Corps de l’article

Avec les concepts de foodscape et de foodfield, inspirés plus ou moins librement d’Appadurai (1996), Steffan Igor Ayora-Diaz situe délibérément son propos dans l’espace ou, plus précisément, sur le territoire, celui du Yucatán, un État du Mexique. Dans ce livre, largement redevable à l’approche post-moderne, le foodscape se définit comme « une arène dans laquelle les valeurs relatives à la nourriture sont déployées de façon à affirmer les similitudes et les différences entre les traditions locales et étrangères » (p. 13). Il y a plusieurs foodscapes bien sûr, et dans ce livre, l’auteur s’intéresse principalement à celui qui correspond à la ville de Mérida, capitale de l’État, un foodscape urbain. Le concept de foodfield se décline quant à lui sur deux plans à la fois opposés, conflictuels et complémentaires : les champs culinaire et gastronomique. Foodscape et foodfield sont les deux concepts principaux qui ressortent avec force d’un appareillage théorique élégant et sophistiqué, campé dans une approche méthodologique qui en souligne les convergences mais aussi les contradictions et les paradoxes.

Le Yucatán est l’un des 31 États qui forment avec le district fédéral la République du Mexique. Pour comprendre le propos de cet ouvrage, il est important de savoir que la construction de l’unité nationale au Mexique à partir du XIXe siècle, à la suite de l’Indépendance d’avec l’Espagne, a signifié la négation, pour ne pas dire l’oblitération, des spécificités régionales. Bien que sur les plans politique et territorial, l’hégémonie de la nation n’est pas remise en question, les tensions entre le pouvoir centralisateur et des forces plus ou moins centrifuges continuent de se manifester de diverses façons sur les plans social et culturel et de s’incarner, dans une large mesure, dans les identités régionales. Malgré les symboles insistant lourdement sur la nation et qui sont de plus en plus présents au Yucatán, les Yucatèques ont, selon Ayora-Diaz, la certitude que leur culture est différente de celle du reste du Mexique. Cette certitude régionale, ou plutôt cette conscience commune qui définit le peuple yucatèque, trouve une de ses assises dans la nourriture, bien que celle-ci n’échappe pas toujours au processus d’homogénéisation entraîné par la cuisine nationale mexicaine.

Comment cette certitude a-t-elle au juste émergé ? C’est là le propos du premier des cinq chapitres que compte cet ouvrage. L’auteur y relate l’émergence de la nation et surtout les assauts que le centre du pays a menés sur l’ensemble des pratiques culturelles telles que la religion, la langue, l’histoire, les identités ethniques de même que, bien entendu, les traditions gastronomiques régionales. Il s’agit d’une véritable colonisation culturelle à laquelle les élites régionales, lorsque c’était politiquement pertinent pour elles, ont réagi ; elles ont ainsi contribué au façonnement de ce sentiment partagé de la différence qui s’incarnera dans plusieurs domaines y compris celui de la nourriture. Les choses vont toutefois changer dans le contexte de la globalisation. On verra progressivement la dissolution de la « communauté imaginée » de même que la déterritorialisation de la culture et de l’identité yucatèques.

L’examen du foodscape urbain contemporain à Mérida constitue l’objet du deuxième chapitre. Ce foodscape s’est formé à l’interstice du local et du global. En même temps que les gens valorisent les produits et la nourriture locale qui contribuent à définir leur identité, ils accueillent les apports culinaires des migrants qui n’ont cessé d’arriver du reste du pays et même du monde, confortant ainsi une tendance au cosmopolitisme. Il s’agit là du contexte dans lequel la cuisine yucatèque a émergé « premièrement comme tradition culinaire et plus tard comme tradition gastronomique » (p. 113).

Tel que son titre l’indique, le troisième chapitre est consacré aux processus de constitution du champ culinaire au Yucatán et de la naturalisation du goût. La constitution du champ culinaire est intimement liée au quotidien et à la répétition des gestes qui combinent l’ensemble des facteurs touchant la nourriture. Cette combinaison se produit dans le cadre d’une logique culturelle qui oriente le processus en même temps qu’elle est transformée par ce dernier. La naturalisation du goût s’effectue à la faveur non seulement des pratiques liées à la nourriture, à sa production, sa circulation et sa consommation mais également des discours qui président à ces pratiques et qui débouchent sur un ensemble cohérent. Certes, il est possible d’infléchir ces discours et c’est ce à quoi s’emploient les producteurs yucatèques de nourriture engagés dans une lutte « pour créer une tradition gastronomique qui puisse être perçue, depuis différents sites, comme étant à la fois mexicaine et non mexicaine » (p. 117). On comprendra que la naturalisation du goût local devient de la sorte un enjeu important de cette lutte. Cette dernière s’est appuyée dans une large mesure sur la généralisation du recado, un amalgame de différents ingrédients et épices disponibles sous la forme de pâtes compactes qui contribuent à donner ce goût distinctif aux plats yucatèques. Malgré tout, la société yucatèque contemporaine est loin d’être monolithique et, pour la caractériser, l’auteur recourt au concept d’assemblage, emprunté à Deleuze. Considérer les rapports sociaux comme des assemblages se présentant sous différentes formes permet de s’éloigner d’une conception essentialiste de la société. Il est ainsi possible d’envisager que la société, yucatèque notamment, se fragmente en une multiplicité d’assemblages. Les pratiques culinaires n’échappent pas à cette fragmentation sous l’influence, entre autres, de la disponibilité de nouveaux produits, à la fois portés par la globalisation et, plus concrètement, par la circulation des personnes dans le cadre de la migration. Désormais le goût se dénaturalise en même temps qu’il ne coïncide plus nécessairement avec le territoire yucatèque. Dans un tel contexte, une stratégie explicite et plus ou moins concertée se déploiera dans le champ gastronomique. On s’efforcera de re-territorialiser les traditions culinaires yucatèques, une tentative favorisée et stimulée par le fait que le Yucatán constitue une terre d’élection du tourisme national et international.

Le quatrième chapitre est donc consacré à l’étude de la constitution du champ gastronomique comme processus de territorialisation, déterritorialisation et reterritorialisation. À partir des livres de recettes publiés depuis la fin du XIXe siècle, l’auteur montre notamment comment le champ gastronomique dérive du champ culinaire régional. Genre littéraire considéré comme mineur, le livre de recettes n’en contient pas moins des balises normatives qui peuvent se transformer en un code majeur et ainsi contribuer à l’homogénéisation des cuisines régionales. De cet examen, il ressort que la gastronomie et l’identité yucatèques se sont construites en opposition aux coutumes culinaires et à l’identité mexicaines. Pour se constituer, le champ gastronomique yucatèque a dû affronter les forces homogénéisantes du discours national à propos de la nourriture ; mais en même temps, il a produit sur le plan régional un discours tout aussi hégémonique.

L’étude de la constitution du champ gastronomique yucatèque est complétée par celle de son institutionnalisation à travers l’exploration, dans le cinquième chapitre, des stratégies déployées par les restaurateurs de la ville de Mérida. Cette fois, l’auteur décortique les menus des principaux restaurants de la ville et décrit les procédés utilisés (répétitions, exclusions, dissémination et même purification de certaines recettes, de certains mets) pour définir et délimiter l’authenticité de la cuisine yucatèque. Désormais, cette dernière se trouve sous la tutelle des restaurateurs devenus les autorités en la matière.

Qu’en est-il finalement des relations entre la nourriture et l’identité yucatèque ? Dans la conclusion, l’auteur affirme qu’on ne peut parler de cette dernière au singulier et qu’il y a une diversité de façons subjectives, notamment à travers la nourriture, de définir et d’exprimer son sentiment d’appartenance. L’identité des Yucatèques ne se définit pas seulement en contrepoint de l’identité mexicaine mais bien en relation avec d’autres sociétés : caribéennes, étatsuniennes et européennes. Elle englobe et masque à la fois différents groupes ethniques et nationaux comme les Espagnols, les Créoles, les Mayas, les Métis et les Yaquis qui, dans la péninsule, côtoient des immigrants d’un peu partout dans le monde. Elle s’appuie enfin sur différents facteurs dont la gastronomie régionale n’est pas la moindre. Comprendre la façon dont s’est construit ce champ éclaire de façon particulière les processus contradictoires et hégémoniques qui sont au coeur même de l’identité et de la façon dont elle marque les rapports sociaux.

Cet ouvrage de Steffan Igor Ayora-Diaz est très certainement appelé à devenir une référence obligée de l’anthropologie de la nourriture. Le cadre de référence est ample ; l’appareillage conceptuel est posé de façon didactique de sorte qu’il serait très certainement possible de reproduire le procédé analytique et l’appliquer à d’autres contextes. Le propos est clair et s’appuie sur une connaissance approfondie du contexte régional à l’étude.

L’ouvrage prête néanmoins le flanc à la critique sur certains points un peu délicats. Pour ma part, j’en vois quatre : en premier lieu, l’argument de l’opposition entre l’hégémonie culturelle du centre du Mexique sur le Yucatán qui traverse tout l’ouvrage est convainquant. Toutefois, on aurait aimé qu’il soit quelque peu nuancé par l’approfondissement d’une autre hégémonie qui semble de plus en plus prégnante, celle des États-Unis, à travers non seulement les concessions locales de chaînes de fast-food mentionnées, mais aussi à travers la dissémination de revues, de magazines et de publicités qui comprennent et véhiculent des propositions et des recettes culinaires. Deuxièmement, à plusieurs reprises dans l’ouvrage, on insiste sur le cosmopolitisme des Yucatèques qui tirerait son origine de l’arrivée de migrants de la Méditerranée qui ont apporté avec eux leurs ingrédients chéris et leurs recettes préférées. Si on peut volontiers reconnaître l’influence de ces migrants, il est plus difficile d’y rattacher le cosmopolitisme ; en l’absence de comparaison avec d’autres populations du Mexique, il est même difficile d’accepter le poids élevé que l’auteur lui attribue. S’il avait appliqué à ce concept le même procédé dialectique que pour d’autres concepts, il aurait tout aussi bien pu discuter de la tendance contraire de repli sur soi. En troisième lieu, l’auteur a choisi de traiter du foodscape urbain contemporain dans la ville de Mérida duquel il estime que les Autochtones mayas sont pratiquement absents. Lorsqu’ils sont présents dans son propos, ils le sont sous l’étiquette de « sociétés rurales » ou encore amalgamés avec des minorités ethniques telles que les Libanais, Syriens, Coréens et Chinois. Pourtant, les Mayas sont un peuple originaire, démographiquement significatif dans cet État, contrairement aux minorités mentionnées ; ils sont physiquement et culturellement présents même dans la ville de Mérida, de sorte que cet amalgame suscite de sérieuses réserves. De plus, si l’étude avait un tant soit peu touché les filières de la production et de l’approvisionnement, peut-être que la contribution spécifique des paysannes et des paysans mayas au foodscape urbain aurait pu être reconnue. Enfin, la collecte des données effectuées par l’auteur est peu conventionnelle et cela est tout à fait rafraichissant. En effet, il cite ses amis, ses relations, des membres de sa famille, des collègues qui ont partagé leurs témoignages, leurs idées et leur expérience de la nourriture régionale ; il relate ses excursions et ses dégustations dans différents restaurants ou comptoirs de la ville. De façon logique et concomitante, la plupart du temps, il écrit à la première personne. Jusque-là, malgré une tendance à étaler ses relations cosmopolites un brin élitistes, il n’y a aucun problème. Cependant, c’est justement lorsqu’il n’écrit plus à la première personne et qu’il parle au nom du peuple yucatèque que l’on peut émettre des doutes. Une des phrases types de ce procédé discursif est la suivante : « plusieurs Yucatèques pensent que […] » (p. 70). Comment le sait-il, puisque sa recherche se base sur un échantillon restreint strictement rattaché aux questions qui le préoccupent ? Dans des cas comme celui-ci – et ailleurs lorsqu’il affirme que le peuple local perçoit les choses de telle ou telle façon (p. 2) ou encore que les habitants de Mérida sentent ceci ou cela (p. 67) –, on ne peut pas s’empêcher de penser qu’il eût mieux valu qu’il continue à parler à la première personne. Autrement dit, malgré toutes ses préventions à l’endroit de l’essentialisme et l’instrumentalisation présentés comme des ennemis conceptuels, malgré son adhésion à la thèse de la diversité, l’auteur abuse quelquefois du terme généralisateur « les Yucatèques ».

En somme, même si certains procédés discursifs et certains choix analytiques sont susceptibles de bousculer ou à tout le moins d’étonner, nous avons là un livre intéressant, même fascinant, et certainement enrichissant.