompagnement à la création d’entreprise. L’explication tient à sa forme même, liée à l’organisation polycellulaire qui le déploie. La structure fondatrice de la coopérative exerce un métier d’accompagnement à destination des différentes activités entrepreneuriales et assure un ensemble de fonctions mutualisées de gestion. Sous l’effet conjoint du projet collectif qu’elle impulse et structure comme des projets individuels des entrepreneurs-salariés, elle accompagne alors l’émergence et la structuration d’une entreprise commune pour ses sociétaires : la coopérative d’emploi. Quels qu’ils soient (entrepreneurs-salariés ou animateurs de la structure d’appui), ces coopérateurs ou co-entrepreneurs vont gérer et animer l’entreprise, assurer des formations et soutenir les projets des entrepreneurs de la coopérative. L’accompagnement, pour favoriser de façon équilibrée projets individuels et projet collectif (Veyer, 2007), apparaît donc comme un dispositif qui doit concilier la pertinence de ses actions en fonction de ses entrepreneurs-cibles et leur cohérence d’ensemble. La CAE offre ainsi un cadre qui combine l’autonomie professionnelle et le soutien collectif d’autres entrepreneurs qui sont confrontés à des problèmes similaires et mutualisent leur savoir-faire. L’accompagnement à la création se situe bien dans un cadre alliant dimension collective et coopérative d’une part, dimension individuelle d’autre part.

Les autres différences, tenant aux processus comme au contenu de l’accompagnement, seront appréciées plus loin. En raison de ses dimensions coopératives et collectives et des empreintes particulières qu’elles doivent laisser sur son fonctionnement interne, le modèle de la CAE suggère un regard attentif sur l’accompagnement entrepreneurial qu’elle exerce. C’est à cette fin que l’éclairage de l’ingénierie des compétences a été envisagé.

Repères théoriques : l’éclairage de l’ingénierie des compétences

L’objectif de ce repérage est double : il est d’une part de présenter le champ de l’ingénierie du développement des compétences comme sa structuration pour éclairer les exploitations qui en seront faites;il est, d’autre part, de reconnaître ses soubassements théoriques, pour clarifier la posture privilégiée dans cette recherche mais également les contributions auxquelles elle pourra prétendre. Dans cette perspective, quatre points-clés doivent être explicités.

  1. La référence à l’ingénierie inscrit résolument dans une démarche de rationalisation nourrie des apports des sciences de la conception, présentant des caractéristiques distinctives du travail d’ingénierie et affirmant des exigences similaires d’optimisation des processus déployés et de viabilisation des dispositifs concernés (Le Boterf, 1985). Mais son application aux questions de développement des compétences signale, par référence aux travaux pionniers de Le Boterf et de ses collègues de Quaternaire-Education, une adaptation attentive aux spécificités des systèmes sociaux, incertains et complexes, évolutifs (Le Boterf, Lessard, 1986;Le Boterf, 2004). Pour autant, ce questionnement sur la transférabilité et l’ajustement nécessaire des principes directeurs de l’ingénierie et de l’instrumentation qui les sert aux problématiques et aux contextes nouveaux auxquels ils se confrontaient (Le Boterf, 2011b, p. 383-400) n’a sacrifié ni le caractère technique de ces fonctions d’ingénierie, dans le champ du social (Carré, Caspar, 2011, p. 351), ni la rationalisation de l’action qui en résulte.

  2. Les progrès dans la compréhension de la compétence et de ses éléments constitutifs comme la reconnaissance d’un enjeu majeur de la professionnalisation — agir et réussir avec compétence dans des situations professionnelles (Le Boterf, 2011a, p. 13-14), ont conduit progressivement à une mise en perspective élargie. L’ingénierie de la compétence articule :

    • « des dispositifs permettant aux apprenants d’acquérir des ressources (connaissances, savoir-faire…) et de s’entraîner à les combiner et à les mobiliser pour agir avec compétence » (ibid., p. 319);ce sont les objets propres de l’ingénierie de formation ;

    • des dispositifs visant à rassembler les conditions favorables à la professionnalisation : ce sont les objets de l’ingénierie du contexte (Le Boterf, 2011a, p. 321, p. 403).

    S’inscrire dans le champ de l’ingénierie des compétences vaut ainsi mobilisation conjointe de ces deux ensembles complémentaires.

  3. Les techniques managériales qui ont résulté de telles approches ingénieriques, dans la diversité de leurs projets et de leurs facettes (Hatchuel, Weil, 1992, p. 123) constituent des grilles de lecture utiles des dispositifs d’accompagnement de la professionnalisation. Des principes directeurs de telles démarches jusqu’aux savoirs variés qu’elles doivent mobiliser : cet ensemble permet aujourd’hui de questionner les pratiques concrètes. Plus spécifiquement, à l’instar de recherches qui ont privilégié l’entrée par les « prédicteurs de réussite » pour appréhender des démarches d’évaluation des compétences (Gilbert, Schmidt, 1999), on peut envisager de partir du repérage des facteurs de réussite identifiés comme tels dans ces domaines du développement des compétences ou de la professionnalisation. Ceci permettra d’apprécier les spécificités, la consistance, les potentialités des dispositifs à l’oeuvre et ainsi de baliser l’évaluation ultérieure de leurs différents effets[7]. A ce stade exploratoire de notre recherche, et dans une perspective gestionnaire évidente, cette orientation est privilégiée.

  4. Cette entrée par l’instrumentation et les outils de gestion nous rapproche de fait des recherches qui les questionnent depuis quelques années (Gilbert, 1998;Aggeri, Labatut, 2010). Mais elle trouve aussi sa pleine inscription dans une perspective actionniste, donc artificialiste, et une théorie de l’action fondée sur le projet (Bréchet, Desreumaux, 2010). Trois arguments suffiront à reconnaître qu’on touche là aux structures profondes de la mise en perspective retenue :

    • le modèle IMCE de Simon est bien ce « modèle rationnel de la décision » qui structure l’ingénierie de la formation (Cadin et al., 2012, p. 606) comme l’ingénierie des compétences ;

    • la proximité forte entre les gestes-clés ou opérations fondamentales dégagées par Le Boterf (1985, 2008) et les règles fondatrices de toute conduite à projet (Boutinet, 2010) s’ajoute à l’identité des étapes typiques de toute démarche de projet (ibid., p. 81) et des activités caractéristiques de l’ingénierie pour affirmer la confluence de ces démarches ;

    • en ce sens, en contribuant à l’intelligibilité et à la construction de l’action par une anticipation opératoire visant à faire advenir une réalité tout en mettant sous contrôle ses conditions de concrétisation ; en n’occultant ni les bouclages créatifs induits par ses itérations, ni la richesse et la complexité humaines des systèmes dans lesquels elle s’inscrit et qu’elle génère, ni les émergences qui en résultent et les régulations qu’elle suscite, cette démarche d’ingénierie des compétences trouve sa consistance théorique dans une approche de l’agir projectif (Bréchet, Desreumaux, 2010) qu’elle sert en l’opérationnalisant.

Mobiliser l’éclairage de l’ingénierie des compétences vise, ici, à révéler et à évaluer les singularités de l’accompagnement entrepreneurial par la CAE. Par ses ancrages théoriques profonds, cette approche devrait aussi permettre de saisir l’action et ses trajectoires à travers les projets qui la fondent et ceux qu’elle nourrit dans la CAE, aux niveaux individuels et collectifs. L’inscription de la recherche dans la durée comme l’accumulation d’observations et d’évaluations à différents niveaux (synchroniquement et diachroniquement) conditionnent cette lecture possible à terme.

Repères empiriques : la CAE étudiée

Le repérage vise ici un double objectif : la présentation de la CAE étudiée ainsi que la stratégie de recherche privilégiée et les données recueillies sur le terrain permettant d’inscrire l’investigation dans la durée.

Régate/Régabât

Entre 1999, date de sa création à Castres dans le Tarn, et 2009, Régate a accueilli près de 2000 personnes et accompagné 700 porteurs de projet. Sur les 200 créations-installations réalisées à la sortie du parcours, 90 % sont toujours en activité. Régabât a été créée en 2007 pour les porteurs de projets dans les métiers du bâtiment qui ne pouvaient être accompagnés par Régate pour des raisons d’assurance, de sécurité et de responsabilité[8]. Depuis sa création, Régabât a accueilli plus de 150 personnes et en a accompagné 50. Cette CAE intègre 40 entrepreneurs-salariés.

Au-delà de ces éléments qui soulignent l’intérêt socio-économique d’un tel dispositif, étudier les modalités de l’accompagnement entrepreneurial dans de telles structures, et particulièrement chez Régate/Régabât, est pertinente. En effet, l’ancienneté relative de cette CAE — c’est la deuxième CAE créée en France — lui permet de porter un regard sur plusieurs années de pratiques d’accompagnement. En outre, elle est à l’origine d’une réflexion en matière de formalisation des « bonnes » pratiques d’accompagnement, à des fins de mutualisation. L’enjeu de la mobilisation de savoirs explicités et capitalisés est de concevoir et mettre en oeuvre un programme de formation au service du développement des CAE (ex. : labellisation ou projet d’école) et de l’extension de ce modèle de coopérative à la fois pour pérenniser l’outil de travail des CAE et soutenir leur démultiplication. Sa gérante-dirigeante, et co-fondatrice, du fait de son expérience et également de la place qu’elle occupe à la tête du réseau « Coopérer Pour Entreprendre », a conscience de l’enjeu de développer un modèle comme support au dispositif pédagogique. Modèle mobilisé à la fois pour construire et déployer les parcours de professionnalisation (donc décliné jusqu’au niveau des activités et compétences, individuelles et collectives) et, à destination des apprenants, pour comprendre et agir au sein de la CAE. C’est dans ce cadre que nos investigations se sont déroulées[9].

La stratégie de recherche : inscrire l’investigation de terrain dans la continuité et la durée

Largement méconnue, la CAE, comme l’innovation sociale qu’elle constitue en matière d’accompagnement entrepreneurial, laisse encore en suspens autant de « pourquoi » que de « comment » (Wacheux, 1996, p. 15). D’où une quête de sens, initialement portée par des investigations qualitatives centrées sur la description et l’interprétation de ses dynamiques (Van Maanen, 1983;Denzin, Lincoln, 1994), appelant autant l’inscription dans la continuité que dans la durée. Quatre motifs essentiels la justifient : l’idée même d’appréhender les flux et les processus organisationnels dans leur globalité qui interdit de les découper en tranches (Mintzberg, 1983, p. 111);les liaisons réciproques entre contextes et actions (Pettigrew, 1990) qui s’opposent à leur déconnexion;la nature même des matériaux de base d’un tel travail de terrain (la recension de sens donnés par les acteurs à leurs propres pratiques) qui la requiert;« l’acclimatation, l’acquisition et le maniement des langages propres aux groupes que l’on étudie, l’accès aux significations que les agents accordent aux évènements et à leurs propres actes » qui supposent de pouvoir bénéficier de la durée (Girin, 1987). L’étude longitudinale du cas s’est imposée comme telle, visant l’accomplissement des objectifs variés qui lui sont reconnus (Hlady Rispal, 2002, p. 62-66).

Dans cette logique, toutes les opportunités d’immersion dans l’action de la CAE, d’observation, d’étude de ses pratiques et d’interaction avec le terrain peuvent être saisies au service de tels objectifs, combinées et déployées dans le cadre d’un schéma directeur de la recherche qui en préserve la cohérence d’ensemble par rapport aux objectifs poursuivis.

C’est dans cette perspective que l’étude de cas a été amorcée en 2011, à la faveur d’une première étude opérationnelle qui a ensuite ouvert les portes d’un second cycle d’investigations et d’interactions complémentaires. Au stade actuel de cette recherche, le caractère exploratoire de sa phase amont impose de donner la priorité à tout ce qui permet de progresser dans l’intelligibilité de ce phénomène complexe qu’est la CAE en action à différents niveaux territoriaux imbriqués. L’antériorité de relations avec le monde coopératif et, en l’occurrence d’interactions avec les principaux acteurs de l’Union Régionale des SCOP, a ainsi contribué, à l’instar de toutes les autres opportunités méthodologiques saisies, à progresser dans la compréhension du contexte de la CAE et de ses spécificités dans l’univers coopératif.

Le recueil de données

À ce stade exploratoire, une approche multimodale a été privilégiée pour progresser dans l’intelligibilité du phénomène « CAE ». Les principales options sont précisées ci-dessous.

La rencontre des acteurs du milieu coopératif a permis de comprendre avec eux leur environnement et de les solliciter afin d’investiguer certains aspects de leur pratique en contexte d’action, de mettre à jour les besoins d’évolution et d’apprécier ce qui justifie leur choix.

La recherche a combiné des « données froides » sur et autour des CAE, de leurs modalités de fonctionnement et d’accompagnement, ainsi que des « données chaudes » sur les pratiques, leurs évolutions et leur interprétation par les acteurs[10].

Deux études opérationnelles ont été réalisées. Toutes deux ont impliqué l’immersion pendant deux mois d’une étudiante stagiaire dans la structure, sous la direction de l’un des membres de l’équipe de recherche. La première étude opérationnelle (sept entretiens d’une durée moyenne de deux heures ont été conduits dans ce cadre auprès des entrepreneurs-associés de la CAE) était relative au développement d’activité des entrepreneurs-associés et à l’évolution de l’accompagnement les concernant : elle avait pour objectif de mettre en lumière les besoins en termes d’accompagnement. Cette première étude nous a permis de saisir le terrain de la CAE pour la recherche présentée ici — elle a notamment fait émerger la demande de formalisation des pratiques d’accompagnement — et de dialoguer ensuite plus aisément avec les différentes parties prenantes. Une deuxième étude opérationnelle dont l’objectif était d’aider l’entrepreneur dans son parcours portait sur la création d’un guide des procédures administratives et comptables à sa destination. Cette seconde étude nous a permis de mettre en exergue le parcours de l’entrepreneur et ses besoins d’accompagnement dans ses dimensions pratiques et techniques aux différents stades d’évolution de son entreprise.

En outre, une recherche documentaire sur le monde coopératif en général et spécifique aux SCOP Régate/Régabât a été menée. Elle a permis l’analyse d’un ensemble de documents internes et de sources consultées sur internet.

Enfin, une série complémentaire d’entretiens a été menée par les auteurs dans le cadre de la recherche interactive qui se structurait. Trois entretiens approfondis non directifs avec l’équipe dirigeante de la CAE ont été réalisés.

L’ensemble des entretiens non directifs, y compris ceux menés à l’occasion de la première étude opérationnelle, ont été entièrement retranscrits, analysés et ont contribué à révéler les singularités du dispositif d’accompagnement en CAE. Ce sont ces résultats qu’il convient maintenant de présenter.

Résultats et interprétation : une singularité pluridimensionnelle

Tel que déployé dans la CAE étudiée, le dispositif d’accompagnement sera d’abord restitué. Ces éléments factuels maintiennent sur un registre descriptif mais permettront ensuite, à la lumière de l’ingénierie des compétences, de caractériser les leviers de la professionnalisation actionnés sur le terrain. Cet éclairage révèle les deux niveaux de singularisation que le dispositif présente, d’une part en mixant des modalités d’apprentissage particulières, d’autre part en les combinant aux potentialités du cadre collectif et coopératif de la CAE.

Le dispositif d’accompagnement entrepreneurial

La restitution se conforme aux phases complémentaires distinguées, sur le terrain, dans le développement des projets entrepreneuriaux : celle de la coopérative d’activité d’une part, pour développer et pérenniser une activité, sous statut salarié;celle de la coopérative d’emploi d’autre part, pour devenir associé de la SCOP et en faire durablement le cadre de son activité. La distinction faite par ailleurs (AVISE, 2009, p. 6) entre les cibles distinctives des trois étapes du parcours entrepreneurial peut laisser entendre que l’accompagnement ne se joue que dans un premier temps. L’enjeu est précisément de rappeler ce qui se fait dans les autres étapes et d’en souligner les spécificités.

L’accompagnement dans la coopérative d’activité

Il est destiné à soutenir les entrepreneurs de la phase d’émergence de leur projet à l’autonomie en passant par le test « grandeur nature » de l’activité économique (de son lancement à son développement). Cet accompagnement, sur une période de deux ans environ, est à la fois individuel et collectif. Il est individuel car l’entrepreneur est suivi par un accompagnateur référent avec, au minimum, un entretien par mois pour des ajustements, des anticipations, des prises de décision. Il est collectif car il intègre, dès la signature du premier contrat, la participation à des ateliers obligatoires (de démarrage, d’entraînement), à des formations et des réunions thématiques animées par les entrepreneurs et animateurs de la structure d’appui, des intervenants externes et les entrepreneurs-salariés, au cours desquels les créateurs échangent avec d’autres porteurs de projets.

A travers ce processus, l’entrepreneur aborde les différentes exigences et facettes, techniques et gestionnaires, de son projet : stratégie de démarrage en atelier; lecture des documents comptables et des bases de l’analyse financière;stratégie et gestion commerciale[11]; nécessité d’une fonction de pilotage et d’une vision globale de l’activité, suivi de la gestion, analyse de la situation et fixation d’objectifs à travers le « suivi référent » et l’auto-évaluation. Soutenue par un outil original développé en interne (EVA) et guidée par l’accompagnateur référent, cette auto-évaluation de la fonction « entreprendre », permet à l’apprenti-entrepreneur d’évaluer la conduite de son projet, de valoriser les étapes franchies et de poursuivre la projection en connaissance de cause[12]. Parallèlement, la direction de la SCOP en extrait les éléments d’évaluation des activités économiques concernées, de viabilité des projets et de décision relative à la progression des cadres contractuels du développement (avenants successifs au CDI de l’entrepreneur-salarié).

En complément de cette approche formelle des apprentissages visés, et en appui à l’équipe de référents, le dispositif s’enrichit également de l’accompagnement quotidien informel (dit « AQI » sur le terrain) que les assistantes de direction et comptables assurent également. Sollicités de façon récurrente par les entrepreneurs-salariés, ils sont conduits à compléter ou à relayer les indications et les conseils des référents, témoignant à cette fin d’une écoute attentive et active pour pouvoir répondre aux besoins exprimés. La qualité de la relation entre accompagnateurs référents et membres de l’équipe d’AQI constitue un autre aspect primordial de l’accompagnement.

L’accompagnement dans la coopérative d’emploi

Il concerne les entrepreneurs-salariés intéressés par l’alternative à l’entreprise individuelle que constitue la forme coopérative et par l’entrepreneuriat collectif qu’elle peut permettre, sur le long terme. Créée en 2006, la coopérative d’emploi regroupe actuellement neuf entrepreneurs associés, dont certains, membres de l’équipe d’appui, sont sociétaires des deux coopératives. Pendant l’étude, cinq étaient en attente de leur association;deux ont quitté la CAE pour des raisons personnelles.

Des rassemblements collectifs réguliers rythment la vie de la coopérative d’emploi. Le principe coopératif selon lequel « une personne = une voix » explique que l’assemblée décide de la direction à donner à la coopérative comme de l’admission des nouveaux entrepreneurs. Diverses questions peuvent ainsi justifier ces échanges : le point sur le suivi financier des activités accueillies, le fonctionnement de la coopérative, son financement, le contenu des chartes, les assemblées générales ou leur préparation… Là où d’autres coopératives s’en tiennent aux seules nécessités institutionnelles, le management de Régate/Régabât élargit l’intervention du collectif au traitement de questions de fond. Cette « gouvernance transversale »[13] intensifie le rythme du travail coopératif et densifie les échanges : aux réunions hebdomadaires de gestion s’ajoutent notamment le comité de pilotage annuel, le séminaire thématique de deux ou trois jours dédié à l’approfondissement d’un thème, et ponctuellement des formations destinées à améliorer le travail avec les partenaires internes et externes. Les compétences diverses des entrepreneurs associés font la force du réseau et du collectif. Elles peuvent être sollicitées pour des besoins divers d’animation d’ateliers, d’organisation d’évènements, de rencontres avec les entrepreneurs-salariés.

L’accompagnement dans la coopérative d’emploi est donc diffusé à travers les moments de travail collectif (pour information, échange, réflexion ou décision) et assuré par les pairs. En effet, la nature des financements de la structure d’appui (qui ne couvrent aujourd’hui que les deux premières années dans la coopérative d’activité) ne lui permet pas de mettre en place un accompagnement régulier à destination des entrepreneurs associés (chacun peut cependant la solliciter ponctuellement). Pour ces coopérateurs dont le nombre doublait, l’étude a toutefois pointé des besoins d’accompagnement complémentaires :

  • pour leur propre entreprise, des attentes en matière de conseil et d’accompagnement spécifiques (par exemple en matière de prospection ou d’approche de clients spécifiques);

  • pour la CAE, des projets relatifs à la coopération et au partage de compétences : construction d’un pôle communication, mutualisation des achats, actions conjointes, implication plus active aux côtés des entrepreneurs accompagnés.

L’équipe d’appui avait déjà perçu cette nécessité d’améliorer les services à leur rendre. Une première mesure fut de confier le suivi de tous les associés à un même accompagnateur référent. L’absence de continuité dans le suivi, liée notamment aux changements de référents dans la structure d’appui, perturbait certains associés. Pour d’autres, une moindre implication dans la gestion a constitué l’indice d’un désengagement tendanciel, quand la prise en charge d’activités administratives et gestionnaires par l’équipe d’appui tend en effet à affranchir de ces responsabilités certains entrepreneurs ou à réduire leur implication active dans la gestion de leur propre entreprise. Par ailleurs, les efforts déployés pour fédérer les associés et maintenir à leur niveau une dynamique positive ont fait écho aux attentes exprimées, n’effaçant cependant pas, comme le souligne encore aujourd’hui la directrice-gérante, « le besoin d’aller plus loin, notamment dans la co-construction d’un véritable projet collectif ».

Un mix de situations de professionnalisation qui singularise l’accompagnement

Le cas étudié révèle un foisonnement d’opportunités d’apprentissage, formelles et informelles, identifiées par les spécialistes comme porteuses de processus variés de développement de compétences[14]. Dans le contexte spécifique des CAE, elles n’étonnent pas, d’une part parce qu’elles s’affichent explicitement sur le registre de l’innovation pédagogique et du déploiement de situations professionnalisantes (AVISE, 2009, p. 13), d’autre part parce que l’accompagnement y est conçu pour permettre aux entrepreneurs d’apprendre en pratiquant et qu’il s’efforce de rassembler les conditions de « production » de tels effets en termes de professionnalisation.

Dans l’effort de caractérisation du dispositif d’accompagnement, on distinguera ce que l’étude exploratoire a permis de constater et, ensuite, à travers les potentialités révélées, ce qu’elle suggère pour une investigation approfondie ultérieure. Ainsi, le tableau suivant s’attache seulement à rendre compte du dispositif d’accompagnement déployé dans la coopérative d’activité. Il mixe en effet deux modalités dont la conjonction, dans la durée, explique la qualité des dynamiques d’apprentissage à ce niveau du parcours entrepreneurial : la formation en alternance et la formation-action. Leur examen (formes et caractéristiques observées sur le terrain) permet ensuite de souligner leurs effets.

Premier niveau de singularisation : un dispositif d’accompagnement composite dans la coopérative d’activité

Utile analytiquement, cette présentation reste simplifiée en distinguant jusqu’au bout deux modalités d’apprentissage dont les effets synergiques, concrètement, n’ont pas à être minimisés. Le fait que la formation-action contienne théoriquement la référence à l’alternance entre temps de formation, donc d’étude et de réflexion, et d’action (Le Boterf, 2011a, p. 179) souligne la simplification mais également la reconnaissance, de fait, de leurs interactions dynamiques.

Reconnues comme potentiellement fécondes, ces modalités d’apprentissage sont exigeantes quant à leurs conditions de réussite. Sur le terrain, leur réunion s’observe dans le cadre d’une démarche d’accompagnement qui souligne un degré élevé d’intentionnalité et de professionnalisme. Pour la formation-alternance, les conditions de réussite concernent autant les contextes d’apprentissage, leur organisation que le pilotage du dispositif ou l’évaluation de ses résultats (ibid., p. 189). La mise en place d’une pédagogie de projet, la mobilisation d’une variété de situations formatives comme l’adaptation de l’évaluation aux différents moments sont a priori facilitées par la référence au projet entrepreneurial de l’apprenant et au besoin d’appréhender et développer ses différentes facettes. De même, le pilotage du dispositif d’accompagnement facilite, en l’intégrant, la régulation des interactions et la synchronisation entre les différents moments (entre mise en oeuvre et formation). Pour les autres conditions pertinentes dans ce contexte, ce n’est pas le cas; leur déploiement serait même compliqué a priori par le fait que les exigences de l’accompagnement entrepreneurial comme les apprentissages qu’il vise à favoriser sont loin d’être clairement identifiés et stabilisés par ailleurs (le foisonnement de recherches sur et autour de ces pratiques en est un indicateur majeur). Sont pourtant mobilisés, sur le terrain, des référentiels et cibles de professionnalisation (assorties d’indicateurs de réussite) qui guident concrètement le travail d’accompagnement. Leur actualisation est en cours pour intégrer les évolutions apportées, localement, aux pratiques d’accompagnement. Enfin, si elle existe de fait, la démarche de capitalisation des acquis de l’expérience de professionnalisation est reconnue, par les pilotes du dispositif, comme étant trop informelle, devant nécessairement être améliorée. Pour la formation-action, les conditions de réussite identifiées comme telles (ibid., p. 180-181), sont également réunies, favorisées pour la plupart par l’ancrage dans la dynamique même du déploiement et de l’évaluation du projet de l’apprenti-entrepreneur (pertinence et faisabilité du projet;potentialités formatives des projets et des problèmes retenus;possibilités d’apprentissages variés liés à la diversité des situations-problèmes).

Tableau 1

Premier niveau de singularisation : un dispositif d’accompagnement composite dans la coopérative d’activité

Premier niveau de singularisation : un dispositif d’accompagnement composite dans la coopérative d’activité

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L’enjeu majeur du déploiement d’une « fonction d’accompagnement pédagogique souple et réactive », sur des registres complémentaires (conceptualisation, mise en relation, facilitation des acquisitions, entraînement à agir avec compétence, capitalisation) (ibid., p. 183), est reconnu sur le terrain avec attention et traité avec vigilance. Le travail sur et autour de « la mobilité des postures » de l’accompagnant vis-à-vis de l’accompagné en est un premier indice. Le jeu complémentaire des accompagnateurs référents, de l’équipe d’appui comme des pairs dans le dispositif est pointé comme l’une des conditions de préservation de cette diversité de postures et de rôles à assumer vis-à-vis des porteurs de projet. L’effort de capitalisation des expériences, d’actualisation et d’enrichissement des pratiques de l’accompagnement via ce qui est nommé, sur le terrain, « la communauté des apprenants » (ici les accompagnateurs), en est un second indice, aussi explicite. Ainsi, « on sauvegarde le coeur du métier », précise la directrice-adjointe. Ce qu’elle soulignera ensuite avec force comme une condition de réussite supplémentaire du dispositif (autant pour le développement des compétences entrepreneuriales, la capitalisation des expériences que pour la prise de recul, la distanciation qu’elle requiert) est « la référence au temps long ». L’inscription dans la durée (notamment les deux ans du parcours d’un porteur de projet) est ici soulignée comme un point déterminant qui conditionne la plupart des effets du dispositif d’accompagnement.

Ainsi caractérisées, les modalités d’apprentissage déployées effectivement dans le dispositif permettent de saisir sa singularité. Elle tient donc autant à leur nature qu’à leur combinaison au service de la professionnalisation des porteurs de projets entrepreneuriaux. Dans le contexte spécifique des CAE, se surajoutent toutefois d’autres singularités. Elles tiennent au cadre collectif et coopératif de l’accompagnement qui est susceptible de démultiplier les effets des apprentissages visés.

Second niveau de singularisation : l’effet amplificateur du cadre collectif et coopératif de l’accompagnement

Par l’implication dans les actions collectives qu’il induit, à différents niveaux, il est en effet riche en contextes reconnus comme potentiellement porteurs d’apprentissages féconds sur le registre du « savoir coopérer »[15]. De ce point de vue, on doit distinguer la façon dont elles jouent sur l’initialisation et la structuration de pratiques individuelles de coopération (Le Boterf, 2011a, p. 119) comme l’on doit ensuite apprécier, notamment par l’implication dans des situations-problèmes communes et des actions conjointes, l’émergence de compétences collectives, quelles qu’en soient les formes (ibid., p. 120-123). Tant par son dispositif d’accompagnement que son modèle de fonctionnement, la CAE étudiée réunit de nombreuses conditions favorables à ces constructions progressives (ibid., p. 131). Sur d’autres registres de la compétence, les dispositifs d’échange et de mutualisation des pratiques participent également à la consolidation des acquis de l’expérience, à leur capitalisation et au transfert des apprentissages (Le Boterf, 2008, p. 69-77), confirmant les apprentissages variés qui peuvent résulter d’actions collectives.

La multiplication des occasions de travail à plusieurs constitue ainsi une première explication à ce possible effet amplificateur du cadre collectif et coopératif de l’accompagnement. Deux autres motifs peuvent la compléter :

  • le potentiel collaboratif de l’entreprise partagée, au stade de la coopérative d’emploi : en jouant beaucoup plus sur les registres de la coopération effective dont les potentialités formatrices ont été mises à jour (cf. supra), on pourrait en escompter des processus de développement de compétences collectives qui, à leur tour, par leur initialisation même, pourraient favoriser la dynamique entrepreneuriale collective. Sangiorgio et Veyer (2009) en ont bien souligné les enjeux, tant en termes de viabilisation des projets individuels que d’enrichissement réciproque du projet de mutualisation par la saisie d’opportunités d’affaires par le collectif. La réalité de la CAE étudiée souligne toutefois, par les besoins d’accompagnement mis à jour sur ce registre, que l’on est loin d’une « génération spontanée »;

  • la « parité en entrepreneuriat » (ibid., p. 55) explique aussi la démultiplication possible des effets conjoints des dynamiques d’apprentissage. Quels qu’ils soient, les acteurs (permanents ou occasionnels) de l’accompagnement en CAE sont pratiquement tous entrepreneurs. Cela modifie radicalement la relation entre accompagné et accompagnant. L’idée d’amplification trouve ainsi son explication dans le fait que le déploiement des activités d’accompagnement entre pairs et sur fond de confiance réciproque bénéficie de conditions plus favorables aux apprentissages qu’un contexte de relations classiques de maître à élève (ou d’expert à accompagné).

Les particularités de la CAE et du modèle coopératif qui en sous-tend le fonctionnement permettent ainsi de saisir d’autres expressions de la singularité du dispositif d’accompagnement. Seule une investigation approfondie permettrait cependant d’apprécier la façon dont ces potentialités fortes, en termes d’apprentissages et de développement de compétences, se transforment en réalités dans la CAE étudiée.

Discussion : pour une ingénierie de l’accompagnement entrepreneurial…

Analytiquement, la discussion va s’intéresser aux modalités d’apprentissage d’abord, aux formes de l’accompagnement entrepreneurial ensuite, aux enjeux de l’ingénierie des contextes de professionnalisation enfin. Mais une lecture cumulative est nécessaire afin de ne pas occulter leurs liaisons réciproques quand on se (re)plonge ou projette dans l’action. C’est aussi en ce sens que le dispositif présenté s’avère fécond.

Un mix de formation-action et d’alternance inscrit dans la durée

Dans la CAE étudiée, la combinaison d’opportunités de professionnalisation misant sur l’apprentissage par l’action et sur l’alternance (entre mises en situation de travail et moments de formation et d’analyse de l’expérience, entre phases individuelles et collectives) explique, pour partie, la singularité de l’accompagnement. Sur le registre des compétences entrepreneuriales, il permet des apprentissages individualisés, contextualisés parce que situés dans les activités et les temporalités du projet, permettant progressivement à l’apprenti-entrepreneur, via l’accompagnement, de construire ses propres réponses aux problèmes qui se posent à lui et de décider lui-même, en s’affirmant et en s’émancipant professionnellement. Sur celui du développement du travail en coopération, c’est l’immersion dans l’action collective et collaborative, lors des moments d’échange entre pairs ou de coproduction, qui suscite les premiers apprentissages individuels, relayés et enrichis ensuite par les apprentissages collectifs qui peuvent en résulter.

Pour Gomez-Breysse et Pedoni (2012) qui en ont analysé le déploiement dans une école de l’entrepreneuriat de l’économie sociale, ces atouts de la formation-action justifient de la reconnaître comme innovante : les compétences développées par les apprenants leur permettent de construire une réponse singulière, adaptée à leur situation spécifique, sans s’enfermer dans des solutions et des outils techniques standardisés;le jeu du formateur dans son rôle de « facilitateur » devient déterminant.

Si le learning by doing n’est pas nouveau, il est cependant à redécouvrir pour être exploité pleinement. En particulier, son apparente simplicité ne doit pas masquer des exigences fortes (tant en termes de compromis à trouver en permanence entre action et formation que de dispositif à déployer) pour générer les apprentissages féconds attendus. Sans revenir sur ces conditions de réussite, on insistera sur l’indispensable durée qui les conditionne, soulignée avec force dans la CAE étudiée.

Pour autant, comme le terrain l’a signalé, ce « temps long » peut aussi conduire à un essoufflement avec des phases où les personnes se laissent un peu porter, où le temps de la prise de recul nécessaire n’est pas toujours facile et parfois perçu comme « insécurisant ». Des tensions sont alors possibles, allant jusqu’à la remise en cause de la structure même par les entrepreneurs accompagnés. En se confrontant, dans le temps, à des problèmes déjà rencontrés, ils peuvent cependant prendre la mesure des compétences développées, sous réserve d’être éclairés le plus souvent par leur accompagnateur référent : « les entrepreneurs ne se voient pas comment ils étaient il y a quelques mois;ils ont du mal quelquefois à percevoir leurs acquis de compétences dans le temps ». Dans la durée, la formation-action comme les évaluations qui la jalonnent permettent ainsi de tirer les leçons comme les acquis de l’expérience, sous réserve d’en accepter les résistances passagères et de les dépasser (Le Boterf, 2011a, p. 181). C’est en ce sens qu’un tel processus, en se nourrissant d’analyses rétrospectives du projet entrepreneurial et de son déploiement, peut consolider son développement par l’amélioration de l’anticipation et de la projection. Et c’est pourquoi la formation-action, par ses méthodes actives d’apprentissage comme pour l’alternance et les actions collectives qu’elle intègre, apparaît particulièrement adaptée au contexte de l’accompagnement entrepreneurial.

Les expériences de formation-développement (Adefpat, Adepfo, 2007) ont déjà souligné la valeur ajoutée de tels dispositifs composites au service de projets de (re)dynamisation des territoires. En raison de leur ancrage territorial fort (tant sous l’effet de leurs partenariats externes que des maillages d’entreprises et de projets que leur activité génère), les CAE pourraient en tirer parti. Dans le cas étudié, tout particulièrement, son exploitation au stade de la coopérative d’emploi pourrait permettre de dépasser les points de vulnérabilité révélés par l’étude[16]. Un tel dispositif signalerait ainsi la perspective de double développement des projets individuels des entrepreneurs et du projet collectif de la coopérative ainsi que l’objectif de professionnalisation des acteurs.

L’accompagnement dans la CAE : un singulier pluriel

Le dispositif déployé dans la coopérative étudiée comme les formes prises par l’accompagnement signalent, ici, les limites de la seule référence aux relations entre accompagné et accompagnant pour l’appréhender pleinement. L’approche dyadique qui prévaut habituellement s’enrichit en effet d’une pluralité d’acteurs et d’interactions complémentaires qui justifient l’affirmation d’un véritable accompagnement collectif et collaboratif et la reconnaissance de dynamiques d’apprentissage à plusieurs niveaux imbriqués.

La complémentarité des interventions formelles de l’accompagnateur référent et du soutien informel de l’équipe d’appui (AQI) doit être rappelée, permettant un accompagnement plus personnalisé et contextualisé. Par exemple, alors même que le premier doit s’efforcer de conserver une neutralité et s’interdit d’avoir « un projet sur le projet » de l’accompagné, l’équipe d’appui peut finalement influer sur son déploiement par la suggestion de pistes ou d’opportunités à exploiter. De même ces contacts plus réguliers peuvent-ils permettre de capter, dans le comportement du porteur de projet qui la sollicite, des signaux qui permettront, par la communication qui en sera faite à l’accompagnateur référent, d’ajuster les réponses formelles à apporter. L’accompagnement est donc véritablement collectif, cette caractéristique étant accentuée, dès lors, par la nécessité d’échanges réguliers entre accompagnants pour garantir la cohérence d’ensemble des appuis déployés.

L’accompagnement par les pairs, caractéristique du fonctionnement coopératif à l’oeuvre, enrichit également ce dispositif collectif en se déployant simultanément à plusieurs niveaux : dans les relations entre accompagnés et accompagnants, puisque ces derniers sont pratiquement tous, aujourd’hui, associés, donc coentrepreneurs;dans les relations entre associés et entrepreneurs-salariés (les premiers animant des ateliers pour les seconds);dans les relations entre associés (à travers les moments collectifs de réflexion, d’information, d’échange et de décision).

Cette parité est explicitement reconnue, sur le terrain, comme une condition de qualité de l’accompagnement et des décisions qu’il appelle, comme un des déterminants du développement du travail en coopération. Veyer (2007, p. 606-608) en avait souligné le fondement : une confiance réciproque non contrainte, confirmant l’enjeu d’une confiance partagée mise en évidence dans d’autres formes d’accompagnement entrepreneurial par les pairs (Jaouen, Loup, Sammut, 2006;Gundolf, Jaouen, Missonier, 2010). En parlant de « néo-compagnonnage », Stervinou et Noël (2008, p. 82-84) ont complété cette lecture des spécificités de l’accompagnement dans les CAE pour rendre compte notamment du jeu primordial de l’entraide et du contrôle par les pairs dans la transmission des connaissances et la logique de perfectionnement. Les travaux sur le mentorat entrepreneurial (Mitrano-Méda, Véran, 2012), autre forme d’accompagnement par les pairs, en précisent les atouts et invitent à sortir de la relation bilatérale entre accompagné et accompagnant pour reconnaître le jeu, dans cette dynamique, de l’organisation tierce initiatrice du programme.

Cet éclairage porté sur la diversité des facettes de l’accompagnement collectif et collaboratif ne doit évidemment pas masquer les processus de soutien individualisés qu’il intègre aussi en les renforçant. Leurs liens indissociables suggèrent ainsi une lecture plus subtile, parce que plus riche, de leurs combinaisons comme des interactions qu’elles suscitent. Les enjeux forts reconnus à la « dynamique des accompagnants » (cf. supra la communauté des apprenants qu’ils forment autour de leurs pratiques d’accompagnement) tout autant qu’à une « dynamique des entrepreneurs » apte à permettre l’émergence du travail en coopération et les apprentissages croisés qui peuvent en résulter, l’accent porté sur la façon dont, conjointement, elles conditionnent la qualité du fonctionnement collectif de la CAE, militent en faveur d’une reconnaissance de leurs effets synergiques. Face à un tel dispositif composite, multicouche, une approche globale des différents leviers actionnés comme de leurs interactions est requise. Retenue par d’autres pour appréhender les dispositifs multiples de l’accompagnement dans un incubateur (Claret et al., 2005), elle n’avait cependant été mobilisée que pour saisir l’évaluation dans les dispositifs d’apprentissage.

Dans le prolongement d’approches multi-niveaux de l’accompagnement entrepreneurial (Lamy, 2012), le cas étudié suggère, par effet de zoom avant sur la structure d’accompagnement, une lecture similaire des modalités et des formes imbriquées aux niveaux micro, meso et macro du dispositif mis en oeuvre pour ne sacrifier aucun de leurs effets réciproques. Il confirme ainsi une piste suggérée par Charles-Pauvers et Schieb-Bienfait (2010, p. 117) pour appréhender la dynamique entrepreneuriale en CAE.

Les enjeux de l’ingénierie des contextes de professionnalisation

« En coopérative d’activités, tout est prétexte à un apprentissage » lit-on dans une communication de la CAE étudiée : si tout est occasion d’apprendre en faisant, l’efficacité de ces processus requiert néanmoins un travail rigoureux et méthodique de conception, de mise en oeuvre, d’évaluation et une démarche réflexive pour en tirer tous les effets (et toutes les leçons). En s’inscrivant dans cette perspective, les pratiques observées tranchent avec les constats faits par ailleurs d’une approche davantage intuitive, improvisée ou opportuniste de la GRH dans l’économie sociale (Everaere, 2011, p. 19) ou d’une instrumentation très empirique dans les CAE (Charles-Pauvers, Schieb-Bienfait, 2010, p. 117).

L’approche privilégiée dans le déploiement du dispositif confirme aussi la possibilité de l’enrichir par son inscription explicite dans une démarche d’ingénierie des contextes de professionnalisation. Suggérée par ailleurs en des termes plus diffus (ibid.), elle s’affirme dans cette étude exploratoire comme une voie féconde pour poser, peser et penser le dispositif d’accompagnement entrepreneurial dans la diversité de ses singularités en CAE. L’entrée par les conditions de réalisation ou de réussite (Le Boterf, 2011a) peut en effet permettre d’évaluer l’accomplissement des objectifs de développement (des compétences entrepreneuriales autant que du travail de coopération) et de mesurer la qualité des dynamiques concernées (celles de l’accompagnement d’une part, celles des apprentissages individuels et collectifs d’autre part, à différents stades du parcours entrepreneurial).

Les effets formateurs des situations de coopération et les compétences collectives qui peuvent résulter de ce travail à plusieurs en constituent une dimension majeure;elle ne saurait être minimisée (Charles-Pauvers, Schieb-Bienfait, 2010). En pointant seulement les apprentissages individuels qui peuvent résulter de moments de travail collectif, la lecture qui en a été faite en amont (cf. tableau 1) ne niait pas cette réalité centrale mais voulait écarter tout risque d’interprétation erronée. Si ces pratiques individuelles de coopération conditionnent le développement de compétences collectives (Le Boterf, 2011a, p. 119), les processus dont elles résultent débordent de la seule référence à un cadre favorable et renvoient résolument aux dynamiques mêmes de l’activité collective (Allard, 2006). Si les indicateurs aujourd’hui disponibles (ibid., p. 121) comme les attributs essentiels mobilisables par ailleurs (Retour, Krohmer, 2006) permettent d’entrer dans leur évaluation, c’est seulement dans les processus concrets par lesquels les acteurs résolvent les problèmes d’ensemble se posant à eux que l’on peut en apprécier la qualité comme les dynamiques d’apprentissage collectif qui peuvent en résulter. Pour autant, la prise en compte explicite de telles constructions sociales dans le système de pilotage et par une ingénierie du contexte raisonnable (Allard, 2009) peut permettre d’en potentialiser les effets par des dispositifs adaptés à leur émergence, à leur activation et à leur consolidation et de les mobiliser au service des projets de l’organisation. Dans le cadre particulier des CAE, l’ingénierie et l’évaluation du dispositif d’accompagnement entrepreneurial peuvent être la réponse au besoin d’un cadre méthodologique ad hoc et d’une instrumentation de la GRH apte à saisir et à combiner le développement des compétences à différents niveaux imbriqués dans l’organisation (Charles-Pauvers, Schieb-Bienfait, 2010, p. 115-118). Un travail plus récent a confirmé une telle orientation (id., 2011) en privilégiant aussi une analyse des outils et des dispositifs de gestion mis en oeuvre dans une SCOP.

Conclusion

Ainsi analysé et discuté, l’accompagnement entrepreneurial par la CAE affirme une singularité multidimensionnelle tenant autant aux modalités combinées qu’au cadre dans lequel il se déploie. Les différentes grilles de lecture empruntées à l’ingénierie des compétences ont permis de la révéler et de l’évaluer[17]. Le premier niveau de singularisation lié au caractère composite du dispositif et, spécifiquement, au mix de formation-action et d’alternance, a été caractérisé et appréhendé avec les grilles de l’ingénierie de la formation. Le second niveau de singularisation, relatif à l’effet amplificateur du cadre collectif et coopératif, a emprunté ses principales clés de lecture à l’ingénierie du contexte.

Globalement, cette étude exploratoire balise un champ de questionnement de l’efficacité des dispositifs d’accompagnement adapté aux singularités de la CAE. L’entrée dans cette évaluation qualitative par les conditions de réalisation des apprentissages et les combinaisons d’opportunités de professionnalisation (formelles et informelles) peut permettre d’en saisir l’effectivité et, ensuite, la qualité d’atteinte des objectifs poursuivis. C’est en ce sens qu’un tel éclairage porté sur le modèle coopératif peut contribuer à la connaissance des formes de l’accompagnement et à leur mobilisation (Chabaud et al., 2010). Il confirme d’ores et déjà des points d’évolution de la fonction d’accompagnement, notamment sur le registre des compétences (Bakkali, Messeghem, Sammut, 2010) qu’elle requiert aussi en matière d’ingénierie. Il révèle surtout son inscription dans la durée comme une condition déterminante, autant pour le développement des compétences des accompagnateurs que pour les dynamiques entrepreneuriales attendues du dispositif.

Sur ce même registre des implications managériales, c’est en ce sens qu’un tel éclairage peut aussi contribuer, pour la CAE étudiée comme pour le réseau auquel elle est affiliée, à leur démarche d’évaluation et de formalisation des pratiques à des fins pédagogiques. Dans le prolongement d’actions telles que la labellisation (cf. « la démarche mutuelle de progrès »), un projet d’école(s) visant à la fois à pérenniser l’outil de travail des CAE et à soutenir leur démultiplication est effectivement en cours. Par l’évaluation de l’efficacité et des impacts des différentes actions déployées, par le travail de modélisation du fonctionnement efficace de la CAE (saisi en termes d’activités et de compétences requises), la contribution de cette étude au travail d’objectivation et de validation est d’ores et déjà envisagée.

Sur le plan scientifique, c’est seulement dans la continuité et dans la durée, par l’accumulation de différents niveaux d’observation et de mesure, que l’on pourra saisir pleinement les dynamiques à l’oeuvre et les comparer aux pratiques concrètes d’autres structures d’accompagnement. En ce sens, se dégagent les perspectives d’une étude longitudinale. Par immersion dans l’action, elle permettra de capter ce qui reste insaisissable de l’extérieur et d’évaluer l’efficacité des dispositifs d’accompagnement entrepreneurial et des processus qu’ils génèrent. C’est à cette condition que les singularités des dynamiques organisationnelles à l’oeuvre dans les CAE pourront être encore mieux saisies. C’est à cette condition aussi que des prolongements pourront effectivement être donnés sur les registres du pilotage et du développement de la CAE étudiée.