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Fig. 1

Conflicting Claims in Eighteenth-Century North America

Conflicting Claims in Eighteenth-Century North America

Cette carte, tirée d’un manuel américain d’histoire coloniale, illustre la tendance chez les historiens des États-Unis de maximiser l’étendue de la Louisiane et de placer la Nouvelle-France dans le territoire du Québec actuel.

Source : T. H. Breen et Timothy Hall, Colonial America in an Atlantic World: A Story of Creative Interaction (New York, Pearson Longman, 2004), 263

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Où était la Nouvelle-France ? La question paraît anodine.

Le territoire des historiens

La Nouvelle-France comprend-elle toutes les régions de l’Amérique du Nord réclamées par la France ? Se limiterait-elle plutôt aux aires, beaucoup plus restreintes, qu’occupent les Français ? L’expression comprend-elle toutes les colonies françaises du continent, ou seulement la colonie laurentienne qu’on appelait souvent « le Canada » ? La Louisiane, fait-elle partie intégrante de la Nouvelle-France ? L’Acadie d’avant 1713 et l’île Royale d’après : ces colonies appartiennent-elles à la Nouvelle-France ? Voilà ce qui semble venir à l’esprit des historiens lorsqu’ils rôdent autour de notre question, sans véritablement la poser explicitement, tant elle semble banale. Ce qui est moins banal, pourtant, c’est l’étonnante variété des « réponses », notamment parmi celles qui affichent une certaine prétention canonique.

Regardons quelques cartes. Aux États-Unis, celles des manuels ont tendance à représenter une Nouvelle-France minimale, qui se comprime en synonyme de Canada[2] (figure 1). C’est plutôt la Louisiane qui revêt des allures imposantes. Seule colonie française à être située entièrement dans le territoire qui constituera plus tard les États-Unis, elle semble exister de façon tout à fait indépendante de la Nouvelle-France. Les manuels canadiens, en revanche, proposent une Nouvelle-France à bien plus vaste échelle, continentale cette fois. Les auteurs québécois et canadiens s’accordent dans l’ensemble sur des limites expansives (« depuis la baie d’Hudson jusqu’au golfe du Mexique »…), mais divergent à d’autres égards, entre autres pour ce qui est des terres environnant la baie d’Hudson (figures 2 et 3). Règle générale, toutes les Nouvelles-Frances canadiennes et québécoises regroupent les territoires revendiqués par la France ; la Louisiane, l’Acadie, l’île Royale, le Canada sont autant de composantes régionales d’un vaste ensemble.

Presque inconsciemment, on le soupçonne, les historiens projettent ainsi sur le passé pré-national un territoire à l’image de leurs sensibilités géopolitiques modernes. Cette forme d’anachronisme territorial est d’autant plus béante dans certains atlas à caractère officiel publiés au XXe siècle par des organismes gouvernementaux. Dans une série de cartes de l’Annuaire du Québec, qui retracent « l’évolution du territoire du Québec », la Nouvelle-France de 1697 couvre à peu près la totalité du continent ; l’Atlas du Canada, pour sa part, reprend le même exercice, cette fois pour « l’évolution territoriale du Canada » : la Nouvelle-France y est encore imposante, mais pas autant que dans l’Atlas du Québec, l’ouvrage fédéral ayant concédé à la Grande-Bretagne les terres de la baie d’Hudson[3]. Mais si les sensibilités nationales dilatent ou rétrécissent la Nouvelle-France, et agencent différemment les ensembles et les sous-ensembles, elles s’expriment en un langage géographique commun. La Nouvelle-France est un territoire, et elle a des limites.

Fig. 2

L’Empire français d’Amérique au maximum de son expansion, en 1712

L’Empire français d’Amérique au maximum de son expansion, en 1712

Cette carte, qui fait partie d’un ouvrage de l’historien québécois, Marcel Trudel, donne à la Nouvelle-France un territoire à l’échelle du continent. Le Canada, la Louisiane et l’Acadie se présentent comme composants de cette vaste entité. Les lignes hachées évoquent des frontières plutôt indéterminées; cette Nouvelle-France possède tout de même des limites, tant approximativess soient-elles.

Source : Marcel Trudel, Initiation à la Nouvelle-France: histoire et institutions (Montréal et Toronto, Holt, Rinehart et Winston, 1971), 79

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La représentation de limites saute effectivement aussi aux yeux dans un tel échantillon de cartes relativement récentes. Nombreuses sont celles qui tracent des frontières passablement précises, à l’aide de lignes. Certaines sont discrètes, inscrites à l’aide de pointillés, pour indiquer une certaine ambiguïté ; d’autres cartes insèrent, entre deux lignes, des surfaces « contestées » par la France et l’Angleterre, telles la vallée de l’Ohio, l’Acadie ou les terres environnant la baie d’Hudson. Mais malgré un certain flou, ces zones dites contestées ont tout de même l’allure de frontières séparant des territoires. Et si certaines limites sont incertaines, semblent dire ces cartes avec leurs pointillés, elles sont en principe susceptibles d’être un jour définies, comme les autres. Les Amérindiens, en revanche, semblent enlisés dans un télos opposé. Lorsqu’elle n’est pas déjà effacée, leur présence se signale maladroitement, à l’aide d’ethnonymes et sans frontières, sauf celles qui tracent les confins d’espaces européens, soit dans un registre tout autre que celui des proto-États.

Fig. 3

North America 1713

North America 1713

Cette carte, tirée d’un manuel canadien de langue anglaise, présente une Nouvelle-France qui engloberait le Canada et la Louisiane. Tandis que Marcel Trudel avait imaginé les revendications territoriales de la France en 1712, ces auteurs ont opté pour l’année suivante, après que le traité d’Utrecht aurait cédé Terre-Neuve et la Baie d’Hudson à l’Angleterre. Ainsi, ils reconnaissent les vastes (et tout à fait théoriques) prétentions territoriales de la Compagnie de la Baie d’Hudson.

Source : Margaret Conrad et Alvin Finkel, Canada: a National History (Toronto, Longman, 2003), 67

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Dans leur variété, comme dans leur langage commun, ces cartes si familières projettent en effet sur le passé l’imaginaire géographique qui, de nos jours, est hégémonique, ou presque : l’État plus ou moins « national » fait figure de communauté politique naturelle, dominante. De tels États sont indissociables des territoires précis et bornés où ils s’incarnent. La souveraineté politique, nos cartes le proclament toutes, est aisément lisible dans l’espace ; elle est, par définition, territoriale, circonscrite au sein de limites susceptibles d’être tracées sur le sol comme sur une carte. Elle se prête tout aussi naturellement à une représentation visuelle simple. Sans trop s’en rendre compte, on imagine les espaces d’expansion européenne comme autant de proto-États territoriaux.

Notre instinct est de vouloir représenter « la Nouvelle-France » à l’aide d’une grammaire cartographique familière. L’anachronisme n’aura pourtant pas été bénin. Il aura contribué, entre autres, à éclipser les modes autochtones de souveraineté et de rapport au territoire. Assimilées à des « sociétés sans État », les communautés amérindiennes seront privées du même coup d’une géométrie politique accessible : point de lignes sur les cartes, point de place dans la modernité spatiale qu’annoncent déjà, et seuls, les Européens. Dans ces conditions, il n’est peut-être pas inutile de rappeler l’altérité des anciennes conceptions européennes de l’espace politique. Le rapport entre souveraineté et territorialité n’était-il pas loin du nôtre, aussi, chez les Français du XVIe siècle ? Et peut-être encore au XVIIIe ? La place du visuel, les pratiques et techniques cartographiques, et le savoir géographique, tout autant ? Revisitons donc où et comment l’on situait la Nouvelle-France à ces époques, en se rappelant que chaque inscription du nom baigne dans une culture et dans des jeux de pouvoir qui méritent notre attention.

Sites d’un espace possible

« Rien ne sert de qualifier une NOUVELLE-FRANCE, pour estre un nom en l’air & en peinture seulement[4]. » La plainte du juriste Marc Lescarbot repose sur un constat ontologique crucial : au moment où il écrit, soit au début du XVIIe siècle, la « Nouvelle-France » est avant tout, pour lui, comme pour ses contemporains, une possibilité. Elle se situe moins sur la terre que dans un temps futur. Précaire, son existence loge surtout dans quelques « mémoires et traités épars » dont la plupart languissent à la Bibliothèque Royale ou dans les « papiers moisis des Libraires ». Sous une variété d’autres noms (Francesca, Nova Galia, entre autres), elle flotte depuis au moins 1529 sur quelques cartes et globes terrestres[5]. Pour pallier le danger qu’une possibilité si louable s’éclipse une fois pour toutes, le juriste tentera au moins de l’inscrire plus fermement et visiblement sur papier. L’urgence immédiate est d’en assurer la survie dans la République des lettres. Car c’est en Europe, sur parchemin et sur vélin, d’abord, où la Nouvelle-France s’incarne, et où son existence semble aussi menacée. Depuis Jacques Cartier au siècle précédent, déplore Lescarbot, aucun Français sauf Samuel de Champlain ne s’est « meslé » de « découvrir et d’écrire », alors que les « Hespagnols » s’évertuent à rédiger des histoires partisanes, et à faire disparaître les noms français de leurs cartes et récits.

S’inspirant de ces « petits poissons » qui se protègent contre la « gueule des coursaires » en formant un peloton, Lescarbot rassemblera donc les traces écrites d’anciennes « Nouvelles–Frances » pour leur donner de la substance et de la durée[6]. À cette anthologie de traces, il ajoutera le récit inédit des voyages plus récents de Pierre Du Gua de Monts et de Jean de Poutrincourt, ayant la sanction du roi Henri IV. Il alimentera le tout de ses propres témoignages oculaires[7]. Car Lescarbot, on se rappelle, passe lui-même « deux étés et un hiver » dans le territoire que les Français appellent l’Acadie.

En 1609, paraîtra donc à Paris l’histoire d’une glorieuse possibilité. Rapidement traduite en allemand et en anglais (à la demande de Richard Hakluyt) et sujette à plusieurs rééditions, l’« Histoire de la Nouvelle-France » sera la première « histoire » à porter ce nom de lieu et à le faire circuler vigoureusement[8]. Au fil de plus de neuf cents pages, surtout, Lescarbot révèle tout ce que pouvait comprimer ce toponyme accrocheur : de quoi flatter la famille royale et « dilater les bornes de sa piété, justice et civilité » ; de quoi allumer le sentiment national de la noblesse française et d’en délier les bourses ; de quoi provoquer la royauté espagnole, peut-être même le pape, et nourrir les circuits cartographiques européens ; de quoi attiser la curiosité des lettrés pour toute merveille venant des contrées récemment « inconnu[e]s des anciens et des modernes ». À l’image de l’historiographie de son époque, et de son public composite, le discours de Lescarbot sera hétérogène[9] : eschatologique et politique, il s’oriente vers un avenir qu’on ne peut pas, pour l’instant, figer ou borner précisément, mais dont l’étendue doit être à la mesure de la gloire de Dieu et du roi de France. Juridique et géographique, son discours doit tout de même être précis, asseoir certaines balises, concorder avec les pratiques et savoirs de ceux qui font figure d’autorité. Dans l’espace d’un seul texte, écrit par un seul auteur, la géographie d’une nouvelle France possible n’aura donc rien de simple ou d’univoque. Ni rien de simplement territorial.

L’énorme étendue de la Nouvelle-France sera toutefois une constante dans ce texte conséquent. Vaste et expansive, elle s’incarnera à l’échelle de son potentiel chrétien. Les chrétiens de l’Europe, pour le moins, semblent d’accord que le champ est libre à l’expansion partout où la parole de Dieu est inconnue, et Lescarbot puisera dans ce vieux discours juridico-religieux[10]. Aucune preuve incontestable, rassure-t-il ses lecteurs, n’atteste que la vérité divine ait atteint les vastes contrées des Indes occidentales[11]. Les chrétiens français ne seront donc bornés que par les prétentions ibériques jugées crédibles. Pour le reste, une nouvelle France pourrait s’incarner n’importe où sur ce qu’il décrit comme étant une sorte d’« île Atlantique » géante, plus vaste dans son ensemble que « l’Asie et l’Afrique ». Elle pourrait, par exemple, inclure le Brésil, où autrefois l’amiral de Coligny voulait établir une « Nouvelle-France ». Son histoire consacre en conséquence un livre entier à cette France « antarctique » ratée. Pourtant, il hésite à l’inclure dans la discussion explicite des « limites » de sa propre Nouvelle-France, « laissant la vendication de la France Antarctique à qui la voudra & pourra debattre[12] ». Une « Floride », tout aussi ratée, sera en revanche incluse.

Ainsi, notre Nouvelle-France aura pour limites du côté d’Ouest la terre jusques à la mer dite Pacifique, en deça du Tropique de Cancer ; Au midi, les îles et la mer Atlantique du côté de Cuba et l’île Espagnole : Au Levant, la mer du Nort ores dite la Nouvelle-France, & au Septentrion, celle terre qui est dite inconnue vers la mer glacée jusqu’au pole arctique[13].

Dans cette narration explicite des limites de la Nouvelle-France, la seule ligne aisément traçable sur une carte sera celle du tropique du Cancer. Peut-être trop provocante pour les Anglais, qui ont déjà débarqué en Virginie, par contre, elle ne figure pas sur les trois cartes de la première édition de l’ouvrage. Outre la « Figure de la Terre Neuve, Grande Rivière du Canada et Côtes de l’Ocean en la Nouvelle France », le livre se contente d’illustrer deux sites de débarquement de Français : le « Port Royal en la Nlle France » ainsi que le « Port de Ganabara au Brisil ». Seul ce dernier n’arbore pas les armes de la monarchie[14].

D’autres textes contribueront à naturaliser pour un public européen tant le toponyme que le caractère septentrional et presque illimité de cette Nouvelle-France. Ce sera le cas des Relations des jésuites, et notamment celle de Pierre Biard, la première à être publiée sous le titre de « Relation de la Nouvelle-France ». Comme Lescarbot (qui est à d’autres égards son ennemi…), Biard évoque une « terre vaste, et pour ainsi dire, infinie ». Comme Lescarbot, aussi, le jésuite invoque la précision d’une latitude. Ce ne sera pas le tropique du Cancer, pourtant, et la latitude en question ne servira pas dans son texte de borne. Le parallèle sur lequel il insiste sera plus nordique, et trace plutôt une symétrie inexorable : « Ceste nouvelle terre, dy je, descouverte premièrement au dernier siècle, par nos François, terre jumelle avec la nostre, subjecte à mesmes influences, rangée en mesme parallèle, située en mesme climat ». Et plus loin : « Nous appelons Nouvelle-France les terres et païs de l’Amérique, ou Indes occidentales, qui sont à l’autre bord de l’océan de Guienne, vers le soleil couchant, opposites à nous et droictement correspondantes en mesme ligne de l’orient à l’occident[15]. » Cette notion de profonde symétrie, héritée de la géographie antique, fait de la Nouvelle-France un espace longtemps préfiguré[16]. Elle aurait existé même avant que Gerolamo da Verrazano ait parcouru les côtes de la « Floride » avec son frère Giovanni et planté une « Nova Galia », comme une « Terra Francesca » sur une carte vers 1529, même bien avant que Thomas Aubert ait exhibé, plus de vingt ans plus tôt, des preuves corporelles de son existence sous forme de poissons et d’autochtones[17]. Seule la lâcheté ou la paresse empêcherait les Français de donner suite à une possibilité inscrite depuis la genèse universelle jusque dans le climat et la trajectoire quotidienne du soleil. Sous la plume d’auteurs colonialistes moins avertis, cette sorte de préfiguration frôle la farce : tel un monsieur Jourdain avant la lettre qui se serait réjoui d’avoir découvert sa prouesse en matière de prose, le Mi’kmaq Membertou aurait pu apprendre, dans un récit de son baptême rédigé en 1610, que longtemps avant l’arrivée des Français, il était déjà « Grand Sagamo de la Nouvelle-France[18] ». Moins drôlement, il ignore sans doute que la même plume proclame contre toute évidence qu’il n’en est plus le « chef et souverain ».

Les eaux de la légitimité

« Notre Nouvelle-France », écrit Lescarbot ; « Nous appelons Nouvelle-France », écrit Biard. Ce « nous » est celui du sujet chrétien, français, voire européen, qui prétend s’approprier par la simple connaissance, qui efface allègrement d’autres subjectivités, d’autres savoirs. Et au coeur d’une telle optique sur l’Amérique est le voyage depuis le connu vers le « nouveau » par la navigation de paysages maritimes : la mer, d’abord, mais aussi les îles, les côtes, les estuaires… C’est en effet à travers un voyage en navire, virtuel ou vécu, que les Européens regardent, et assimilent les paysages de l’Amérique qu’ils ne connaissent pas déjà. Tracer des côtes, signaler une arrivée, demeurent pendant longtemps des actes canoniques de la cartographie, comme des récits textuels, de l’expansion européenne[19]. Et bien après qu’elles aient cessé de servir de guides pratiques aux navigateurs, la grammaire et l’esthétique de ces sortes de cartes nautiques qu’étaient les portulans persistent dans le discours géographique européen : de plus en plus symboliques, des signes tels les rhumbs de vent continuent d’appeler à une route maritime, à une destination côtière, et surtout, au mouvement sur l’eau qui les relient[20].

C’est en s’imaginant franchir « la mer de Guienne » en ligne droite, comme nous l’avons vu, que les lecteurs de Pierre Biard atteignent la Nouvelle-France. Quant à Lescarbot, il structure son histoire autour d’une série de récits de navigation, mot qui figure d’ailleurs dans le titre de son oeuvre. Inspiré tout au long par le mythe de Neptune, Lescarbot fera du dieu des mers l’ardent protecteur laïque des visées impériales françaises[21]. Et pour le juriste-écrivain, nous l’avons vu aussi, l’Amérique tout entière est une sorte d’île, définie par les mers qui l’entourent[22]. Sa Nouvelle-France est elle-même profondément maritime : elle ressemble à une presqu’île, « limitée par la “mer du Nort ou de la Nouvelle-France”, par la mer “glacée”, et au sud par la mer “atlantique” ». Insulaire, ou presque, cette Nouvelle-France s’ajoute à l’archipel de surprises fructueuses qui se sont déjà révélées aux Européens, depuis les Canaries jusqu’aux Antilles et Terre-Neuve, et qui sont d’autant plus délicieuses qu’elles sont anticipées par les mythes et les auteurs classiques[23].

Si la Nouvelle-France s’ancre dans un paysage maritime, elle est parfois carrément une mer. Des variantes de cette « Mer de Nouvelle-France » surgissent peu après les premières apparition de leurs pendants terrestres : la planisphère du cartographe dieppois Pierre Desceliers, datant de 1546, par exemple, pose une « Mer de France » au large d’une « Francesca » terrestre[24]. Plus d’un siècle plus tard, l’on trouve encore des représentations d’une mer réclamée par la France. En 1683, le somptueux « globe terrestre », préparé pour Louis XIV par le franciscain vénitien Vincenco Coronelli, contribue au culte du Roi Soleil non le moindrement par son inclusion d’une « mer du Canada ou Nouvelle-France ». Une carte de l’« America settentrionale » confectionnée cinq ans plus tard par ce même cartographe présente elle aussi une « mer du Canada ou de la Nouvelle-France » qui longe la côte depuis l’estuaire du Saint-Laurent vers le Sud, se fondant en une « mer de Virginie ». Ensemble, ces deux mers forment la limite occidentale de la plus vaste « mer du Nord[25] » (figure 4). Tout en flattant les ambitions françaises, ces oeuvres de Coronelli et d’autres de cette trempe expriment une vision répandue à travers la république des lettres européennes et les circuits de navigateurs, et bien sûr parmi les pêcheurs : ce que nous appréhendons aujourd’hui comme un tout, soit l’océan Atlantique, sera parcellisé en régions[26]. Certaines, telles « la mer du Nord » ou la « mer du Sud », se définissent par rapport aux connaissances et aux trajectoires de navigation européennes. D’autres, telles la mer de la Virginie ou la mer de la Nouvelle-France, clament plus explicitement un droit ou une juridiction, et peut-être la même possession.

Ces mers atlantiques, et leurs littoraux, constituent ce que d’aucuns ont appelé des « empires d’accès[27] ». Routes de navigation, de commerce, sources de poisson, elles attirent autant, pendant longtemps, que le territoire continental américain en soi. Au XVIe et au XVIIe siècles, les discours entourant la souveraineté au Nouveau Monde sont en conséquence profondément maritimes. Les Européens se préoccupent autant de la légitimité de leur présence sur les eaux que sur la terre. Le contexte légal et discursif est, entre autres, celui créé par la centaine de bulles papales qui tentent de régir l’accès aux nouveaux espaces maritimes fréquentés par les Européens depuis le début du XVe siècle, dont les îles atlantiques au large de l’Afrique. Les plus célèbres sont celles de la fin du siècle, collectivement dénommées Inter caetera, qui créent des zones d’influence espagnoles et portugaises[28].

Fig. 4

Vincenzo Coronelli, America settentrionale [1688]

Vincenzo Coronelli, America settentrionale [1688]

Carte du grand cartographe italien Vincenzo Coronelli, qui avait longtemps travaillé pour Louis XIV. À noter la «mer du Canada ou de la Nouvelle-France», élément qui paraît sur beaucoup de cartes du XVIIe siècle dans la partie nord-ouest de l’océan Atlantique.

Source : Vincenzo Coronelli, America settentrionale [carte confectionée en 1688] (Venise, Domenico Padovani, 1690). Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 3339766

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Disputées (par François Ier entre autres) ou tout simplement contournées (par des milliers de pêcheurs), ces actes législatifs de la papauté ouvrent néanmoins une discussion sur l’accès à la mer, et sur l’autorité maritime. Les débats atteignent un crescendo au début du XVIIe siècle avec le défi lancé par la Compagnie hollandaise des Indes orientales (VOC) contre le prétendu monopole des Portugais sur l’océan Indien : en février 1603, le capitaine Jakob van Heemskerck saisit la Santa Catarina et une cargaison valant presque autant que les revenus annuels du trésor royal de l’Angleterre[29]. Sommé de légitimer les actions de ses compatriotes, le juriste hollandais Hugo Grotius proclame la liberté pour tous et le statut non national de la mer, « qui ne peut être possédée », rejetant la juridiction du pape dans des termes que même des souverains catholiques peuvent accepter[30]. Par la suite, Grotius viendra à accepter que la « mer océanique » constitue un espace juridique différent des eaux plus proches des côtes. Ces mers « territoriales » sont susceptibles d’être contrôlées par des puissances côtières, qui peuvent limiter l’accès à la navigation ou au commerce[31]. Souverains, négociants, juristes de toutes trempes suivent de près les manoeuvres hollandaises, et s’abreuvent de leurs pratiques et arguments[32]. Lescarbot sera loin d’être le seul auteur à vouloir secouer la France de sa « torpeur » maritime, et de réveiller sa capacité de faire la loi sur mer, comme le faisaient jadis les vaillants ancêtres gaulois de la nation française[33].

Les premiers textes exprimant un voeu de juridiction française en ce « nouveau monde » baignent à leur tour dans un langage aquatique. Qu’ils autorisent des voyages sur mer, permettent à des sujets mobiles de se faire obéir au nom du roi sur des vaisseaux ou des pays lointains, ou créent des zones exclusives de navigation ou de commerce, ces actes officiels tracent en conséquence une géographie qui n’est que partiellement terrestre. On fait des gestes pratiques exprimant la souveraineté, et on l’imagine prendre forme, par rapport aux voies maritimes et aux points d’entrée (ports, golfes, estuaires) des pays outre-mer[34]. Ainsi, les lettres patentes (1540) qui autorisent l’expédition colonisatrice du sieur de Roberval l’envoient « en divers pays transmarins et maritimes tant de Canada, Ochelaga, Saguenay que autres ». Plus d’un siècle plus tard, au début du régime royal (période on ne peut plus terrestre dans l’imaginaire national québécois ou canadien), la commission du gouverneur de Mézy le nomme, « gouverneur et Lieutenant General dans toute l’estendue du fleuve St. L’aurant en la Nouvelle France Isles et terres adjacentes de part et d’autre du dict fleuve Et autres rivieres qui se deschargent en iceluy jusqu’à son embouchure ». Son successeur, Lefebvre de la Barre, se voit nommé même gouverneur « de touttes les isles de la nouvelle france »[35].

Regardons de plus près la géographie qui est au coeur de l’acte juridique constituant la compagnie de la Nouvelle-France, document si souvent cité par les historiens pour cerner les « limites de la colonie ».

[…] le fort et habitation de Québec, avec tout le dit pays de la Nouvelle France, dite Canada, tant le long des côtes depuis la Floride, que les prédécesseurs rois de Sa Majesté ont fait habiter, en rangeant les côtes de la mer jusqu’au cercle Arctique pour latitude, et de longitude depuis l’Isle de Terre Neuve, tirant à l’ouest, jusqu’au grand lac, dit la mer douce, et au-delà que dedans les terres et le long des rivières qui y passent, et se déchargent dans le fleuve appelé Saint-Laurent, autrement la grande rivière de Canada, et dans tous les autres fleuves qui les portent à la mer, terres, mines, minières, pour jouir toutefois des dites mines conformément à l’ordonnance, ports, et hâvres, fleuves, rivières, étangs, isles, islots et généralement toute l’étendue du dit pays au long et au large et au de là, tant et si avant qu’ils pourront étendre et faire connoître le nom de Sa Majesté[36]

L’acte ne « décrit » pas un « territoire ». Il ne constitue pas non plus une « prise de possession de territoire ». Et la géographie qu’il énonce n’a pas été inventée en 1627. On retrouve certains traits observés dans les représentations antérieures, tant textuelles que cartographiques : la Nouvelle-France combine ici un aspect vague et quasiment sans limites (de la Floride jusqu’au cercle arctique et de Terre-Neuve aux Grands Lacs « et au-delà ») ; elle est encore une fois orientée vers l’avenir, tout en étant ponctuée de sites précis, dont certains sont déjà connus et nommés, tels le fort et l’habitation de Québec. Mais surtout, cette Nouvelle-France se définit partout par l’eau.

À la manière des anciens portulans, la charte énumère les destinations qui se trouvent, ou se trouveront, au terme de voyages en bateau. Les fleuves, ici, imitent les rhumbs de vent : ils mènent à des ports, des havres ; sont interrompus par des îles, des îlots. Certaines de ces destinations sont connues. La plupart ne le sont pas encore. Mais l’eau mène partout à la connaissance, et par là à une juridiction légitime. Soulignons le processus de naturalisation qui s’effectue ici, et qui est au coeur de la rhétorique de légitimité : l’extension de la souveraineté royale sera aussi naturelle et inexorable que le tracé des cours d’eau. Il n’y aura aucun travail de persuasion ou de conquête à effectuer. La simple apparition de Français dans leurs barques et vaisseaux fera « connaître le nom de sa Majesté ». Inspirés par Grotius et les Hollandais, les Français choisissent une compagnie pour faire naviguer outre-mer la juridiction royale en 1627, et empruntent aussi le langage de la clémence, la « perfidie et cruauté » étant des piliers de l’argumentaire contre le monopole ibérique dans De Mare Liberum[37]. La tradition papale joue aussi : on trouve ici les échos de l’épistémologie juridique exprimée de façon succincte dans Inter caetera[38] : la parole de Dieu étant par sa nature universelle, tous les chrétiens ont un droit, même un devoir, de juridiction là où on ne la connaît pas encore. Les premiers chrétiens à découvrir des sites particuliers d’ignorance pourront y établir juridiction aux dépens des retardataires. Les eaux de la Nouvelle-France menant infailliblement à l’ignorance amérindienne de la parole divine chrétienne, elles tracent les sillons légitimes de la souveraineté. Si le discours géographique de la charte de la Compagnie des Cent-Associés insiste tant sur les eaux de la « Nouvelle–France », c’est qu’il nourrit aussi un argument juridique.

Une Nouvelle-France gouvernée ?

Pas plus que la charte de 1627, l’ensemble des archives écrites de la gouvernance française ne trace une Nouvelle-France bornée de façon linéaire, ou fixe, dans un territoire. L’absence de cohérence règne, tout comme l’absence persistante de lignes frontalières précises. C’est le cas non seulement d’une période à l’autre, mais dans les représentations datant d’une même époque. Toutes les possibilités entrevues chez les historiens de nos jours y sont en quelque sorte anticipées : un Canada synonyme ou non de la Nouvelle-France, l’Acadie ou la Louisiane distinctes ou non de celle-ci ; une Louisiane énorme qui éclipse quasiment une Nouvelle-France détachée, coincée contre le fleuve Saint-Laurent ; ou une Nouvelle-France qui, au contraire, trône par-dessus une multitude d’espaces qu’elle semble absorber ; la part des « espaces blancs » sur les cartes, et la présence amérindienne problématique, varient tout autant. Parfois, la Nouvelle-France elle-même s’efface entièrement. Dans la cartographie officielle, financée par le roi, comme dans les cartes commerciales, la gamme de possibilités se signale principalement par l’emplacement, la taille et la densité relatifs de toponymes[39]. Comme on le verra plus loin, dans une discussion explicite de la question de frontières et de limites, les lignes, quand elles apparaissent au XVIIIe siècle, tracent surtout des zones de contestation entre Européens, des zones de violence, qu’elles invitent par ailleurs. Mais ce n’est pas que dans des croquis visuels que les officiers du roi imaginent leur Nouvelle-France. Et surtout, l’ambigüité des espaces qu’ils construisent dans leurs textes a des sources autres que celles confectionnées par les historiens sous l’emprise des imaginaires nationaux de leur temps.

En 1605, le nom de la Nouvelle-France s’inscrit, peut-être pour la première fois, sur un texte légal français d’origine royale : les lettres patentes « pour l’enregistrement des pouvoirs et commissions donnés au Sieur de Monts » lui donnent le titre de « lieutenant-général en Acadie, Canada, et autres endroits de la Nouvelle France[40] ». Onze ans plus tard, des lettres de provision, accordant au maréchal de Thémis le titre de « vice Roy du Canada », lui confèrent simultanément celui de « lieutenant général en l’estendue dudit pays, lequel nous voulons à l’advenir appellé du nom de la Nouvelle-France, ou France occidentale[41] ». Comme le toponyme « Nouvelle-France » qu’ils invoquent tous deux, ces documents communiquent un désir clair de juridiction française.

Si le désir de juridiction française y est clair, en revanche, les références territoriales le sont moins. Ces deux inscriptions partagent, avec toutes celles que nous avons déjà examinées, le trait d’être à la fois floues et expansives. Elles contribuent aussi à leur façon à la profusion de sens et de lieux associés au toponyme. Les lettres de provision du maréchal de Thémis vont d’ailleurs jusqu’à déstabiliser le nom lui même, tout en proposant du même souffle de le figer : ledit pays s’appellera « Nouvelle-France », c’est-à-dire quand on ne l’appellera pas « France Occidentale »… Et l’Acadie, fait-elle partie de la Nouvelle-France ? Ces deux sources vacillent. D’un énoncé à l’autre, l’Acadie disparaît, peut-être avalée par un Canada désormais plus grand. Presque sept décennies plus tard, un seul et même gouverneur général, Le Febvre de la Barre, perpétue la profusion de possibilités : ses ordonnances placent tantôt l’Acadie à l’intérieur de la Nouvelle-France, tantôt à l’extérieur. Le 22 mars 1683, il est question de « l’Acadie, pais de la Nouvelle France », alors que le 19 avril de cette même année, une ordonnance fait mention de « toutes les terres de la Nouvelle-France et Acadie[42] ».

De tels glissements reflètent sans doute les aléas de conflits militaires entre Anglais et Français, les abandons, les cessions et contre-cessions de l’Acadie. Ils sont sans doute, aussi, tributaires de savoirs géographiques d’autant plus vagues que les auteurs sont loin des endroits dont il est question ; ils expriment aussi les aléas de la production, de la préservation de textes écrits, et de leur transmission entre officiers dans cet « État d’information » embryonnaire. Tous n’ont pas le zèle pour écrire, cataloguer et ranger, que Jean-Baptiste Colbert exige même de son fils épuisé[43].

Chacun de ces facteurs est sans doute présent, et mériterait notre attention plus soutenue. Pour l’instant, attardons-nous à une autre considération : les références territoriales de ces textes sont brouillonnes et instables peut-être parce que leur portée et leur précision juridique ne sont pas en premier lieu territoriales. Elles sont plutôt personnelles (ou corporatives dans le cas de la charte de 1627). C’est certainement le cas des lettres patentes et des lettres de provisions mentionnées ci-dessus, et de l’ensemble des commissions d’officiers du roi. Avant tout, l’on investit en une personne précise le droit de se faire obéir au nom du roi de France. Il ne faut surtout pas qu’une lettre de provision limite a priori l’autorité du sieur de Monts aux endroits déjà connus et nommés. La souveraineté royale doit être mobile, suivre les sujets du roi dans leurs pérégrinations. La « Nouvelle-France » exprime en ce sens une relation de pouvoir entre personnes, et non une aire homogène et stable de la surface de la terre.

Sans être tout à fait territoriale, la souveraineté a tout de même certaines dimensions spatiales, susceptibles d’être exprimées visuellement : elle se représente dans la cartographie à l’aide de points ou de sites précis, de villes, de havres, de forts, d’encarts détaillés, soigneusement étiquetés de toponymes le plus souvent français — où se figent, si ce n’est que temporairement, les sujets du roi de France. Ce ne sera qu’à plus petite échelle, surtout dans les plans de propriété terrienne, ou de fortifications, que l’on verra des îlots de souveraineté forte représentées à l’aide d’aires géométriques bien délimitées.

Dans sa réflexion sur la souveraineté à la fin du XVIe siècle, le juriste Jean Bodin ne mentionne nulle part le mot « territoire » ou des variantes linguistiques[44]. Ce silence reflète en partie le contexte dans lequel Bodin écrit : celui d’une France déchirée par les guerres de religion. C’est la nature du pouvoir souverain au sein d’une « république » qui le préoccupe avant tout. Mais c’est aussi que les États européens n’ont pas, à l’époque, une nature « strictement territoriale ». « L’idiome dominant est celui de juridiction », écrit l’historien Peter Sahlins, qui s’est longtemps penché sur la question des frontières en Europe. Et la juridiction serait un amalgame hétérogène de rapports au pouvoir, incluant entre autres « les appartenances, les dépendances, et les annexes ». Citons de nouveau Sahlins :

La souveraineté juridictionnelle dans la France de l’époque moderne implique que la couronne accumule des droits à des domaines précis—fiefs, baillages, évêchés, seigneuries, etc. À côté de ces formes féodales de « dominium » sont des circonscriptions administratives créées par la couronne… Le royaume n’est pas une unité territoriale cohérente, bornée dans un sens linéaire[45].

Faut-il alors s’étonner de retrouver autant d’incohérence outre-mer, et de retrouver des espaces impériaux qui ne sont pas « strictement territoriaux » ? Des deux côtés de l’Atlantique, l’on bricole, parfois simultanément, des « droits domaniaux » et des « circonscriptions administratives » au gré d’une expansion souvent violente. Pays, au pluriel et au singulier, contrées, terres, domaines, l’on ne sait trop comment désigner les lieux outre-mer de nouvelles juridictions françaises. Que gouvernent le Gouverneur général et l’Intendant de la Nouvelle-France ? Des sujets ? Une colonie ? Laquelle ? Une hiérarchie de colonies ?

Les commissions de gouverneur général et d’Intendant, comme celles citées ci-haut, se rattachent effectivement à la « Nouvelle-France ». Et elles leur confèrent explicitement juridiction non seulement « en Canada », mais aussi, au fil des années « en Louisiane » et à l’« Isle Royale[46] ». Leurs homologues de Port Royal, de la Nouvelle-Orléans et de Louisbourg occupent des rangs inférieurs, ceux de lieutenant-gouverneur et de commissaire ordonnateur. Pour ce qui concerne la Louisiane, l’Édit du roi, qui établira cette colonie en 1712, la rentre aussi explicitement, et de façon subordonnée, dans la Nouvelle-France :

Voulons que toutes les dites terres, contrées fleuves, rivières et îles soient et demeurent compris sous le nom du gouvernement de la Louisiane qui sera dépendant du gouvernement général de la Nouvelle-France, auquel il demeurera subordonné[47]

Comme on l’a souvent souligné, cette hiérarchie de « gouvernement » n’aura presque aucun écho dans les pratiques d’écriture, et dans les archives qui en découlent. On sait que les administrateurs à Port Royal, et plus tard à la Nouvelle-Orléans, communiquaient directement avec le secrétaire d’État de la Marine en France et que, dans la pratique, ils ne recevaient pas d’instructions de Québec. Le mémoire du roi adressé au gouverneur général en 1755 est typique : « La Nouvelle-France, dont sa Majesté a bien voulu confier le gouvernement au Sr. De Vaudreuil de Cavagnal comprend le Canada, l’Isle Royale et la Louisiane avec leurs dépendances. » Les pages qui suivent ne concernent que le Canada[48]

Si les officiers du roi qui siègent à Québec n’hésitent pas à parler de « la colonie » qu’ils gouvernent, et si leurs commissions évoquent une juridiction en « Nouvelle-France », rarement parlent-ils de la « colonie de la Nouvelle-France ». Les officiers de la Marine en France, notamment à partir de la fin du XVIIe siècle, appréhendent leurs sphères de responsabilité en unités « d’arsenaux » et de « colonies ». Dans l’organisation de ses archives, la Nouvelle-France laisse peu ou pas de traces : l’on classe la correspondance par « colonies », par exemple, et la Nouvelle-France n’en est pas une. Il en est de même pour le domaine plus particulier des finances. Et cela en dépit du fait que les édits du roi qui créent la charge du « trésorier général de la Marine » en France distinguent explicitement la « Nouvelle-France » parmi les zones de responsabilité du trésorier. Dans la pratique comptable, elle se fait rare. On soumet plutôt des comptes pour le Canada, pour la Louisiane, après l’instauration du régime royal en 1731, comme on le fait d’ailleurs pour Saint Domingue ou pour Cayenne, etc. Il y aura aussi l’espace plus vaste du « Domaine d’Occident ».

Pour ce qui est des comptes coloniaux, ils s’absorbent à leur tour, sur pied d’égalité, dans ceux de la Marine, encore une fois sans mention de la « Nouvelle-France[49] ». Celle-ci existe dans un idiome juridictionnel tributaire à celui de la monarchie française. Les contemporains puisent, sans cohérence particulière, dans le répertoire ample de possibilités. La Nouvelle-France ne se réduit pas à une « unité administrative », ni même à un ensemble de « colonies » ou « d’habitations », les deux vocables de l’époque qui évoquent d’ailleurs des populations transplantées, plutôt que des lieux[50]. Si Marc Lescarbot pouvait imaginer une Nouvelle-France « possible » en forme de quasi presqu’île, on a du mal, un siècle plus tard, à visualiser la Nouvelle-France comme « territoire », encore moins comme territoire délimité par des frontières naturelles du paysage, ou par des lignes sur des cartes.

L’ambigüité cartographiée

Dans ces conditions, les cartes que confectionne l’hydrographe et géographe du roi, Jean-Baptiste-Louis Franquelin, en 1699 (figure 5) et pendant la guerre de la Succession d’Espagne, sont des artéfacts extraordinaires de l’impérialisme français à l’aube du XVIIIe siècle[51]. L’on sait que les Pontchartrain, père et fils, tous deux secrétaires d’État de la Marine, étaient intimement familiers avec ces chefs-d’oeuvre visuels de l’ambigüité territoriale de la Nouvelle-France, et de la pluralité hétéroclite des discours de la souveraineté[52]. Dans l’esprit de la charte de 1627, Franquelin offre à ses patrons une Nouvelle-France illimitée qui plane de façon insouciante tant sur les colonies anglaises et les établissements français que sur les nations indigènes, dont la présence est effectivement loin de s’effacer.

D’emblée, ce qui frappe sur les cartes de 1699 et de 1708, c’est la profusion typographique. Les mots foisonnent. Les espaces blancs sont rares. Nous sommes loin des cartes qui concentrent toute leur précision dans les zones littorales, et qui se fondent en une vaste « terra incognita » vide de signes. Ici, un réseau dense de cours d’eau arrose tous les recoins du continent, comme autant de veines et de capillaires. Et si l’on regarde de plus près cette explosion d’écriture, de rivières et de fleuves, on constate tout de suite l’écrasante majorité de toponymes et d’ethnonymes autochtones. Ce n’est qu’avec difficulté que l’on entrevoit une poignée de noms de lieux français familiers : Québec et Trois-Rivières se distinguent de peine et de misère, alors que Montréal est invisible. Le fleuve Saint-Laurent s’estompe sous un chaînon de noms illisibles, quoiqu’un encart majestueux et détaillé du fleuve rappelle qu’il s’agit du haut lieu de la présence française. Annoncés dans le titre de la carte, la « Nouvelle Angleterre, Nouvelle Yorc, Nouvelle Albanie, Nouvelle Suede, la Pensilvanie et la Floride » s’écrabouillent tout aussi discrètement contre la côte. Un peu moins discrètement, « la Caroline ou Floride française » affirme sa présence au Nord d’une « péninsule de Floride » parsemée de quelques rares toponymes espagnols. Si les lettres moulées épelant la « Nouvelle-France » sont littéralement près de vingt fois plus grandes que les plus petites lettres de la carte, et si elles s’échelonnent depuis « les terres de l’Arctique » jusqu’au « golfe de Mexique », l’effet cumulatif est celui de l’immanence et de l’ubiquité plutôt que d’une vulgaire domination. Depuis le « N » initial, qui coupe le « pais de la nation des Assini--N--bouels », jusqu’aux « C » et « E » méridionaux qui fracturent le pai—C--des E--Chicacha, la Nouvelle-France est indissociable des paysages autochtones.

Fig. 5

Jean-Baptiste Louis Franquelin, Partie de l’Amerique septentrionalle ou est compris la Nouvelle France, Nouvelle Angleterre, Nouvelle Albanie, et la N. Yorc, la Pensilvanie, Virginie, Caroline, Floride, et la Louisiane, le golfe du Mexique, et les isles qui le bordent a l’orient, & c., [S.l.], 1699, 1 carte manuscrite en 4 feuilles.

Une Nouvelle-France sans limites. Pour Franquelin, la domination française n’efface pas une certaine souveraineté territoriale des nations autochtones.

Source : Service historique de la Défense, MV, SH 71 Recueils, recueil 66, carte numéro 20-23

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Sur la carte de 1708, deux images proéminentes viennent renchérir le portrait d’immanence naturelle : en bas à gauche, un Amérindien se repose, assis, un compas et un jalon dans la main ; en bas, à droite, sous les armes royales du Dauphin et sous un plan élégant de la capitale, une scène toute aussi bucolique avec une dizaine d’Amérindiens des deux sexes, dont certains pointent du doigt, comme pour indiquer le chemin. Nous sommes aux antipodes d’une scène de conquête ou de « réduction » de barbares errants : les Amérindiens partagent ici la dignité et la civilité de figures de l’Antiquité. Et par un acte de ventriloquisme visuel, ils semblent construire spontanément la Nouvelle-France de leur propre gré. Ils connaissent le nom de sa Majesté, mesurent son continent et savourent la grâce paisible de sa protection.

La majesté de cette Nouvelle-France ne sera ainsi pas compromise par le petit nombre de sites occupés ou possédés par des Français. Loin de l’effacer, en effet, ces cartes proclament vigoureusement une présence autochtone active. Les Amérindiens sont non seulement présents, mais jouissent d’une certaine souveraineté territoriale : l’auteur de la carte ne se contente pas d’écrire « les Illinois », mais « pays de la nation des Illinois » ; on y voit « pais, nation, lac et villages des Panis », « contrée des outaouacs » et ainsi de suite. Un avertissement en haut et à droite annonce que les noms figurent « a peu près dans l’espace de ce que chacun possède ». Point de trace, ici, de l’idéologie selon laquelle des « sauvages » errent à travers la terre sans la posséder. Nous sommes plus près de « l’idiome juridictionnel » de la souveraineté européenne. Outre-mer, le roi de France règne tout autant sur une panoplie d’« annexes, d’appartenances, et de dépendances » hétérogènes : elles s’appelleront, sans définition précise, des « pays », des « contrées », des « nations »… Si Louis XIV les possède toutes, tels un « domaine » féodal, d’autres couches subordonnées de possession subsistent.

Cette forme de « dominium féodal », qui associe la juridiction à la possession, et qui superpose des couches de propriété, fait écho à celui dont prétend le roi sur son royaume. Mais ces cartes proclament aussi la possibilité d’une souveraineté plus profondément impériale. La clémence, nous l’avons déjà vu, fait partie intégrante du discours juridique de l’expansion européenne au moins depuis Inter caetera. Celui de la « connaissance » est encore plus ancien : la « découverte » d’hommes et de femmes sans connaissance de Dieu, on se rappelle, justifie au moins depuis les croisades la juridiction de chrétiens sur les non-chrétiens. En apprivoisant une pléthore de toponymes amérindiens et les fleuves qui ont mené à de tels savoirs, ces cartes françaises incarnent tout le zèle français à découvrir l’ignorance amérindienne de Dieu, et à faire « connaître le nom du roi ».

Féodale et impériale, impliquant la possession, mais moins évidemment la sujétion, la relation entre la Nouvelle-France de Franquelin et les Premières Nations demeure ambiguë à d’autres égards. Quelles nations autochtones sont impliquées ? Est-ce que les Sioux ou les Panis, ou le « pais de la nation des Tanicos », situé en apparence dans le Texas de nos jours, font partie de la Nouvelle-France ? Nous savons que ces Nations n’avaient que des liens très incertains avec les Français au début du XVIIIe siècle. Mais pourquoi exclure la possibilité d’une intégration plus étroite à l’avenir ? Ainsi, la carte de Franquelin ne trace pas de frontières : pas plus entre territoire français et territoire amérindien, qu’entre les territoires respectifs des diverses nations autochtones. Dans cette cartographie, la Nouvelle-France ne semble pas déplacer les Premières Nations ; elle les incorpore, et les incorporera.

Des frontières et des limites

Greffée de façon ambiguë sur l’espace amérindien, la Nouvelle-France est encore moins « strictement territoriale » que la France. Mais si elle semble parfois être partout, comme sur les cartes de Franquelin, la question de ses « limites » se pose depuis le début. Parfois même en termes territoriaux. Verrazano pose sa Nova Galia entre espaces ibériques et anglais. Lescarbot laisse le sud du tropique du Cancer à d’autres. En 1671, l’Intendant de la Nouvelle-France, Jean Talon, est plus explicitement belliqueux dans une lettre écrite au roi depuis Québec :

Et ces parties des nations estrangères qui bordent la mer si bien établies tremblent desja d’effroy a la veue de ce que sa Maiesté a fait icy dans les terres depuis sept ans, les mesures qu’on a prises pour les resserer dans de tres estroites limittes par les prises de possession que i’ay fait faire, ne souffrent pas qu’elle s’estendent qu’en mesme temps elles ne donnent lieu de les traiter en usurpateurs et leur faire la guerre[53].

Contrastons ce passage avec un autre, extrait de la même lettre. Du commissaire subdélégué qu’il envoie vers les Grands Lacs, Daumont de Saint-Lusson, Talon écrit : « …ayant fait présents aux sauvages des terres desquels il a pris possession, il en a réciproquement reçu d’eux en castors[54]… » L’Intendant est explicite et limpide pour ce qui est des « limites étroites » des « parties de nation » européennes. Sur les terres amérindiennes, il est, comme le seront ses successeurs, virtuose du non-dit et de contorsions verbales. À force de le répéter avec élégance baroque, les Français réussissent peut-être même à se convaincre qu’ils ont fait un splendide cadeau territorial aux Amérindiens qui efface tout besoin de tracer des limites entre eux.

L’on a souvent rappelé, bien sûr, que les Amérindiens présents lors de cette scène d’échange de présents et de castors, et de plantation de croix, ont vécu autre chose qu’une « prise de possession ». La tradition orale a effectivement préservé jusqu’à ce jour une version fort différente[55]. Mais pour ce qui est de la version française, notons ce qu’elle a de prototypique. Elle est non seulement écrite, mais formellement écrite, notariée, avec signatures et témoins ; et le texte écrit, préservé sciemment pour l’avenir dans les archives de l’État, ne trace aucunement des limites de terres amérindiennes par rapport aux Français. Elle déclare plutôt une priorité française par rapport à d’autres puissances européennes, dans un langage qui nous est désormais familier : « dudit lieu Sainte-Marie du Sault, comme aussy des lac Huron et Superieur, isle de Caientoton et de tous les autres pays, fleuves, lacs et rivières, contigües et adjacentes, iceux tant descouverts qu’à descouvrir, qui se bornent d’un costé aux mers du Nord et de l’Ouest, et de l’autre costé à la mer du Sud, comme de toute leur longitude en profondeur[56] ».

Ce n’est pas là une description de territoires amérindiens cédés (le contraste avec les traités conclus à cette époque entre les colonies britanniques et les nations autochtones est d’ailleurs frappant)[57]. C’est plutôt une sorte de mise à jour de la charte de 1627, où l’on nomme quelques nouveaux sites précis, nouvellement « descouverts », et où l’on insiste encore une fois sur les cours d’eau qui donneront accès à leur tour à d’innombrables éventuelles découvertes/possessions.

La discussion de limites se situe donc plutôt dans une conversation entre Européens. Les apologistes de la « Nouvelle-France » admettent que cette « partie de la monarchie française[58] » est en soi une « limite » aux juridictions européennes rivales. Elle invite à la violence, et c’est justement pour cela qu’on s’évertue tant à coucher sur papier des armes juridiques, tels les procès verbaux de « prises de possession », que l’on brandira lorsqu’il sera nécessaire. Et ce sera ainsi avec toutes les discussions de « limites » inscrites dans les archives de cet espace impérial ambigu : ce ne sont pas des descriptions de bornes, territoriales ou autres. Ce sont des arguments juridiques qui se tissent avec plus ou moins d’anxiété ou de conviction dans un contexte de conflit, de violence latente, et bien souvent, de violence réelle.

Sans être le langage privilégié des arguments juridiques concernant les frontières, des deux côtés de l’Atlantique, les lignes apparaissent plus fréquemment sur les cartes au XVIIIe siècle. Elles demeurent pourtant des signes ambigus, parfois même de simples gestes esthétiques, ou carrément des fantaisies des cartographes. Une des premières cartes vigoureusement « bornées » de la Nouvelle-France est celle produite en 1656 par le premier géographe officiel du roi, Nicolas Sanson d’Abbeville (1600-1667). Il n’a jamais traversé l’Atlantique, et se plaît à inventer une splendide chaîne fictive de montagnes pour designer la frontière entre la « Nouvelle-France ou Canada » et la « Floride Espagnole ». Telle était la séduction exercée par l’idéal de frontières politiques et militaires marquées par la nature, que véhiculaient la cartographie commerciale et les géographes de la mi-XVIIe siècle[59].

Les négociations menant au traité d’Utrecht donnent également lieu à une carte traçant des limites à l’aide de lignes, cette fois à partir de connaissances géographiques locales. Pendant que les Français négocient des limites en Europe, ils contemplent aussi le sort de la Nouvelle-France, « cartes à la main[60] ». En 1712, sous les ordres du secrétaire d’État de la Marine, l’on confectionne une « Carte du Canada », où les « terres des François sont marquées de bleu et celles des Anglais de jaune ». Elle se trace à partir d’une carte manuscrite datant de l’année précédente, et préparée par Jean-Baptiste de Couagne, officier canadien, arpenteur assistant de Gédeon de Catalogne. Cette version plus modeste, et bornée, de la Nouvelle-France (qui figure comme toponyme, mais non dans le titre) aurait coïncidé davantage avec les voeux du secrétaire d’État de la Marine qu’avec la vision continentale illimitée de Franquelin[61]. Mais les Mémoires de Pontchartrain laissent entendre tout autant que sa conception des « limites » est complexe : parfois invoque-t-il des « frontières naturelles », par exemple une rivière, qui ne paraissent pas sur la carte comme telles ; les lignes sur la carte, elles, ne correspondent pas à des lignes qui peuvent être tracées sur le sol, mais plutôt à des droits juridictionnels – comme celui de commercer[62]. Et de toute façon, la carte, qui ne propose pas de limites pour l’Acadie, sera ignorée dans le traité final.

La question des limites entre juridictions européennes en Amérique du Nord est principalement débattue au lendemain de guerres. Et, règle générale, rien ne sera tranché[63]. Le traité d’Utrecht, par exemple, reporte à l’avenir la négociation des limites précises de la « Baie d’Hudson » et de l’Acadie, toutes deux cédées aux Anglais. Si les enquêtes et les mémoires se succèdent, tels ceux du père Bobé ou du père Charlevoix dans les années 1720, rien ne se fixe. Tout demeure dans le même suspens après la guerre de Succession d’Autriche, mais le texte du traité d’Aix-la-Chapelle relance la question, notamment pour ce qui est de l’Acadie. La commission franco-britannique créée en 1749 aura en fait un mandat beaucoup plus large, et se penchera sur « toutes les possessions et droits en Amérique » jusqu’en 1753. La commission savante ne résout rien, elle non plus, et ses délibérations courtoises cèderont la place d’abord aux stridentes guerres de cartes britanniques et françaises, avec leurs tracés mutuellement provocateurs de limites, puis aux véritables coups de canons…

Le travail de la commission mérite notre attention, cependant. L’exercice sera laborieux, et implique des fouilles stratégiques dans la mémoire écrite de l’État : on cherche surtout ce qui est étayé de « garants imprimés », et on recherche des chaînes d’écriture : pour la « prise de possession de Verrazan », on n’a que « l’Histoire de Niflet et de Magin, imprimée à Douay » ; pour d’autres, on a pour « garant imprimé que le Sr. Champlain, édition de 1632, et Lescarbot, Paris, Millot, 1612. » Ces auteurs avaient bien saisi le rôle prescriptif que pouvait jouer leur écriture. L’on recommande aussi de parcourir Les Lettres Edifiantes et Curieuses, surtout pour les écrits de missionnaires chez les Iroquois et les Abénaquis. De la « garnison envoyée a Gannontan sur les terres des Iroquois », on note toutefois qu’il ne subsiste point, malheureusement, de « garant imprimé[64] ». Néanmoins, en 1750, le gouverneur général de la Nouvelle-France La Jonquière et l’intendant Bigot sont en mesure d’envoyer une trentaine de copies de documents manuscrits, « dûment légalisés » par le notaire du roi à Québec, depuis le « traitté entre Sieurs Grandfontaine et Temple pour la restitution de l’Acadie » de 1670, passant par la « Prise de possession au nom du Roy de Terres depuis la Baie des Puants jusqu’à Nad8essous [Nadouessous], Ste Croix et St Pierre » (1689), jusqu’au plus récent « Procès verbal de la Prise de Possession de la Belle Rivière et de celles qui s’y déchargent[65] ». En tout, les commissaires puiseront dans des centaines et des centaines d’actes de concession, de chartes, de récits de voyage et d’histoires. Les cartes, elles, sont plus rarement invoquées. Les commissaires des deux côtés de la Manche s’entendent presque sur le principe qu’il ne faut pas s’y fier.

On conviendra avec les Commissaires de Sa Majesté Britannique que leur [des géographes] autorité ne doit point être décisive. Ils sont plus occupés de donner un air de système et de vérité à leurs cartes ainsi qu’une apparence de science et de recherche, qu’à fixer les droits de Princes et les véritables limites des pays[66].

C’est la seule conclusion possible, semble-t-il, après la démonstration par les commissaires britanniques que les cartes françaises (Delisle, De Fer, Bellin) représentent toutes une Acadie aux limites expansives, alors que les Français s’arment de cartes britanniques (Edmond Halley, Henry Popple, Herman Moll) pour prétendre qu’ils n’ont cédé en 1713 qu’une petite Acadie péninsulaire[67].

En fin de compte, les commissaires ne peuvent s’entendre. Ils rendront toutefois publiques leurs postures divergentes dans des milliers de pages publiées à Paris et à Londres en 1755.

Conclusion

Faut-il s’étonner, au terme de cette exploration d’un espace impérial ambigu, que la « Nouvelle-France » ne fut ni conquise ni cédée en 1759-1760 ? Ce nom ne figure nulle part dans le traité de Paris. Celui-ci stipule en effet que : « Sa Majesté Trés Chretienne cede & garantit à Sa dite Majesté Britannique, en toute Proprieté, le Canada avec toutes ses Dependances, ainsi que l’Isle du Cap Breton, & toutes les autres Isles, & Côtes, dans le Golphe & Fleuve S’ Laurent, & generalement tout ce qui depend des dits Pays, Terres, Isles, & Côtes… »

Dans les pourparlers qui précèdent, de part et de l’autre de la Manche, ce même langage prévaut : on parle du Canada et non pas de la Nouvelle-France[68]. Et puisque la Grande-Bretagne réclame tous les territoires qui entourent le Canada et l’île Royale, nul besoin d’en préciser les limites.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la souveraineté en Europe se rattache progressivement, mais jamais parfaitement, au territoire ; aux Amériques, la souveraineté amérindienne préalable, l’ignorance géographique et la volonté concurrentielle d’expansion assurent que la construction de nouvelles souverainetés européennes s’ancre encore moins dans des territoires aisément définissables ou circonscrits. En ce sens, la Nouvelle-France partage l’ambiguïté territoriale de toutes les formations impériales de l’époque moderne, et au-delà. À d’autres égards, elle semble être un cas extrême dans le monde atlantique. Aux Antilles, les îles présentent des bornes naturelles qui favorisaient l’inscription territoriale du pouvoir politique, sans toutefois éliminer des conflits, notamment dans les îles « partagées », telle celles de Saint-Christophe et Saint-Domingue. Certains vont même jusqu’à suggérer que la représentation visuelle d’îles sur les portulans stimulera l’imagination géographique des souverains européens. Devant la profusion d’images de surfaces homogènes circonscrites, atlantiques ou autres, ils en viennent à concevoir un idéal pour leurs propres juridictions[69]. Dans le cas des Treize Colonies britanniques de l’Amérique du Nord, la présence de multiples établissements à proximité des uns et des autres force assez tôt la négociation et l’arpentage de lignes de séparation relativement précises ; l’on définissait des frontières sur les trois côtés d’une sorte de rectangle – la mer d’un côté, les colonies voisines des deux autres – typiquement avec une aire d’expansion prévue vers l’ouest. Les colonies françaises du continent, par contre, étaient plus éloignées les unes des autres (nous parlons de colonies – le Canada, la Louisiane, l’île Royale – dans le sens étroit partagé par les contemporains, de zones de peuplement français). Les limites n’étaient en conséquence jamais précisées. Et sur le tout plane ce terme foncièrement imprécis de la Nouvelle-France, qui traduit depuis sa première apparition la possibilité, toujours différée en pratique, de réclamer une souveraineté sans bornes.