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Boursière de la Fondation Trudeau (2009-2012) et gagnante du concours Ça mérite d’être reconnu ! (2012), Magaly Brodeur s’impose graduellement comme spécialiste de l’histoire des politiques publiques au Québec. Ses travaux sont reconnus par ses pairs, ce qui nous invite par le fait même à un regard plus critique. De son mémoire de maîtrise en histoire (« La ville de Montréal et la question des jeux de hasard et d’argent (1930-1970) : crime organisé, corruption et financement municipal »), l’auteure a tiré cet ouvrage, intitulé Vice et corruption à Montréal, 1892-1970, pour lequel elle a remporté le prix Chercheurs auteurs de la relève 2010 des Presses de l’Université du Québec. Comme le titre et la périodisation l’indiquent, l’auteure a voulu élargir sa perspective et embrasser plus large. L’idée-force du mémoire est toutefois restée la même, et ce, malgré les changements majeurs apportés au manuscrit, ce qui apporte son lot de problèmes.

Dans cet ouvrage, Brodeur veut nous plonger dans « l’époque de la prohibition des jeux de hasard et d’argent au Canada », comme nous l’indique la quatrième de couverture, où sévissent le vice et la corruption à Montréal. Or le propos de l’auteure porte à vrai dire sur les rapports entre les jeux de hasard et d’argent à Montréal et la situation financière de la métropole entre 1892 et 1970. Le titre de l’introduction l’annonce d’ailleurs assez clairement : « La Ville de Montréal et les jeux de hasard et d’argent entre 1892 et 1970 ». Par la suite, Brodeur présente dans la première partie le vice et la corruption à Montréal, auxquels fait référence le titre de l’ouvrage. Dans le premier chapitre, elle expose comment Montréal est devenue une plaque tournante des jeux de hasard et d’argent en Amérique du Nord, pour ensuite montrer, dans le deuxième chapitre, comment cette prolifération du jeu ne pouvait se faire qu’avec l’accord tacite de la classe politique et de la police de la métropole.

Les documents de Pacifique « Pax » Plante, directeur adjoint à la moralité de la police de Montréal, sont la « source principale » de l’auteure pour cette partie (p. 12). En effet, l’étude de ces documents s’impose pour cet exercice, puisque Plante a été un acteur important de la lutte à la corruption et au crime organisé à Montréal dans les années 1940 et 1950. Or, s’il est vrai que cette source est d’une grande utilité lorsqu’il est question des années d’après-guerre, qu’en est-il de la période plus large de 1892 à 1970 ? C’est là que le bât blesse : les sources mobilisées par l’auteure ne permettent pas de justifier l’étendue de la période couverte par l’ouvrage, une conséquence directe de ce passage accéléré du mémoire au livre. Pour la période 1892-1930, l’auteure ne s’appuie en fait sur aucune source, seulement quelques articles de journaux et les travaux de l’historiographie. Qui plus est, les documents rassemblés par Pacifique Plante, aussi incontournables soient-ils (p. 12-13), auraient gagné à être soumis à une lecture critique, ce que l’auteure ne fait pas.

Dans la seconde partie de l’ouvrage, Brodeur consacre son attention à la scène montréalaise. Le troisième chapitre porte ainsi sur le financement municipal et sur les difficultés budgétaires de Montréal. Dans la première moitié du xxe siècle, les leviers fiscaux de Montréal lui sont retirés les uns à la suite des autres, alors que ses dépenses, elles, ne cessent d’augmenter avec les conflits mondiaux et la crise économique. Devant cette situation pour le moins intenable, les responsables politiques de la métropole ont cherché de nouvelles sources de revenus. Le quatrième chapitre présente les efforts soutenus des maires Camillien Houde et Jean Drapeau afin de légaliser le jeu, considéré comme une panacée aux maux financiers de la métropole. Leurs efforts furent vains, malgré la « taxe volontaire » instaurée par Jean Drapeau en 1968 et 1969, une loterie déguisée (p. 99-105). La création de Loto-Québec, en 1970, met un terme définitif aux aspirations de la métropole de récupérer cette source de revenus, ce que met bien en évidence l’auteure.

C’est ici, à la jonction entre ces deux parties, que le problème structurel de l’ouvrage se fait le plus ressentir. Les deux parties de l’ouvrage sont à vrai dire indépendantes l’une de l’autre, et on voit mal comment elles s’articulent ensemble. Par exemple, qu’en est-il du crime organisé confronté aux tentatives des maires Camillien Houde et Jean Drapeau de légaliser le jeu ? À la lecture de l’ouvrage, nous comprenons fort bien les tentatives de ces maires cherchant à récupérer cette manne d’argent qui leur échappait et qui profitait à la pègre. Mais justement. Qu’ont fait les membres du crime organisé devant ces tentatives répétées de leur retirer cette source de revenus si considérable ? Alors que la corruption sévit à Montréal (chapitre 2) et qu’ils n’ont pas hésité à s’en prendre physiquement au docteur Ruben Lévesque (p. 62) et que Pacifique Plante, menacé de mort, a été contraint de quitter le pays (p. 62-63), il serait fort étonnant qu’ils soient restés les bras croisés. C’eut été l’occasion de faire des liens entre les deux parties, mais, considérant la structure et les sources employées par l’auteure, cette question se retrouve dans l’angle mort de sa recherche.

Alors que le titre de l’introduction était on ne peut plus approprié, on ne peut en dire autant de la conclusion, intitulée « Les jeux de hasard et d’argent au xxie siècle », où Brodeur revient sur les enjeux relatifs au rôle, à la responsabilité de l’État sur ces questions. Et Montréal, dans tout ça ? La métropole est la grande absente de la conclusion, alors qu’elle aurait dû être au coeur du propos. Après qu’on nous eut montré à quel point la situation financière de la ville était intenable, poussant les maires à se tourner vers la légalisation du jeu pour renflouer leurs coffres, et une fois que cette porte fut définitivement fermée avec la création de Loto-Québec, que s’est-il passé par la suite dans la métropole ? Comment le maire Drapeau a-t-il pu boucler ses budgets ? A-t-il seulement pu le faire ? Et qu’en fut-il pour la suite des choses, de Jean Drapeau à Gérald Tremblay, en passant par Jean Doré et Pierre Bourque ? Il est bon de se demander en quoi ce « pan méconnu de l’histoire de Montréal » (p. 4) nous en apprend davantage sur la situation actuelle, au moment où les rumeurs et allégations de conflits d’intérêt et de corruption dans la région métropolitaine sont monnaie courante (p. 12). L’ouvrage de Brodeur aurait pu se révéler des plus utiles pour jeter un nouvel éclairage sur la corruption et la gouvernance montréalaises depuis 1970.

Malgré ces considérations critiques, il ne faudrait pas croire que cet ouvrage est sans mérites, bien au contraire. La première partie regorge d’anecdotes fort intéressantes sur la prohibition à Montréal – pensons aux différentes pièces cadenassées au sein d’une même maison de jeux, une véritable farce (p. 57-58) –, tandis que la seconde est fort bien faite. Dans ces deux chapitres courts, synthétiques et bien écrits, Magaly Brodeur montre bien toutes les difficultés rencontrées par la Ville de Montréal pour boucler son budget, et que la célèbre « taxe volontaire » de Jean Drapeau n’était que la dernière des tentatives – la plus aboutie, aussi – des hommes politiques de la métropole pour légaliser le jeu et récupérer cette source de revenus. Cela dit, le passage du mémoire à l’ouvrage pose un problème majeur qui ne peut être négligé.