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L’ouvrage de Gilles Fumey, professeur de géographie à l’Université de Sorbonne IV à Paris, traite de la perspective géographique et culturelle du domaine de l’alimentation, et vise à constituer « l’alimentation géographique » comme champ de la discipline en en posant les jalons conceptuels. Il recense les différents apports de la géographie culturelle en la matière, en créant des ponts avec d’autres disciplines (anthropologie, sociologie, histoire, économie…), et en explicitant en quoi cette dimension de l’alimentation est utile à la compréhension des différents acteurs, opérateurs comme mangeurs.

L’auteur s’appuie sur un cadre théorique inspiré des travaux de l’anthropologue Philippe Descola, et sur sa distinction des sociétés en fonction de leur rapport de continuité entre humains et leur monde environnant. Il apporte ainsi un éclairage intéressant sur les relations entre nature et culture à propos de l’aliment, et l’applique de façon pertinente aux modalités de constitution des « grandes cuisines » dans le monde, à la question des labels et des appellations, ou à la montée récente du bio. Il propose une discussion argumentée sur les concepts géographiques de lieux, d’espaces, et de paysages, et sur la notion de repérage toponymique essentielle dans la constitution de « sens » pour les mangeurs, qui influent sur les caractéristiques mises en avant par les producteurs et distributeurs alimentaires. L’alimentation est ainsi posée comme au confluent de dimensions culturelles et géographiques, et le local comme espace de construction identitaire et sociale. Les exemples tirés d’une variété de cultures alimentaires mondiales sont souvent originaux et illustrent agréablement le propos.

G. Fumey pose que la mondialisation de l’alimentation annoncée depuis quelques années serait freinée par l’unicité des cultures locales, qui y trouveraient un facteur de maintien par la différenciation. Il rejoint par-là les tenants d’une globalisation comme dialectique de la différence culturelle, et s’oppose ainsi aux tenants d’une homogénéisation mondiale des pratiques et représentations alimentaires en défendant la vivacité des cuisines locales. Mais des concepts posés ne sont pas toujours délimités, comme celui « d’identités spatiales collectives géographique » (p. 6) qui n’est pas précisément défini, sinon pour rejeter rapidement la vision substantialiste de l’identité ; ou encore pas assez développés comme le concept d’« espace géographique alimentaire » accolé à celui d’« espace social alimentaire » du sociologue J.-P. Poulain (2002). L’auteur pose en outre dès l’introduction quatre « opérateurs » pour « qualifier de géographique l’alimentation : la nature, le paysage, le terroir et la ville » ; les trois premiers font l’objet de développements approfondis et intéressants, au contraire du dernier, auquel il ne consacre que trois pages (p. 117-119), expliquant la sous-représentation de la place de l’alimentation urbaine dans le propos général.

La taille réduite de l’ouvrage (160 pages, y compris la bibliographie, une intéressante filmographie et un cahier d’illustrations, soit 125 pages de corps de texte) oblige l’auteur à des synthèses et parfois des raccourcis allusifs qui nuisent à la clarté de la lecture. Des coquilles dans le texte (absence de mots, pp. 17, 32, 42, 86, 108, etc.) ajoutent à cette impression. Une contrainte éditoriale de format explique peut-être des argumentations parfois rapides. Des positions qui renvoient à un matérialisme culturel discutable ne sont ainsi pas assez explicitées : le passage sur l’utilisation des épices (« il existe une forte corrélation entre la température moyenne du pays et l’utilisation des épices en cuisine : plus le pays est tropical, plus on utilise d’épices », p. 36) et sa généralisation qui s’avère fausse pour le gingembre dans l’aire Pacifique ; ou encore la partie sur le sacrifice humain comme « circuit alimentaire complémentaire » (p. 38). Certains passages faisant appel à la sociologie pâtissent d’un manque de développement ou d’un surcroît de raccourcis, comme la critique de P. Bourdieu et J. Baudrillard à propos des aliments comme signes (p. 55-56), ou encore la présentation du hau et du mana chez Mauss comme étant liés à la nourriture et l’analyse de la nature du don chez ce dernier (p. 71).

Le caractère synthétique de l’ouvrage et les références souvent elliptiques aux thématiques traitées en font un ouvrage principalement destiné à des spécialistes des sciences sociales de l’alimentation (géographes, mais également sociologues et anthropologues notamment, auxquels l’auteur emprunte nombre d’exemples), qui seront en mesure de compléter les espaces interstitiels. Les questions qu’il soulève et les analyses multidisciplinaires qu’il propose font de l’ouvrage de G. Fumey un condensé de réflexions qu’on souhaiterait voir développé et approfondi.