Corps de l’article

Introduction

Le récit historique de la nation québécoise, c’est vraiment quelque chose qui appartient à une autre génération.

Sujet 21

L’enseignement de l’histoire nationale a fait l’objet de diverses polémiques dans la société québécoise à l’occasion de la sortie du programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté du 2e cycle du secondaire, d’abord en 2006 puis en 2007, en invoquant notamment le fait que certains des événements canoniques de l’histoire nationale auraient été omis (Bouvier, 2009 ; Bouvier et Sarra-Bournet, 2008 ; Bouvier et Lamontagne, 2006 ; Létourneau, 2010 ; Sarra-Bournet, 2008) et, au moment d’écrire ces lignes, il fait même de nouveau l’objet d’un débat enflammé à l’automne 2011 dans les médias entre les tenants de diverses positions. Les initiateurs de ce débat, à l’occasion de la publication d’un essai de l’historien Éric Bédard, défendent une vision de l’histoire à consonance nationale et qui est constituée des thèmes centraux de l’identité collective des Canadiens français ou des Québécois d’origine canadienne-française[1]. On y retrouve notamment la Conquête anglaise (1760-1763), la survivance et les luttes politiques pour celle-ci dont la rébellion des patriotes (1837-38), la minorisation démographique et la domination politique du Québec dans le cadre du fédéralisme canadien, la transmission d’une identité nationale unitaire basée jusqu’aux années 1960 sur la foi catholique, la langue française et l’ethnie canadienne-française, et de manière générale, le thème d’une liberté bafouée par l’Autre (Létourneau, 2010). Ce « grand roman de la nation » aurait cédé la place à une vision de l’histoire, véhiculée par l’actuel programme d’histoire, plus centrée sur une vision « constructiviste » de l’histoire, où les enseignants et les élèves font de l’histoire sans pour autant être appelés à souscrire explicitement à une vision « nationaliste » et « politique » de l’histoire[2].

Le but de l’article ne consiste pas à prendre position polémiquement en faveur ou en défaveur de cette supposée orientation du programme. Il consiste plutôt à montrer la vision que les enseignants d’histoire ont de leur matière et à déterminer la légitimation sociale qu’ils donnent de leur enseignement. À quoi peut servir l’enseignement de l’histoire dans notre société ? Si le ministère de l’Éducation a identifié trois missions fondamentales pour l’école québécoise à l’occasion de la réforme de 1997, soit l’instruction, la socialisation et la qualification, en quoi l’enseignement de l’histoire permet-il de réaliser la mission de socialisation ? Mais en amenant ainsi les enseignants d’histoire à parler des rapports qu’ils entretiennent avec la culture et la société, ils en sont venus à parler abondamment de récit historique unique, de mémoire collective et d’histoire nationale. En quels termes ? De quel côté du débat précédemment évoqué se situent-ils ? Sont-ils en faveur d’une histoire nationale et politique, politique au sens d’éveil de la conscience nationale des élèves, ou en faveur plutôt d’une histoire davantage socio-économique et misant sur le développement chez l’élève des compétences propres à l’histoire, dont le sens critique devant conduire à l’éveil de la conscience citoyenne ainsi qu’à la propre vision que l’élève se fait de l’histoire, donc à une vision indépendante d’un récit normatif prédéterminé quel qu’il soit ?

Répondre à cette question conduit certes à parler d’enseignement de l’histoire, mais également de la transformation des sociétés occidentales et du lien social qui s’y développe. En effet, nous examinerons dans cet article trois hypothèses fortement interreliées autour du thème de la modernisation définie en tant que processus d’autonomisation du sujet face aux grands référents normatifs portés par les institutions sociales (LeVasseur, 2008). Premièrement, la légitimation que les enseignants donnent à leur propre enseignement outrepasse le cadre strict de la pensée ministérielle et s’inscrit plus largement dans un vaste mouvement culturel (que nous venons d’associer au processus d’autonomisation du sujet) qui tend à transformer les sociétés occidentales, les institutions et par conséquent, l’école elle-même, la pédagogie et l’enseignement des matières scolaires, dont l’histoire. Deuxièmement, les principales figures de la modernisation en classe d’histoire, à savoir la subjectivité, le pluralisme et la citoyenneté (figures que nous présenterons de manière détaillée dans la partie 4), constituent des préoccupations beaucoup plus centrales pour les enseignants que la transmission d’un récit national et unitaire du passé. Troisièmement, cette transition dans l’enseignement de l’histoire (passage du récit national aux préoccupations pour les principales figures de la modernité) s’inscrirait dans la transformation même des sociétés occidentales, transformation que nous lions moins à des processus structurels comme l’industrialisation, l’urbanisation et la mondialisation, sur lesquels insiste le programme actuel, qu’à des processus de construction des identités, du lien social, de la « culture commune », de socialisation, de transmission de l’héritage collectif, de procéduralisation des normes sociales, ou encore, de construction d’un projet collectif. Conséquemment, et c’est notre hypothèse globale, l’enseignement de l’histoire serait moins lié à la définition nationale et politique de l’identité collective et accorderait beaucoup d’importance à la construction du sujet par lui-même et à sa vision de l’histoire.

1. L’enseignement de l’histoire dans une culture et une société en voie de transformation (ou de recomposition)

Les matières scolaires appellent toutes, en contexte accéléré de changement, des justifications (Forquin, 1989 ; 1991). L’enseignement de l’histoire n’échappe pas à cet impératif de justification, d’autant plus que la culture contemporaine se caractérise par une délégitimation de ses propres fondements et que la société elle-même subit des transformations importantes. Compte tenu de l’incertitude des références culturelles de notre société, ou plutôt, de la délégitimation dont celles-ci sont l’objet, en quoi consiste sur le plan symbolique, sur le plan de la culture et des valeurs, le fondement de la vie collective (Gauchet, 2002) ? La question constitue une des préoccupations principales et les plus récurrentes du ministère de l’Éducation au cours des années 1990 (MÉQ, 1999a, 1997a, 1997 b, 1996), ainsi que de son organisme consultatif, le Conseil supérieur de l’éducation (1998, 1993). L’état permanent de « crise de la culture » dans une société avancée comme la nôtre sur le plan du pluralisme (Dumont, 1987) pose aux fonctions culturelles et politiques de l’école (Blais, Gauchet et Ottavi, 2003) un défi de taille qui interpelle les enseignants au coeur même de leur enseignement et de leur identité professionnelle. Au regard de cette problématique de la culture contemporaine, quelle fonction sociale les enseignants attribuent-ils à l’histoire ? Autrement dit, à quoi doit servir cet enseignement du point de vue de la société et de ses transformations, de la constitution du lien social, de la culture commune et du vivre-ensemble, de l’éventuelle insertion de l’élève dans la société et du rôle citoyen, politique, culturel et social qu’il aura à y jouer ? C’est la question à laquelle nous essaierons de répondre dans cet article.

Il nous faut pour cela d’abord montrer les principales transformations sociales et culturelles qui sont susceptibles, in fine, d’influencer l’enseignement même de l’histoire. Rappelons que notre hypothèse précédemment évoquée est à l’effet que la légitimation que les enseignants donnent à l’enseignement de l’histoire s’inscrit dans une modernité en tant que processus d’autonomie du sujet.

2. Les caractéristiques de la société et de la culture contemporaine

Les grandes caractéristiques socioculturelles de notre époque que nous présentons ici nous permettent de voir qu’elles influencent et orientent l’enseignement de l’histoire. En effet, l’analyse de différents phénomènes contemporains, notamment la fin d’une certaine conception « classique » du social allant de pair avec la montée de l’individualisme et du pluralisme, sont susceptibles de servir de justification à l’enseignement de l’histoire au secondaire[3]. En substance, les grandes tendances de la culture contemporaine ont de fortes incidences sur les modes de socialisation (Levasseur, 2008, 2011), et conséquemment, sur la manière dont les institutions « produisent » des individus[4]. Mais dans la même veine, nous croyons que tout ce qui relève de l’éducation au sens large du terme et qui a pour but de définir les grandes finalités et les contenus d’enseignement, comme les textes officiels de la réforme de 1997 (MÉQ, 1997a), le Programme de formation de l’école québécoise (MELS, 2006) et le nouveau programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté (MELS, 2007), contribue à produire un nouveau type de lien social et par le fait même un nouveau type d’individu par rapport à ce que les sociologues ont appelé la modernité classique, où les institutions transmettaient les valeurs et les normes sociales qui littéralement « déterminaient » la définition identitaire des individus, alors qu’aujourd’hui, disons depuis la fin des années 1960, le lien social fait place à une socialisation beaucoup plus axée sur l’autonomie et la réflexivité de l’individu. Celui-ci est désormais moins dépendant des « grands référents normatifs » de la culture occidentale (entendons ici, pour l’Occident, les religions orthodoxes comme le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme, les idéologies politiques, les visions nationales ou téléologiques de l’histoire, en somme, les conceptions globales du monde qui se présentent comme des totalités) qui, jusqu’au tournant des années 1970, régulaient les conduites sociales (Touraine, 1984, 1978). L’individu serait donc plus libre dans la construction du récit de sa propre vie et de sa vision du monde (Beck, 2001). Conséquemment, l’effet concomitant de l’individualisme et de l’évanescence des « grands référents normatifs » donne lieu à un pluralisme des visions du monde et des voix qui s’expriment dans la société (Vattimo, 1990) et à un refus des carcans identitaires et des diktats pesant sur les modes de conduite (Lipovetsky, 1983).

Or, insistons sur cette présentation des caractéristiques de la culture contemporaine dont le but est de montrer qu’elles « informent », « travaillent » ou « structurent » les programmes d’enseignement et la pensée pédagogique des enseignants. La fin d’une certaine modernité classique (Touraine, 1992), d’une certaine représentation du social comme tout cohérent (Dubet, 1994), d’un certain mode de socialisation institutionnelle (Dubet, 2002), l’individualisme (Martuccelli et de Singly, 2009) et le pluralisme (Touraine, 1997) de nos sociétés sont non seulement des thèmes centraux de l’analyse sociologique contemporaine, mais ils font l’objet de considérations sociologiques, implicites ou explicites, dans les textes officiels du ministère de l’Éducation du Québec. Ces analyses ministérielles accordent en effet une place centrale à l’individualisme et au pluralisme et montrent, de ce fait, le changement qui s’opère sur le plan du lien social ainsi que sur celui des grandes finalités éducatives de l’école québécoise.

Reste à savoir maintenant si les enseignants d’histoire s’engagent ou non dans un processus de modernisation de la société, au sens où nous l’entendons ici, c’est-à-dire comme processus essentiellement culturel (par opposition à la transformation structurelle de l’économie ou de l’espace urbain) d’autonomisation graduelle de l’individu ou d’un sujet (individuel ou collectif) par rapport à un ordre social donné en amont et ayant le pouvoir de contraindre l’individu. Ce processus culturel peut également être associé à une définition identitaire réflexive de l’individu et du sujet (Dubar, 2008). Donc, les enseignants d’histoire adhèrent-ils à une conception autonome de l’élève, de l’individu, du sujet ou même du citoyen, et si oui, une telle conception culturelle de la modernité a-t-elle des conséquences sur la manière d’enseigner l’histoire et particulièrement l’histoire nationale[5]? En effet, celle-ci ne présuppose-t-elle pas une identité préconstruite que l’élève doit « intérioriser » ? Posons la question de manière plus radicale : la modernité en tant qu’autonomie du sujet n’équivaut-elle pas à sonner le glas du récit canonique de l’histoire nationale et de la mémoire collective unique et téléologique[6]?

3. Méthodologie

Le présent article s’inscrit plus globalement dans le cadre d’un programme de recherche qui étudie l’articulation entre la mission culturelle de l’école, le rôle culturel que les enseignants entendent jouer via leur propre discipline et l’individualisme et le pluralisme qui caractérisent les sociétés contemporaines. La première phase de ce programme de recherche a porté sur la contribution de l’ensemble des matières scolaires à la constitution de la culture commune. Une phase de la recherche porte spécifiquement sur l’enseignement de la religion et une autre enfin, faisant l’objet du présent article, porte sur l’enseignement de l’histoire[7].

3.1 Questions de recherche

L’analyse de la légitimation que les enseignants donnent à leur enseignement nous amènera à découvrir la fonction sociale de l’enseignement de l’histoire au secondaire et la manière dont celui-ci évolue. Concrètement, les enseignants optent-ils pour le maintien d’une société unitaire sur le plan culturel en misant sur la transmission d’un récit national collectif ou pour la construction par l’élève lui-même, par le biais de compétences propres à l’histoire, de sa propre interprétation de du passé ? L’idée de « création d’une société unitaire » appelle-t-elle, toujours du point de vue des enseignants, la transmission d’un héritage ou d’une mémoire collective ou au contraire la « culture commune » est-elle entrevue comme un projet auquel participerait un ensemble de sujets autonomes et réflexifs ? Des enseignants refusent-ils carrément l’idée de « culture commune » en affirmant le caractère absolument irréductible des multiples visions du monde, donc également des représentations de l’histoire les unes par rapport aux autres ? Ce sont là des questions qui ont orienté la construction de notre questionnaire avec les enseignants.

Notre hypothèse de départ, que nous avons dû revoir ou raffiner considérablement au terme de nos analyses, était que l’enseignement serait fortement animé de la finalité d’amener l’élève à construire librement sa propre représentation de l’histoire, mais que, pour faire contrepoids à cette subjectivation de l’histoire, des enseignants insisteraient du même souffle sur une vision fortement nationaliste et politique de l’histoire articulée à la transmission d’une mémoire ou d’un récit collectifs. Donc, que l’enseignement de l’histoire se subdiviserait en deux pôles plus ou moins antinomiques ! Nos résultats montrent plutôt un enseignement poursuivant une triple finalité dans laquelle se retrouve la subjectivation de l’histoire, au sein duquel l’idée d’une histoire nationale et politique nourrie de la transmission d’une mémoire collective serait quasiment absente non pas du discours des enseignants qui comprend des commentaires critiques face à cette histoire nationale, mais de leur enseignement.

3.2 L’échantillonnage, les objectifs et les résultats

Nous avons réalisé 22 entrevues[8] semi-structurées d’une durée d’environ une heure ayant pour but de permettre aux enseignants d’histoire du secondaire de construire leur propre légitimation de leur enseignement. Ces entrevues visaient à répondre à l’objectif principal que nous nous étions fixé : déterminer l’établissement des liens par les enseignants entre le passé, les programmes ministériels, la mission de socialisation de l’école québécoise, la formation de l’élève sur le plan identitaire et les caractéristiques de la culture contemporaine (individualisme et pluralisme assurément, mais également critique, nihilisme, relativisme culturel et épistémologique, etc.). Donc, la recherche n’a jamais porté délibérément ou exclusivement sur l’enseignement de l’histoire nationale. Nous n’avons d’ailleurs pas sélectionné les enseignants en fonction de leur vision de l’histoire ou de leur appartenance à l’une des deux associations professionnelles d’enseignants d’histoire au Québec[9]. Nous n’avons pas non plus cherché à rencontrer nécessairement des enseignants de 4e secondaire qui donnent le cours d’histoire du Québec.

Ce n’est qu’à la lecture préliminaire des entrevues que nous avons pris conscience de la perte de l’importance du récit national pour plusieurs enseignants. Et bien qu’il y ait une très forte tendance parmi les enseignants de notre échantillonnage à considérer comme étant dépassée la transmission d’un récit national unitaire, il y a aussi un nombre significatif d’enseignants d’histoire qui voient les choses autrement. Une enquête à l’échelle provinciale révélerait la part respective de ces deux points de vue. Et d’ailleurs, certaines recherches récentes auraient tendance à le montrer, tout en mettant en évidence la prégnance d’une fonction identitaire attribuée par les enseignants au cours d’histoire nationale (Moisan, 2010 ; Demers et Éthier, 2011, Zanazanian, 2011). Peut-être importerait-il également de mener des recherches spécifiquement sur le thème de l’histoire nationale, ce qui, insistons de nouveau, n’était pas notre intention au départ.

Pour des raisons liées à l’organisation de la recherche, le recrutement a été beaucoup plus aisé à Montréal (20 sujets sur 22) qu’à Québec (2 sujets sur 22), ce qui inévitablement peut avoir une incidence sur la fonction sociale de l’histoire qui se dégage de nos résultats. Mentionnons que nos résultats antérieurs (LeVasseur 2008, 2011) nous autorisaient à faire l’hypothèse selon laquelle ce que nous appelons la « subjectivation de la culture scolaire » traverse l’ensemble des matières à contenu « axiologique » (français, anglais, religion, histoire, arts), y compris les matières scientifiques (LeVasseur, 2011), et est observable dans toutes les régions où nous avons mené nos recherches (Montréal et sa Rive-Sud, Québec). Cependant, nous venons de le mentionner, l’enseignement de l’histoire ne se réduirait pas exclusivement, à Montréal surtout, à une telle subjectivation de la culture et une investigation plus poussée dans d’autres villes s’imposerait avant que de pouvoir prétendre à quelque généralisation que ce soit.

Précisons en dernier lieu que les données ont fait l’objet d’une analyse de contenu (Grawitz, 2001). Celle-ci vise à identifier des thèmes qui émergent de la lecture même des entrevues, à regrouper ces thèmes dans le but d’identifier la fonction sociale reliée à l’enseignement de l’histoire. Autrement dit, nous avons lu les entrevues en fonction de nos questions de recherche. Nous avons été particulièrement attentifs à tous les éléments mentionnés par les enseignants évoquant les rapports entre l’individu et la société, les transformations du lien social, la question de la mémoire, l’identité personnelle de l’élève et l’identité collective, la formation de l’esprit critique de l’élève, y compris la capacité de celui-ci à se distancier de ses appartenances identitaires, culturelles et sociales, sans que nous ne cherchions cependant à cautionner ou non telle ou telle orientation donnée à l’enseignement de l’histoire. Nous croyons toutefois avoir pu déceler une tendance importante. Les trois orientations de l’enseignement de l’histoire que nous avons identifiées (subjectivation, communautarisme et citoyenneté) tendent à marginaliser chez nos répondants l’idée d’une histoire fondée sur un récit identitaire et la transmission d’une mémoire ancrée dans le souvenir d’un passé des Québécois d’origine canadienne-française perçus comme opprimés ou dominés soit dans le Régime anglais, soit dans le cadre du fédéralisme canadien en place depuis 1867. Voici donc la description des données d’entrevues.

4. La fonction socioculturelle de l’enseignement de l’histoire

Il nous faut ici partir de notre hypothèse selon laquelle l’enseignement passerait d’une préoccupation pour la construction de la nation, à partir d’un récit unique basé sur la mémoire des grands événements historiques structurant l’identité collective, à la construction d’une société moderne structurée autour de l’individualisme et du pluralisme. Tous les enseignants de notre échantillonnage, à notre invitation, ont largement commenté la question de la transmission de la « mémoire collective » ou de « l’identité collective » à travers leur enseignement et ils ont affirmé, de diverses manières et en établissant moult nuances, que leur enseignement ne pouvait plus correspondre à une telle finalité sociale. Au contraire, il importe selon eux de donner dans leur enseignement la priorité soit à la construction de l’individu ou du sujet, soit à l’affirmation identitaire des groupes minoritaires conformément à une vision pluraliste de la société, de la culture et de l’histoire, soit au développement d’un citoyen éclairé, responsable ou « compétent » appelé à jouer un rôle prépondérant dans une société moderne reposant sur des fondements rationnels qui s’inscrivent dans les institutions politiques ou démocratiques.

Au regard de ces trois orientations, les enseignants cherchent à dépasser une histoire ancrée dans une identité fondée sur la mémoire collective héritée ou sur l’appartenance à la majorité « ethnique ». Une telle histoire ne pourrait plus assurer le lien social dans une société moderne, entendons ici une société caractérisée par les différences individuelles et ethniques et qui ne cherche plus, dirions-nous en termes sociologiques, à homogénéiser l’identité de tous les membres de la société via le travail des institutions et de la culture, à établir une cohérence entre le monde la production, le monde institutionnel et le monde subjectif. La modernité, au sens où nous l’avons entendu, suppose justement cette disjonction entre le « social » et l’« individu », et il revient alors à celui-ci (ou au sujet, d’où l’idée d’une « subjectivation » de la culture ou du lien social) à dire son appartenance au monde, à la société, à donner un sens à son engagement professionnel ainsi qu’à la trame de sa propre vie personnelle (Dubet, 1994).

Ce qui suit constitue une reconstruction a posteriori de nos données d’entrevues, ou plus simplement, le résultat de nos analyses. Nous montrerons d’abord les réticences des enseignants face à la transmission d’un récit national collectif en tant que lien social et ferment identitaire de l’élève. Nous montrerons ensuite ce qui doit occuper la place laissée vacante par la déliquescence d’une telle fonction sociale articulée à la transmission d’un récit national unitaire et politique. L’enseignement de l’histoire semble se structurer autour de trois principales orientations ne reposant plus prioritairement sur un récit national identitaire comme condition d’insertion dans la société moderne. Ces trois orientations sont représentées par trois principales figures : le sujet individuel, le sujet collectif minoritaire ou communautaire et le citoyen. Ces trois figures constituent des « pôles référentiels » du discours des enseignants. On ne les retrouve pas à l’état pur dans les entrevues, même qu’ils sont le plus souvent fortement imbriqués. Ainsi, un même enseignant peut dire qu’il favorise la construction du sujet lui-même et de sa vision de l’histoire, mais au nom de l’engagement citoyen. Cependant, la troisième figure, telle qu’exprimée par les enseignants, se distingue des deux premières souvent par l’insistance sur un lien social fondé sur la rationalité, la société en tant que projet, l’avènement de symboles fédérateurs nouveaux et un renversement de la posture identitaire procédant d’une appartenance de type ethnique majoritaire ou minoritaire héritée.

4.1 Le renversement du discours national unitaire

Ce ne sont pas que les enseignants des milieux pluriethniques qui militent en faveur d’un dépassement d’un enseignement identitaire fondé sur la mémoire collective. Plusieurs enseignants, pour des raisons fort variées, estiment que l’identité collective appartient à une époque révolue, que ce qui a constitué le lien social des générations anciennes n’interpelle plus les élèves d’aujourd’hui. Cependant, la composition pluriethnique des établissements intervient grandement à cet égard. Dans l’extrait suivant, l’enseignant établit une distinction fondamentale entre la connaissance du passé de la société d’accueil et l’identification à ce passé pour l’élève récemment issu de l’immigration[10]:

Ils sentiraient qu’ils sont tous Québécois ? Mettons que j’ai un jeune en avant qui s’appelle Tremblay et que je lui parle des Français qui sont arrivés, lui, il n’a pas de misère. Il peut remonter dans son arbre généalogique. Par contre, en arrière de lui, j’ai Sing[11], et lui, ça fait deux ans qu’il est arrivé ici avec ses parents. Lui, quand je lui parle de la Nouvelle-France, des Autochtones, des peaux de castor, ça ne représente rien pour lui. Donc, ça serait difficile de dire « un » récit qui inclut tout le monde. (…) Mais ce n’est pas le fait de connaître l’économie de la Nouvelle-France qui va faire d’eux des petits Québécois. Un récit qui va intégrer tout le monde, je ne pense pas que c’est possible de faire ça, j’ai de la misère à voir ça.

Sujet 22

L’extrait suivant montre à quel point la question de l’identité et de la culture nationales semble à certains désuète compte tenu des différentes origines des élèves, mais plus encore, il montre que la société québécoise ne serait qu’une abstraction qui n’a rien de spécifique. Elle est avant tout occidentale, et le fait d’en parler comme d’une société occidentale permet de rejoindre les élèves provenant de partout en Occident :

Notre identité collective elle est humaine. Point à la ligne. Elle n’est pas reliée à une société. Au mieux, ce dont je parle à mes élèves, c’est de la société occidentale. Ils sont dans une société occidentale. Non pas une société québécoise ou canadienne ni même nord-américaine. (…) Mais en parlant de société occidentale, je peux aller chercher mes Russes, mes Anglais, mes Français, mes Espagnols… Tout le monde se retrouve là-dedans, ou presque. Donc je trouve que c’est beaucoup plus englobant que de développer l’identité québécoise. Je n’ai rien, au contraire, j’adore la culture québécoise, mais je ne pense pas que ça se développe. Tu fais écouter en classe des chansons québécoises, mais tu ne dis pas : « Voici nos ancêtres.

Sujet 19

On peut donc penser que le fait de faire référence à la société occidentale et le plus souvent, à sa modernisation, c’est-à-dire aux thèmes de son développement, de l’industrialisation, de l’urbanisation, de la mondialisation, de la démocratie, permet de faire l’économie d’un enseignement de l’histoire nationale centrée plutôt sur les thèmes de la Conquête, de la survivance, de la domination, des rapports de force entre le provincial et le fédéral[12].

Un autre enseignant remet plus spécifiquement en cause l’existence même d’une identité nationale collective, même autour d’éléments généralement reconnus comme étant indiscutablement au coeur de l’identité collective québécoise francophone, et ce, depuis au moins les événements de la Conquête :

Moi je pose la question, qu’est-ce que le Québec ? C’est quoi le Québec ? Qu’elle est l’identité nationale ? Ce n’est pas juste les Français qui ont construit le Québec, il y a tellement de diversité au niveau culturel. Qui a construit le Québec ? C’est quoi le Québec ? On se définit toujours au Québec par le français, mais ce n’est pas juste ça. C’est quoi maintenant ? Et à cette question-là, on va avoir autant de réponses qu’il y a de personne.

Sujet 1

On voit les réticences des enseignants cités jusqu’ici à axer leur enseignement prioritairement sur la transmission d’un récit national collectif qui serait au coeur de l’identité collective et auquel devraient s’identifier d’emblée les élèves ou les individus. Mais si la fonction sociale de cet enseignement ne consiste plus à construire une identité collective autour d’un récit historique national hégémonique, quelle forme peut-elle bien prendre ? Quelle fonction sociale de l’histoire se substituera à une fonction plus traditionnelle reliée à une histoire nationale et unitaire que certains enseignants semblent avoir congédiée ?

4.2 Vers la subjectivation de l’enseignement de l’histoire

En fait, le but de l’enseignement, en ne transmettant plus prioritairement une identité collective unitaire, laisserait effectivement la place à d’autres finalités sociales, c’est-à-dire à d’autres manières de créer de l’adhésion à la société et de construire une identité à consonance sociale. Nous en avons identifié trois. La première, que nous croyions au début de notre recherche unique et omniprésente, s’adresse à l’élève et se caractérise par sa manière de le laisser se rattacher librement à la société et de former sa propre vision de l’histoire. Un tel enseignement se fonde sur l’idée selon laquelle le sujet moderne se libère de l’emprise des « grands référents normatifs » et qu’il acquière la liberté de se définir comme il l’entend :

Notre appartenance d’abord c’est notre choix, deuxième chose aussi c’est multi, c’est varié, ce n’est pas quelque chose qui est dicté pour vous, c’est un choix que vous faites puis je suis très fluide là-dessus, même mon sens du nationalisme est ancré dans James Joyce : que pour être un artiste ou un vrai individu, tu laisses les nations, les religions puis la langue derrière toi pour te découvrir. Qui suis-je ? Et ça, c’est quelque chose que j’enseigne.

Sujet 7

Le même enseignant ajoutait que selon lui, la grande vertu du nouveau programme était son évitement de la question nationale en raison du fait que tout nationalisme est par définition malsain et dangereux :

 Je ne suis pas du tout d’accord avec l’ancienne construction de l’histoire nationale. Je trouve que c’est une construction malsaine dans un État comme le Québec qui est un État d’immigration, qui va changer énormément dans les 20, 25 prochaines années, et c’est quasiment un devoir d’un État de dire à la majorité que la société est en train de changer, ça va changer dramatiquement dans le domaine des races, la primauté de la langue française ne va pas changer… Alors pour moi, les histoires nationales sont très dangereuses, elles sont ancrées dans le mythe, elles protègent les gens au pouvoir. L’attraction pour le nouveau programme pour moi a été vraiment là. À la 3e ou 5e page du programme, ils disent : « ce cours ne sera pas une histoire nationale comme l’ancien égocentrique.

Sujet 7

Une autre enseignante, sans affirmer que le nationalisme puisse être dangereux, structure son enseignement autour d’un impératif de justification par l’élève de la position qui sera la sienne par rapport à l’histoire ou la société. Autrement dit, l’enseignante estime ne devoir aucunement indiquer à l’élève quoi penser, mais l’amener à considérer les discours ambiants dans une perspective critique et à construire sa propre représentation des choses. Voici deux extraits où des enseignants tiennent en substance les mêmes propos au sujet de la nécessité d’amener leurs élèves à penser par eux-mêmes :

J’aime la critique parce que l’élève est obligé d’avoir une réflexion. Et des fois, j’ai des élèves qui pensent comme moi, et je leur dis le contraire pour qu’ils me disent : « Pourquoi c’est comme ça ? » Mais je leur dis aussi, par contre : « Moi j’enseigne, je suis votre prof, mais je n’ai pas la science infuse. Ce que je vous dis est vrai, mais vous n’êtes pas obligés de le croire. Mais si vous ne le croyez pas, par contre, là vous devez me le démontrer. Et c’est mieux d’être solide.

Sujet 2

C’est certain qu’ils vont dire : « Je veux que le prof me donne la bonne réponse. » C’est ce qu’ils nous disent : « Oui, mais Monsieur, c’est quoi la “bonne” réponse. » Je leur dis : « Il n’y en a pas de bonne réponse, ou il y en a 33 bonnes réponses, et la mienne c’est la 34e. C’est vous qui devez vous positionner. Ça fait partie de votre rôle, en tant que futurs citoyens, de vous positionner. Si vous êtes des suiveux, oubliez ça. 

Sujet 4

L’enseignement de l’histoire permet de construire l’esprit critique des élèves, ce qui peut amener ceux-ci à penser à l’encontre des croyances populaires, des “vérités” véhiculées dans les médias, mais également dans les familles :

C’est d’ouvrir les esprits, et de décortiquer, parce que souvent les enfants répètent ce qu’ils voient à la télévision, ou ce qu’ils vivent dans la famille, et ils pensent que c’est la vérité, mais attends ! Analyse ! Pose-toi des questions et forme ta propre identité.

Sujet 21

En somme, pour plusieurs enseignants — et comme les programmes officiels le proposent depuis 1982 dans la foulée du chapitre XX du rapport Parent sur l›enseignement de l’histoire —, la définition identitaire relève d’un choix individuel arrimé au développement de “compétences” critiques, et non de l’appartenance à une collectivité nationale. Il va de soi alors pour eux que l’enseignement de l’histoire doit s’ouvrir au pluralisme identitaire et conséquemment, au pluralisme des interprétations et des visions de l’histoire.

4.3 L’affirmation identitaire des sujets collectifs minoritaires et la reconnaissance de la pluralité des identités

Les enseignants qui s’inscrivent dans le présent “pôle référentiel” évoquent également l’importance d’un dépassement d’une lecture de l’histoire fortement articulée à une “mémoire collective”. Cependant, ici, la mémoire joue toujours une fonction sociale servant à la construction identitaire, mais ces enseignants insistent sur le caractère pluriel de la mémoire et des identités communautaires. Jusqu’aux années 1960, au Québec, nous avions trois programmes d’histoire “nationale” : un pour les anglo-protestants, un pour les anglo-catholiques et un pour la majorité Franco-Catholique, pour laquelle était racontée l’histoire des Canadiens français. Suite à une recommandation en ce sens du rapport Parent, l’État québécois a imposé un seul et unique programme à tous les élèves québécois à compter du début des années 1970. Parallèlement, suivant une tendance occidentale, il importerait de réhabiliter les histoires parallèles ou plutôt les histoires longuement étouffées par l’omniprésence et l’omnipuissance d’une histoire unitaire fondée sur l’identité du groupe dominant. Dans cette perspective, il conviendrait alors en histoire de redonner une voix aux groupes minoritaires longtemps réduits au silence par l’histoire commune. Il s’agit de refaire le récit des origines, certes, mais en y incluant davantage le point de vue des groupes minoritaires : les Noirs, les immigrants, les femmes, les Juifs, les différents groupes ethniques, religieux ou linguistiques, etc.

On pourrait avancer que cette tendance s’inscrit dans le courant des “cultural studies” dont le but est de parvenir à renverser l’image que les groupes dominants dans la société sont parvenus à imposer au cours des siècles. Depuis la Renaissance et l’époque des Lumières, le fait d’identifier la culture comme ayant pour principales caractéristiques la rationalité, la science, le progrès, l’universalité (de la connaissance, de la morale, de la vision du monde, du projet occidental lui-même), l’humanisme, a eu pour effet de discréditer toutes les cultures reposant sur des caractéristiques autres qu’occidentales. Il en va de la culture comme de l’histoire. Celle-ci confirme toujours un groupe social dominant, celui qui réussit à imposer son discours, sa vision du monde et de l’homme, son projet politique, sa manière de définir la société et de se projeter dans l’avenir. Or, nous assistons depuis quelques décennies à une mise à l’avant-scène de l’histoire des groupes dominants et le courant des sciences humaines identifié aux “Cultural Studies”[13](Mattelard et Neveu, 2003) tend à présenter l’histoire dans la perspective des groupes minoritaires ou dominés, et par le fait même, à valoriser les manifestations culturelles qui les caractérisent, et à la limite, à soutenir les mouvements politiques favorisant leur reconnaissance sociale ou indépendance politique.

Des enseignants ont délibérément axé leur enseignement sur l’histoire des groupes minoritaires. Il s’agit en fait de réinterpréter l’histoire, mais en tenant compte de la perspective des groupes qui ont été “oubliés” par l’histoire officielle ou des groupes dominants. Nous avons précédemment cité les propos d’un enseignant pour qui le récit historique insistait sur la lecture que chaque élève développe du passé à l’aide des outils propres à la discipline historique. Il y aurait en ce sens une “subjectivation” de l’histoire. Cependant, cette “subjectivation” est tout autant le fait des individus que des groupes minoritaires. Il n’y aurait donc plus de récit national collectif à tendance hégémonique, ce que certains appellent le “canon” de l’histoire national (Grever et Stuurman, 2007), en raison du pluralisme des sujets individuels et du pluralisme des sujets collectifs. Conséquemment, ailleurs dans l’entretien, cet enseignant cherche à sensibiliser les élèves au fait que l’histoire constitue un discours construit sur le réel correspondant au point de vue non plus cette fois-ci de l’individu, mais d’un groupe particulier. Il y aurait alors des histoires concurrentes à l’histoire que l’on pourrait qualifier d’“Occidentale” ou de dominante  :

J’explique à mes jeunes que l’histoire est enseignée d’un point de vue occidental. C’est l’histoire qui a été écrite par les Européens et je veux leur faire comprendre qu’on va parler de l’Afrique, de la Chine ou du Japon, mais d’un point de vue occidental. Il faut qu’ils comprennent que c’est impossible de tout enseigner de tous les points de vue en secondaire I et II. Lorsqu’on explore les droits et libertés, on va parler des mouvements d’indépendance et des révolutions à travers le monde, des pays africains, de l’Inde et d’autres pays qui veulent leur indépendance, et là, les élèves sont très captivés.

Sujet 1

Un autre enseignant expose, dans sa prise de position sur l’existence ou non d’un récit national unitaire, une des caractéristiques cardinales de la culture contemporaine. Non seulement celle-ci serait-elle plurielle, car il existe en effet des systèmes de valeurs juxtaposés ou en concurrence les uns avec les autres dans un même espace social (Rocher, 1973), mais les individus eux-mêmes deviennent “pluriels” et adhèrent à des références en tension auxquelles ils doivent parvenir à donner une certaine cohérence (Dubet, 1994 ; Lahire, 2001) ? L’idée d’un récit national unique se trouve conséquemment doublement renversée, par le pluralisme social et par le pluralisme subjectif :

Je n’ai aucun problème avec la création d’une identité nationale tant et aussi longtemps qu’on se rend compte qu’il y a plusieurs identités qui peuvent se créer à l’intérieur d’un même individu et à l’intérieur des sept à huit millions d’individus qui habitent au Québec, il y en a beaucoup plus que ce qu’on présume parfois au ministère, mais on n’est pas prêt à accepter le fait qu’il y a plusieurs identités au Québec et c’est vachement difficile de les faire toutes entrer dans un même livre.

Sujet 18

Il existe plusieurs identités collectives, différentes personnes appartiennent à des collectivités différentes et les personnes ont également des identités individuelles différentes. Je ne crois pas qu’il n’y ait qu’une seule identité. Et ça ne veut pas dire qu’il n’est pas important de discuter de ces identités et même de tenter de négocier une identité collective, chacun étant soucieux de l’autre et du bien de l’autre. Mais je ne crois pas qu’il n’y ait qu’une seule identité (traduction de l’anglais). »[14]

Sujet 14

Les propos des enseignants qui s’inscrivent dans ce « pôle référentiel » montrent que la complexité de la société contemporaine rend difficilement possible la transmission d’une identité nationale unitaire reposant sur des caractéristiques « essentialistes », fondées en nature, stables, qui demeurent inaltérées au fil des générations, indépendamment des contextes sociaux et culturels, et qui conservent le pouvoir d’assigner à l’individu la définition qu’il doit se faire de lui-même en tant que membre d’un groupe qui lui préexiste (Abdallah-Pretceille, 1988). En somme, est devenue problématique, voire non souhaitable, la transmission d’une identité nationale qui dit de manière péremptoire ce qu’est et ce que doit être un Québécois. Mais le fait de reconnaître l’existence d’identités plurielles communautaires ne reconduit-il pas ce mode de pensée essentialiste, mais à plus petite échelle (Forquin, 1989) ? Et ce même si les propos du dernier enseignant cité laissent entendre que les différences identitaires ne doivent aucunement compromettre les différentes formes d’ouverture aux autres. Notre propos demeure néanmoins de montrer que les enseignants reconnaissent le pluralisme identitaire comme étant difficilement compatible avec la transmission d’une identité collective nationale.

Or, certains enseignants, afin de ne pas tomber dans ce qu’ils pourraient percevoir comme le piège de l’essentialisme identitaire, tout en reconnaissant la légitimité du pluralisme identitaire en ce qu’il permet de surmonter la fermeture d’une identité collective nationale, adhèrent plutôt à l’idée d’une culture commune qui ne serait pas prioritairement identitaire ou culturelle, mais publique, politique ou citoyenne.

4.4 Le développement du citoyen et celui de la société démocratique

Au Québec, l’arrimage entre l’histoire et la citoyenneté a toujours existé (Cardin, 2010). Pour des raisons que nous avons évoquées dans la partie précédente, cette jonction existe notamment parce que l’histoire véhicule un mode de pensée, des concepts et une vision du monde qui aident à comprendre la société et, à terme, à consolider les liens sociaux. L’histoire fait la promotion d’un héros historique, le plus souvent collectif, qui incarne une interprétation particulière de l’histoire et un projet de société. Affirmer, comme le faisaient les programmes antérieurs à la Révolution tranquille, que le sujet de l’histoire est canadien-français, catholique, francophone et vivant dans un monde agricole n’est pas la même chose que d’associer ce sujet de l’histoire à un Québécois, laïc, toujours francophone, mais vivant dans un monde industriel et urbanisé et une économie mondialisée. Et dire que le sujet de l’histoire est pluriel, composé de groupes minoritaires, que ceux-ci soient sociaux, culturels, religieux, linguistiques ou ethniques, c’est favoriser l’avènement d’une société qui ne correspond pas nécessairement aux modèles de société représentés par les deux sujets historiques précédents (Canadien français et Québécois francophone). Or, le principal défi des sociétés pluralistes est de définir des institutions, des valeurs et des visions du monde communes qui favorisent le vivre ensemble et évitent la simple juxtaposition des groupes et des individus. La culture et les normes sociales sont alors moins un héritage qu’un projet. D’où l’importance de la procéduralisation des normes sociales et de l’intersubjectivité où la culture se présente plus comme un construit rationnel issu du dialogue et du débat collectif qu’une transmission fondée sur la mémoire et une identité devant se reproduire à l’identique à travers les générations (de Munck et Verhoeven, 1997 ; LeVasseur, 2003, 2002, 1999).

Une des images évoquant le mieux ces changements socioculturels provient du texte majeur, Laïcité et religions, du ministère de l’Éducation (1999) : la socialisation passe de la verticalité à l’horizontalité. Autrement dit, la nécessité de créer un espace commun propre au dialogue et au débat public, aux échanges « horizontaux », doit exister dans la société, mais cet espace commun doit impérativement être reproduit dans l’école, via notamment les cours d’enseignement d’éthique et de culture religieuse.

Mais qu’en est-il alors des cours d’Histoire et d’éducation à la citoyenneté ? Retrouve-t-on dans les discours des enseignants cette idée d’une citoyenneté devant certes conduire à la participation et à la responsabilité publique, mais surtout, à la constitution d’un lien social d’inspiration libérale fondé sur l’exercice de la démocratie délibérative et sur la connaissance des institutions démocratiques plutôt que sur la transmission, par le haut ou « verticale », d’une identité collective substantifiée et d’une mémoire canonique des grands événements de la nation ? Autrement dit, le discours des enseignants donne-t-il à voir ce passage d’une transmission de l’héritage collectif à la procéduralisation des valeurs, des normes et des grands symboles fédérateurs d’une société plurielle ?

Afin de le vérifier, nous avons demandé aux enseignants comment se posait pour eux cette question de la transmission de l’héritage ou du patrimoine historique dans un contexte de pluralisme, de relativisme et d’individualisme ainsi que de mise en question de ce que nous avons appelé précédemment les « grands référents normatifs » de la culture occidentale. Voici un extrait d’entretien que nous jugeons tout à fait caractéristique de la manière dont les enseignants parviennent à surmonter ces obstacles dans un tel contexte :

Je n’ai pas la réponse à cette question. Je pense que j’ai tendance à m’en remettre aux droits individuels, à la charte des droits, à la manière dont ces droits se sont appliqués dans différents contextes historiques et sociaux et compte tenu qu’ils sont relativement récents dans l’histoire, ils sont peut-être pour nous la bonne voie à prendre (traduction de l’anglais).

Sujet 14

Un autre enseignant insiste sur les valeurs qu’il tient à transmettre dans son cours. On constate que l’idée d’autonomie de l’individu, que l’on retrouve dans la définition identitaire que nous avons présentée sommairement ci-dessus (cf. partie 4.2), rejoint ici celle de citoyenneté. À noter au passage, l’importance que l’enseignant établit entre l’indépendance subjective et l’indépendance nationale d’emblée écartée :

Valeurs d’autonomie, valeurs de liberté, valeurs… pas d’indépendance dans le sens d’indépendance nationale, mais d’indépendance dans le sens de République. Des valeurs démocratiques. Moi, je sais que je transmets ces valeurs-là, et je souhaite que ça ait un impact. C’est une façon d’éduquer à la citoyenneté. Et de développer le sens de la responsabilité citoyenne. C’est un cours qui sert beaucoup à conscientiser les jeunes à ça.[15]

Sujet 5

Dans un autre registre d’idées, un enseignant tient à ce que ses élèves puissent, au terme de leurs études, s’engager dans les débats de société, mieux comprendre les enjeux du présent, les défis qui les attendent dans la vie active :

Des gens engagés dans les débats de société, des citoyens qui veulent prendre position, qui s’impliquent… (…) Lorsque les élèves sortent en V, ils s’en vont dans la jungle. Les cartes de crédit, tout ça, faut qu’ils sachent… Ils doivent savoir, un peu c’est quoi, et à quoi s’attendre des types de placement et tout ça. Donc… Un projet de société pour s’orienter vers des individus engagés, et qui débattent de leurs idées.

Sujet 3

Pour l’enseignant suivant, la citoyenneté passe par des questions d’actualité et surtout, une transformation de certains comportements, notamment face à la question environnementale :

C’est pour que le jeune soit socialement plus intégré socialement, meilleur citoyen, meilleur citoyen c’est large là, meilleur citoyen c’est dans le fond… on prend le métro, on fait attention, l’environnement est très présent dans tout ça, le droit de vote, aller voter ça va être soit aux élections municipales, soit aux élections scolaires. Le taux de pourcentage d’élection canadienne est à peu près le même qu’en Afghanistan puis nous, on s’est battu pour le droit de vote…

Sujet 11

L’enseignant le dit lui-même : la citoyenneté est un concept largement défini. Du débat public autour d’enjeux sociétaux fondamentaux à la transmission d’une morale civique fondée sur l’incitation à des comportements allant du respect de l’environnement à la participation électorale, il y a assurément des conceptions fort divergentes de la citoyenneté. L’important pour notre propos cependant n’est pas de répertorier toutes les conceptions possibles de la citoyenneté, mais de montrer que celle-ci constitue un « pôle référentiel » par lequel les enseignants réalisent une « sortie » de l’histoire fondée sur le récit national identitaire et unitaire tout en ouvrant, en principe, un espace pour un citoyen responsable et autonome face à tout métarécit identitaire.

Mais même si nous avons vu précédemment qu’une telle pensée citoyenne cherchait à contourner les impasses de l’essentialisme identitaire, ne peut-on supposer qu’elle puisse retomber dans les écueils d’une pensée fondationnelle[16] ou d’un consensus politique fondé rationnellement et dénoncé avec force par les représentants de la déconstruction[17] (Lyotard, 1979) en présentant la démocratie comme l’aboutissement ultime de toute société engagée dans la modernité politique ? Ne conviendrait-il pas à tout le moins de présenter en parallèle une réflexion critique d’inspiration sociologique et philosophique sur les impasses de la modernité et de la rationalité, ce qui, immanquablement, pose la question ici de la formation initiale des enseignants d’histoire et de l’absence de dialogue disciplinaire entre les disciplines des sciences humaines.

Conclusion

Dans la mesure où nos données sont généralisables, nos données montrent que nous passons socialement d’un discours fondé sur l’homogénéité des membres de la société à un discours axé sur la reconnaissance du caractère pluraliste de la société québécoise. Ce pluralisme prend la forme soit de la diversité des identités individuelles et même de la diversité des appartenances d’un seul individu, soit de la diversité des groupes ethniques. Nous avons montré, enfin, que certains enseignants estiment devoir concilier les différences identitaires avec la construction d’un espace public auquel doit préparer, en principe, la dimension citoyenne de l’enseignement de l’histoire, une citoyenneté fondée sur le dialogue, la rationalité et la démocratie délibérative conçue comme espace ouvert à la différence et aux débats fondés en raison. L’important pour notre propos est que de telles orientations de l’enseignement de l’histoire (subjectivation, communautarisme et citoyenneté), à tout le moins à Montréal, consacrent l’évanescence d’un enseignement centré sur la transmission d’une mémoire ou d’un discours identitaire unitaire ou national subsumant les différences identitaires individuelles, communautaires, parallèles ou concurrentes.

En quoi alors la tangente prise par l’enseignement de l’histoire nous indiquerait-elle des changements majeurs dans la structuration de nos sociétés contemporaines ? La réponse est à chercher du côté de la forme du lien social. En un premier temps, on peut affirmer, à la suite de Durkheim, que la société ne repose plus sur un sentiment de ressemblance commun de tous les membres de la société (solidarité mécanique), mais de plus en plus sur un sentiment de solidarité des fonctions différentes que chacun assume dans la société (solidarité organique). Cependant, et c’est le second moment de notre analyse, celui qui montre la distance qui sépare nos sociétés de celle examinée par Durkheim, la différenciation est moins celle des fonctions productives assumées par chacun dans la division du travail social que dans les identités et les systèmes de valeur. La communauté d’esprit ou la volonté de coopération, au coeur des analyses durkheimiennes, demeurent-elles alors possibles à l’échelle sociale, voire nationale, malgré le pluralisme identitaire et des systèmes normatifs ? On le voit, ce questionnement demeure profondément durkheimien, mais nous prenons acte du fait que les caractéristiques des sociétés contemporaines ont changé considérablement depuis le début du XXe siècle.

En effet, ce qu’il y a de commun dans la société d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec des identités ou des systèmes normatifs prescrits ou assignés (Dubet, 1994 ; 2009), mais bien plutôt avec la distance qui se crée entre les modèles de socialisation, d’une part, et d’autre part la volonté du sujet de se définir pour lui-même et par lui-même (Dubar, 2000). À la limite, ce qu’il y a de commun dans nos sociétés revient au respect accordé à chacun de vivre selon ses propres convictions et de définir (et à la limite d’affirmer) ce qui le rend irréductible aux autres sur le plan identitaire (Taylor, 1992). Ce qu’il y a de commun à la société relèverait donc de cet espace de liberté consacré à chacun, mais également, de la volonté de construire néanmoins un espace commun via la rationalité, l’intersubjectivité et la citoyenneté.

Or, nous avons vu que l’enseignement de l’histoire semble accorder une place prépondérante à cet espace de liberté qui revient au sujet dans sa construction identitaire et qu’il mise sur la citoyenneté afin de recréer les liens qui sont à la base de la vie sociale ou du lien social. Ce fait n’est d’ailleurs pas nouveau, il était présent dans les programmes d’histoire précédents au secondaire, qui ont régné de 1982-1984 à 2005-2007. Mais laquelle des deux orientations dans l’enseignement prédomine-t-elle par rapport à l’autre : celle qui insiste sur la dimension individuelle du lien social, la subjectivation, ou celle qui insiste plus sur la dimension collective du lien social, la citoyenneté. Comment les deux peuvent-elles s’amalgamer ? Sans oublier le fait que nous avons identifié une autre orientation de l’enseignement, dite « communautariste », qui peut être vue comme un rejet d’une identité subjective, car trop individualiste, et une résistance à une citoyenneté intersubjective pouvant conduire à la définition d’un espace commun en tant que projet, car fondée sur la rationalité et non la mémoire et une identité que nous avons qualifiée d’essentialiste ? Des recherches supplémentaires sur le thème de la citoyenneté via l’enseignement de l’histoire permettraient de le déterminer. Autrement dit, la question se pose de déterminer, mais toujours du point de vue des enseignants, laquelle des trois orientations que nous avons décelées semble plus fondamentale que les deux autres ou la manière dont elles s’arriment dans un tout syncrétique.