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Dans la continuité du 400e anniversaire de la fondation de Québec, de nouvelles éditions des Voyages de Champlain ont été publiées par deux historiens spécialistes de cette tranche de l’histoire, celle de la rencontre entre Français et Amérindiens, sur le territoire de la Nouvelle-France. Mathieu d’Avignon, auteur d’une thèse Champlain et les fondateurs oubliés. Les figures du père et le mythe de la fondation (Québec, PUL, 2008), a partagé les récits de voyages de Champlain en deux parties, chacune correspondant à deux titres publiés par Champlain. Éric Thierry, dont la thèse portait sur Marc Lescarbot (Paris, Honoré Champion, 2001), a aussi publié La France de Henri IV en Amérique du Nord (Paris, Honoré Champion, 2008). Thierry reprend les récits de voyage de Champlain en trois tomes, le premier a déjà été publié, Les Fondations de l’Acadie et de Québec, 1604-1611 (Québec, Septentrion, coll. « V », 2008, 290 p.). Le troisième et dernier tome devrait paraître sous peu.

Ces deux entreprises éditoriales s’inscrivent, globalement, dans une même démarche : faire connaître à un large public des documents fondamentaux sur la fondation de la Nouvelle-France et, plus précisément, sur la nature et l’évolution des relations entre Français et Autochtones. Ces objectifs sont clairement indiqués dans les textes introductifs de chaque livre. Pour faciliter la compréhension des écrits de Champlain, chacun des auteurs a procédé à une modernisation des textes du xviie siècle, de la ponctuation et y a ajouté des notes explicatives. Les ouvrages sont complétés par une bibliographie et un index.

Les préfaces de Camil Girard pour chacun des deux livres de Mathieu d’Avignon invitent à repenser « l’historiographie des fondations dans une perspective de reconnaissance effective de la contribution des peuples autochtones à la cofondation du Québec actuel » et à réfléchir au concept de « héros » souvent appliqué à Champlain. Girard tente de réduire cette perception en émettant des doutes sur les qualités habituellement reconnues au fondateur, notamment, « on ne sait trop si Champlain, qui s’attribue exagérément un rôle de médiateur dans cette affaire [pourparlers de paix entre Montagnais et Iroquois] à travers ses écrits, souhaitait vraiment que cette paix devienne une réalité… (Derniers récits, p. xv) ». Pour le lecteur non familier avec la thèse de M. d’Avignon, cette interprétation, peu habituelle, aurait mérité quelques précisions, sinon quelques preuves à l’appui.

L’introduction d’Éric Thierry s’attarde longuement (57 pages) sur les antécédents des explorations de Champlain, sur les expéditions et les cartes de ses prédécesseurs, sur la préparation du voyage, sur le réseau des négociants investisseurs, sur le rôle des conseillers du roi de France dans la décision de fonder une Nouvelle-France septentrionale, sur la position de la France, par rapport aux autres puissances européennes, concernant l’expansion coloniale. Du récit de Champlain, il fait une véritable analyse de texte, résumant et expliquant les principaux thèmes des Voyages de 1613 et de 1619 : la connaissance du territoire canadien exploré et surtout les diverses facettes des relations avec les Autochtones qu’il analyse à la lumière d’autres textes contemporains de Champlain ainsi que des auteurs qui ont traité du sujet. Thierry observe l’adoption, par les Français, de certains comportements amérindiens et met aussi en évidence les tensions qui apparaissent fréquemment entre Champlain et ses alliés amérindiens. Il s’attarde encore sur le programme de christianisation des Autochtones formellement défini dans l’épitre dédicatoire au roi Louis xiii (p. 99). La Contre-réforme catholique en cours en France a pu dicter la conclusion de cette épitre « Qu’un jour Dieu leur [les nations sauvages] fasse la grâce, comme nous, de le prier incessamment, qu’il accroisse son empire et donne mille bénédictions à Votre Majesté » (p. 101). La conversion des Indiens apparaît ainsi comme l’une des manifestations de la grandeur du royaume de France à laquelle Champlain s’engage à continuer à oeuvrer.

Les nombreuses notes en bas de page de l’édition de Thierry (320 au total) complètent l’introduction en apportant des précisions opportunes sur les personnages cités par Champlain, sur les nations indiennes, les lieux géographiques et sur toute autre interrogation du lecteur. Grâce aux ouvrages antérieurs sur le sujet, qui ont été systématiquement dépouillés et adroitement utilisés, Thierry réussit une excellente articulation entre la politique royale de colonisation et son application, par Champlain, sur le territoire où vivent les populations autochtones. C’est un véritable ouvrage d’érudition, très éclairant sur le contexte des premières relations entre Européens et Amérindiens en vallée du Saint-Laurent. En outre, sa transcription du texte de Champlain, très modernisée, rend l’ouvrage particulièrement agréable à consulter.

L’édition de Mathieu d’Avignon offre une transcription très proche du texte original, n’apportant que peu de rectifications de la ponctuation, des majuscules ou des paragraphes, du moins par comparaison avec l’édition d’Éric Thierry. Certains lecteurs curieux de linguistique et de terminologie anciennes apprécieront probablement cette fidélité relative à l’écriture de Champlain ainsi qu’un certain mystère entretenu par des formules peu familières.

Les notes explicatives de l’édition d’Avignon sont réduites au minimum : 81 notes pour les Premiers récits et 128 pour les Derniers auxquelles il faut ajouter celles placées entre crochets apportant des équivalences de noms de lieux, de nations indiennes ou autres variantes. Les notes apportent souvent des éléments documentaires très pertinents sur les relations entre Français et Amérindiens à l’époque de Champlain ainsi que d’excellents commentaires ethnologiques. Cependant, elles proposent, le plus souvent, la consultation de dictionnaires ou autres imprimés pour compléter l’information sur le sujet. Le lecteur pourra regretter que l’information utile ne lui soit pas directement apportée dans une édition préparée par un spécialiste dont la thèse ne lui est pas forcément accessible.

On trouve peu de divergences ou de contradictions, chez les deux historiens, dans l’interprétation des Voyages de Champlain, sauf dans la transcription de quelques noms des nations indiennes notamment, chez d’Avignon, le lac Attignaouantan (Premiers récits, p. 299) alors que Thierry écrit « lac des Attigouautans » (p. 146).

Ces deux éditions des Voyages de Champlain, chacune à sa façon, traitent de la période fondatrice de la Nouvelle-France en apportant de nouveaux éléments de réflexion. Toutefois, une édition de textes anciens n’est justifiée que si son appareil critique et didactique est supérieur aux éditions antérieures. Son apport documentaire doit donc être très consistant et faire le point sur la connaissance, en l’occurrence, sur le contexte et l’analyse des Voyages de Champlain. À cet égard, je regrette de constater que l’édition de M. d’Avignon ne réponde pas aux attentes légitimes : soit d’Avignon n’est pas en mesure de documenter intégralement les récits, soit il a négligé de le faire, malgré la longue recherche qu’il a conduite antérieurement sur Champlain. Les objectifs annoncés dans les textes introductifs, à savoir la contribution des Autochtones à la construction d’un pays et la réflexion sur le caractère héroïque de Champlain, sont nettement mieux rencontrés par l’édition de Thierry.

Ainsi, au professeur, à l’étudiant en histoire ou à l’amateur qui souhaite utiliser une seule édition, je recommande vivement l’ouvrage d’Éric Thierry, en trois volumes, basé sur une documentation exhaustive parfaitement maîtrisée et dont la forme reste tout à fait accessible à l’utilisateur. Ces ouvrages, exemplaires en matière d’édition de textes anciens, offrent une compréhension approfondie des débuts de la Nouvelle-France.