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L’historien Claude Armand Piché a longtemps travaillé pour Parcs Canada où il a géré de nombreux projets, dont celui de la revitalisation du canal de Lachine. Sa récente publication, La matière du passé, est dédiée à l’évolution des musées d’histoire au Québec : leur création, leur développement et leur professionnalisation. Le livre met plus particulièrement l’accent sur la muséohistoire, soit la mise en valeur du discours historique à travers la culture matérielle au sein de huit musées différents au cours des deux derniers siècles. Cette synthèse historique constituée d’études de cas vient combler le manque d’ouvrages consacrés à ces institutions.

Piché aborde la professionnalisation de ces musées d’histoire sous l’angle managérial. En effet, il établit un lien direct entre les moyens financiers et la professionnalisation des pratiques muséales, comprenant aussi bien celles de l’exposition que celles du collectionnement. L’auteur classifie les musées selon les catégories suivantes : les institutions d’enseignement collégial et d’enseignement universitaire, les institutions étatiques, les sociétés savantes, les sociétés d’histoire, les entreprises privées, les musées commerciaux et les congrégations religieuses. Il justifie solidement ses critères de sélection qui sont la qualité représentative de l’institution, sa pérennité et, bien sûr, la disponibilité des sources primaires et secondaires.

L’ouvrage de 410 pages est divisé en douze chapitres. Les deux premiers chapitres établissent l’historique de l’évolution des institutions étudiées et soulignent l’apport des principaux acteurs qui s’y sont distingués. Malgré les quelques tentatives de collectionnement qui précèdent la période étudiée, le début du XIXe siècle marque véritablement l’émergence de la muséohistoire, associée à la montée du nationalisme et à l’affirmation de la notion de conservation du patrimoine. Claude Armand Piché divise sa période d’étude en trois âges : l’institution en devenir (1806-1894), l’institution en transition (1895-1966) et l’institution à la maturation (1966-2000). En ce qui concerne les muséohistoriens, l’auteur les répartit en trois catégories : les professionnels, les semi-professionnels et les amateurs. Il établit également une relation entre les différents discours idéologiques et le travail du muséohistorien exercant les différentes fonctions muséales.

Les huit chapitres suivants sont consacrés aux études de cas proprement dites. Chacune des institutions est abordée selon un même schéma : d’abord un historique général du type managérial de l’institution, ensuite le contexte de la naissance de même que la présentation des principaux acteurs qui ont façonné les musées. On aborde aussi l’évolution du discours et de la muséographie, et ce, selon les trois périodes précédemment mentionnées. Ainsi, nous découvrons le musée Pierre-Boucher, alias le musée du Séminaire Saint-Joseph de Trois-Rivières, qui est le fier représentant des collections pédagogiques collégiales, suivi du Fort Chambly, premier musée étatique destiné à l’histoire qui subit plusieurs transformations au chapitre de l’interprétation. Le musée du Château Ramezay, découlant de la Société d’archéologie et numismatique de Montréal, est ensuite présenté ; il s’impose comme un exemple concret d’exercice consensuel de l’histoire. Le Musée McCord, pour sa part, représente non seulement les collections universitaires, mais également l’idéologie impériale de son fondateur. Quant au musée de Bell Canada, il défend parfaitement l’esprit d’entreprise et l’idéologie du progrès, tout en témoignant d’un dynamisme hors pair sur le plan de la muséographie. L’évolution du musée de la Basilique Notre-Dame de Montréal illustre bien, par ailleurs, les défis qu’ont dû relever les congrégations religieuses face à la société postmoderne. Le défunt musée historique canadien, alias le musée de cire de Montréal, se rappelle à notre souvenir, pour sa part, pour son programme éducatif et ses mises en scène sensationnelles. Finalement, le musée de la Société historique du comté d’Argenteuil témoigne des difficultés de survie d’une communauté anglophone minoritaire en région et de l’enjeu que représente la protection de son patrimoine.

L’auteur boucle son étude par deux chapitres consacrés aux nouveaux lieux et aux nouvelles manières de mettre en scène le passé engendrés par la nouvelle histoire. Ainsi, le onzième chapitre renseigne sur les centres d’exposition, les centres d’interprétation et les économusées où une nouvelle mise en espace est pratiquée. Le chapitre douze traite, quant à lui, des écomusées et des musées de civilisations où l’accent est mis sur la dimension humaine au sein du processus muséal.

La synthèse finale proposée par Claude Armand Piché est instructive. Sauf les musées d’État et universitaires, tous les autres musées doivent leur existence à l’initiative d’hommes généralement issus de classes bourgeoises. Les femmes, ayant originellement occupé une présence secondaire, sauf exception, prendront une place grandissante après la Révolution tranquille. De plus, alors que les acteurs étaient plutôt des amateurs au début de la période, la professionalisation du milieu s’accélérera dans les années 1970. Si les francophones avaient une idéologie d’antiquaire et un nationalisme de survivance, en bonne partie soutenu par les clercs, les anglophones auront plutôt une vision impérialiste, marquée par la supériorité de la culture anglaise. Ils véhiculent aussi une vision de l’histoire canadienne plus consensuelle où les deux peuples fondateurs démontrent leur volonté de vivre ensemble. L’exception à la règle provient des musées d’entreprise et commerciaux qui propagent des valeurs plus libérales et progressistes et qui cherchent à faire du profit par le divertissement et le sensationnalisme. L’auteur distingue ainsi nettement deux temps de la muséohistoire : l’avant et l’après Révolution tranquille. À partir de ce tournant, certains optent pour le multiculturalisme ou l’histoire consensuelle, alors que d’autres vont vers le néo-nationalisme québécois. D’abord centrée sur l’objet, la muséographie devient de plus en plus conceptuelle, un courant qui atteint son apogée avec la nouvelle histoire, avant d’effectuer un retour vers l’esthétisme dans les années 1980.

La matière du passé mérite d’être lu parce qu’il s’agit d’une recherche remarquablement étoffée qui réussit son pari de dresser un portrait complet de la muséohistoire québécoise. Même si les grandes conclusions sont connues des milieux spécialisés, l’histoire des huit musées est en soi des plus enrichissantes. Nous pouvons y approfondir notre connaissance d’institutions renommées et rencontrer des personnages importants dont l’existence nous était inconnue.

Un seul bémol : dans ses études de cas, Claude Armand Piché s’arrête presque toujours vers 1992, nous laissant ainsi sur une impression d’optimisme envers l’avenir. Comme il s’agit d’un livre traitant non seulement de la genèse, mais également de la professionnalisation des musées, le choix de s’arrêter dans les années 1990 semble fort discutable quant on sait que les diplômes d’études supérieures sont arrivés à la fin des années 1980 et que la technique collégiale en muséologie du Collège Montmorency remonte à 1996.

Il aurait ainsi fallu parler de la présence croissante de muséologues qui sont dans le faits davantage des généralistes que des muséohistoriens. D’autant que le tournant du XXIe siècle a été marqué par plusieurs mises à pied, occasionnées par la crise financière des institutions culturelles, un contexte qui a créé une énorme masse de travailleurs autonomes. Ajoutons à ce portrait le moratoire du gouvernement québécois adopté en 2000 qui n’a en rien aidé à la situation muséale. Par conséquent, les muséologues d’aujourd’hui sont en grande majorité des travailleurs autonomes contractuels butinant d’un musée à l’autre, une situation qui a un véritable impact sur la professionnalisation de la pratique abordée dans cet ouvrage. Il est dommage qu’un livre publié en 2012 ne se soit pas confronté davantage à cette réalité contemporaine.