Corps de l’article

« Quand ils entendent le nom Lacoste, je pense franchement que la plupart des gens pensent aux polos », admet le champion de tennis français Pierre Darmon, qui a fait partie des jeunes joueurs que René Lacoste a conseillés dans les années 1960, dans un entretien diffusé sur le site Internet de la marque[1], suggérant que la figure de l’homme René Lacoste a en revanche bien souvent disparu de l’imaginaire des consommateurs. Il en va très certainement de même d’un bon nombre de noms propres devenus des marques de grande notoriété, tout particulièrement à l’heure où, après avoir longtemps été l’apanage des élites, le luxe a maintenant une clientèle plus large (Lipovetsky et Roux, 2003). Dans un contexte d’internationalisation notamment, ces marques s’ouvrent à de nouveaux publics de consommateurs ne partageant pas nécessairement les fondements culturels de la compréhension de leur histoire. Pourtant, l’histoire de la marque, et plus particulièrement celle de sa fondation, est un levier de sens très puissant, porteur de valeurs et d’éléments efficaces de différenciation et de positionnement.

Au sein de cette histoire de la marque, nous souhaitons nous intéresser à la figure de l’entrepreneur fondateur, et à la façon dont la mise en récit de son parcours par le biais des sites Internet des marques contribue à construire la personnalité de la marque de luxe. Marchesnay (2008) qui a étudié les différentes connotations liées, à travers le temps, à la figure de l’entrepreneur, l’a défini comme « propriétaire-dirigeant gouvernant sa propre affaire ». L’objectif de la recherche est donc de mieux comprendre et d’analyser comment la figure de l’entrepreneur construit le récit de marque, et participe à la mise en scène de traits de personnalité humains susceptibles d’être directement attribués à la marque.

Parmi ces propriétaires-dirigeants, nous avons choisi de nous intéresser ici à la seule figure présentée comme à l’origine de la fondation d’une maison de luxe. Par « entrepreneur fondateur », nous entendons, dans le cadre spécifique de notre recherche, « la figure présentée par la marque de luxe comme étant à l’origine de sa fondation ». Il s’agira donc plutôt de la fondation de la marque que de la fondation de l’entreprise. Cette figure de l’entrepreneur fondateur est de fait également le plus souvent à l’origine du nom de la marque, lorsqu’il s’agit d’une marque patronymique (Gutsatz, 2001). Toutefois cette pratique n’est pas universelle : Léonard Bernardaud ou Barbe Nicole Clicquot Ponsardin ne sont de toute évidence pas les fondateurs de l’entreprise qui porte leurs noms. Pour autant, ils font bien figure de fondateurs de leur marque. La marque s’enrichit ainsi de la personnalité perçue de son fondateur, pierre angulaire de ses valeurs et de son histoire, et nourrit son imaginaire de ses traits particuliers.

Hypothèse de recherche et cadre conceptuel

La personnalité de la marque est constitutive de la valeur de la marque (Batra R., Lehmann D.R., Singh D., 1993; McCracken, 1993), de l’image de marque (Dobni et Zinkhan, 1990; Aaker, 1991), et de l’identité de marque (Kapferer, 1995), et présente un intérêt stratégique certain en termes de positionnement (Plummer, 1984; McEnally, De Chernatory, 1999).

Tableau 1

Echelle de personnalité de la marque de J. Aaker (1997)

Echelle de personnalité de la marque de J. Aaker (1997)

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Définie par Aaker (1997) comme « l’ensemble des caractéristiques humaines associées à une marque », puis affinée par Azoulay et Kapferer (2003) en « ensemble des traits de la personnalité humaine applicables et pertinents pour les marques », la notion de personnalité de marque pose la question de la possibilité de qualifier les marques à partir d’un ensemble de traits limités et stables, et de savoir si ces traits peuvent être assimilés aux traits qualifiant la personnalité humaine (Ferrandi, Valette-Florence (2002); Ferrandi, Merunka, Valette-Florence, 2003). De nombreuses échelles de personnalité de la marque ont été établies sur la base des premières recherches d’Aaker menées dans un contexte américain (Tableau 1), proposant notamment des adaptations aux contextes culturels de différents pays (Ferrandi, Fine-Falcy et Valette-Florence, 1999 (Tableau 2); Koebel et Ladwein, 1999; Ambroise et ., 2003; Ambroise, 2005).

Les développements de ces travaux s’orientent selon deux principaux axes, selon qu’il s’agit de déterminer des échelles de mesure de la personnalité, ou d’analyser l’influence de la personnalité de marque sur le comportement des consommateurs. Nous ne nous inscrivons pas ici dans la lignée de ces travaux. Notre recherche s’attache au contraire à analyser, en amont de ces recherches, la fabrique d’une personnalité de marque, par le récit que la marque donne de son histoire, en mettant en scène la figure de l’entrepreneur fondateur. La mise en récit d’une histoire permet en effet, non de faire seulement mention de traits de personnalité, mais de donner à voir des comportements, reflétant eux-mêmes des traits de personnalité, en les construisant et les étayant sur des actes. Azoulay et Kapferer le soulignent (2003) : « La personnalité des individus est perçue au prisme de leurs comportements, et de la même façon, les consommateurs peuvent attribuer une personnalité à une marque en fonction de sa communication et de ses « comportements » perçus ».

Tableau 2

Echelle de personnalité de la marque de Ferrandi, Fine-Falcy et Valette-Florence (1999)

Echelle de personnalité de la marque de Ferrandi, Fine-Falcy et Valette-Florence (1999)

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L’étude de la figure de l’entrepreneur fondateur, telle que la mettent en récit les sites Internet des marques, permet en effet d’analyser des traits de personnalité humains. Ces traits de personnalité sont attribués de façon immédiate à la marque par métonymie, ce qui les rend particulièrement intéressants à travailler et à suggérer. En effet, d’autres éléments extérieurs à la marque ou au contexte de sa fondation ne peuvent pas, sauf si cet entrepreneur fondateur est toujours vivant et son histoire médiatisée, interférer pour brouiller l’image perçue par le consommateur.

Certes, l’imaginaire lié à la figure de l’entrepreneur attribue d’emblée à ce personnage du fondateur des traits de personnalité spécifiques; la mise en récit de son histoire cependant, dans un contexte particulier, les fixe, les précise et les affine. Nous nous sommes donc attachés ici à en relever les mécanismes d’élaboration, par l’analyse des structures de récit.

La contribution de cet article est de mieux comprendre comment les marques de luxe mettent en récit l’histoire de leur entreprise à travers la figure de leur fondateur, à destination d’un large public, quelles structures narratives elles privilégient, et quels traits de personnalité ces structures révèlent. En effet, nous posons l’hypothèse que le choix de certaines structures narratives induit la construction d’une personnalité pour la marque de luxe. Dans un contexte d’ouverture à de nouveaux marchés, et de concurrence toujours plus vive entre les marques du secteur, la construction d’une personnalité de marque forte s’impose comme l’un des éléments essentiels de la différenciation et de la construction de la valeur des marques de luxe. La figure de l’entrepreneur fondateur offre en cela une opportunité de mise en récit, et d’élaboration de la personnalité de marque particulièrement riche de sens pour la marque de luxe.

Méthodologie

Constitution du corpus

Le corpus d’étude étant particulièrement délicat à définir, nous avons pris un grand soin à choisir les marques de luxe considérées. Nous avons souhaité ne pas nous intéresser qu’à un seul type de marques, mais bien à des marques très différentes, intervenant sur des secteurs du luxe variés, avec une grande diversité en termes d’activités, d’identité, d’histoire... Par souci de cohérence, nous avons choisi, pour répondre à notre problématique, de nous centrer sur les soixante-quinze maisons du Comité Colbert, qui a pour vocation de réunir des entreprises proches en termes de positionnement international, « partageant les mêmes valeurs et portant l’image de la France dans le monde[2] ». Celles-ci se cooptent en effet annuellement sur la base de cinq critères, au premier rang desquels « l’ambition internationale », mais aussi« le caractère identitaire de la marque, la qualité, la création, la poésie de l’objet, l’éthique ». Ce corpus important regroupe ainsi des marques parmi les plus emblématiques du luxe, non seulement français, mais également international : Louis Vuitton est ainsi la première marque de luxe mondiale, classée 17e au classement Interbrand 2012, pour une valorisation de 23,5 milliards de dollars. Hermès est 63e, Cartier 68e, Moët & Chandon 98e, quand des marques américaines comme Tiffany, Jack Daniel’s ou Ralph Lauren n’apparaissent que 70e, 81e et 91e, allemande comme Porsche 72e, britannique comme Burberry 83e, ou italienne comme Prada 84e. Ces marques d’origine française sont donc devenues des marques internationales fortes, et leurs stratégies de récit sont donc pertinentes à étudier pour les managers internationaux.

L’ancrage culturel français de ces marques n’est d’ailleurs pas exclusif : nombreuses sont celles dont l’origine est étrangère à la France : Berluti, Krug, ou Martell par exemple (8 marques au total dont l’origine étrangère est soulignée), mais aussi un certain nombre d’autres marques, comme l’Hôtel Ritz ou Van Cleef & Arpels, dont l’origine étrangère n’est pas explicitement formulée. Cette particularité renforce bien sûr la dimension internationale de ces marques. Le choix du Comité Colbert permet ainsi de comparer des marques relativement homogènes en termes de positionnement et d’image de luxe, pour une ancienneté moyenne de 129 ans. Toutes relèvent ainsi de ces « heritage brands » dont l’histoire joue un rôle positif dans la perception de la valeur de la marque par le consommateur (Urde, Greyser, et Balmer, 2007; Wiedmann, Hennigs, Schmidt et Wuestefeld, 2011).

Nous avons étudié le récit que ces maisons font de leur fondation par le biais de leur site Internet, qui nous a semblé particulièrement approprié à la mise en scène et en récit de l’histoire de la marque (accessibilité, possibilités techniques d’association du texte et de l’image, liberté laissée au consommateur de passer en ligne le temps qu’il souhaite). Dans un contexte de forte croissance du commerce électronique pour les marques de luxe (+25 % annuels d’après le cabinet Bain & Company, 2011), le site Internet devient un outil stratégique. La part de leurs sites Internet dédiée à l’histoire de leur marque représente ainsi pour les maisons membres du Comité Colbert un total d’environ un millier de pages web, dans des volumes très variables d’un site à l’autre : plus de 100 pages pour Cartier (fondé en 1847), une quarantaine chez Christofle (1830), aucune chez Yves Delorme (1845). Le poids relatif de ces pages dans l’architecture globale des sites Internet concernés dépend principalement du fait que le site considéré assure ou non une fonction de distribution. Dans le cas de sites marchands, dédiant des centaines de pages à la présentation de leurs produits, le poids relatif des pages consacrées à l’histoire et au patrimoine de la maison chute bien sûr très considérablement, aussi importante sa valeur absolue soit-elle.

Dans la mesure où la plupart des archives des maisons considérées demeurent privées et inaccessibles aux chercheurs, les marques de luxe gardent très largement la main sur la constitution de leur histoire, et sa communication auprès du public. Pour cette raison, nous avons exclu du champ de notre recherche la figure réelle de l’entrepreneur historique des différentes marques de luxe, très largement inconnue du public, pour n’envisager que le récit (le plus souvent invérifiable) que la marque donne de son histoire, et qui seul participe de la construction de son identité et de sa personnalité. Pour cela, nous nous sommes intéressés plus particulièrement aux récits développés par les marques sur leur site web, dans un espace que nous avons considéré comme moins contraint que d’autres en termes de volume, de temps de consultation, de possibilités de recours à l’illustration.

D’autres supports peuvent communiquer des versions différentes de l’histoire de la marque (brochures, beaux livres, expositions,… qui condensent ou développent une même trame de récit), mais nous avons jugé que le site Internet, par son immédiate accessibilité, était susceptible de diffuser le plus largement cette histoire aux consommateurs, et que, dans cette mesure, le récit qu’il proposait prenait une importance toute particulière. Dans cette perspective, nous avons considéré les vidéos du site Internet porteuses d’un contenu narratif comme parties intégrantes de la mise en récit et nous ne les avons pas disjointes du texte. L’ergonomie du site en revanche, de même que ses illustrations, n’ont pas été incluses dans le champ de cette recherche.

Analyse du sens dans les récits de marque mis en scène par les sites web

Défini par Gérard Genette comme « l’énoncé narratif, le discours oral ou écrit qui assume la relation d’un événement ou d’une série d’événements » (Genette, 1972), le se distingue de l’ qui désigne « la succession d’événements, réels ou fictifs, qui font l’objet de ce discours ». Le récit d’une même histoire de marque est ainsi sujet à être raconté de manières très différentes, selon que l’on va occulter ou mettre en avant certains de ses aspects. Dans le récit que fait la marque Baccarat de sa fondation sur son site Internet, c’est Monseigneur de Montmorency-Laval, évêque de Metz, qui reçoit en 1764 l’autorisation de Louis XV de fonder dans le village de Baccarat, en Lorraine, une verrerie qui deviendra en 1816 la cristallerie du même nom. Il n’y est jamais question d’Aimé Gabriel d’Artigues, qui joue pourtant un rôle décisif dans l’essor de la manufacture, et qui la transforme en cristallerie. Il n’est jamais question non plus de la recherche du secret de fabrication du cristal, pourtant l’enjeu d’une rivalité profonde entre les établissements de l’époque, et que percent finalement les cristalleries de Saint-Louis. Placer l’origine de la marque sous l’égide d’un évêque issu de la noblesse française, appuyé par un roi, plutôt que sous celle d’un entrepreneur, occulter l’enjeu de la recherche du secret du verre au plomb, qui trouve une issue à l’avantage de Saint-Louis, plutôt que d’exposer ce qui pourrait être interprété comme une faiblesse, sont autant de choix qui placent la marque dans un réseau de connotations et de significations plutôt que dans un autre. Cet exemple le démontre, l’agencement d’un récit de marque fait émerger un sens et des valeurs qui construisent l’image et la personnalité de la marque de façon délibérée et spécifique.

Nous avons souhaité mettre en évidence ici les structures narratives privilégiées par les marques de luxe françaises. L’intérêt de l’apport de la sémiotique au marketing n’est plus à démontrer (Levy, 1959; Floch, 1995; Dano, Roux et Nyeck, 2003; Marion, 2003; Kessous et Roux, 2008; Silhouette-Dercourt, Darpy et de Lassus, 2013). Le champ de l’étude de la narration a tout particulièrement bénéficié des recherches en sémiotique, dont il relève directement. Dans la perspective d’une application de la sémiotique au marketing, Floch, parmi les premiers, a mis en évidence le rôle des schémas narratifs dans l’analyse des stratégies de communication des entreprises, en se fondant sur les travaux de V. Propp (Floch, 1990). Parallèlement, depuis une quinzaine d’années en France, l’approche narrative connaît une fortune grandissante en management (Chanal, 2005; Salmon, 2007), notamment en ce qui concerne la conduite du changement dans les organisations (Christian et Boudes, 1998; Chanal, 2000) ou la formulation de la stratégie d’entreprise (Boudes, 2004).

L’analyse actantielle du récit de la marque

Notre démarche se fonde ici sur l’examen de la mise en récit de l’histoire des marques, au prisme de l’analyse actantielle telle qu’elle a été développée par Greimas (1966). Le schéma actantiel de Greimas (Fig 1) analyse en effet les forces structurant le récit, envisagées comme autant d’« actants ». Ce schéma actantiel met ainsi en jeu un sujet en quête d’un objet, pris entre d’éventuels adjuvants (qui favorisent l’action) et opposants (qui y nuisent). Le destinateur incite à cette action, tandis que le destinataire en bénéficie.

Le schéma narratif découlant des analyses de Propp (1970), qui déroule les différentes étapes du récit : Contrat / compétence / performance / reconnaissance (également mis en oeuvre sous le schéma manipulation / action / sanction), ne nous a pas semblé le plus adapté à notre étude, dans la mesure où l’analyse exclusive de l’histoire de marques aujourd’hui reconnues comme prestigieuses et se positionnant parmi les plus désirables introduit déjà un élément de sanction positive à la trame du récit, même si nous choisissons d’en placer le terme au moment de la fondation de l’entreprise.

Figure 1

Schéma actantiel selon A. J. Greimas (1966)

Schéma actantiel selon A. J. Greimas (1966)

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Le schéma actantiel de Greimas (1966) considère quant à lui le sujet envisagé dans un réseau de tensions avec d’autres personnages ou forces actantielles. Il inscrit l’action dans trois axes distincts : « axe du vouloir » (sujet/objet), « axe du pouvoir » (opposant/sujet/adjuvant) et « axe du savoir » (destinateur/objet/destinataire, également appelé « axe de la transmission »). Il ne retrace ainsi pas seulement un itinéraire individuel, souvent comparable dans le cas de notre recherche en raison du type de récit analysé, mais expose un état des tensions à l’oeuvre dans le récit, susceptible d’une plus grande diversité. C’est la raison pour laquelle nous l’avons privilégié. Il s’agit donc d’une analyse du sens du discours de la marque concernant l’entrepreneur. Nous avons analysé celui-ci en tant que récit, construit sur des bases qui ont certes à voir avec l’histoire réelle de l’entreprise, mais raconté avec une certaine liberté, et privilégiant, du fait de la concision requise par le medium Internet par rapport à un ouvrage biographique par exemple, certains aspects plutôt que d’autres.

Parmi les différents éléments du récit de l’histoire de la marque, nous avons centré notre étude sur la figure du fondateur de la maison de luxe, dans la mesure où c’est très souvent lui qui lui donne son nom et/ou qui détermine le métier de la marque. Son histoire est dès lors étroitement liée à la construction de l’image de savoir-faire de la marque (Heilbrunn, 2003). C’est aussi à lui qu’est principalement attachée une image d’entrepreneur. Dès lors, nous posons que le sujet du schéma actantiel de Greimas est cet entrepreneur fondateur, et que l’objet de sa quête sera toujours la fondation et les premiers développements de son entreprise. Dans quelques cas, les sites Internet des marques attribuent explicitement une nature d’entrepreneur à ce fondateur : le mot est cité en ce qui concerne Pierre François Pascal Guerlain (« l’esprit conquérant du jeune entrepreneur va très vite se déployer[3] »), tandis que la veuve Clicquot est désignée comme « l’une des premières femmes d’affaires des temps modernes[4] ». Si le mot n’est pas mentionné, son rôle de fondateur fait cependant intrinsèquement du personnage un entrepreneur. Cette nature d’entrepreneur peut également être dénotée par des qualités spécifiques, et affinée par l’évocation de certains traits de personnalité.

L’étape de la quête, qui sépare le sujet de l’objet chez Greimas, correspond dès lors à l’« épreuve qualifiante » identifiée par Propp dans sa (1970), ou à l’étape « compétence » du schéma narratif qui découle de ses analyses. Elle peut être plus ou moins développée, et même absente du récit.

En tant qu’objets de cette quête, les premiers développements de l’entreprise pourront prendre des formes plus ou moins abouties, plus ou moins prestigieuses, et s’étendre de façon plus ou moins longue dans le temps. Dans la perspective de l’étude du seul récit de la fondation de la marque, nous avons cependant considéré que cet objet était toujours de s’établir dans le métier à l’origine du succès de la maison envisagée : s’établir en tant que bottier pour Alessandro Berluti, s’établir en tant que malletier pour Louis Vuitton, etc. Cette étape correspond à l’« épreuve décisive » de Propp, ou à la « performance » du schéma narratif. Par « s’établir » nous n’entendons pas simplement « devenir » (Alessandro Berluti fabriquait des souliers pour des saltimbanques avant d’être bottier à Paris) mais jeter les bases de la réussite de la maison à venir : trouver un point d’ancrage, qui sera bien souvent Paris, ouvrir boutique, et trouver une première clientèle.

Au-delà de cet objet premier apparaît un objet second, qui est la réalisation des premières pièces emblématiques du savoir-faire du fondateur (l’escarpin à lacets, exécuté dans une seule pièce de cuir, sans couture apparente, en 1895, dans le cas d’Alessandro Berluti), sur lesquelles la maison fonde sa réputation. Cette étape correspond à l’« épreuve glorifiante » de Propp, « sanction » dans le schéma narratif. C’est bien souvent à ce stade qu’apparaissent les destinataires prestigieux des produits de la maison de luxe, ainsi que les récompenses qui consacrent l’entrepreneur (prix aux différentes Expositions universelles par exemple, qui contribuent à légitimer le savoir-faire et les prix pratiqués). Opposant, adjuvant, destinateur et destinataire correspondent dans notre analyse aux actants classiques définis par Greimas, et peuvent être présents ou absents du récit d’histoire de la marque. Par défaut, le schéma comprendra donc un sujet, le fondateur, et un objet, la fondation de l’entreprise, puisque c’est cette partie du récit de l’histoire de marque qui nous a intéressées.

Le codage des données textuelles recueillies sur les sites Internet des marques de luxe sous la forme de schémas actantiels a été effectué indépendamment par les deux auteurs de cette recherche, afin d’assurer la triangulation de cette lecture particulière de l’histoire de la fondation des marques. On trouvera ci-dessous deux exemples, parmi les 75 cas étudiés, d’analyse actantielle du récit de l’histoire de la fondation d’une marque (Fig. 2 et 3). Nous donnons également, pour l’ensemble des maisons membres du Comité Colbert, une synthèse des actants mobilisés par chacune d’entre elles dans le récit de leur fondation (Tableau 3).

Figure 2

Schéma actantiel du récit de l’histoire de la fondation de Berluti, d’après le site Internet de la marque

Schéma actantiel du récit de l’histoire de la fondation de Berluti, d’après le site Internet de la marque

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Figure 3

Schéma actantiel du récit de l’histoire de la fondation de Dior, d’après la vidéo du site Internet de la marque

Schéma actantiel du récit de l’histoire de la fondation de Dior, d’après la vidéo du site Internet de la marque

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Résultats

Une stratégie délibérée de ne pas mettre en scène leur entrepreneur fondateur

Un certain nombre de marques éclipsent totalement la figure de leur fondateur, dont il n’est pas spécifiquement question sur leur site Internet. Elles constituent un total de 24 % des maisons appartenant au Comité Colbert, et montrent une ancienneté moyenne significativement plus basse que l’ensemble des autres maisons du Comité Colbert (90 ans contre 139 ans). Parmi elles, trois hôtels. Il semble que cette caractéristique partagée par près de la moitié des représentants du secteur de l’hôtellerie lui soit propre : pour ces établissements, la dimension historique du lieu ne devrait pas être prioritairement mise en avant, au bénéfice de la vocation commerciale des sites Internet qui leur sont dédiés, de la facilité et de la rapidité de réservation

Des maisons de mode, de fondation relativement récente : Céline, Chloé, Léonard, Pierre Balmain. Il est intéressant de noter que trois d’entre elles n’ont pour marque qu’un prénom (même si Léonard est à l’origine le patronyme de l’un des fondateurs de la maison), et qu’elles sont les seules du Comité Colbert dans ce cas. Cet élément les prête sans doute mieux que toutes autres à un certain détachement de l’histoire personnelle de leur fondateur, pour devenir des personnalités à part entière, aussi contemporaines que possible.

Chanel et Saint Laurent Paris, ne consacrent aucune page de leur site Internet à Gabrielle Chanel ou à Yves Saint Laurent, laissant à d’autres media le soin de révéler la vie et l’oeuvre de ces figures dominantes de l’histoire de la mode, controversée dans le cas de Chanel, et dont le rayonnement s’étend bien au-delà des problématiques de ces marques.

Lancôme, seule marque de cosmétiques du Comité Colbert qui ne soit pas rattachée à une maison de mode, fait un choix stratégique, dans la mesure où le produit cosmétique réclame une image davantage ancrée dans l’innovation que dans la tradition.

La fonction de sujet : fondateur individuel, entrepreneuriat familial, ou couple de fondateurs

La grande majorité des marques fait tenir à son seul fondateur le rôle du sujet. Certaines marques attribuent cependant cette fonction de sujet à plusieurs fondateurs, de manière à associer à la figure de l’entrepreneur d’autres connotations, et partant, d’autres traits de personnalité, autour d’une communauté de vues sur l’« axe du vouloir ».

Le sens de la famille des maisons viticoles

C’est le cas notamment des maisons viticoles, dont la figure se fond dans l’histoire de sa famille.(Château Lafite–Rotschild; Château Yquem, Bollinger). L’individu se confond ainsi avec son ascendance ou son entourage familial, et l’entrepreneuriat ne se conçoit dès lors que comme une aventure collective, dont le sujet ne sera que l’un des dépositaires transitoires. Ce parti-pris se retrouve dans le récit de l’histoire de la famille Dalloyau (1682).

La figure du couple fondateur, porteuse de valeurs de partage et de sincérité

Dans d’autres cas c’est la figure du couple qui est placée à l’origine de la marque (Porthault, Van Cleef & Arpels). Chez Van Cleef & Arpels, dont le nom même est emblématique d’une union, le site Internet place le mariage en 1896 d’Alfred Van Cleef et d’Estelle Arpels à l’origine de la marque : « C’est grâce à l’amour que la maison existe ». Pour autant, c’est bien Salomon Arpels, oncle d’Alfred Van Cleef, et père de celle qui s’appelait véritablement Esther, et non la jeune femme elle-même, qui était l’associé dont le nom est aujourd’hui celui d’une marque mondialement célèbre (Richard, 2010). Mais les valeurs d’amour durable portées par ce mariage sont précieuses pour une maison de joaillerie, et Salomon Arpels n’est pas mentionné dans le récit qui est fait par la marque de la fondation de Van Cleef & Arpels. Charles (en fait Salomon), puis Julien (de son vrai nom Jules) Arpels, apparaissent en revanche en tant qu’adjuvants du jeune couple. Ainsi voit-on associées au couple lui-même les valeurs de l’entrepreneuriat. L’apport de ces figures d’adjuvants est d’ajouter au ciment de l’amour conjugal de très fortes attaches familiales.

Aussi, si la fonction de sujet est le plus souvent incarnée par le fondateur de la marque, certaines maisons font-elles le choix de placer la figure d’un couple, à leur origine, afin de lui associer des valeurs complémentaires, et des traits de personnalité différents : sens du partage et sincérité de l’attachement, construits à l’épreuve de l’entreprise. Ainsi l’analyse du discours de marque montre que l’inscription de la figure du couple ou de la famille en tant que sujet du schéma actantiel évoque des traits de personnalité liés à la dimension de « Sincérité » définie par les échelles de personnalité de la marque d’Aaker, et celle de Ferrandi, Fine-Falcy et Valette-Florence.

La fonction d’adjuvant : adjuvant(s)-associé(s), adjuvant-autorité, adjuvant-providence et absence d’adjuvant

Cette fonction d’adjuvant n’est mobilisée que dans 8 cas sur les 57 consacrant une partie de leur site Internet à l’histoire de leur maison (14 %). Elle permet de nourrir la personnalité de la marque avec force, selon la nature de l’adjuvant qui vient en aide au sujet dans sa quête de l’objet. A partir des cas des maisons du Comité Colbert, on distingue plusieurs cas :

  • Des adjuvants-associés, amis ou membres de la famille, viennent prêter main forte au sujet, et placent sa quête d’entrepreneur sous le signe de l’amitié (Bollinger), de l’amour et/ou de valeurs familiales (Caron,Van Cleef & Arpels).

  • L’intervention d’un adjuvant-autorité peut également placer la quête du fondateur sous la protection d’une haute personnalité. (Baccarat, Rémi Martin, Saint-Louis, qui bénéficient tous trois de la protection de Louis XV).

  • Enfin, l’adjuvant peut prendre la forme de la Providence, comme dans le cas de Veuve Clicquot-Ponsardin, quand en 1811 « des vendanges exceptionnelles, dont on attribue la qualité au passage d’une comète, permettent la production d’un millésime remarquable : le vin de la comète ». De la même façon, dans le cas de l’Oustau de Baumanière (1945), la conjonction en 1945 de l’acquisition du mas provençal et de la naissance de Jean-André Charial, petit-fils du fondateur Raymond Thuilier, qui le secondera pendant 20 ans aux cuisines de l’établissement, est donnée comme un signe de cette Providence : « 1945 : les astres sont favorables aux destins croisés ».

L’absence de mention d’adjuvant construit en revanche l’image d’un entrepreneur autonome et sûr de sa voie, accomplissant son oeuvre sans avoir à recourir à aucune aide. On connaît toute l’importance par exemple de Marcel Boussac dans la fondation de la maison Christian Dior. De façon significative, il n’est nulle part fait mention de lui dans le récit que fait la marque de l’histoire de sa fondation. En termes de personnalité de marque, la fonction d’adjuvant semble renvoyer, à la dimension de « Sincérité » des deux échelles de mesure de la personnalité de marque considérées.

La fonction d’objet : entrepreneur fondateur et entrepreneur inventeur

Comme nous l’avons souligné, nous avons d’emblée posé pour objet, dans le cadre de l’analyse de la figure de l’entrepreneur fondateur de la maison de luxe, la création de l’entreprise. Or dans quelques cas, c’est donc un autre objet qui se dessine comme premier dans sa démarche, et il s’agit le plus souvent de faire avancer les techniques de son art (Bréguet, Bussière, Krug, Lacoste).

A la fondation d’une maison, à l’entrepreneuriat s’ajoute ainsi en tant qu’objet de la quête du sujet la volonté première d’inventer, suggérant une figure de l’entrepreneur-inventeur complémentaire de celle d’entrepreneur-fondateur.

Dans ces deux facettes s’expriment des traits de personnalité liés à la dimension de « Competence » de l’échelle d’Aaker (sans équivalent dans l’échelle de Ferrandi, Fine-Falcy et Valette-Florence).

La quête : entrepreneur aventurier, entrepreneur apprenti et entrepreneur héritier

La quête du sujet dans son cheminement vers la fondation de sa maison n’est pas toujours décrite. Seules l’évoquent 13 maisons sur 57 (22,8 %). Pour les autres, l’existence du sujet avant la fondation de sa maison, qu’elle relève de son extraction familiale et sociale ou de son apprentissage professionnel, n’est pas mentionnée : la vie du fondateur commence ainsi avec la fondation de son entreprise.

Le récit de la quête singularise la figure du fondateur de la maison de luxe et le construit en tant qu’entrepreneur. Il révèle les personnalités douées d’un sens de l’audace et du courage, plus grand encore si les origines du fondateur l’éloignent géographiquement de la capitale française où l’attend le succès (Berluti, Louis Vuitton, John Lobb).

Deux profils se dégagent de l’examen de la mise en récit de la quête :

  • un profil d’aventurier d’une part, qui n’hésite pas à tout abandonner et à parcourir le monde pour trouver sa voie (Berluti, Hédiard, John Lobb, Krug, Louis Vuitton);

  • un profil d’apprenti faisant patiemment ses classes avant de prendre la tête d’un établissement (Bernardaud, Boucheron, Cartier, Givenchy, Hédiard, Ritz, Krug, Lorenz Bäumer, Louis Vuitton, La Maison du Chocolat, Pierre Hardy), les deux profils pouvant bien sûr se combiner (Hédiard, Krug, Louis Vuitton).

  • Les maisons de vins et spiritueux, dans l’importance qu’elles accordent à la dimension de transmission, construisent également un profil d’héritier qui leur est spécifique.

Les traits de personnalité associés aux qualités démontrées par ces trois types d’entrepreneurs fondateurs au cours de leur quête, dans la phase d’« épreuve décisive viennent soutenir la dimension d’« Excitement » de l’échelle d’Aaker, et de « Dynamisme » chez Ferrandi, Fine-Falcy et Valette-Florence.

La fonction de destinateur

De tous les récits, la fonction de destinateur (actant instigateur de la quête) est absente. Ce trait est extrêmement significatif, dans la mesure où il présente le sujet comme un personnage entièrement libre de ses actes, dont rien ni personne, sinon lui-même, ne détermine le cheminement. Et en cela, il renforce puissamment l’identité d’entrepreneur. Ces résultats sont cohérents avec les travaux récents de Dion et Arnould (2011) sur le charisme du directeur artistique et sur l’idée esthétisante du designer. L’« axe du savoir » (ou « de la transmission ») ne trouve nulle part son origine, qui reste mystérieuse, et d’autant plus précieuse : il ne s’agit pas pour le sujet de perpétuer une tradition, mais de refonder son art.

La fonction de destinataire : destinataire(s) ambassadeurs, destinataire(s) géographique(s), destinataire universel, destinataire unique

Parmi les marques qui consacrent une partie de leur site Internet au récit de leur fondation, la fonction de destinataire est en revanche largement présente. 23 sites Internet sur 57 la font apparaître (40,3 %).

Le plus souvent, ce sont des personnalités qui sont mentionnées (destinataire(s) ambassadeur(s)). Elles jouent alors, à l’échelle de l’histoire, et de façon moins appuyée, un rôle assez semblable à celui de l’endossement par les célébrités actuelles, conférant à la marque certains de leurs attributs (McCracken, 1989; Till et Busler, 1998; Erdogan, Baker et Tagg, 2001). Il va de soi que citer comme Berluti Isadora Duncan, Elisabeth Arden, ou Helena Rubinstein, confère à la marque une image différente de l’évocation de personnages tels que la Princesse Mathilde ou l’impératrice Eugénie pour Cartier.

De façon plus vague, le terme « élite » revient fréquemment, par exemple chez Berluti ou chez Breguet, alors que Christian Liaigre (1985) évoque « de nombreux clients, certains parmi les plus en vue », et Hermès (1837) « les propriétaires des plus beaux attelages de Paris ». Dans chacun de ces cas, il s’agit bien sûr d’affirmer la légitimité précoce de la marque à travers la mention de ses illustres adeptes (Debenedetti et Philippe, 2011), qui interviennent comme autant de cautions de son savoir-faire et de son caractère distinctif. L’évocation de leurs prestigieux destinataires assoit aussi le positionnement actuel de ces marques sur le marché du luxe.

Une seule marque, tout en faisant appel dans la structure de son récit de fondation à la fonction de destinataire, n’en fait cependant pas une mention élitiste : Eres (1968) évoque ainsi simplement « les femmes » (destinataire universel). Le cas, en cohérence avec l’esprit révolutionnaire contemporain de la fondation de la maison (d’ailleurs évoqué sur le site Internet : « 1968 : sous les pavés, la plage ») reste unique. Dans le cas des maisons de Champagne, les destinataires peuvent cependant n’être évoqués que par l’indication d’une zone géographique (destinataire(s) géographique(s)), de façon dans ce cas non plus non nécessairement élitiste, comme pour le Champagne Krug, dont les premières expéditions se font « dans le monde entier : Inde, Amérique du Sud et bien sûr Europe », ou celui de Veuve Clicquot-Ponsardin (1772), qui distingue quant à elle la Russie parmi ses meilleurs clients.

Le cas du destinataire unique est spécifique. C’est celui de Marguerite, la fille adorée de Jeanne Lanvin (1880), désignée comme « l’inspiratrice majeure, la muse » de son oeuvre. Celui de l’impératrice Eugénie à propos de la fondation de l’Hôtel du Palais à Biarritz en 1854 (alors même qu’elle est également placée à la fonction de sujet, au même titre que Napoléon III). Celui aussi de Caron (1904), à travers la personnalité de Félicie Wanpouille, pour laquelle Ernest Daltroff crée explicitement ses parfums. Ancienne modiste engagée en tant que conseillère artistique, et figurant à ce titre en tant qu’adjuvant du fondateur, elle devient sa muse. Sur le site, la structure de récit met ainsi en avant une dimension spirituelle forte de la marque, que la proximité du destinataire rattache d’autant plus étroitement à la figure de son fondateur.

L’évocation de figures prestigieuses associées à la consommation de la marque (destinataires ambassadeurs) renvoie ainsi à la dimension de « Sophistication » de l’échelle d’Aaker (dimension absente de l’échelle de Ferrandi, Fine-Falcy et Valette-Florence). Un glissement s’opère cependant de nouveau, dans le cas du destinataire unique, vers la dimension de « Sincérité » de la personnalité de la marque.

La fonction d’opposant : opposant individu, adversité du contexte historique, adversité du contexte géographique, adversité du contexte culturel

La fonction d’opposant n’est évoquée que dans 5 cas sur les 55 étudiés (8,8 %). Il s’agit le plus souvent, d’évènements graves, ayant affecté le fondateur… Ainsi, pour Françoise Joséphine Sauvage, figure majeure de l’histoire d’Yquem, présentée comme véritable fondatrice de la maison, cette fonction d’opposant est tenue par le sort funeste qui la rend veuve, et par le contexte de la Révolution française qui la menace directement et la jette deux fois en prison. Dans le cas de Christian Dior, c’est l’esprit de son époque qui tient la fonction d’opposant face à un projet en rupture avec son temps.

L‘analyse souligne l’existence d’un opposant individuel : celui de Joseph Krug, qui quitte en 1843 sa position d’associé auprès de la maison Jacquesson & Fils « contre l’avis de sa femme » pour fonder Krug & Cie à Reims. Cette mention fait soudain entrer le récit de l’histoire de la marque dans une dimension de conflit conjugual inattendue et triviale. Il s’agit clairement d’une erreur dans la narration opérée par la marque, renforcée par le constat que dans aucun autre cas le rôle de l’opposant n’est tenu par un individu, fût-il une autorité, comme Louis XV avait pu l’être dans le rôle d’un adjuvant. Il s’agit toujours d’un contextehistorique, environnemental ou culturel défavorable.

Le recours à cette fonction d’opposant dans le récit permet ainsi de souligner des traits de personnalité en opposition à la contrainte exercée sur l’ « axe du pouvoir », mobilisant la dimension de « Ruggedness » / « Robustesse » des échelles de personnalité citées : la force de caractère de l’entrepreneur fondateur, que ce soit son courage et sa détermination, comme dans le cas de Françoise Joséphine Sauvage, ou son caractère visionnaire, comme pour Raymond Thuilier (Ousteau de Baumanière) ou Christian Dior. Cette hauteur de vue semble s’opposer à la mention d’un opposant individuel, qui renvoie presque immanquablement le récit à un conflit interpersonnel sans le même intérêt sémiologique.

Contributions managériales

La recherche permet donc de montrer que l’histoire de la marque, et plus particulièrement celle de son origine, à travers la figure de l’entrepreneur fondateur, est susceptible d’enrichir de façon irremplaçable la personnalité de la marque, par le jeu d’une narration adaptée. La mise en récit de cette histoire, comme l’analyse le souligne, est porteuse d’enjeux importants, tout particulièrement dans le contexte de « heritage brands » : selon la façon dont elle est menée, la narration fait émerger des forces actantielles auxquelles est soumise la figure du sujet fondateur, des traits de personnalité différents, associés à des valeurs particulières.

D’un point de vue managérial, la présente recherche apporte plusieurs enseignements :

  • S’il a été conçu comme un dispositif d’analyse narrative, le schéma actantiel de Greimas permet aux managers de mieux élaborer, construire et articuler les récits de l’histoire de la marque. Il constitue ainsi un outil complémentaire aux techniques de « brand narrative » (Oswald, 2003; Remaury, 2004; Holt, 2003 et 2004; Smith, 2011). Il permet, , de corriger d’éventuelles incohérences du récit de l’histoire de la marque avec la personnalité voulue de la marque (cas de Krug), mais il offre aussi la possibilité, par un usage plus stratégique, de faire évoluer l’image de la marque. Il est à souligner que ce récit ne doit donc pas être confié à une agence trop éloignée de l’histoire de la maison de luxe, tant le récit de l’histoire de l’entrepreneur participe de façon étroite à la constitution de la personnalité de marque.

  • De plus, la contribution de la recherche permet pour des managers internationaux de renforcer les valeurs de marque, mais aussi de développer une stratégie de communication mondiale, puisque chacun des actants du schéma de Greimas renvoie à l’une des dimensions de l’échelle de la personnalité de la marque d’Aaker (Fig. 4) :

Figure 4

Attribution de dimensions de la personnalité de la marque en fonction des actants mobilisés

Attribution de dimensions de la personnalité de la marque en fonction des actants mobilisés

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Dans la mesure où les marques considérées jouissent d’un rayonnement international, il semble en effet cohérent que la mise en récit de l’histoire de leur fondation mobilise des traits de personnalité non spécifiquement attachés au champ culturel français. Notons que la dimension de « Sincérité », dans des cas particuliers, peut concerner en plus de la figure de l’adjuvant, celle du sujet ou du destinataire.

  • Les traits de personnalité de la marque apparaissent ainsi, dans un deuxième temps, comme autant de leviers auxquels peuvent avoir recours les responsables marketing pour positionner leur marque, et jouer d’effets de proximité ou de complémentarité afin de répondre aux aspirations des consommateurs. La figure de l’entrepreneur, apparaît ainsi comme devant faire l’objet d’une mise en récit particulièrement soignée, ses traits de personnalité étant susceptibles de créer un effet d’identification. Ce pouvoir prédictif de la personnalité de la marque sur les intentions d’achat du consommateur, souvent étudié dans le cas de marques de grande consommation (Azoulay, 2008, même si Chanel, Yves Saint Laurent et Louis Vuitton-Moët-Hennessy faisaient partie des 50 marques étudiées), notamment dans ses aspects de dimension du soi mise en avant (Aaker, 1999) ou de fidélité à la marque (Magin et al., 2003), reste cependant largement à affiner dans le cas spécifique des maisons de luxe (Ambroise, 2005).

  • Une troisième contribution managériale serait d’utiliser les conclusions de cette recherche pour développer la communication de genre de la marque (Jung et Lee, 2006; Tissier-Desbordes et Kimmel, 2002; Wolin, 2003). En effet, certaines marques sont fortement typées du fait de leur fréquente dimension patronymique les associant à une figure ou masculine ou féminine, et de leur univers sectoriel clairement articulé autour d’une cible elle aussi plutôt masculine ou plutôt féminine (vins par exemple cosmétiques). La mise en récit du parcours du fondateur permet de faire évoluer cette dimension de genre, en mettant en scène des traits de personnalité choisis, pour l’équilibrer en direction d’une cible particulière, plutôt masculine ou plutôt féminine. Il reste à explorer dans quelle mesure un travail sur la figure du fondateur serait susceptible de résoudre l’antagonisme souligné par Grohmann (2009) s’interrogeant sur la possibilité de construire des marques perçues à la fois comme féminines et masculines. L’exemple de maisons comme Château d’Yquem avec la figure de Françoise Joséphine Sauvage, et plus encore de Veuve Clicquot, nous semblent exemplaire de ce travail sur le genre de la marque, dans un secteur des vins et spiritueux très majoritairement perçu comme masculin.

Limites et prolongements possibles de la recherche

D’un point de vue méthodologique, notre recherche est fondée sur le dispositif du schéma actantiel, et met en évidence son intérêt en tant qu’outil de construction de la narration de l’histoire de la marque. Il serait cependant intéressant d’apporter, en regard de cette démarche, d’autres éléments de compréhension des structures de narration des récits de marque, tels qu’une analyse lexicométrique des récits mobilisés. Parmi les prolongements de cette recherche, il serait possible bien sûr d’explorer plus en avant la chronologie de l’histoire de la marque, au-delà du seul acte de sa fondation, et de préciser les analyses produites, en identifiant par exemple plus clairement à quel moment du récit les différents actants sont mentionnés.

Enfin, bien que portant sur des marques qui pour beaucoup d’entre elles possèdent une envergure internationale, notre recherche s’est limitée au choix d’un champ français, dicté par le souhait de conserver une cohérence forte à notre corpus. Cette démarche gagnerait à être étendue à des corpus de marques de luxe étrangères, notamment américaines, anglaises, et italiennes, dont l’appartenance à un comité comparable au Comité Colbert pourrait constituer le gage d’une semblable homogénéité. La comparaison avec la mise en récit de l’histoire de la fondation de marques de grande consommation serait également intéressante, à la suite des recherches entreprises sur les marques à caractère patronymique (Logié et Logié-Naville, 2002; Viot, 2009), notamment l’examen de l’exploitation par ces marques de la fonction de destinataire.

A noter que notre recherche a porté, là encore pour des raisons de cohérence du corpus, sur des sites Internet en langue française. Sans doute serait-il intéressant, au cours d’une étude complémentaire, d’évaluer dans quelle mesure les récits menés en anglais, à destination d’un plus large public, sont comparables en termes de structures narratives ou non.

Tableau 3

Synthèse des actants mobilisés dans le récit de leur fondation par les maisons membres du Comité Colbert en 2012

Synthèse des actants mobilisés dans le récit de leur fondation par les maisons membres du Comité Colbert en 2012

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Reste également posée la question de l’impact réel de la personnalité du fondateur sur la personnalité de la marque telle que les consommateurs la perçoivent. Cela constitue autant de pistes de recherche futures. D’autres travaux, dans la lignée de ceux qui ont été menés à propos des ambassadeurs de marque, pourraient également s’attacher à identifier les segments de consommateurs plus sensibles à ces aspects.

Conclusion

La contribution de cette recherche est donc de comprendre comment le récit du fondateur aide à construire la personnalité de marque et à travailler une image de la marque. Comme les ambassadeurs de marque, les figures historiques transfèrent des traits de personnalité humains à la marque, mais contrairement à ces ambassadeurs, la marque conserve à travers le recours à ses figures historiques un contrôle total de son image.

Or cette personnalité ne peut prendre forme sans éléments de contexte. C’est donc au récit de l’histoire de marque qu’il incombe de poser les instances, et de structurer les rapports de force susceptibles de façonner et de faire s’exprimer la personnalité du sujet, et tout particulièrement celle de l’entrepreneur fondateur. Le schéma actantiel de Greimas constitue en cela une clé de lecture et un outil de construction efficaces de ce récit de l’histoire de la marque. Cela peut être un outil d’autant plus pertinent qu’il peut permettre de mieux affiner une stratégie de communication mondiale et non spécifique à un pays.

De façon plus large, ce travail d’analyse du récit de l’histoire de la marque pose la question de la dimension temporelle dans la construction de l’image de la marque. Il ne s’agit pas de désigner par là l’évolution de l’image de la marque dans le temps, mais de suggérer l’intérêt d’un travail de l’image de la marque dans son épaisseur historique, susceptible de l’enrichir d’éléments différents, porteurs pour elle d’une valeur symbolique aussi forte que singulière.