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Introduction

Le début du XXe siècle a été une période de réflexion intense sur la question sociale au Québec. Cette réflexion est alors balisée par les enjeux de l’assistance institutionnelle privée et confessionnelle, la forme largement privilégiée de secours à l’indigence depuis le milieu du XIXe siècle. À ce moment, des voix au sein des élites se sont élevées, d’ailleurs moins pour contester les orientations fondamentales du système d’assistance que pour demander un soutien discret des pouvoirs publics, c’est-à-dire respectueux de la nature privée, institutionnelle et confessionnelle de celui-ci. La « Loi établissant le service de l’assistance publique » de 1921, qui prévoyait l’octroi de subventions publiques statutaires aux institutions chargées d’héberger les indigents, a suscité une vive polémique dans les années 1920. Après les débats déchirants sur l’éducation publique et l’observance du dimanche, cette polémique a porté essentiellement sur le pouvoir de supervision de l’État dans les institutions dirigées par des communautés religieuses. C’est pourquoi des auteurs ont récemment affirmé dans une anthologie de la pensée politique au Québec que :

Dans une société où l’Église catholique ultramontaine défendait l’alliance de l’Église et de l’État et la primauté de l’Église sur l’État dans les questions dites mixtes (affaires scolaires et sociales), la loi sur l’assistance publique constitue une des premières remises en question de cette position doctrinale. […] cette loi marque une étape au Québec dans la perception canadienne-française de l’État[2].

Il ne s’agit pas ici de contester que cette loi, la plus importante politique sociale québécoise avant le tournant des années 1960[3], puisse être interprétée comme une étape importante dans la bataille séculaire entre les pouvoirs temporel et spirituel. Cette perspective, qui pose la question du « retard » ou de la « modernité » du Québec, a d’ailleurs inspiré plusieurs historiens. D’abord, une historiographie libérale a souligné la victoire politique à l’arraché du gouvernement de Taschereau sur les forces conservatrices cléricales et nationalistes, ces « esprits ombrageux[4] ». Des historiens inspirés par le marxisme ont ensuite souligné qu’au-delà des divisions entre libéraux et conservateurs, un consensus politique existait entre ces deux groupes pour défendre, par le biais de l’assistance publique, les intérêts de classe de la « petite-bourgeoisie traditionnelle[5] ». Enfin, même lorsque la question n’a pas été posée d’une façon aussi tranchée, nous pouvons dire que la perspective de la modernisation a tout de même été très structurante[6]. Plusieurs chercheurs ont par exemple insisté sur le « frein » qu’a représenté la loi de l’assistance publique pour le développement d’un service social professionnel aux mères et aux familles[7].

Quelques études récentes ont remis ces analyses en question en insistant sur la contribution plus « positive » de la loi à la modernisation du travail social, voire à la genèse de l’État-providence, principalement à partir de la reconnaissance des agences de service social comme des « institutions hors murs » au milieu des années 1930[8]. Lorsqu’ils se sont intéressés au développement du système de santé, plutôt qu’au service social, les historiens ont principalement évoqué la contribution de la loi au développement des appareils sociosanitaires[9]. La meilleure étude à cet égard, et l’une des seules qui s’appuie sur l’analyse de sources relatives au Service de l’assistance publique, est celle de François Guérard qui démontre très bien le rôle de plus en plus important de ce service et du gouvernement provincial dans l’évolution des infrastructures hospitalières et des soins médicaux au début du XXe siècle[10].

Bien qu’elles nous permettent de mieux comprendre l’évolution complexe du système sociosanitaire et du service social aux familles, ces études n’ont pas vraiment tenté de replacer l’adoption de la loi de l’assistance publique dans le contexte des enjeux spécifiques à la question sociale. Dit simplement, la question sociale se pose au tournant du XIXe siècle, au moment où l’indigence (le « paupérisme ») devient un problème « social » qui met donc en jeu l’organisation même de la société. Si la pauvreté a toujours existé, ce n’est en effet qu’à partir de ce moment qu’elle devient un enjeu politique majeur qui structurera le sens même de la communauté politique par la suite, de la mise en place d’un premier réseau d’assistance charitable au XIXe siècle au développement de l’État providence au milieu du XXe, puis à sa lente agonie depuis quelques décennies. C’est ce qui fait de la découverte de l’indigence, au tournant du XIXe siècle, un événement politique d’une très grande importance. À ce propos, dans son ouvrage classique, Karl Polanyi affirmait que : « le personnage de l’indigent, qu’on a presque oublié depuis, dominait un débat [sur la pauvreté au tournant du XIXe siècle] qui laissa une marque aussi puissante que celle des événements historiques les plus spectaculaires[11] ». Si ce personnage a pu dominer le débat, au Québec comme ailleurs en Occident, c’est que l’indigence, cette forme extrême de la pauvreté qui était indissociable d’un état plus ou moins permanent de dépendance[12], était difficilement compatible avec les prescriptions libérales pour l’autonomie individuelle (du chef de famille, principalement) qui découlaient des principes associés au contrat social et au libre marché.

Selon Mitchell Dean, c’est le personnage de l’indigent qui a mené à la naissance de la gouvernementalité libérale, soit l’application des « lois » de l’économie politique au gouvernement de la société, avec pour principe d’organisation la séparation des sphères publique et privée, et comme nouvel enjeu de la pratique du pouvoir la « conduite des conduites » des volontés[13]. Plus précisément, le gouvernement libéral de la misère passait par une ligne de démarcation fondamentale entre l’indigence et la pauvreté. Si l’indigence « absolue », soit la catégorie des inaptes au travail et sans soutien familial, devait être secourue, la simple pauvreté était considérée comme nécessaire au fonctionnement même du marché, et notamment du marché du travail. Ainsi, le principal objectif du gouvernement libéral de la misère sera de « conduire » cette frange la plus fragile des pauvres (les nécessiteux aptes au travail) qui, refusant l’autonomie que devait procurer le salariat, menaçait constamment de basculer dans un état de dépendance propre à l’indigence. Cet objectif sera notamment au centre de la fameuse réforme anglaise de l’assistance publique locale dans les années 1830.

Au Québec, comme nous le verrons, le rôle central de l’Église catholique dans la prise en charge des indigents « absolus », qui s’expliquait en partie par l’absence d’une tradition d’assistance publique locale, a structuré différemment le problème social de l’indigence et de la pauvreté au XIXe siècle. Cela dit, même si la découverte de l’indigence a été vécue d’une façon particulière au Québec, nous verrons que son importance n’en a pas été moins fondamentale pour la justification d’un mode original de régulation libérale[14], centré sur le développement d’un imposant système institutionnel d’assistance privé et confessionnel, et consolidé en 1921 par la loi de l’assistance publique. En fait, grâce à cette loi, le personnage de l’indigent est resté, comme nous le verrons, au coeur de la politique sociale québécoise jusqu’au tournant des années 1960.

La thèse qui sera défendue ici est donc que la loi de l’assistance publique de 1921, bien qu’elle reconnaisse la nécessité de l’intervention de l’État dans le domaine de la charité privée, a représenté une tentative (largement réussie) de consolidation de la gouvernementalité libérale qui s’appuyait depuis le premier tiers du XIXe siècle sur ce que Polanyi a appelé le « personnage de l’indigent ». Dans la première partie de cet article, nous allons donc resituer ce « personnage » dans le contexte des pratiques institutionnelles d’assistance du XIXe siècle, en Angleterre et au Québec. Nous analyserons ensuite en quoi cette figure de l’indigent, du moins celle qui s’était imposée au Québec, a permis de fonder un compromis institutionnel entre l’État et l’Église dans la poursuite des principes fondamentaux de la gouvernementalité libérale, compromis qui s’est matérialisé dans la loi sur l’assistance publique de 1921. Enfin, dans la troisième partie, nous mettrons en lumière les tensions qui ont marqué ce compromis institutionnel dans les années 1920 et 1930, et ainsi conclure par une présentation du rapport de la Commission provinciale d’enquête sur les hôpitaux qui proposait, en 1943, de rompre avec la tradition d’une politique sociale héritée de l’événement de l’indigence. Même si les propositions de la commission ne seront pas appliquées, permettant ainsi à la figure de l’indigent de dominer la politique sociale québécoise jusqu’au tournant des années 1960, elles offrent néanmoins un éclairage qui permet de comprendre la signification historique de la loi sur l’assistance publique et d’esquisser les contours d’une transformation du gouvernement libéral de la misère.

La découverte de l’indigence

Lors de la transition au capitalisme libéral, la « découverte » de l’indigence a suscité différentes réponses selon les traditions politiques et socioculturelles de chaque pays. Dans la plupart des pays anglo-saxons, cette réponse a été étroitement liée à une critique radicale des lois élisabéthaines sur les pauvres (poor laws) adoptées en Angleterre au tournant du XVIe siècle[15]. Ces lois sur les pauvres contraignaient les pouvoirs publics locaux, à l’aide d’une taxe prélevée à cette fin, à prendre soin minimalement de leurs pauvres, aptes au travail ou non, par le biais d’une assistance prenant diverses formes : indemnités de vie chère, plafonnement du prix des denrées, travaux publics, secours à domicile, internement dans des institutions, etc. Ce système d’assistance précapitaliste, qui tentait de fixer les pauvres sur le territoire de la communauté locale, et en les réintégrant ainsi dans les rapports paternalistes de dépendance de l’ordre ancien, était au tournant du XIXe siècle une limite évidente au développement d’un marché national, perçu alors comme la forme naturelle de l’échange, de la division du travail et donc la source de la richesse des nations. C’est pourquoi on assiste alors à une critique radicale des lois des pauvres qui, en brimant la liberté des individus aptes au travail, étaient considérées comme la cause principale de la montée du paupérisme et un obstacle majeur à l’enrichissement des nations.

Ce qui a mené, en 1834, à une réforme en profondeur du système d’assistance publique anglais. Cette réforme impliquait une démarcation nette entre les « bons » indigents, ceux qui étaient inaptes au travail et sans soutien de famille, et les « mauvais » indigents qui, aptes au travail, préféraient vivre de l’assistance plutôt que du fruit de leur propre travail. Résoudre la question sociale consistait alors à conduire ces « mauvais » indigents hors de leur situation de dépendance, situation artificiellement créée par des lois sur les pauvres contraires aux principes fondamentaux de l’économie politique. Bien que certains libéraux radicaux, inspirés par les découvertes malthusiennes sur la population, auraient souhaité une abolition complète de l’assistance, la réforme misait plutôt sur le test de la maison d’industrie (workhouse test), une institution punitive qui avait recours au travail forcé, imposé selon les capacités de chacun. Il s’agissait en fait de recentrer l’offre d’assistance locale autour de cette maison d’industrie qui devait servir de repoussoir pour les miséreux aptes au travail et leur famille. Face à la perspective de l’enfermement, ces derniers étaient donc conduits à choisir « librement » l’autonomie familiale (patriarcale) que devait procurer le salariat. En ce qui concerne les « bons » indigents, ce qu’on appellera au Québec les indigents « absolus », qui étaient inaptes au travail et sans soutien familial, ils devaient être secourus dans des institutions spécialisées (hospices, orphelinats, asiles, etc.). Cette assistance aux indigents « absolus », qui n’interférait pas avec le marché du travail et la conception patriarcale de la famille, ne posait pas de problème de principe dans la gouvernementalité libérale.

Si l’on veut comprendre le système d’assistance québécois, il faut d’abord rappeler que les lois sur les pauvres n’ont pas été imposées par l’autorité coloniale anglaise après 1763[16]. Les pratiques d’assistance de la colonie française, qui étaient centrées sur la famille et l’Église, ont donc perduré après la Conquête. C’est dire que le gouvernement libéral de l’indigence n’a pas, au début du XIXe siècle, à se justifier en fonction du lourd legs associé à la tradition d’assistance publique locale impulsée par les lois sur les pauvres[17]. En fait, plutôt que la critique constante d’une assistance publique locale trop généreuse, qui caractérisait généralement les débats sur la question sociale au XIXe siècle, c’est plutôt le manque d’implication des pouvoirs publics locaux qui est progressivement devenu une préoccupation des réformateurs québécois (nous y reviendrons). Mentionnons tout de même qu’on reconnaissait aux municipalités naissantes le pouvoir de venir en aide aux indigents, que ce soit à leur domicile ou dans une institution publique ou privée, comme c’est par exemple le cas dans le Code municipal[18]. Mais rien n’obligeait légalement les municipalités à secourir leurs indigents, à l’exception de certains aliénés, enfants abandonnés et jeunes délinquants[19]. D’ailleurs, relativement à cet état de fait assez unique, certains indigents ont tout de même tenté de contraindre légalement leur municipalité à leur fournir de l’assistance, mais sans succès[20].

Étant donné l’absence d’une telle assistance publique locale, même sous la forme dégradante de la maison d’industrie[21], le personnage de l’indigent apte au travail, réfractaire aux exigences de l’économie politique, n’a pas eu la même importance dans la structuration du gouvernement libéral de la misère au Québec. Cela a eu pour conséquence fondamentale de rendre la ligne de démarcation entre l’indigent « absolu » et la masse des pauvres, au coeur de la gouvernementalité libérale, encore plus tranchée qu’ailleurs. Ainsi, la problématique de l’indigence au Québec a pu essentiellement se limiter aux indigents « absolus » qui, incapables de travailler et sans soutien de famille, ne faisaient pas réellement l’objet d’une controverse dans les débats sur la question sociale. Soulignons au passage que c’est précisément le pauvre apte au travail, mais qui menaçait de sombrer dans la dépendance caractéristique de l’indigence, qui fut l’objet principal des réflexions savantes sur la question sociale en Occident au XIXe siècle. En ce sens, le peu d’impact du personnage de l’indigent apte au travail dans le contexte québécois explique sans doute en partie pourquoi le développement d’un savoir sur la question sociale a été si laborieux, malgré les traces évidentes d’une pauvreté de masse[22].

Quoi qu’il en soit, puisque le personnage de l’indigent était réduit aux cas extrêmes des inaptes au travail qui tombaient à l’extérieur de la protection familiale patriarcale (vieillards, infirmes, orphelins, veuves, etc.), on a pu ainsi favoriser le recours systématique à l’institutionnalisation aux dépens des secours à domicile qui supposaient un « degré » moindre d’indigence[23]. Enfin, l’absence de tradition d’assistance locale publique et la faiblesse relative de la bourgeoisie canadienne-française expliquent que l’Église catholique était la seule à posséder, au sein de la société civile, les importantes ressources humaines[24] et financières[25] que nécessitait une telle prise en charge institutionnelle des « indigents absolus[26] ».

Soulignons en outre que cette conception très étroite de l’indigence reflétait fidèlement la conception patriarcale de la famille dans le Code civil. L’historiographie a très bien souligné qu’en tant que « seigneur et maître » de la communauté familiale, le mari a l’obligation de protéger son épouse et ses enfants qui doivent, en retour, lui obéir[27]. On a peut-être moins insisté sur les obligations alimentaires qui, étroitement liées à cette conception patriarcale de la famille, ont joué un rôle crucial dans la structuration du système d’assistance[28]. En effet, le Code civil (article 165 et suivants) prévoit des obligations alimentaires qui vont bien au-delà de la famille nucléaire, en affirmant notamment que « les enfants doivent des aliments à leurs père et mère et autres ascendants qui sont dans le besoin » et que « les gendres et belles-filles doivent également et dans les mêmes circonstances des aliments à leurs beau-père et belle-mère », et réciproquement. Et même si, pour une raison ou une autre, un ascendant ou un descendant ne peut payer la pension alimentaire prévue dans le Code civil, le tribunal peut ordonner qu’il héberge dans sa demeure l’indigent auquel il est lié[29].

L’importance de ces dispositions du Code civil pour le développement des pratiques d’assistance au Québec est attestée par Esdras Minville qui résume, à la fin des années 1930, la logique qui a structuré le système d’assistance institutionnel des indigents : « Les dispositions du Code civil protégeaient les vieillards, les enfants, les époux. Les institutions venaient à la rescousse dans le cas d’absolue incapacité des individus et des familles[30]. » Si Minville avait plutôt en tête de valoriser le rôle important joué par les communautés religieuses dans la prise en charge de l’indigence « absolue », il faut lire cette phrase en creux en gardant en tête la ligne de démarcation qui structure le gouvernement libéral de la misère : un tel système exerçait une pression considérable sur les hommes pourvoyeurs, et les membres de « leur » famille, afin qu’ils assurent tant bien que mal leur autonomie par le salariat.

C’est donc en se référant à ce personnage de l’indigent « absolu » que s’est développé le système d’assistance québécois. Ainsi, une centaine d’institutions d’hébergement sont mises sur pied à Montréal entre 1840 et 1921 afin de recueillir ces derniers, soit les inaptes au travail tombés à l’extérieur de l’ordre familial patriarcal[31]. Au sein du réseau institutionnel, il y a bien sûr les vieilles institutions héritées de l’Ancien Régime, comme les hôtels-Dieu et les hôpitaux généraux, qui sont appelées à jouer un rôle de plus en plus important dans la gestion de la précarité rurale et urbaine au XIXe siècle. Outre ces vieilles institutions, une foule d’autres voient le jour pour certaines catégories d’indigents : asiles pour aliénés, maternités pour filles mères, hospices pour vieillards, crèches pour nourrissons, orphelinats pour enfants, écoles de réforme pour jeunes délinquants, écoles d’industrie pour jeunes négligés, etc. La famille étant ce qu’elle est, toujours subdivisée et recomposée au fil des alliances matrimoniales des descendants, c’est donc dire que ces placements sont généralement temporaires, dans l’attente qu’un homme de la famille élargie puisse enfin assumer ses obligations de pourvoyeur auxquelles il ne peut légalement échapper[32].

Toutefois, après une période de rapide développement, ce système d’assistance institutionnelle privé entre progressivement en crise. Les ressources financières de l’Église et de la philanthropie privée ne suffisent plus étant donné l’ampleur des besoins, même limités soigneusement aux indigents « absolus ». Plusieurs réformateurs et intervenants, constatant la singularité du cas québécois, en appellent conséquemment à recourir au financement municipal. Mais une telle demande est inusitée, même dans la métropole industrielle du Canada. En 1902, le greffier en chef de la Cour du Recorder de Montréal affirme par exemple :

Bien qu’à première vue, il paraisse étrange que la ville se transforme ici, jusqu’à un certain point, en institution de charité, on ne peut pas se dissimuler le fait que la plupart des grandes villes du monde se trouvent en face du même problème et qu’elles paraissent considérer qu’il y a ici, pour elles, plus qu’une question de charité, mais une obligation réelle[33].

Répondant à ces pressions, de plus en plus fortes au tournant du XXe siècle, les autorités municipales de Montréal créent en 1905 un département d’assistance municipale qui aura, entre autres, pour tâche de coordonner l’octroi de subventions discrétionnaires aux institutions. Quelques années plus tard, les subventions municipales aux institutions augmentent considérablement, passant d’un maigre 8750 $ pour 11 institutions en 1908 à 127 000 $ pour 91 institutions en 1914[34]. Toutefois, ces subventions discrétionnaires sont nettement insuffisantes et, en 1914, trois des principaux hôpitaux privés montréalais lancent un ultimatum à la municipalité : à moins d’un financement conséquent, ils n’accepteront plus les patients indigents gratuitement. C’est alors que la Ville de Montréal décide de lever une taxe spéciale sur les lieux d’amusement pour financer les institutions d’assistance, ce qu’on appelle le « droit du pauvre ». À la fin des années 1910, un peu partout au Québec, des hôpitaux privés se concertent afin que les municipalités soient contraintes de payer une partie des frais d’hospitalisation des indigents. En 1920, la Ville de Montréal signe de son côté une entente avec les principaux hôpitaux de la ville pour une somme de 400 000 $. Cela dit, l’augmentation des subsides ne suffit toujours pas[35].

C’est dans ce contexte qu’est adoptée, en 1920, la Loi concernant l’hospitalisation des indigents dans les hôpitaux de la province. Cette loi vise alors à répondre aux pressions des institutions hospitalières et à encourager les municipalités à consacrer d’une façon statutaire des fonds à l’hébergement des indigents « absolus », habitant sur leur territoire depuis plus de 6 mois, qui nécessitent des soins médicaux, chirurgicaux ou obstétricaux[36]. Mais la loi, qui se limite aux hôpitaux offrant des soins médicaux, n’apporte aucune solution pour l’essentiel du système d’assistance qui s’était développé autour de la figure de « l’indigent absolu », peu importe son état de santé. De plus, la loi ne prévoit pas de nouvelles ressources financières et la plupart des municipalités manquent tout simplement de fonds pour ces nouvelles dépenses. Aussi, la loi ne prévoit aucun mécanisme de contrôle, outre un certificat municipal d’indigence, et son application est donc laissée à la négociation entre les hôpitaux et les municipalités. Cela est d’autant plus important que, si la loi respecte l’autonomie des conseils municipaux, elle contraint les hôpitaux privés à accepter les indigents munis d’un certificat municipal. Enfin, la loi ne définit pas ce qu’est l’indigence, ce qui laisse évidemment place à plusieurs interprétations qui risquent d’en élargir considérablement la définition, et d’invalider ainsi la figure de l’indigent « absolu » qui avait structuré l’essentiel des pratiques d’assistance. Tout cela explique que la loi est impraticable et abrogée l’année suivante.

La Loi de l’assistance publique de 1921

Nous avons mentionné que les débats entourant la Loi établissant le service de l’assistance publique de Québec[37] ont principalement porté sur les rapports entre ce service et les communautés religieuses, et leurs impacts sur les pouvoirs de l’épiscopat au sein de l’Église. Sans s’attarder longuement sur cette histoire bien connue, qui tourne autour de l’article 5 de la loi, rappelons que des hommes politiques comme Henri Bourassa et Arthur Sauvé, ainsi que des évêques comme Mgr Labrecque et Mgr Cloutier, reconnaissaient les besoins financiers des institutions d’assistance privées et confessionnelles, tout en contestant l’autorité qu’exercerait le nouveau service d’assistance publique sur ces dernières. Bourassa dénonçait ainsi que dans ce « mariage mixte et polygamique », « le chef virtuel de la communauté serait l’État, une autorité maritale s’exercerait sur toutes les activités de ses multiples épouses, les institutions subventionnées[38] ». La polémique a perduré jusqu’en 1925, moment où le gouvernement provincial libéral propose un amendement à l’article 5 qui stipule que le Service d’assistance publique ne peut rien faire qui ne soit préjudiciable « aux droits de l’évêque sur [les] communautés, ni à leurs intérêts religieux, moraux et disciplinaires ». À partir de ce moment, l’Église a participé pleinement au développement de l’assistance publique.

L’historien Antonin Dupont, comme plusieurs après lui, a donc vu dans la loi de l’assistance publique un tournant : « À partir de ce moment, l’État jouera un rôle de plus en plus considérable dans les champs du bien-être et de la charité tandis que l’Église en sera réduite à un rôle de plus en plus supplétif et marginal[39]. » Cette affirmation téléologique contraste pourtant avec ce que pensaient la plupart des observateurs de l’époque. Par exemple, après plus de 15 ans d’application de la loi, Esdras Minville affirmait que

le régime de l’assistance dans la province de Québec procède donc de l’initiative privée, subventionnée dans le cas des institutions et de certaines oeuvres par les pouvoirs publics : gouvernement et municipalités. […] Les pouvoirs publics n’interviennent que ce qu’il faut pour suppléer l’initiative et la charité privées[40].

Cette opinion est également celle d’Athanase David qui porte le projet de loi pour le gouvernement provincial libéral. Selon lui, il s’agit simplement de « donner une chance aux institutions de charité privée et individuelle de se développer, de s’équiper adéquatement et d’opérer selon les meilleures méthodes scientifiques[41] ». Cette aide que procure la nouvelle loi prend essentiellement la forme de subventions des gouvernements provincial et municipaux pour l’hébergement des indigents dans des institutions privées, mais reconnues d’assistance publique. Prévoyant un mécanisme d’établissement des tarifs d’hébergement selon la catégorie des institutions concernées (hôpital général, orphelinat, hospice, etc.), la loi stipule que le coût d’hébergement de chaque indigent sera assumé d’une façon tripartite par l’institution d’assistance, la municipalité de résidence et l’État provincial, à raison d’un tiers du tarif chacun. Pour se faire reconnaître comme participant au système, un établissement doit répondre à quelques exigences plutôt minimales validées par le service de l’assistance publique. Essentiellement, il s’agit de se soumettre à une enquête préalable « sur les mérites de l’oeuvre, son but, sa nature, sa fin et sa manière de disposer des octrois reçus ». Une fois reconnue, l’institution d’assistance publique doit donner aux enquêteurs un libre accès aux salles des indigents et fournir les informations demandées, dont un registre des indigents secourus.

Rien n’obligeait, contrairement à la loi de 1920, les institutions reconnues d’assistance publique à accueillir un indigent. Cet aspect fondamental de la loi a perduré tout au long de l’histoire du régime d’assistance publique, empêchant concrètement, malgré les tensions que nous évoquerons plus loin, que le statut d’indigence puisse déboucher sur la reconnaissance effective d’un droit à l’assistance (ce qui fut l’une des grandes « réussites » de la loi de l’assistance publique). En fait, pour les promoteurs de la loi, un meilleur financement devait permettre d’établir de « meilleures méthodes scientifiques » dans la pratique de la charité. Si on fait abstraction des références pompeuses à la technique et à la science, de telles méthodes ne visaient essentiellement qu’à systématiser les procédures de contrôle afin que l’aide accordée ne soit accessible qu’aux véritables « indigents absolus ». À l’époque, il était en effet notoire que, étant donné le peu d’assistance offerte aux nécessiteux aptes au travail et à leur famille, ces derniers prenaient tous les moyens pour s’infiltrer dans le réseau d’assistance existant[42]. Si l’indigence « absolue » structurait le développement du système, il ne fait pas de doute que les pratiques ont dû tenir compte d’une réalité complexe où la frontière de démarcation entre l’indigence et la pauvreté était poreuse.

C’est notamment à ce problème très important que tentait de répondre la loi d’assistance publique en donnant une définition légale de l’indigence :

toute personne hospitalisée ou recueillie dans tout établissement reconnu d’assistance publique […] qui ne peut subvenir, ni directement, ni indirectement à son entretien d’une façon temporaire ou définitive, ayant son domicile dans la province de Québec.

Cette première définition légale était donc moins remarquable parce qu’elle reconnaissait le caractère « public » de l’indigence[43], que parce qu’elle représentait une nouvelle tentative de restreindre l’assistance aux véritables indigents « absolus ». Il est d’ailleurs frappant que cet état de dépendance « absolue » impliquait qu’une personne indigente, selon la loi, ne puisse être « [qu’]hébergée ou recueillie ». C’est que, comme le souligne David à l’Assemblée législative, la charité institutionnelle ne venait au secours qu’aux indigents « en dehors de la société[44] ». Preuve supplémentaire, la loi ne prévoyait pas qu’un indigent puisse faire une demande d’assistance pour lui-même : c’est un parent, ami ou protecteur qui devait s’en charger. C’est dire que la condition de dépendance associée à l’indigence « absolue » était difficilement compatible avec les impératifs d’autonomie de l’économie politique.

En ce sens, le fonctionnement quotidien de la politique d’assistance publique repose moins sur les pouvoirs du service provincial que sur les importants mécanismes de reconnaissance de l’indigence, et donc de renforcement de la ligne de démarcation entre l’indigence « absolue » et la simple pauvreté. La loi stipule ainsi que « nulle institution d’assistance publique ne peut recevoir un indigent, aux frais du gouvernement et des municipalités » si la demande d’admission n’est pas signée par « un parent, un ami ou un protecteur de l’indigent » assermenté devant un juge de paix. La demande doit également être accompagnée d’un premier certificat, signé par un curé ou, dans le cas où l’indigent doit recevoir des soins, par un médecin. Un deuxième certificat doit être signé par le maire ou son représentant « constatant l’état d’indigence absolue ». Les deux certificats contiennent, à quelques différences près, la déclaration suivante :

Je soussigné […], déclare que X est un indigent aux termes de la loi ; il ne possède absolument aucun moyen de subsistance et n’a personne d’obligée, par la loi aux termes des articles 165 et suivants du Code civil, à subvenir à ses besoins et doit être placé dans une institution d’assistance publique[45].

La procédure, qui s’apparente d’ailleurs aux dispositions relatives au placement des aliénés pauvres contenues dans la loi sur les asiles[46], confirme donc l’état de dépendance « absolue » qui nécessite le recours à l’institutionnalisation. Fait significatif, les deux lois prévoient les mêmes pénalités (100 $ ou 6 mois d’emprisonnement) pour les membres d’une famille qui tenteraient de se débarrasser d’un indigent (ou d’un aliéné) en l’abandonnant à proximité d’une institution… On ne doit donc pas se surprendre que les débats de l’époque ne font jamais référence à l’indigent comme un sujet de droit qui aurait une volonté et des intérêts propres. Comme le souligne le premier ministre Taschereau, dans une formule paradoxale qui démontre bien que, puisqu’il est à « l’extérieur de la société », il ne peut exister qu’à travers l’institution qui le prend en charge : « [la loi] est pour les pauvres et les nécessiteux. Seuls les hôpitaux vont en bénéficier[47]. » Et c’est précisément parce que « seuls les hôpitaux » vont profiter de la prise en charge de cette conception étroite de l’indigence que le problème des rapports entre le service d’assistance publique et les communautés religieuses peut, malgré le tollé du début des années 1920, être assez facilement résolu. Tous s’entendent, en principe du moins, sur les indigents qu’il fallait secourir et les pauvres qu’il fallait exclure.

Bien plus que le problème des pouvoirs du service provincial, c’est celui de la contribution municipale au fonds de l’assistance publique qui soulève les plus importantes difficultés. C’est que l’assistance publique nécessite, évidemment, de nouvelles dépenses publiques de la part des deux niveaux de gouvernement. À cet égard, la loi prévoit que chaque municipalité peut lever une taxe de 10 % sur les prix d’entrée (le « droit du pauvre ») lors d’activités de « divertissements ». Une moitié du produit de cette taxe est versée dans le fonds de l’assistance publique de chaque municipalité afin d’aider les conseils municipaux à payer les coûts d’hébergement de leurs indigents. Une autre moitié est transmise au fonds du Service de l’assistance publique afin de financer la part provinciale des dépenses associées au nouveau régime. Étant donné que les produits de cette nouvelle taxe ne sont pas suffisants (surtout pour les petites municipalités qui ne peuvent compter sur de nombreux loisirs commercialisés), les deux niveaux de gouvernement sont, en outre, appelés à contribuer à leurs fonds par d’autres revenus. Dans le cas du gouvernement provincial, la loi prévoit que son fonds sera également alimenté par les produits de taxes sur les champs de courses et les paris ainsi que par d’autres contributions (voir plus bas). De leur côté, les municipalités ont moins de sources de revenus, et devront combler la différence à partir de leur fonds consolidé. Cette difficulté des municipalités à assumer leur part du financement de l’assistance publique apparaîtra rapidement comme un problème structurel du régime. Et cela aura, d’une façon imprévue comme nous le verrons plus loin, un impact sur le problème social de l’indigence au Québec.

Au sujet des municipalités, soulignons d’abord que la loi de 1921 va un peu plus loin que ce que disait le Code municipal en stipulant qu’il « est du devoir de tout conseil municipal de s’occuper effectivement des indigents qui ont leur domicile dans les limites de sa municipalité » durant plus de 6 mois consécutifs. Mais ce « devoir » n’a rien d’une obligation : l’indigent ne peut être secouru, selon la loi de 1921, qu’une fois le certificat municipal obtenu, ce qui relève des pouvoirs discrétionnaires du maire ou de son représentant. Rien, dans la loi, n’oblige donc les municipalités à reconnaître leurs indigents. Athanase David affirme dès 1921 que :

nous ne voudrions pas que soit créée l’impression que l’objet de la loi que nous présentons est de créer l’obligation de la charité. Il est simplement question d’organiser les modalités d’allocation de l’aide et de l’assistance. Nous laissons aux municipalités l’entière initiative de leurs actes charitables, mais nous leur offrons toute la coopération du gouvernement[48].

Naturellement, ce respect de l’autonomie des municipalités relevait d’un calcul politique bien compris : le gouvernement provincial libéral ne voulait pas s’aliéner le vote des contribuables locaux et des élites municipales. Mais le recours à l’obligation était également jugé inutile dans la mesure où l’assistance publique ne s’adressait qu’aux indigents absolus, et donc ne s’adressait qu’à une catégorie de la population dont la situation de dépendance ne faisait aucun doute. Alphonse Lessard, dans son premier rapport annuel en tant que directeur du Service de l’Assistance publique, était sans doute sincère lorsqu’il affirmait que « la loi n’offre pas de sanction au refus d’une municipalité d’assurer à un indigent sa part d’assistance. Le temps viendra-t-il où il sera nécessaire ou simplement opportun d’en imposer ? Je ne le crois pas[49]. »

Cela dit, les municipalités font rapidement l’objet de pressions, notamment de la part des institutions elles-mêmes, pour qu’elles contribuent davantage à l’assistance publique[50]. En 1926, La Patrie annonce que « des milliers de personnes demandent que la métropole subventionne les hôpitaux ». Parmi ces personnes, la présence de l’Archevêque Mgr Gauthier et de l’ex-premier ministre Lomer Gouin illustre bien la bonne entente entre la hiérarchie catholique et le Parti libéral relativement à l’assistance publique depuis le compromis de 1925[51]. Un amendement est alors apporté à la loi afin de permettre aux municipalités de lever une nouvelle « taxe d’hôpital » de 5 % sur les repas de plus d’un dollar, taxe de luxe qui s’ajoute au « droit du pauvre[52] ». Signe des tensions entre les hôpitaux et les municipalités, l’amendement stipule qu’une fois ces taxes municipales levées, les conseils municipaux ne pourront pas les réduire sans le consentement du lieutenant-gouverneur en conseil. Pour David, il ne faut tout simplement « pas laisser les hôpitaux à la merci des conseils municipaux qui pourraient changer d’avis[53] ». Comme nous le verrons, c’est ce conflit entre les institutions et les municipalités qui structurera le développement du régime de l’assistance publique dans les années suivantes, provoquant d’une façon imprévue une lente réévaluation du problème social de l’indigence.

L’indigent, la municipalité et la question du droit

Pour ses promoteurs, la loi de 1921 avait pour objectif de venir en aide aux institutions privées qui prenaient en charge l’indigence absolue. Pendant les premières années du régime, cet objectif pouvait être poursuivi en faisant abstraction de l’indigent en tant que sujet : il s’agissait simplement de ne pas mettre les hôpitaux « à la merci des conseils municipaux ». À la fin des années 1920, il était toutefois de plus en plus difficile de résoudre ces conflits entre institutions et municipalités en s’en remettant toujours à une conception aussi passive de l’indigence « absolue ». Or, l’abandon de cette conception, étant donné son rôle dans la structuration du système d’assistance, aurait nécessairement des conséquences importantes qui pourraient mettre en péril le fragile équilibre des pouvoirs entre les institutions privées, les municipalités, l’État provincial et même les médecins qui devaient soigner gratuitement les indigents de l’assistance publique. À cet égard, la crise des années 1930 a bien sûr eu un impact considérable sur le régime, en mettant en évidence à la fois l’arbitraire de la démarcation entre les indigents et les pauvres et, ce qui était étroitement lié, les tensions entre les différents intervenants du régime.

La contestation du système d’assistance publique a pris plusieurs formes dans les années 1920. Mentionnons par exemple que, depuis plusieurs années, un mouvement international pour l’enfance insistait sur les besoins spécifiques de cette catégorie d’indigents, affirmant que ces futurs citoyens, travailleurs et parents devaient être pris en charge dans le milieu familial, et non dans une institution. Même si ce mouvement maternaliste, qui militait notamment pour l’adoption d’un régime de pensions aux mères nécessiteuses, rencontrait beaucoup de difficultés au Québec, il n’était pas sans influence, y compris au sein des institutions d’assistance publique[54]. Toutefois, le défi politique le plus important posé à la conception de l’indigence « absolue » provenait de l’adoption, en 1927, de la loi fédérale sur les pensions de vieillesse. En effet, même si cette loi était très loin de reconnaître un droit universel, associé à la citoyenneté sociale de l’État-providence, elle n’en constituait pas moins le vieillard indigent de plus de 70 ans (homme ou femme), ne gagnant pas plus de 365 $ par année, comme un sujet de droit[55]. Or, cette reconnaissance était difficilement conciliable avec le personnage de l’indigent « absolu » qui était au coeur du régime de l’assistance publique au Québec.

Outre le problème constitutionnel de l’autonomie provinciale, c’est surtout parce que la loi fédérale remettait en cause la conception de l’indigence qui structurait le système d’assistance publique qu’elle suscitait un vif débat. En effet, le gouvernement Taschereau refusait alors catégoriquement de participer au nouveau régime fédéral, prétextant que les vieillards indigents, c’est-à-dire sans ressource et sans famille pour les soutenir, étaient mieux secourus dans les institutions d’assistance publique[56]. Quant aux autres vieillards, ceux qui ne tombaient pas à l’extérieur des protections familiales, et qui ne pouvaient donc pas être considérés comme des indigents absolus, ils relevaient de la responsabilité des chefs de famille qui devaient remplir leurs obligations alimentaires. Le député libéral du comté de Québec, Joseph-Éphraïm Bédard, résumait alors la position du gouvernement lorsqu’il disait que :

cette loi [sur les pensions de vieillesse] est faite pour le dominion du Canada […]. Nous avons mieux que cela ici par notre loi de l’assistance publique [et] notre Code civil qui dit, à l’article 1694, que les enfants doivent assurer l’existence de leurs père et mère quand ces derniers sont dans le besoin[57].

Les critiques de la position gouvernementale étaient nombreuses et variées. Deux critiques ressortent toutefois clairement. D’abord, plusieurs critiquaient, un peu comme le faisaient déjà le mouvement maternaliste et les travailleurs sociaux, les coûts exorbitants de l’institutionnalisation par rapport aux secours à domicile. Par exemple, dans les journaux syndicaux, Gustave Francq s’en prenait violemment à l’assistance publique qui, en finançant les « luxueux monuments de la charité », ne serait qu’une « forme décorative de la philanthropie ».

Puisque les hôpitaux sont devenus des gouffres et que le paupérisme sévit toujours, essayons donc de secourir individuellement [par les pensions de vieillesse] les nécessiteux pour voir si nous nous en porterons plus mal[58].

Ensuite, et cela était étroitement lié, les critiques tentaient de montrer qu’une stricte conception de l’indigence absolue n’était plus à même de protéger convenablement la reproduction de la famille patriarcale. Le régime fédéral de pensions répondait, selon eux, à ce problème de deux manières qui contrastaient grandement avec la politique de l’indigence. La première était notamment présentée par le Parti conservateur qui s’était rapproché de la classe ouvrière, notamment avec l’arrivée de jeunes députés comme Camilien Houde et Aimé Guertin. Houde, qui prendra bientôt la direction du Parti conservateur, affirmait par exemple que ces pensions, en permettant aux vieillards de rester chez eux, contribueraient davantage à préserver l’esprit patriarcal que le système en place qui forçait « le fils qui a peiné à se suffire à lui-même à payer une pension alimentaire à son père par la coercition[59] ». La seconde était présentée par le député ouvrier indépendant de Maisonneuve, William Tremblay, qui affirmait que la charité, même subventionnée, n’était pas l’équivalent d’un droit :

Un homme âgé ayant travaillé toute sa vie, au point de perdre sa santé physique, ne veut pas avoir l’air d’un mendiant. Il ne veut pas qu’on lui fasse la charité. Si un homme qui a donné les meilleures années de sa vie à l’industrie est, pour une raison ou pour une autre, incapable de s’occuper de lui-même une fois devenu vieux, ce n’est pas la charité qu’il demande, c’est la reconnaissance d’un droit acquis pour les services rendus au pays. C’est ce droit fondé qui a été hautement reconnu par la Chambre des communes [avec la loi sur les pensions de vieillesse]. L’État a une dette envers ceux qui l’ont amené à la prospérité et qui n’ont pas eu la chance d’épargner pour leurs vieux jours[60].

À la fin des années 1920, les critiques étaient assez importantes pour que le gouvernement provincial libéral en vienne à convoquer une importante commission d’enquête chargée de faire le bilan du système d’assistance publique et d’envisager l’adoption de nouvelles politiques sociales. Ce sera la Commission sur les assurances sociales de Québec (commission Montpetit) qui a tenu ses travaux en 1931 et 1932. Les travaux de cette commission méconnue ont été marqués par le constat que « l’architecture sociale » de la société canadienne-française, fondée sur la prise en charge religieuse, charitable et institutionnelle de l’indigence absolue, ne suffisait plus. Mais cela ne voulait pas dire qu’une telle architecture était totalement désuète. En résumé, les commissaires proposaient de maintenir l’essentiel du système d’assistance publique pour les indigents absolus, bien qu’ils reconnaissaient la nécessité d’un effort particulier pour préserver le foyer familial, que ce soit par l’adoption d’un régime de pensions aux mères nécessiteuses ou un plus grand recours au travail social professionnel.

Mais les propositions les plus originales de la commission concernaient la mise en place de programmes contributifs d’assurances sociales pour protéger les petits salariés des risques du chômage, de la vieillesse et de la maladie[61]. Pour les commissaires, ces politiques devaient empêcher que les petits salariés et les membres de leur famille ne deviennent, à cause du chômage, de la maladie ou de la vieillesse, des indigents absolus. Si les commissaires reconnaissaient que la frontière entre l’indigence « absolue » et la simple pauvreté était plus poreuse qu’on le supposait, leurs conclusions étaient profondément marquées par la nécessité de cette démarcation. En fait, cette porosité qui minait le gouvernement libéral de la misère s’expliquait par l’imprévoyance des petits salariés. D’où les propositions d’organiser, selon un modèle philanthropique, la prévoyance volontaire par des assurances sociales contributives qui permettraient de rétablir la démarcation entre la véritable indigence et la simple pauvreté. Ainsi, le système d’assistance publique, qui était surchargé par de faux indigents, pourrait retrouver sa place centrale dans l’architecture sociale de la société québécoise. Toutefois, comme nous l’avons souligné, peu de recommandations seront reprises par les gouvernements qui suivront.

En 1929, parallèlement à l’annonce de la mise en place prochaine de la Commission sur les assurances sociales de Québec, le gouvernement provincial libéral apportait quelques modifications plus techniques au régime de l’assistance publique afin d’en éliminer certains aspects qui apparaissaient anachroniques après l’adoption de la loi fédérale sur les pensions de vieillesse. Un premier amendement permettait de transférer dans les institutions d’assistance publique, aux frais des gouvernements provincial et municipaux, les indigents souvent très âgés qui, n’arrivant pas à se faire reconnaître comme indigents, se retrouvaient à être hébergés dans les prisons[62]. Le rejet du régime fédéral incitait également à assurer un meilleur financement au système d’assistance publique, ce que confirmait la nouvelle contribution d’un million de dollars au fonds provincial provenant de la Commission des liqueurs[63]. Enfin, un troisième amendement permettait de contourner l’autorité du conseil municipal lorsque celui-ci refusait, sans motif valable, de reconnaître la condition d’indigence de l’un de ses résidants. David présentait le projet d’amendement comme une mesure visant à réparer des torts causés aux vieillards indigents :

Le but de la nouvelle loi est de permettre à l’assistance publique de secourir un indigent à qui le maire d’une municipalité, par mauvaise volonté, caprice ou autrement, refuserait de porter secours lorsque la municipalité doit être tenue responsable. Il est arrivé, dans le passé, que des maires de municipalités ont refusé d’accorder à des vieillards indigents des certificats qui leur auraient permis d’être hospitalisés dans des institutions d’assistance publique et ces derniers sont restés sans ressources[64].

La solution à ce problème sera le nouvel article 22a de la loi sur l’assistance publique qui permettait à toute personne intéressée, y compris les institutions d’assistance elles-mêmes, d’en appeler à la cour de magistrat de district ou à la cour du recorder dans le cas du refus d’un maire de produire un certificat d’indigence. Une fois qu’une personne intéressée en avait fait la demande, le magistrat ou le recorder devait faire enquête et déterminer le statut d’indigence à partir des conditions prévues par la loi : être incapable d’une façon temporaire ou permanente de pourvoir à ses propres besoins, n’avoir personne d’obligé selon les dispositions du Code civil et, enfin, avoir résidé dans une municipalité pendant plus de 6 mois consécutifs. Si le juge en arrivait à la décision que la personne était bien indigente, la municipalité était alors contrainte de payer sa part du financement de l’hébergement[65].

En 1931, le Législateur réalisait qu’il avait accordé un droit d’appel à un indigent pour une décision relative à une demande que celui-ci n’avait jamais eu le droit de faire : pour la première fois, la loi reconnaissait donc à l’indigent le droit de signer sa propre demande d’assistance publique[66]. Il y avait bien là, non pas la reconnaissance d’un droit à l’assistance au sens de la pension fédérale, puisque rien ne contraignait l’institution privée à secourir un indigent reconnu, mais du moins la reconnaissance que l’indigent, en tant que résidant d’une municipalité, était un sujet de droit. Pour le système d’assistance publique, qui était structuré autour de la conception de l’indigence « absolue », cela posait un problème très délicat.

Une recherche plus poussée dans les archives judiciaires permettrait sans doute de mieux comprendre la dynamique impulsée par l’article 22a[67]. Lors des premières années, il semble qu’on ait peu fait appel aux tribunaux. Par exemple, au tout début des années 1930, la commission Montpetit déplorait la résistance des conseils municipaux à prendre en charge leurs indigents. Les commissaires rappelaient ainsi le « principe de la responsabilité municipale dans l’assistance aux indigents », dénonçaient le fait que certaines municipalités se dérobaient à leurs responsabilités, entraînant de grandes difficultés pour les institutions. La commission recommandait alors que les obligations alimentaires soient moins déterminantes pour établir le statut d’indigence d’une personne et que la procédure judiciaire de recours contre les décisions des conseils municipaux soit simplifiée afin d’en favoriser la pratique. Elle recommandait également que la contribution des municipalités à l’assistance publique soit obligatoire, ce que le gouvernement avait précisément tenté d’éviter en adoptant l’article 22a[68]. Ces propositions modestes, comme la plupart des autres recommandations des commissaires, n’ont pas été appliquées.

À partir de 1931, toutefois, l’utilisation des dispositions de l’article 22a semble de plus en plus courante. En effet, quelques amendements adoptés entre 1931 et 1935 étaient une réponse législative à ce qu’on considérait être une utilisation abusive des cours de justice : droit d’appel des conseils municipaux sur les décisions de la cour ; pouvoir des conseils municipaux à poursuivre les indigents secourus et les personnes leur devant des obligations alimentaires ; pouvoir du lieutenant-gouverneur de limiter à tout moment le recours aux tribunaux ; condition de résidence municipale passant de 6 à 12 mois consécutifs[69]. Enfin le Législateur abrogeait en 1935 l’article 45 qui stipulait qu’il « est du devoir de tout conseil municipal de s’occuper effectivement des indigents qui ont leur domicile dans les limites de sa municipalité ». À propos de ce nouvel amendement, Taschereau affirmait qu’il était nécessaire puisqu’on « a fait croire aux juges que les municipalités devaient payer pour les indigents de leur territoire[70] ».

Ce désir de limiter les recours judiciaires découlait bien sûr des contraintes économiques liées à la Crise, contraintes qui exacerbaient les tensions non seulement entre les institutions et les municipalités, mais également entre ces dernières et les indigents. Même si l’étude des conflits juridiques entourant l’application de la loi de l’assistance publique pourra nous en dire davantage, on peut supposer que les indigents ont trouvé dans l’article 22a une source, même limitée, de reconnaissance et « d’empowerment ». D’ailleurs, et cela fait partie de l’histoire trouble des rapports entre les indigents et leurs institutions, ces dernières avaient tout intérêt à encourager les premiers en ce sens, ce que confirme un survol rapide des dossiers judiciaires. Quoi qu’il en soit, il est évident que le principal enjeu de ces conflits tournait autour de la définition même de ce qu’était l’indigent « absolu », définition qui permettait de déterminer si une personne était admissible ou non à l’assistance publique, et donc d’établir la ligne de démarcation entre l’indigence et la pauvreté. Juger de l’indigence d’une personne, à partir des critères de la loi, était sans aucun doute un problème difficile pour les magistrats. En effet, après un survol rapide du récit familial (souvent complexe) d’un individu, le juge devait établir si un indigent « absolu » pouvait, par exemple, posséder une petite propriété, recevoir un petit salaire, etc. Il fallait également établir quel devait être le degré de richesse d’un parent ou d’un enfant tenu selon le Code civil de donner des aliments ou un logis. Il s’agissait de cas très difficiles, aux multiples ramifications, et même si de nombreux demandeurs ont perdu leur cause, l’effet cumulatif du processus semble montrer qu’il y a eu un élargissement progressif de la définition légale de l’indigence[71].

Ces conflits juridiques entourant la définition de l’indigence, qui étaient alimentés par les tensions qui opposaient les institutions d’assistance et les municipalités, étaient si importants qu’ils étaient directement responsables, pour plusieurs, d’une crise profonde de l’assistance publique. Bien sûr, la situation financière très difficile d’un grand nombre de municipalités pendant la Crise, y compris Montréal, y était pour beaucoup[72]. À cet égard, en 1936 et 1937, le Législateur avait finalement accepté le régime fédéral de pensions de vieillesse, en plus d’adopter une loi sur les pensions aux mères nécessiteuses, notamment parce que ces deux programmes promettaient de soulager un système d’assistance publique débordé. Malgré ces mesures, et les nombreuses restrictions au droit d’appel des indigents, le régime d’assistance publique était toujours, de l’avis de plusieurs, en crise. Pour la plupart des députés du parti gouvernemental, soit l’Union nationale à partir de 1936, cette crise s’expliquait principalement par le droit d’appel qui avait été accordé en 1929.

En 1938, le député de l’Union nationale Camille-Eugène Pouliot, médecin et maire en Gaspésie, affirmait par exemple que :

Rien que dans les comtés de Gaspé et de Bonaventure, par exemple, 3000 malades au moins, qui avaient été refusés par les conseils municipaux, ont dû s’adresser au magistrat du district. Devant cet état de choses, les autorités municipales ne peuvent donc que se plaindre, déplorer la facilité avec laquelle une personne peut réussir à se faire hospitaliser sans nécessité sous la loi de l’assistance publique, malgré le refus des autorités municipales[73].

Pour le député Louis-Félix Dubé, médecin bien connu pour ses opinions à l’encontre de la « socialisation de la médecine », le problème venait de l’article 22a : « Celui qui veut bénéficier de l’assistance publique doit passer par le conseil municipal. L’ancien gouvernement a modifié l’article 22a en donnant aux magistrats le pouvoir de décréter que tel requérant a droit à l’assistance publique. » Il en appelait ainsi « à un resserrement des critères d’admissibilité et à un retour à la sanction de la loi et à la stricte charité. Ainsi, nous y gagnerions en envoyant aux hôpitaux seulement les indigents. » Selon lui, l’abrogation de l’article 22a permettrait de réduire de 50 % le nombre d’indigents relevant de l’assistance publique.

Dubé reçut l’appui de plusieurs députés de son parti. Parmi eux, Arthur Leclerc trouvait « ridicule l’intervention des magistrats » qui aurait fait de l’hôpital un « hôtel ». Laurent Barré, de son côté, affirmait qu’il combattrait tout projet de loi qui enlèverait « aux municipalités le contrôle de l’assistance ». Dionel Bellemare, enfin, insistait sur ce qui lui semblait être le bon sens : « Que l’on fasse confiance aux conseils municipaux et il y a aura moins d’indigents hospitalisés[74]. » Clairement, pour les députés du parti gouvernemental, il était absurde de considérer un indigent « absolu » comme un sujet de droit.

Après la défaite électorale de l’Union nationale en 1939, l’article 22a fera toujours l’objet d’importants débats, mais ne sera plus vraiment menacé. Son importance diminuera toutefois avec la réduction progressive des contributions municipales à l’assistance publique à partir de 1952. En 1959, la loi de l’assistance publique abandonnera d’ailleurs le personnage de l’indigent « absolu », incapable de travailler et sans soutien de famille, pour celui de la « personne nécessiteuse » afin de favoriser un meilleur financement des services sociaux à domicile. L’adoption des lois sur l’assurance hospitalisation en 1960 et sur l’aide sociale en 1969 liquidera les dernières références au personnage de l’indigent qui avait été au centre des enjeux du gouvernement libéral de la misère depuis le milieu du XIXe siècle[75].

Conclusion

Comme nous l’avons vu, la crise du système d’assistance publique, au tournant des années 1940, était reconnue par plusieurs. La question était d’autant plus importante qu’on discutait, au niveau fédéral, d’une politique nationale d’assurance-maladie. Le gouvernement provincial libéral, en poste depuis 1939, étudiait alors la possibilité d’en finir avec l’assistance publique qui avait pourtant été l’une des politiques phares de ce parti, et l’une des principales raisons de son règne ininterrompu entre 1921 et 1936. En 1941, il mettait sur pied la Commission provinciale d’enquête sur les hôpitaux (commission Lessard) qui avait pour mandat d’étudier la situation économique des institutions d’assistance publique et de faire « des suggestions jugées à propos en vue de l’amélioration de la situation générale des conditions d’hospitalisation dans la Province ».

La commission constatait que la structure financière de l’assistance publique s’écroulait. Les institutions, qui se plaignaient de la baisse de la charité privée, ne désiraient plus financer leur part de l’assistance publique, et déploraient la difficulté de récupérer les sommes dues par les municipalités. Ces dernières, qui consacraient une part de plus en plus importante de leur budget à l’assistance publique, dénonçaient toujours la facilité avec laquelle un indigent était admis dans les institutions et demandaient que l’ensemble du financement public soit assumé par l’État provincial. Enfin, les médecins, qui contribuaient à l’assistance publique en prodiguant gratuitement les soins, critiquaient l’importante perte de revenus qui en découlait. En conséquence, les commissaires recommandaient à court terme que les institutions ne paient plus leur part de l’assistance publique, que la contribution municipale soit revue à la baisse et qu’une médecine rémunérée non hospitalière soit encouragée[76].

Mais la crise de la structure financière de l’assistance publique n’était que la conséquence d’un problème plus profond de la gouvernementalité libérale elle-même. La plupart des intervenants étaient alors conscients que les principes du système d’assistance publique étaient incompatibles avec ceux des droits sociaux associés à l’État-providence. Quelques années plus tôt, Minville avait soutenu par exemple qu’il fallait préserver le système d’assistance publique puisque

la législation sociale est intimement liée au Droit civil, depuis le contrat de travail, le salaire, jusqu’à la protection de l’enfance et du vieillard indigent. À tout cela la Province tient parce que tout cela c’est le moule, le fondement même de ses institutions, l’expression de sa manière à elle de comprendre et de régler les rapports sociaux[77].

Même s’il provenait d’un tout autre horizon idéologique, le président de la commission, Arthur Lessard, croyait tout comme Minville que les principes de l’assistance publique étaient incompatibles avec la reconnaissance de droits sociaux. Dans son rapport, il affirmait ainsi que :

votre Commission a démontré le caractère supplétif du système d’assistance ; ses transitions chez-nous [sic] du régime de la charité privée au système d’intervention municipale, puis de cette intervention locale à une contribution provinciale, ne lui font aucunement perdre ce caractère. Elles n’ont eu pour effet que de répartir les responsabilités sans influer sur les principes du système dont votre Commission a également démontré les insuffisances.

Il ne s’agissait donc pas simplement d’augmenter les responsabilités de l’État :

si le gouvernement de la province doit assumer toute juridiction et supporter entièrement le fardeau de l’assistance [publique], doit-il se contenter de maintenir le système actuel tout en lui apportant les corrections nécessaires ou orienter sa politique dans un autre sens[78] ?

Orienter la politique dans un autre sens demandait d’abandonner la vieille logique de démarcation entre l’indigence et la pauvreté. Mais quel devait être le nouveau principe qui devait fonder la politique sociale ? Comme l’a souligné l’historiographie, les conclusions de la commission témoignaient sans aucun doute de l’influence des nouveaux discours sur les droits sociaux qui se manifestaient par exemple dans les interventions de Leonard Marsh, de Harry Cassidy et de John J. Heagerty au sein de l’État fédéral[79]. Ainsi, pour la commission Lessard, les indigents n’étaient plus considérés comme étant « à l’extérieur de la société », mais bien comme des citoyens. Ainsi, l’émission des certificats municipaux d’indigence « pouvait devenir des causes d’injustice aux citoyens de la province ». Comme le rappelaient les commissaires, « l’accès aux soins médicaux fait partie des besoins essentiels de l’humanité ».

Rompre avec la politique de l’indigence signifiait donc que toute la population devait avoir accès aux soins médicaux, qu’il fallait éliminer l’enquête humiliante sur les moyens financiers des individus, établir des standards provinciaux pour l’accès aux soins, rémunérer les médecins afin de développer la médecine préventive, privilégier l’aide à domicile plutôt que l’institutionnalisation, éliminer le « problème municipal » et centraliser l’administration au niveau de l’État provincial[80]. À la différence de la commission Montpetit, qui avait proposé dix années plus tôt un système d’assurances sociales afin de consolider le système d’assistance publique pour les indigents, la commission Lessard proposait quant à elle le projet ambitieux d’un système universel d’assurance-maladie qui rejetait explicitement le principe de la démarcation entre l’indigent et la masse des pauvres. Toutefois, le retour du gouvernement de l’Union nationale en 1944, malgré une certaine ouverture à la modernisation du service social et de l’appareil sociosanitaire, garantira le maintien de ce principe fondateur du gouvernement libéral de la misère pendant encore une quinzaine d’années.