Corps de l’article

Introduction[1]

Depuis l’an 2000, le Québec a connu une diversification sans précédent des fromages fabriqués et consommés sur son territoire. On y trouve aujourd’hui une centaine de fromageries, dont la moitié ont vu le jour entre 2001 et 2008 (Beaulieu-Charbonneau 2008 : 82). On fabrique au Québec près de 700 fromages différents, à partir de lait de vache (80 %) ; de chèvre (25 %) ou de brebis (5 %) (CCIF 2011a). Si le cheddar a constitué, pendant plus d’un siècle, la principale production fromagère de cette province canadienne au double héritage colonial français et britannique, il compte aujourd’hui pour moins de la moitié des volumes produits. Les pâtes molles, fermes ou persillées à croûte fleurie, brossée ou lavée, fabriqués dans toutes les régions du Québec, portent des noms qui distinguent à la fois les fromagers et les fromages qu’ils produisent. S’ils s’inspirent souvent, comme les fromages artisanaux états-uniens, de recettes européennes associées à des appellations réservées (Paxson 2012), ils n’en sont pas moins originaux et uniques.

L’expression « fromages fins » est largement utilisée pour désigner ces nouveaux fromages ; les identifiant par la négative, elle exclut le cheddar frais[2], le cottage et le fondu (processed cheese)[3]. Alors que dans le reste du Canada et aux États-Unis, les fromages artisanaux retiennent l’attention des foodies et des anthropologues (Trubek 2008 ; Paxson 2010), au Québec, on commence à peine à les distinguer, dans les lieux de vente courants, des fromages « industriels », produits dans des fabriques faisant usage de procédés mécanisés et appartenant à de grandes entreprises. Dans ce contexte, de quelles significations l’expression « fromages fins » est-elle porteuse ? S’agit-il de signaler un processus d’affinage, d’évoquer un certain raffinement, de désigner un produit d’exception ? Une recherche visant à examiner le processus de valorisation des fromages fins[4] a permis de comprendre l’évolution de la filière, d’explorer les imaginaires fromagers québécois et de remettre en contexte les transformations des pratiques de consommation des mangeurs et des mangeuses. Ces imaginaires et ces pratiques révèlent un cosmopolitisme se déployant, de manière apparemment paradoxale, au sein même d’une dynamique de reterritorialisation des filières et des produits alimentaires (Hendrickson et Heffernan 2002). Cette dynamique implique par ailleurs une éthique de la consommation qui accorde une grande importance à l’authenticité, laquelle peut être lue comme une réaction à l’industrialisation et à la globalisation des systèmes agroalimentaires (Pratt 2007). Il appert que les fromages fins québécois, qui résultent d’une tradition inventée s’inspirant de l’Europe continentale et de la France, tout particulièrement, sont devenus des icônes non seulement des économies, des histoires et des aspirations locales ou régionales (Paxson 2012), mais également, dans le cas du Québec, d’une identité nationale en construction. Bref, au cours de la dernière décennie, les fromages québécois semblent être devenus « un type d’objet particulier – un objet moral, digne d’être consommé non seulement pour le plaisir, mais aussi pour manifester un appui politique à sa reproduction » (MacDonald 2007 : 42, traduction libre). C’est ce que nous essaierons de montrer dans les pages qui suivent.

La première partie de l’article précise l’approche mise de l’avant et décrit les activités de recherche qui ont permis de récolter les données mobilisées plus loin. Par la suite, l’article rend compte des imaginaires fromagers qui se dégagent des propos recueillis auprès de mangeurs et de mangeuses dans le cadre de groupes de discussion focalisés. La description est doublée d’une analyse politique de la filière. Nous verrons que si la figure de l’artisan, ainsi que l’authenticité qu’on lui attribue, sont centrales dans les représentations contemporaines des fromages fins, cette authenticité relève souvent de l’hyper-réalité (Camus 2000).

Produire et construire le fromage fin : la démarche d’enquête

La plupart des fromages fins du Québec ont une histoire qui date de quelques années ou, tout au plus, de quelques décennies à peine. Ils sont pourtant déjà considérés comme des produits du terroir. Comment, pourquoi et par qui les fromages fins du Québec ont-ils été construits comme tels, alors qu’il est clair qu’ils relèvent d’une tradition inventée (Hobsbawn et Ranger 1983) ? Répondre à cette question exige de s’intéresser non seulement aux mécanismes et aux lieux d’acquisition de ces produits, mais également au processus de production et à la manière dont celui-ci est, ou non, rendu visible aux mangeurs et mangeuses lors de la mise en marché des fromages puisque c’est là que réside, en partie, la valeur qui leur est attribuée (Dilley 2004). Cette démarche s’inscrit dans une analyse plus large de la filière (commodity chain analysis), qui consiste à examiner les processus et les rapports sociaux qui caractérisent la production, la distribution et la mise en marché d’un produit de consommation particulier (Fine et Leopold 1993 ; Goodman 2002), ainsi que ses usages sociaux une fois qu’il est « démarchandisé » (Kopytoff 1986), c’est-à-dire lorsqu’il sort du circuit commercial et s’intègre aux activités quotidiennes des ménages (Warnier 1999). Plus spécifiquement, elle interroge les processus qui participent de la qualification (Callon et al. 2000) des fromages fins en tant que produits de terroir et de la valorisation de l’authenticité dans le régime de valeur (Appadurai 1986) au sein duquel ils sont produits, circulent et sont consommés (Pratt 2007). L’article propose, pour finir, une lecture critique d’une dynamique de patrimonialisation des terroirs et des productions localisées (Bérard et Marchenay 2007 ; Delfosse 2007, 2011 ; Trubek 2008 ; Paxson 2010, 2012) qui se déploie, pour le moment à tout le moins[5], à côté des dispositions légales prévues par la Loi sur les appellations réservées et les termes valorisants (2006), qui encadre au Québec la création d’appellations d’origine (AO) et d’indications géographiques protégées (IGP).

L’analyse mobilise des données d’enquête issues d’une recherche documentaire, d’une série de trente entretiens individuels menés auprès de différents acteurs de la filière à l’étude[6] ainsi que de quatre entretiens en groupes focalisés (Leclerc 2009) auxquels ont pris part 44 mangeurs et mangeuses (14 hommes, 30 femmes). Chacun de ces groupes comptait entre 10 et 12 personnes ; deux étaient formés d’urbains et les deux autres, de ruraux[7]. Chaque groupe incluait des personnes ayant des formations, des statuts socioprofessionnels et des niveaux de revenus différenciés, dont l’âge variait entre 21 et 71 ans (44 ans en moyenne). Trois des participants n’étaient pas nés au Québec. À l’exception de deux d’entre eux qui avaient occupé un emploi dans le secteur de la transformation laitière, ces mangeurs et mangeuses n’avaient pas de connaissances particulières du fromage.

À l’occasion de chacun des entretiens de groupe focalisés, une fois les participants installés autour d’une table, l’animatrice[8] a exposé les intentions de la recherche et la manière dont la discussion allait se dérouler. Elle a ensuite décrit les procédures prévues pour préserver la confidentialité des propos qui allaient être recueillis, puis invité les participants à se présenter brièvement en déclinant leur nom, celui de leur quartier, de leur localité de résidence et leur(s) principale(s) occupation(s), puis à indiquer ce que la notion de fromage fin évoquait pour eux, en prenant bien soin d’expliquer qu’il n’y avait pas de bonne ou de mauvaise réponse, puisqu’il s’agissait de recueillir leurs propos et leur vision des choses, sans chercher de consensus. Les réponses obtenues à cette première question, puis aux suivantes[9], furent extrêmement riches. Dans chacun des quatre groupes, on décrivit des pratiques diversifiées, des parcours différents dans l’évolution des goûts et des habitudes de consommation et des représentations distinctes des fromages. Si leur manière de les classer différait d’une personne à l’autre, aucun participant n’eut de difficulté à identifier des types de fromages correspondant, chez eux, à des occasions de consommation spécifiques. Dans les pages qui suivent, je rends compte des résultats de ces entretiens, tout en confrontant les imaginaires révélés à l’organisation de la filière fromagère québécoise. J’expose ensuite en quoi hédonisme et cosmopolitisme se juxtaposent dans la consommation d’un morceau de Sauvagine ou de Riopelle de l’Isle-aux-Grues.

L’artisan québécois, figure centrale de l’imaginaire fromager contemporain

L’analyse a permis d’identifier un ensemble d’éléments de définition associés aux « fromages fins » par les mangeurs et les mangeuses interrogés. Elle confirme la polysémie de cette notion tout en révélant une série d’oppositions qui en font des produits « authentiques » et associés à une certaine tradition. Ils nous semblent évoquer une époque révolue mais fort significative sur le plan de l’identité québécoise, celle du peuplement du territoire par des explorateurs puis des colons français, à partir du XVIe siècle, peuplement qui s’est prolongé, pour les régions les plus jeunes et les plus périphériques de la province, avec l’ouverture de nouvelles « régions de colonisation » jusqu’à la fin des années 1940 (Rioux 1987). Une version romantique de cet espace-temps où l’agriculture et la foresterie étaient au centre de l’économie québécoise et le travail manuel la norme en milieu rural se révèle dans les propos tenus autour des deux premiers temps de la filière fromagère, soit la production et la mise en marché. Les discours et les pratiques des mangeurs ayant trait au troisième temps de cette filière, celui qui correspond à la consommation, renvoient pour leur part à un certain hédonisme mêlé de cosmopolitisme.

Figure 1

Qu'est-ce qu'un fromage fin ?

Qu'est-ce qu'un fromage fin ?

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Le processus de production

Les propos ayant à voir avec la production opposent systématiquement les caractéristiques attribuées aux fromages fins à celles des autres fromages, et l’authenticité professée des premiers à l’inauthenticité assumée des seconds, qu’on la juge à partir des procédés de fabrication, des ingrédients utilisés, du savoir-faire impliqué ou du temps exigé pour leur fabrication et des volumes qui en résultent. Ainsi, pour les personnes interrogées, les fromages fins sont fabriqués selon des méthodes artisanales, ce qui les différencie fondamentalement des fromages « industriels ». La production des fromages fins requiert un savoir-faire spécialisé, mobilisé dans le cadre de manipulations complexes exigeant une intervention humaine ; on va jusqu’à parler d’un art, par opposition aux opérations standardisées et mécanisées des fromageries industrielles. De plus, ces fromages sont faits uniquement à partir d’ingrédients naturels, tandis que les autres contiennent parfois une part de substances laitières modifiées ou des agents de conservation, dont les premiers sont exempts. La fermentation, la maturation, le vieillissement (la période d’affinage) qui les caractérise exige en outre patience et longueur de temps : les fromages communs, eux, sont obtenus plus rapidement ; d’ailleurs, toujours d’après les mangeuses et les mangeurs interrogés, c’est pour cette raison que leur volume de production peut être élevé, contrairement à celui des fromages fins qui sont produits en quantités réduites.

Cet imaginaire de la production des fromages fins ne correspond qu’en partie à la réalité. En premier lieu, bien que la figure de l’artisan y occupe une place centrale, près de la moitié des fromages dits fins sont fabriqués dans des établissements industriels où les méthodes de fabrication sont hautement mécanisées et automatisés et où le lait provient de troupeaux différents et qui peuvent être localisés dans différentes régions du Québec. En deuxième lieu, les fromages artisanaux ne représentent qu’une petite part du marché québécois, les grandes entreprises comme Saputo (qui fabrique 56 fromages distincts), Agropur (50 fromages), Damafro (53 fromages) et Parmalat (quatre fromages) se réservant la part du lion, soit environ 90 % des ventes réalisées au Québec. Leur chiffre d’affaires place d’ailleurs ces entreprises parmi les 20 plus importants transformateurs laitiers à l’échelle mondiale (CCIF 2011b). Ainsi, bien que les mangeurs et les mangeuses assimilent les fromages fins à des fromages artisanaux, une part seulement de ceux qu’ils consomment sont produits selon des procédés artisanaux, et une part encore plus mince par de petits fromagers-fermiers transformant uniquement le lait de leur troupeau. En troisième lieu, en ce qui concerne les ingrédients utilisés, il est vrai que certains fabricants incorporent des substances laitières modifiées à leurs produits, ce qui contribue à en abaisser le coût de production et, de là, leur prix de vente. Cette façon de faire est utilisée, bien entendu, par ceux qui cherchent à vendre en grands volumes ; les fromagers artisans la dénoncent. En quatrième lieu, pour ce qui est de l’affinage que les participants aux groupes de discussion associent à la notion de fromages fins, ici encore, la réalité est nuancée. En effet, ce critère ne s’applique qu’à certaines variétés de fromages dits fins. Il différencie notamment les cheddars frais des cheddars vieillis, seuls les derniers étant considérés comme des fromages fins ; il ne saurait, toutefois, s’appliquer aux chèvres frais qui, bien qu’ils ne soient pas « affinés », font pourtant partie des fromages « fins ».

La mise en marché

La figure de l’artisan est également très présente dans la mise en marché des fromages fins. Dans le cadre des entretiens de groupe, un jeu d’oppositions sémantiques s’est, là aussi, manifesté. Elles ont trait, essentiellement, aux lieux de vente ainsi qu’à la présentation des fromages : formes, emballages, composition des étalages des comptoirs réfrigérés et nomenclature.

À propos des lieux de vente, on a mentionné que les fromages ordinaires se trouvaient dans les dépanneurs et les comptoirs laitiers des supermarchés, tandis que les fromages fins avaient leurs étalages à eux dans les grandes surfaces ou étaient vendus dans des boutiques spécialisées et dans les fromageries (fabriques) elles-mêmes. Une des participantes commentait : « Moi, ce que j’achète c’est le P’tit Québec. Ce n’est pas un fromage fin, puisque c’est dans la section des produits laitiers ». Incidemment, le « P’tit Québec » est une ligne de fromages fondus se détaillant à des prix relativement réduits et produite spécifiquement par la multinationale Kraft pour le marché québécois depuis les années 1960. Jouant sur la corde identitaire en recourant à un nom qui incorpore le français québécois, la stratégie a particulièrement bien fonctionné puisque cette marque de fromage est très populaire ; les gens que nous avons interrogés parlent du P’tit Québec avec une certaine affection, d’une part parce qu’ils en mangent depuis leur plus jeune âge, et d’autre part, sans doute parce ce nom suggère une authenticité d’identité (Camus 2000) alors qu’en réalité, ce fromage n’a de québécois que ses consommateurs !

La mise en marché des fromages fins passe effectivement par différents canaux de distribution, dont ceux mentionnés par les enquêtés : fromageries, boutiques spécialisées, supermarchés. D’autres canaux de distribution auxquels recourent certains fromagers artisans relèvent de dispositifs d’approvisionnement de proximité : marchés publics et virtuels, agriculture soutenue par la communauté, coopératives de solidarité alimentaires. Même s’il s’agit là de canaux mobilisés essentiellement par des petits producteurs, ils n’ont pas été évoqués par les personnes qui ont pris part à l’enquête, ce qui suggère que pour les mangeurs et mangeuses, les canaux de distribution mobilisés par les producteurs fromagers ne renseignent pas, comme tels, sur la nature des produits qui y circulent. Ils ont en partie raison. Jusqu’à tout récemment, les grandes chaînes d’alimentation[10] posaient des barrières à l’entrée aux petites fromageries, qui ne pouvaient approvisionner en volumes suffisants leur réseau de distribution. Malgré quelques exceptions, les fromages artisanaux étaient alors, à toute fin pratique, bannis de leurs étalages. À l’été 2010, un groupe de huit petits fromagers s’est associé à la chaîne IGA (Independent Grocers Alliance), une filiale de Sobeys, qui leur offrait de distribuer leurs produits dans ses épiceries. On allait les mettre bien en évidence et les identifier clairement comme des fromages artisanaux. Pour IGA, dans une période post « crise de la listériose »[11], appuyer des artisans locaux constituait sans aucun doute un outil de marketing lui permettant de se démarquer de ses compétiteurs tout en agissant en bon citoyen corporatif[12]. Quelques mois plus tard, un autre groupe de fromagers artisans parvenait à un accord semblable avec la chaîne d’alimentation Métro ; Loblaws, par le biais de ses épiceries portant la bannière Provigo, est également entrée dans la danse en 2012. On trouve maintenant dans leurs épiceries des comptoirs réservés aux fromages artisanaux. Une affiche postée près du comptoir permet de localiser les fromageries en question sur une carte du Québec. C’est donc dire que si certains fromagers artisans préfèrent vendre leurs marchandises dans des canaux de distribution de proximité, certains ne craignent pas de recourir à des canaux de distribution réservés jusque-là aux plus grandes entreprises fromagères et appartenant à de grandes corporations du secteur de l’alimentation.

On a également souligné, lors des entretiens de groupe, que les fromages fins ne se présentent jamais sous forme de briques, enveloppées dans des pellicules plastiques et empilées les unes sur les autres ; ils se retrouvent plutôt dans de jolis emballages papier ou dans des boîtes, sur des étalages ou des plateaux parfois agrémentés de pain, de vin ou de raisins. Une mangeuse précise par exemple : « [Pour] moi, un fromage fin, c’est un fromage que tu retrouves dans les beaux présentoirs, les beaux petits morceaux. Pas ceux qui sont carrés ! ». Il est vrai que contrairement aux fromages fondus, les plus couramment consommés au Québec, les fromages dits fins sont produits sous forme de meules. Cependant, seuls les fromageries et les commerces de détail spécialisés offrent le service de coupe qui permet de les voir sous cette forme ; les supermarchés présentent soit de petits fromages entiers, soit des pointes découpées au préalable et emballées individuellement dans du papier paraffiné ou plastique – qui les distingue néanmoins des fromages fondus. En outre, dans tous les cas, qu’il s’agisse de fromages artisanaux ou pas, et en l’absence d’appellations réservées ou de labels qui établiraient leur ancrage dans des terroirs spécifiques, les emballages présentent des textes et des images suggérant que le produit incorpore du travail artisanal et qu’il s’inscrit dans l’histoire locale. Dès lors, c’est non seulement le travail de l’artisan – souvent imaginé plutôt que réel – qui fait des fromages fins des produits distinctifs, aux yeux des enquêtés ; c’est le travail de l’artisan du pays qui affirme un lien avec le passé et la culture nationale québécoise, à travers son patrimoine patronymique, les jalons ayant marqué l’occupation du territoire, les colons ayant contribué au peuplement des régions, etc. Par exemple, une annonce publicitaire diffusée en 2005 représentait un moine bêchant un jardin devant une vache occupée à brouter un pâturage voisin avec, en arrière-plan, l’abbaye dite Trappe d’Oka[13], le tout sous forme d’un vitrail rappelant ceux qui se trouvent dans les églises (figure 2). En haut de l’affiche, bien en évidence, on lisait les mots « plaisir du terroir » et dans le coin inférieur droit, on nous rappelle que le fromage existe « depuis 1893 ».

Figure 2

Panneau publicitaire présentant le fromage Oka

Panneau publicitaire présentant le fromage Oka
photo : Manon Boulianne, 2005

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L’Oka est le premier fromage fin de l’ère postcoloniale au Québec. Incidemment, c’est un moine français ayant passé 19 ans de sa vie comme fromager au monastère du Port-du-Salut, à Entrammes, qui en est le créateur (Boileau 1995). L’annonce suggérait que le fromage Oka est produit par des moines qui travaillent la terre de leurs mains, à partir de vaches de leur troupeau qui vivent dans un milieu pastoral où le recueillement est de mise. Pourtant, les Trappistes ont vendu leur fromagerie aux Distilleries Meagher en 1974 ; celle-ci a été rachetée quelques années plus tard par la coopérative Agropur, qui l’exploite encore aujourd’hui. La publicité en question nous ramène donc d’une certaine manière plusieurs années en arrière, tout en s’inscrivant dans l’hédonisme caractérisant la culture de la consommation contemporaine, un hédonisme compatible avec la valorisation du passé et du « terroir » québécois. Les campagnes publicitaires mises de l’avant depuis 2005 par la Fédération des producteurs de lait du Québec jouent également la carte de la culture nationale et du passé dans la mise en valeur des « Fromages d’ici », label devenu une véritable marque (brand) accolée depuis aux fromages québécois (mais à ceux contenant du lait de vache uniquement !) et servant à les positionner sur le marché national. La dernière campagne, lancée en 2012, met en vedette à tour de rôle différents trios de fromages désignés comme la « sainte famille » de la semaine, ce qui fait évidemment référence à la tradition catholique québécoise.

Sur un autre plan, la pratique constituant à doter les fromages fins de noms attrayants n’a pas échappé aux enquêtés. À ce titre, notons qu’au Québec, les fromagers, qu’ils recourent à des méthodes de fabrication artisanales ou industrielles, attribuent eux-mêmes un nom à chacun de leurs fromages. Le recours à des noms génériques (brie, camembert, tomme, etc.) est l’exception plutôt que la règle. Les noms des fromages québécois renvoient parfois à la ferme ou à la fromagerie dont ils sont issus (le nom du fromage servant alors de prénom et le nom de la ferme de patronyme) ; le plus souvent, les désignations correspondant à un lieu (la Tomme de Grosse-Île[14], dont l’emballage contient une illustration de l’île et une croix celtique, par exemple) ; une image champêtre (un bidon de lait en métal, une clôture rustique, que l’on peut associer au passé rural) ; une pratique traditionnelle révolue ou en voie de l’être (le Mi-Carême produit à l’Isle-aux-Grues[15]) ; un personnage, réel ou fictif, associé au passé ou au folklore (le Coureur des bois) ; ou encore une expression québécoise (le Ratoureux). Les différentes appellations mobilisées inscrivent ainsi le fromage dans une trame historique et un territoire spécifique. D’autres noms, sans rattacher les fromages au Québec comme tel, rappellent un passé plus ou moins lointain partagé avec l’Europe (le Ménestrel) ou des éléments relevant de l’organisation sociale (le Belle-Mère) ou de la culture religieuse (l’Angélus), souvent avec une pointe d’humour (la Belle Brune), quand il ne s’agit pas simplement d’un jeu de mots (le Champaître). Cette nomenclature cherche à mettre en exergue et à faire connaître les particularités des fromages, à leur donner ou à reconnaître leur identité propre et à transmettre l’investissement personnel et les efforts fournis par les fromagers, tout en faisant partie d’une stratégie de mise en marché (West 2012 : 16). Prenons l’exemple du Galarneau, un fromage de chèvre affiné à croûte mixte dont la pâte, demi-ferme, est d’une blancheur laiteuse. Il est fabriqué par une fromagère d’origine belge qui a installé sa ferme biologique sur une terre rocheuse des contreforts des Appalaches, sur la rive sud du fleuve St-Laurent. Elle a attribué ce nom à son fromage parce qu’il seyait bien, à ses yeux, à la meule d’un kilo, « ronde comme le soleil ». En effet, ajoute-t-elle, le galarneau est un ancien mot québécois, tombé en désuétude, qui signifie « le soleil ». Ce mot, poursuit-elle, tiendrait son origine d’un vieux terme marin français, « galerne » qui signifie vent d’ouest, un vent qui précède la pluie. Le dérivé « galerneau » serait ensuite devenu « galarneau ». Au Québec, on l’utilisait pour signifier « va amener le soleil » d’où la signification de soleil. L’étiquette se trouvant sur l’emballage du Galarneau mentionne d’ailleurs que « venue d’Europe puis installée dans la belle région de Chaudière-Appalaches, la fromagère offre le Galarneau, un fromage mou et onctueux fait avec le lait de chèvre, un hymne au soleil, à la vie ». Ce mot qu’elle trouve chargé de poésie, de confiance en des lendemains souriants et ayant traversé, lui aussi, l’Atlantique pour s’ancrer dans le langage des premiers Québécois, semblait donc convenir tout à fait pour nommer le tout premier fromage qu’elle a mis au point et qu’elle commercialise depuis 2005 (entretien personnel, 2008).

La consommation

Un autre contraste entre fromages fins et communs a été évoqué, lors des entretiens de groupe, au sujet de la fréquence et des contextes qui caractérisent leur consommation. Leur accessibilité (prix et savoirs requis) a aussi été commentée. Les fromages fins sont clairement associés à une consommation occasionnelle ; ceux que l’on mange sur une base quotidienne ne sont pas des fromages « fins » ; il s’agit de cheddars frais et de fromages fondus, dont les tranches Singles et les fromages à tartiner de marque Cheez Whiz et Philadelphia, des marques déposées qui appartiennent toutes, en fait, à la compagnie Kraft, tout comme le P’tit Québec. Une participante mentionne : « […] quand je fais des repas, que j’invite ma famille, j’aime essayer des fromages. Sinon, à tous les jours, c’est du cheddar ». Les fromages fins sont aussi ceux que l’on expérimente lors de réceptions et de dégustations offertes par des employeurs, des membres de la famille ou des amis, mais aussi des dégustations organisées par et dans des établissements commerciaux. Dans les années 1980, par exemple, la Société des alcools du Québec organisait des dégustations de vins et fromages, ce qui a contribué à faire connaître non seulement les produits qu’elle offrait mais aussi de nouveaux fromages québécois. Pour les participants à la recherche, les fromages fins sont aussi ceux que l’on savoure lors de moments privilégiés, « pour se gâter » : « [Un fromage fin] c’est un fromage qu’on déguste. Ce n’est pas un fromage qu’on achète au dépanneur… ».

Bref, les fromages fins se distinguent des autres du fait qu’ils représentent des produits d’exception, associés à des occasions spéciales. Leur prix de détail, jugé prohibitif pour les individus et les ménages moins nantis, contribue sans contredit à ce statut spécifique, dans le sens où on ne peut pas se permettre d’en acheter souvent mais aussi parce qu’une marchandise qui commande un prix élevé est réputée être de bonne qualité. On en achète donc avec modération ou on le réserve à certaines occasions, selon nos moyens : « Moi j’aime beaucoup le fromage d’Oka. Mais ça vient avec l’ouvrage[16], parce qu’il est dispendieux. Mais je l’aime beaucoup pour les occasions spéciales. Le brie aussi. Sinon, à tous les jours, c’est le Singles de Kraft », commente un mangeur. En outre, si le prix des fromages fins est prohibitif, il témoigne aussi de leur grande valeur : « Un fromage fin, pour moi, c’est un fromage qui est cher. S’il est cher, j’espère qu’il est fin, au moins ! ».

Plusieurs participants ont par ailleurs laissé entendre que les fromages fins ne sont pas à portée de tous à cause des connaissances requises pour les acheter et les déguster. En ce sens, les fromages fins semblent être une affaire d’initiés. La plupart des enquêtés ont constaté à quel point leurs habitudes de consommation fromagère avaient changé au fil des ans mais certains ont avoué se sentir dépourvus face à la diversité et à la nouveauté des goûts des fromages fins du Québec.

[Chez] moi, il y a dix ans, c’était le fromage Princesse[17] de chez Métro, que ma mère achetait chaque semaine. Le fromage en crottes pour la poutine et la mozzarella pour les pâtes italiennes. Le fromage de chèvre, le brie, le camembert, tout ce qui était un petit peu dans ce style, on n’en mangeait pas chez nous. Ce n’était pas dans nos assiettes, ce n’était pas connu.

Moi, il y a dix, ans, je ne serais même pas venue à cette rencontre. Parce que lorsque j’avais une vingtaine d’années, j’étais allée dans un magasin où il y avait une dégustation de fromages ; je pense que j’ai été dix ans sans en remanger. Le fromage était tellement fort et je n’avais rien à boire pour m’enlever le goût dans la bouche. Après, les gens me parlaient de fromages et je ne voulais rien savoir. Je ne voulais même pas goûter. Mais c’est quand je suis retournée à l’école que là, j’ai goûté à différentes sortes de fromages. Et aujourd’hui, j’ose beaucoup plus : même si je ne l’aimerai pas parce qu’il est fort, je vais y goûter quand même. Donc ça a beaucoup changé.

Une participante soulève par ailleurs l’idée que l’on peut chercher à démontrer la possession d’un certain capital culturel en consommant des fromages fins et qu’une pression sociale s’exerce en ce sens sur les mangeurs contemporains. C’est du moins ce que laissent entendre ses propos :

C’est comme un genre de mode que, lorsque tu arrives à la trentaine, on dirait que ça va de soi et que si tu ne rentres pas là-dedans [la consommation de certains produits comme le fromage fin], tu fais exception. Les gens te disent : « Ah ? Tu n’es pas encore rendu là ? »… On dirait qu’il y a un malaise à dire que ça ne nous intéresse pas… on dirait que les gens ne veulent pas s’assumer. Tu ne verrais pas un artiste, comme […] par exemple, dire qu’il n’aime pas le fromage fin. Tu vois ce que je veux dire ?

Dans ce cas, un cosmopolitisme volontaire se manifeste, alors que « la diversité, la nouveauté et de plus vastes horizons sont recherchés parce que jugés gratifiants en soi » (Hannerz 2007 : 77 ; traduction libre). Une autre mangeuse remarque qu’au fur et à mesure que les Québécois de toutes les couches sociales s’initient aux fromages fins, comme ils l’ont fait pour d’autres aliments adoptés au départ par une élite cosmopolite, la distinction (bourdieusienne) associée aux pratiques alimentaires a tendance à s’effacer :

Il n’y a plus la rivalité Canadiens/Nordiques[18] donc dans les soupers, on parle de sushis. Et là, c’est le gros débat : « Tu n’as jamais mangé de sushis ? Bien voyons donc ! ? » Et là, tu as les bières, tu as les vins, tu as les fromages. Mais je pense qu’il y a un raffinement au niveau de la société québécoise. On a dépassé le stade des plus snobs et aujourd’hui, le peuple… Tu ne peux plus faire de snobisme avec le fromage comme il se faisait avant. Ou avec les bières… Ceux qui se faisaient un capital là-dessus parce qu’ils s’y connaissaient, aujourd’hui ils ne peuvent plus. C’est monsieur-et-madame-tout-le-monde. En tous cas, moi je le vois comme ça.

Qu’ils en consomment régulièrement ou non, les mangeures et mangeuses rencontrés tirent une fierté avérée des fromages fins du Québec. L’une d’entre elles jugeait même que : « Par rapport à nos fromages, on n’a rien à envier à personne. Moi, je pense qu’on est au top. Ça peut peut-être s’améliorer, mais on fait partie du peloton de tête ». Les personnes interrogées disaient d’ailleurs préférer les fromages québécois aux fromages européens, parce qu’ils souhaitent soutenir les producteurs locaux. Par exemple :

Moi, mes habitudes de consommation ont changé à partir de l’épisode de la crise de la listériose. Avant, pour moi, [les] fromages fins, ils étaient pas mal tous pareils. Je ne m’attardais pas à leur provenance, je ne m’attardais pas à grand-chose là-dessus. Quand est arrivée la crise de la listériose, j’ai constaté toute l’ampleur du travail et de la passion mise par les fromagers du Québec et là, ça m’a totalement sensibilisée à la production québécoise, comment on était en avance.

La majeure partie des fromages qui se retrouvent aujourd’hui sur les étals des détaillants spécialisés sont d’ailleurs fabriqués au Québec, alors qu’il y a une vingtaine d’années, seuls quelques fromages québécois trônaient parmi les meules d’importation. Une autre personne avançait quant à elle :

Je pense, justement, que l’esprit « achetez local », c’est l’une des valeurs québécoises. Nous sommes un peuple qui se rassemble et qui se tient vraiment serré, et quand il arrive quelque chose comme la crise de la listériose […] on se dit que le 75¢ de plus [à débourser pour acheter québécois] je le fais pour ce secteur-là, pour cette industrie-là, je le fais pour le Québec. Donc c’est ça, lorsqu’il arrive quelque chose, on renoue ensemble à la place d’aller voir ailleurs. C’est vraiment une valeur québécoise.

Si leur mise en marché contribue à attribuer une identité nationale aux produits fromagers fabriqués au Québec, les pratiques d’achat des mangeurs et mangeuses viennent, en quelque sorte, la réifier. Les consommateurs participent donc activement, dans ce cas, à la requalification de certains des fromages québécois comme produits de terroir.

Conclusion

L’évolution du paysage fromager et les commentaires suscités dans les groupes focalisés par la question de la définition des fromages fins donnent à penser que pour les mangeurs québécois (pour ceux qui ont pris part à notre recherche, en tout cas), les fromages fins ont une charge symbolique révélant un certain hédonisme. En effet, ces fromages sont associés au plaisir, qui découle certes d’une appréciation gustative mais aussi du fait de se sentir faire partie d’un monde sinon de connaisseurs, du moins de gourmets qui savent apprécier des goûts nouveaux auxquels on doit être initié puis éduqué pour les reconnaître et les estimer. En ce sens, ils seraient associés à une certaine « esthétique de l’hétérogène » (Turgeon 2002 : 230). Dans le domaine de la sociologie et de l’anthropologie de la consommation, on érige parfois en termes antinomiques l’hédonisme du « consommateur », un sujet jugé essentiellement matérialiste et individualiste, à l’éthique du « citoyen », un sujet différent qui développe des pratiques de consommation éclairées et réfléchies (Trentmann 2007). Une telle dichotomie s’avère toutefois excessive, comme nous avons pu le constater ici, puisque les mangeurs et mangeuses interrogés trouvent leur plaisir en disant apprécier et acheter, de préférence, des produits québécois, dans le but avoué de soutenir les producteurs locaux – le « local » correspondant en l’occurrence au Québec tout entier. Les personnes interrogées dans le cadre de notre enquête ont également manifesté ou évoqué un cosmopolitisme culturel associé à la consommation de fromages fins : tout en reconnaissant l’origine européenne de ces derniers, ils ont souligné la nécessité de posséder un certain capital culturel pour devenir des mangeurs pouvant apprécier les qualités organoleptiques des « fromages qui puent »[19].

Le développement de la production et de la consommation québécoise de fromages fins s’inscrit dans une économie politique globale qui a favorisé à la fois l’avènement d’une culture alimentaire cosmopolite et la réinscription matérielle ou symbolique de certains aliments dans des terroirs locaux, régionaux ou nationaux. Dans la mesure où on n’est en présence ni de la création d’appellations d’origine, ni d’un retour vers l’aire de production originelle ou à des formes traditionnelles de production (Delfosse 2007), le cas québécois constitue-t-il, pour autant, un exemple de relocalisation alimentaire ayant cours davantage dans la tête de consommateurs mobilisés par les acteurs du marketing qu’au niveau de la production ? Je considère que non, puisque, pour une part, les fromages fins du Québec s’inspirent de ceux de l’Europe continentale et de la France tout particulièrement, mais ont été réinventés en sol québécois, les relocalisant ainsi dans des terroirs nouveaux et contribuant du coup à une véritable « ingénierie inversée des terroirs » (Paxson 2010). Par ailleurs, puisque la consommation de fromages québécois surpasse aujourd’hui dans la province celle des fromages importés, et que les mangeurs concernés en sont si fiers, la relocalisation des pratiques alimentaires s’exprime ici dans des pratiques de consommation renouvelées qui accordent à des produits nationaux une place de choix.

Il appert que la mise en marché représente un moment crucial dans la construction sociale et la valorisation des fromages fins ; c’est à cette étape de la filière que le discours (texte, voix, images, présentation dans les étalages) tenu sur les fromages fins peut travestir la réalité, en occultant les informations ayant trait au processus de production, pour laisser croire qu’ils sont tous issus, d’une manière ou d’une autre, des artisans du pays. Les liens qui sont suggérés, par les fromagers comme par les publicitaires, entre les fromages fins et le passé québécois contribuent ainsi à une certaine forme de patrimonialisation de ces produits qui sont pourtant des créations récentes pour la plupart. Cette stratégie discursive contribue à faire des fromages « fins » des marchandises d’autant plus désirables qu’elles sont présentées, et considérées par le public, comme étant authentiques. Enfin, l’écart entre les processus de production caractérisant la filière, la manière dont les fromages fins sont mis en marché et les représentations que s’en font les mangeurs sont révélateurs du régime de valeur qui caractérise actuellement l’agroalimentaire québécois et les luttes de pouvoir qui s’y jouent entre artisans et industriels. Les signes (noms, images) et les discours accolés aux fromages fins renvoient à autre chose qu’au bien en question ; ils appellent d’autres signes, qui façonnent une représentation romantique du passé et de l’histoire locale et nationale et suggèrent leur authenticité. En ce sens, les fromages fins participent d’un monde hyper-réel. La production et la construction sociale du fromage « fin » québécois en tant que produit, dont l’identité est instable et en constante mutation (Callon et al. 2000), restent largement dominées par des acteurs et des intérêts privés. Les prendre pour objet a permis d’explorer non seulement les transformations actuelles de la culture alimentaire québécoise mais aussi de dévoiler des manifestations locales de l’économie politique et culturelle de la nourriture.