Corps de l’article

Les premiers à faire de la vodka à partir de grains furent les Lituaniens ! ! !

The History of Lithuanian Vodka[1]

La vodka est une boisson très lituanienne.

Jurgita[2]

La vodka est le plaisir de la vie… Offrez-en toujours à ceux qui vous invitent… Montrez le respect que vous leur portez.

Comment boire la vodka[3]

C’était un après-midi de juillet suffocant. Kazimiera et Antanas étaient assis dans la salle de banquet étouffante d’un hôtel du centre-ville et attendaient l’arrivée des mariés et de leurs invités. Ils étaient les organisateurs de la célébration de mariage de leur nièce[4]. Habillée d’une robe jaune à sequins, Kazimiera tenait anxieusement un téléphone portable dans sa main droite en sueur. Soudain, elle se leva de son siège, s’approcha de la table de réception en forme de U et se mit à inspecter les nombreux plats et boissons qui s’y trouvaient. « Est-ce qu’il y en aura pour tout le monde… ? La réserve de vodka semble un peu basse (degtinės mažoka) », dit Kazimiera sur un ton inquiet. Plus de soixante invités étaient attendus au mariage de Tomas et Jolanta.

Quatre gâteaux « traditionnels » appelés šakotis se dressaient comme des tours au-dessus des plats remplis de charcuterie, de poulet, de hareng, de salade de betteraves et de pommes de terre, et de généreuses quantités de pain. Répartis sur la table à intervalles réguliers, ces gâteaux cylindriques à excroissances rappelant des stalagmites étaient entourés de bouteilles de Coca-Cola, d’eau minérale, de vin mousseux et de vodka (degtinė). Les bouteilles de vodka étaient tournées de façon à que tout le monde puisse bien en lire les étiquettes. On y lisait des noms comme Lituanienne, Gediminas, Roi Mindaugas. Alors que Kazimiera contemplait les étiquettes, son téléphone sonna. Jolanta, la mariée, la prévenait que son nouvel époux Tomas et elle venaient de terminer leur promenade traditionnelle de mariage dans la Vieille Ville de Vilnius et prenaient le chemin de la salle du banquet. « Apporte davantage de degtinė ! » s’exclama nerveusement Kazimiera en raccrochant. Antanas se précipita vers le stationnement et sortit une caisse de vodka du coffre brûlant de sa voiture. Quelques instants plus tard, une douzaine de bouteilles de Lituanienne et quelques bouteilles de Gediminas furent ajoutées à la belle table de réception.

Figure 1

Table à dessert comprenant plusieurs bouteilles de vodka au garde-à-vous, des sucreries et des fruits. Le gâteau traditionnel à excroissances est à gauche à l’arrière-plan.

Table à dessert comprenant plusieurs bouteilles de vodka au garde-à-vous, des sucreries et des fruits. Le gâteau traditionnel à excroissances est à gauche à l’arrière-plan.

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Dans cet article, et en utilisant comme terrain ethnographique un mariage urbain de la classe moyenne, j’analyse les modes de consommation de la vodka dans la Lituanie d’aujourd’hui. Deux décennies après la fin du socialisme, ce pays d’Europe de l’Est s’inscrit de plus en plus dans la topographie toujours plus large de « l’Europe », de « l’Occident », et de la « modernité »[5] capitaliste mondiale. En parallèle à ces processus de modernisation à l’occidentale se développe une idéologie revigorée du nationalisme, associée à des pratiques et des discours sur l’unité du pays et le caractère national considéré comme unique et distinctif (Lankauskas 2010). Dans cette nation balte, le global et le local – ou le « monde » et le « pays » – coexistent dans une dialectique mutuellement constitutive, mais parfois difficile. Bien que la vodka soit une boisson apparemment ordinaire, elle sert de point de départ intéressant à l’étude de cette coexistence. J’explore cette boisson « banale » en tant que substance sémiotique et en tant que « forme de culture matérielle incarnée » (Dietler 2006)[6] qui indexe les transformations[7] socioculturelles et a un effet sur elles.

Aller-retour entre le local et le global

Un survol de la littérature académique portant sur la nourriture et la boisson – littérature vaste et en expansion – révèle qu’elle est dominée par un paradigme de recherche que Jon Holtzman (2003) appelle « un programme d’analyse du global » (global analytical agenda). Pendant les trois dernières décennies, les chercheurs travaillant au sein de ce paradigme ont documenté en détail la façon dont les consommateurs réagissent à l’arrivée des produits réellement globaux tels que le Coke, le Pepsi, les Big Macs, les frites, pour n’en citer que quelques-uns. Des termes comme « glocalisés », « intégrés », « indigénisés » ou « domestiqués » ont été utilisés pour décrire l’intégration de ces aliments aux systèmes alimentaires locaux dans diverses parties du monde, depuis Trinidad et la Papouasie Nouvelle-Guinée jusqu’à la Russie et la Chine (Miller 1998 ; Watson 1997, 2005 ; Caldwell 2005 ; Foster 2008). Basés sur une ethnographie fine, ces comptes rendus sont inestimables : ils nous permettent de mieux comprendre et de mieux expliquer la globalisation et les processus transnationaux concomitants poussés par les agendas idéologiques de la modernité. Ils nous fournissent une mine de connaissances sur la complexité des connections et des relations engendrée par la diffusion constante de ces produits globaux.

La façon dont les gens « domestiquent » ces biens mondiaux est maintenant bien étudiée. Mais on a accordé beaucoup moins d’attention à la façon dont ils utilisent les « choses » locales ou domestiquées afin de se situer dans le monde et interagir avec lui. Ainsi que Holtzman (2003 : 151) le fait remarquer : « les questions que nous posons sont souvent préfigurées par les problèmes du capitalisme, plutôt que par les significations locales et l’agencéité des acteurs locaux ». La globalisation de la consommation peut mettre les gens en rapport avec de vastes réseaux d’échanges globaux, mais elle peut aussi, et c’est paradoxal, les mettre en rapport avec leur propre monde – un lieu ontologiquement familier, prévisible et confortable. Pour mieux comprendre les mécanismes du global, il nous faut prêter une attention plus grande à la façon dont les consommateurs entrent en relation avec les économies et les produits domestiques pour neutraliser le flux implacable de biens étrangers poussés par un capitalisme constamment obsédé par la recherche du profit. Quand des produits arrivent de « quelque part », les consommateurs gèrent cette arrivée non seulement en les reconfigurant, en se les appropriant ou en les rejetant, mais encore en se tournant vers des produits domestiques qui leur sont familiers. Ainsi, la globalisation est impliquée dans la reproduction de localités et d’identités « chez soi » (Phillips 2006 ; Tomlinson 1999 ; Wilk 1999). Il est donc essentiel que nous nous attachions plus énergiquement à comprendre comment et pourquoi ces processus de « redomestication » du local ont lieu aux confluents avec le global. Autrement dit, il est non seulement important de faire attention à la façon dont les consommateurs interagissent avec ce qui est nouveau, mais aussi à la façon dont ils « rajeunissent » ce qui est ancien. Ce faisant, ils globalisent et « redomestiquent » des formes culturelles familières. Ces sont des pratiques qui ont l’air paradoxales : mais elles permettent aux acteurs de se démarquer du monde tout en en faisant partie.

« Amour » et pratiques

Dans ses écrits sur la globalisation des marques de commerce internationales, Robert Foster (2005 ; 2008 : 28-31)[8] défend l’idée que la création de la valeur d’un bien dépend du travail des producteurs et du « travail » des consommateurs. La valeur des produits de marque fabriqués par les producteurs est augmentée de la signification sémiotique que leur attribuent les consommateurs qui les achètent et s’investissent émotivement dans ces biens. Lorsque les perspectives du fabricant et du consommateur sont en concordance, un attachement affectif (lovemarking) apparaît. Pensons, par exemple, à Coca-Cola, une des marques commerciales les plus célèbres du monde et qui a connu le plus grand succès marchand de tous les temps. Selon Foster, le succès commercial de cette marque hyper élaborée n’est pas uniquement dû au grand savoir-faire des publicitaires, mais aussi à « l’amour » que les consommateurs portent au produit.

Dans cet article, j’adopte le cadre conceptuel élaboré par Robert Foster pour étudier comment les Lituaniens qui consomment les marques les plus populaires de vodka locales augmentent la valeur de cette boisson alcoolisée du fait de l’« amour » qu’ils portent à ce produit. Je défends ici l’idée que par leur disposition affective envers la vodka (degtinė), une boisson nationale produite localement avec la techne de pointe (savoir-faire) occidentale (Heath et Meneley 2007), les consommateurs peuvent se la réapproprier. Cette réappropriation est une réponse locale à des processus élargis de modernité globale. En invoquant la « tradition ancienne » et l’« histoire glorieuse », et en manipulant les métaphores de pureté et de naturel, les vodkas locales adorées (lovemarked) évoquent les désirs d’unité nationale et de différentiation. En même temps, et de façon paradoxale, elles permettent aux consommateurs de conjuguer des imaginaires et des identités plus cosmopolites et conformes aux usages du monde. Un de mes objectifs ici est de montrer que dans la Lituanie contemporaine les changements modernisateurs présents dans la production et la consommation de vodka n’ont pas eu pour résultat « de faire disparaître les variations [et] et de dissoudre les subtilités » (Mintz 2006 : 7). Dans ce pays balte, comme dans d’autres contextes postsocialistes, la modernité globale est impliquée dans la reproduction du « chez soi »[9].

Mon étude de la vodka est guidée par une perspective qui met l’accent sur la pratique. Elle part du principe que la signification sociale des denrées alimentaires peut être comprise et expliquée par un regard ethnographique attentif à la façon dont les consommateurs activent, en quelque sorte, ces substances en entrant en relation avec elles par des actions spécifiques dans des contextes culturels concrets. Autrement dit, je considère que le caractère social des denrées comestibles est lié au caractère social des acteurs qui les consomment, eux-mêmes situés temporairement à un moment donné de l’histoire (Croegaert 2011).

Lors des rituels, les rapports qui existent entre la nourriture et les gens deviennent plus saillants : il n’y a peut-être pas de meilleur contexte ethnographique pour les étudier que celui représenté par un mariage. En tant qu’évènements très animés célébrant la reproduction de la famille et de la nation, ces rites de passage fournissent les contextes au cours desquels des denrées alimentaires diverses prennent le devant de la scène comme agents de socialisation, substances signifiantes, et métaphores du changement. Dans l’espace-temps liminal que sont les cérémonies de mariage[10], les liens et significations qui sont d’habitude cachés par la routine du quotidien deviennent visibles, et souvent dans des formes condensées et exagérées.

Nourriture, boisson et changement

Dans un essai philosophique sur la nourriture, Deane Curtin et Lisa Hedke (1992 : 126) observent que l’expérience que nous en avons est toujours temporelle et que le changement est sa « propriété essentielle ». En d’autres termes, les aliments sont toujours pris dans les filets du temps, catégorie culturelle qui prend la transformation pour acquis. Les aliments sont longs à faire pousser, à récolter, à préparer, à faire cuire et à manger. En tant que matière organique, certains produits comestibles se désintègrent rapidement à moins qu’ils ne soient préservés expressément. Le temps n’est pas l’allié de la nourriture. Par contre, la nourriture peut être utilisée pour manipuler le temps et accélérer ou ralentir le tempo de la vie sociale quotidienne. Certains aliments sont avalés dans l’urgence, pendant qu’ils sont encore chauds ou froids. D’autres sont mangés en prenant son temps, pour ralentir et faire une pause dans la course de la vie quotidienne (Wilk 2006 ; Croegaert 2011). L’heure des repas crée une structure et un rythme dans la routine journalière et les aliments de saison nous rappellent le cycle des récoltes.

Qu’ils fassent l’objet de consommation quotidienne ou qu’ils soient incorporés dans des occasions rituelles, l’alimentation et la boisson font partie du temps biographique du consommateur. Servant d’intermédiaire entre le passé et le présent, l’alimentation est un agent de la conscience commémorative. Parce qu’ils nous permettent de nous rappeler les époques de nos vies, la nourriture et la boisson fournissent des référents importants lors des processus de constitution de soi et d’identification, dans le passé et dans le présent. Nous ne sommes pas simplement ce que nous mangeons ; nous sommes ce que nous avons mangé et ce que nous mangerons (Sutton 2001). De plus, les biens comestibles sont non seulement liés aux souvenirs et histoires de vie personnels, mais aussi aux histoires et imaginaires nationaux. Quand les denrées alimentaires se souviennent, elles peuvent raconter toutes sortes de choses sur le passé, et de manière plus importante encore, sur le présent. Leur mémoire révèle toute la texture du présent qui se déroule « maintenant ».

Les denrées alimentaires circulent au sein des réseaux en tant qu’objets visibles et tangibles et sont consommées au quotidien – tout le monde doit manger pour bien vivre – et à ce titre, elles signalent de manière concrète et évidente les transformations qui se déroulent (Caldwell 2009). Tout changement dans la disponibilité, la qualité et la variété des aliments est tout de suite remarqué. Voyons un exemple. Dans l’économie socialiste de la Lituanie, basée sur l’économie planifiée, et célèbres pour ses pénuries, les rayons des épiceries souvent vides attestaient de l’inefficacité du système de production et de distribution administré par l’État marxiste-léniniste. Au début des années 1990, un des premiers signes que le régime était en train de s’écrouler et qu’un système d’économie de marché à l’occidentale était en train de s’installer fut la disponibilité croissante des denrées alimentaires. Après quelque cinq décennies de pénurie (deficitai) chronique de biens de consommation, les étagères couvertes d’emballages attirants qui faisaient le délice des chalands annonçaient haut et fort la fin de l’époque socialiste.

Alors que de nombreux Lituaniens, surtout les jeunes, adoptèrent rapidement les biens de consommation venant du monde entier – voitures BMW, ordinateurs portables Toshiba, lecteurs de CD Sony, jeans Levi’s, etc. – les importations alimentaires non usuelles furent acceptées plus précautionneusement. Parfois, et après avoir été examinées et évaluées avec soin, elles furent tout simplement rejetées. Mes interlocuteurs ont souvent remis en question la qualité nutritive, la salubrité et l’artificialité de ces denrées comestibles importées. Par exemple, Mykolas, un retraité d’environ 70 ans, me disait à l’époque que d’après lui un sac en plastique avait plus de qualités nutritives que les pommes brillantes qui venaient de Nouvelle-Zélande et étaient vendues à prix d’or dans le supermarché fastueux de son quartier. « Ces pommes sont pleines de produits chimiques… Je n’en achète jamais, je ne peux même pas les regarder. Voyez ce que notre vie est devenue… du plastique ! », affirmait-il avec dédain.

Parallèlement à ce type de critiques de la nourriture étrangère, on trouve des références à ce que mon interlocuteur a identifié comme « nôtre », c’est-à-dire une alimentation faite en Lituanie, perçue comme meilleure pour la santé, plus naturelle, ayant meilleur goût, et « réelle ». Mykolas indiqua qu’il choisissait toujours, quand il en trouvait, des pommes cultivées dans des vergers lituaniens car elles étaient « naturelles » et « propres » (naturalūs, švarūs). Il regrettait que ces pommes soient de plus en plus difficiles à trouver car les cultivateurs locaux étaient acculés à la ruine du fait de la quantité grandissante de denrées importées. De telles déclarations sont autant de commentaires sur les mérites respectifs des aliments locaux et étrangers et sur la confiance que les consommateurs ont dans la qualité de ces produits. Mais ce sont aussi des commentaires sur la façon dont les consommateurs comprennent, en général, le changement postsocialiste à l’occidentale. Dans la Lituanie contemporaine, faire des commentaires cyniques sur les pommes en « plastique » venant de Nouvelle-Zélande équivaut à transformer le comestible en arme politique, ou à faire preuve d’activisme de consommateurs du type « pas dans mon corps[11] ». C’est aussi réfléchir de manière critique aux conséquences du changement social provoqué par la modernité globalisée (Mincytė 2009 : 94 ; Caldwell 2009).

À mon avis, les aliments étrangers provoquèrent davantage de commentaires que les autres types d’importations parce qu’il ne s’agissait pas simplement de substances matérielles, mais aussi sensorielles. Nous voyons, sentons, touchons et goûtons la nourriture en la plaçant dans notre corps où elle s’incorpore littéralement. Manger est donc un acte corporel intime qui peut provoquer des réactions viscérales et affectives. Par exemple, une de mes interlocutrices lituaniennes, Irena, une comptable retraitée d’environ 60 ans, affirma que le salami italien qu’elle avait acheté avec ses pauvres économies avait un joli emballage, mais que l’intérieur était « étrange », qu’il avait un goût « horrible » et qu’il l’avait même rendue malade. Elle rendait responsables les quantités importantes de konservantai (agents de conservation). Perturbée, Irena ajouta qu’à l’époque du socialisme, on trouvait peut-être difficilement de la saucisse russe de marque Doctoral[12], pas très bonne d’ailleurs, mais « qu’au moins on savait ce qu’on mangeait… Et maintenant ? On va manger cette cochonnerie (šlamštą) ? Pas moi ! ».

Dans cet exemple, « l’horrible » salami sert d’intermédiaire entre le corps d’Irena et les processus de changement liés au postsocialisme. Il suffit à transformer l’économie politique en une expérience personnelle décevante. Le goût de ce salami importé stimule les souvenirs d’Irena : il lui rappelle la période soviétique tout en l’incitant à évaluer le futur. Le salami agit donc comme une métonymie du changement et permet de le comprendre et de le remettre en question.

Puisque les denrées alimentaires sont temporelles, elles permettent étudier efficacement les processus de transformation sociale et leurs paramètres temporels. Ce que les gens mangent ou boivent en dit long sur la manière dont ils comprennent ces changements et sur la façon dont ils s’y inscrivent. Retournons maintenant au cas de la vodka pour examiner en détail comment cette boisson nationale populaire et « attachante » révèle et sert d’intermédiaire au changement social dans une Lituanie qui se modernise.

La vodka, c’est nous

Lorsque j’étais sur le terrain, on m’a souvent rappelé que le fait de consommer de l’alcool, surtout de la vodka, d’être soûl, ou de faire l’étalage de son ivresse étaient des signes essentiels de la lituanité ou lietuvybė[13]. De nombreux informateurs interprètent la consommation de vodka comme un signe de générosité, de grégarité et de « respect ». Pour beaucoup, c’est une boisson qui fait partie de « notre » tradition et qui est emprunte d’histoire nationale (voir les citations en exergue de ce texte). En buvant de la vodka, on réinvente et perpétue cette histoire et cette tradition, en même temps qu’on reproduit certains des éléments de lietuvybė. À ce propos, Mary Douglas (1987 : 4) a fait remarquer que « l’ivresse […] exprime la culture parce qu’elle prend toujours une forme très schématique et apprise qui varie d’une culture à l’autre : des éléphants roses dans un endroit, des serpents verts dans un autre ». En Lituanie, l’expression « soûl comme une corde » est une figure de style courante pour décrire un individu très ivre. On dit que ceux qui atteignent l’état de délire éthylique après avoir trop consommé « voient des chevaux blancs »[14]. La consommation d’alcool constitue un trope majeur pour de nombreuses interactions sociales en Lituanie postsoviétique ; elle est souvent essentielle à toute « vraie » interaction socialement signifiante. De plusieurs façons, boire est donc un rituel par lequel on peut comprendre, construire et vivre la vie sociale postsoviétique.

Après qu’il eut avalé plusieurs verres de Lituanienne, Stasys, un invité assis près de moi lors d’un mariage, me dit :

Vous devez comprendre que sans bouteille, on ne peut pas démêler les choses facilement… Les autres humains sont hors de portée. Quand vous avez bu quelques coups avec quelqu’un… et que vous avez eu une bonne conversation avec cette personne, alors vous voyez réellement de quoi il retourne.

Ses mots décrivent la consommation d’alcool en société comme une façon efficace de construire des moments d’interaction, de communion et d’unité. Boire est présenté comme une pratique « infrastructurelle, sans laquelle les relations sociales ne peuvent pas en général être constituées » (Manning 2012 : 203). En partageant un verre avec quelqu’un, on met de côté pendant quelque temps l’irréalité du monde postsocialiste et la rapidité avec laquelle il se transforme. Boire avec des membres de la famille, des amis, des collègues, permet de s’échapper vers une zone plus centrée, plus stable, plus familière, et donc plus compréhensible. Boire permet de créer des « réalités » où le temps est suspendu, ou du moins ralenti. Mais la consommation d’alcool aussi peut être comprise comme un important moyen de production de sens – un véhicule qui permet un rapport avec les autres, et par eux, avec la nation, et les questions plus largement existentielles.

Dans sa discussion de « l’ontologie » de la pomme de terre, Nancy Ries (2009) remarque que cet aliment central au régime alimentaire russe n’offre pas seulement une garantie de survie quotidienne, de même qu’il n’est pas seulement un symbole des transformations socioéconomiques et politiques importantes qui ont lieu en Russie aujourd’hui. Elle est aussi « bonne à penser ». En d’autres termes, banal et prosaïque, ce petit tubercule grumeleux est le conduit par lequel les Russes réfléchissent à eux-mêmes, aux autres et à leur environnement social. La pomme de terre, dit Ries, sert non seulement à comprendre le monde mais pousse les gens à l’action. En bref, c’est la vie elle-même. Je suggère ici qu’il est possible de penser à la place qu’occupe la vodka en Lituanie dans des termes ontologiques comparables. Pour de nombreux Lituaniens, la vie sans elle serait impossible sur les plans cognitifs et existentiels – incompréhensible et insupportable.

« Douce », pure et lituanienne

La réception du mariage de Jolanta et Tomas était commencée depuis une heure quand dans le silence de la salle retentit la chanson de Kazimiera, la marieuse : « Amère, amère est la vodka ». Elle chantait d’une voix de fausset aigüe. Très rapidement, la performance solo de la marieuse fut noyée par les invités reprenant la chanson en choeur. Tout en chantant et répétant « Amère, amère est la vodka », ils se balançaient de droite à gauche, bras dessus bras dessous. Pendant ce temps, Antanas le marieur se précipitait autour de la table, une bouteille de Lituanienne à la main. Sa responsabilité était de s’assurer que le verre de chaque invité adulte était rempli à ras bord.

Assis au bout de la table en U, les jeunes mariés Tomas et Jolanta se regardèrent, puis regardèrent les invités qui se balançaient avec entrain. Les fêtards chantaient fort et sans arrêt. En rougissant, les mariés se levèrent avec hésitation, s’approchèrent l’un de l’autre et s’embrassèrent timidement sur les lèvres. « Ce n’était pas un vrai baiser », répondit le public mécontent dans un vacarme assourdissant. Et ils remirent à chanter : « Amère, amère… ». Tomas et Jolanta réessayèrent. Cette fois-ci, leur essai résulta en un long baiser sensuel qui sembla satisfaire tout le monde, comme en témoigna le long applaudissement qui s’ensuivit. « Douce, douce est la vodka », chantèrent joyeusement les invités. « Au bonheur des jeunes mariés ! », s’exclama Antonas le marieur. À peine eut-il fini sa phrase que déjà tous les verres étaient vides. Plusieurs fois dans la soirée, les marieurs nous rappelèrent que la degtinė était « amère » et qu’il fallait « l’adoucir ». Au fur et à mesure que la soirée progressait, Tomas et Jolanta devinrent tout à fait habiles à s’embrasser de la « bonne » façon sous les regards de leurs invités.

Cette chanson traditionnelle sur la vodka a été chantée dans presque tous les mariages auxquels j’ai assisté ou que j’ai observés sur des vidéos. Invariablement elle a provoqué le même type d’effusion affective en public. Personne n’a pu m’expliquer l’origine de cette pratique et nombreux sont ceux qui ont été interloqués par l’intérêt académique que je lui portais. « Qu’y a-t-il à savoir ? C’est notre tradition lituanienne ! », me dit sèchement Kazimiera.

Le chant « Amère vodka » met en exergue la place centrale de la boisson dans ce rite de passage. Dans ce cas-ci, la vodka non seulement constitue un axe autour duquel la réception est organisée, mais met en évidence qu’elle fonctionne comme un outil de choix pour que se tissent des liens multiples entre les invités. Consommée de manière synchronisée et littéralement consumée par les corps des invités, degtinė efface toutes frontières spatiales, temporelles et sociales. Quel que soit leur statut, les invités partagent le même espace-temps et la même boisson. Certains des liens créés par la chanson traditionnelle « Amère vodka » sont très réels : les invités les découvrent par le biais du contact physique (chanter et se balancer à l’unisson à table ; s’embrasser). D’autres sont métaphoriques. Engendrée par cette consommation conviviale, la communion immédiate des invités devient profondément liée aux idéaux de la famille et de la nation. Provoqué par la chanson, le baiser des jeunes mariés vient confirmer et célébrer le début d’une nouvelle famille lituanienne – une expression puissante de renouveau, de continuité et de reproduction de la lietuvybė.

Dans le contexte de ce mariage, la vodka agit comme un être animé, anthropomorphique. Elle devient un participant à part entière de cette célébration. Le jour du mariage, et comme les jeunes mariés et leur entourage, elle circule dans la ville et est consommée habituellement par les participants pour marquer chaque étape importante du mariage, comme par exemple, la fin de la cérémonie civile et/ou de la cérémonie religieuse. Degtinė est transportée dans les coffres de voiture doublés de couvertures, et à une occasion, doublés d’oreillers pour éviter le bris des bouteilles. Les marieurs la portent dans des paniers en osier. J’ai aussi vu des bouteilles de vodka placées en évidence à l’avant des photos et vidéos de mariage comme si elles étaient des participantes aussi importantes que les jeunes mariés et leur entourage. On faisait souvent référence à la vodka par le diminutif degtinėlė ; cette stratégie linguistique anthropomorphisait la vodka et invoquait l’idée d’une relation plus familière et « affectueuse ».

Figure 2

Rafraîchissements servis au Palais de mariage après la cérémonie civile. Eau, vin pétillant et vodka sont dans le coffre de la limousine extra longue.

Rafraîchissements servis au Palais de mariage après la cérémonie civile. Eau, vin pétillant et vodka sont dans le coffre de la limousine extra longue.

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Souvent vendue dans des pichets de verre de 3 litres, la vodka Lituanienne (Lietuviška degtinė) était de loin la marque la plus souvent servie aux mariages auxquels j’ai assisté. D’autres marques telles que Lituanienne Festive, Vodka Lituanienne de Mariage, De la Noblesse, Gediminas, pour n’en nommer que quelques-unes, étaient fréquemment servies lors de ces réunions de famille. Les vodkas importées, telles que Finlandia, Svedka, Absolut, parmi d’autres, quoique tout à fait disponibles dans les magasins, brillaient par leur absence lors des cérémonies de mariage que j’ai pu observer. Même si ces importations étaient plus chères[15], leur seul prix n’était pas le facteur déterminant dans le choix des acheteurs. J’ai souvent entendu dire que les vodkas étrangères n’avaient pas « le goût qu’il fallait » et que certaines, malgré ce qu’en disaient leurs étiquettes, n’étaient pas fabriquées à l’Ouest, mais dans les économies parallèles de la Pologne ou du Belarus. En d’autres termes, elles n’étaient pas « réelles » mais de simples imitations destinées à tromper le consommateur. Pour ces supercheries, une distillerie nationale lança sur le marché une marque de vodka domestique appelée Tikra (littéralement : réelle)[16]. Pour la plupart de mes interlocuteurs, les vodkas importées et chères aux noms étrangers étaient source de malaise, de soupçons et de dissonances cognitives parce qu’on ne pouvait pas facilement les intégrer dans des catégories et des taxonomies familières.

Figure 3

La grande famille des Lituanienne dans une épicerie. Sur l’étiquette qui court le long de la tablette, on peut lire : « Už tai kas lietuviška » (À quoi sert la Lituanité ?). En haut à droite, on voit les bouteilles de la marque Gold, plus chère et prestigieuse, en cuvées standard ou limitées (voir aussi la figure 4).

La grande famille des Lituanienne dans une épicerie. Sur l’étiquette qui court le long de la tablette, on peut lire : « Už tai kas lietuviška » (À quoi sert la Lituanité ?). En haut à droite, on voit les bouteilles de la marque Gold, plus chère et prestigieuse, en cuvées standard ou limitées (voir aussi la figure 4).

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« Pourquoi voudrais-je acheter ces importations hors de prix quand nos propres vodkas sont bonnes et belles à voir ? », fit remarquer Algis, le père de Jolanta, en pointant du doigt la bouteille de Gediminas posée sur la table de réception. Puis verre à vodka en main, il commença à m’expliquer que la production de vodka s’était « améliorée considérablement » en Lituanie depuis la chute du socialisme. À l’instar d’une publicité bien rodée et désinvolte, il commença à s’extasier sur la façon dont cet alcool, dont il parlait en utilisant le pronom possessif « notre » (mūsų) était devenu « plus propre, plus transparent, plus gouleyant », « et tout cela, vous voyez, grâce à l’équipement occidental que nous avons ». Les commentaires d’Algis concordent avec ceux que j’ai déjà entendus sur l’amélioration « technoscientifique » de la production de vodka. On voit un fort consensus national se dégager autour de l’amélioration du goût et de la qualité de cette boisson. Voyons ce que dit Valérija, l’ancienne professeure de piano de Jolanta, âgée d’environ 80 ans, alors qu’elle observe Kazimiera et Antanas, épuisés (et un peu éméchés) danser la valse autour de la salle de banquet à la fin de la réception :

[…] ce n’est pas comme avant. Maintenant, on peut boire ! (Dabar galima gerti !)… Je prends un verre ou deux de Lituanienne lors des occasions spéciales comme ici [à ce mariage]. On n’a peut-être pas beaucoup de raisons d’être fiers de notre petite Lituanie (Lietuvėlė) aujourd’hui, mais notre degtinė est bonne maintenant qu’elle est faite à l’occidentale (vakarietiškai pagaminta).

Avec humour, Valerija me confia qu’elle « s’était mise à boire » (griebiausi butelio) à son âge avancé parce qu’on trouvait maintenant beaucoup de vodkas domestiques et qu’elles étaient bon marché et « propres » (švari). Par l’expression « comme avant », Valerija évoque deux passés récents de l’histoire lituanienne de la consommation de vodka – celui de la période socialiste, et celui de l’époque déroutante des bouleversements économiques qui suivirent la fin du régime de parti unique en 1991.

Pendant la période socialiste, les magasins d’État étaient vides et l’absence de vodka chronique : Valerija n’y avait donc pas accès. Quand, à l’occasion, on trouvait de la vodka, Valérija refusait de faire de longues queues pour s’en procurer car elle trouvait cela humiliant. Les contacts qu’elle avait au sein de l’économie informelle connue sous le nom de blatas – « l’autre » économie soviétique que des millions de consommateurs utilisaient pour se procurer les choses essentielles – étaient ni nombreux ni fiables. De plus, la qualité de la vodka préparée par les entreprises d’État obsédées par les quotas de production laissait à désirer, disait-elle. Mais pas autant qu’elle le fût dans les années 1990 quand la Lituanie, abandonnant le projet socialiste, se tourna vers l’économie de marché, et devint « libre ».

Une des conséquences les plus inattendues de cette « liberté » fut la prolifération de vodkas produites localement, et souvent illégalement, par des entrepreneurs postsocialistes à la recherche de profits rapides. À cette époque, les contrôles gouvernementaux étaient rudimentaires et rares. Le résultat fut que ces vodkas, souvent diluées à l’eau ou contenant des produits nocifs et parfois mortels, se vendaient dans des points de vente douteux et se retrouvaient souvent dans les magasins de spiritueux et supermarchés devenus privés. Alors que certains consommateurs étaient extrêmement prudents lorsqu’ils buvaient de la vodka « sale », d’autres s’abstenaient complètement d’en boire pour protéger leur santé et même leur vie.

Les commentaires de Valerija sont particulièrement éclairants : son survol de la biographie récente de la vodka présente la signification qu’elle avait avant et celle qu’elle a maintenant acquise (Kopytoff 1986). Pendant le socialisme, la vodka était rare et d’une « propreté » douteuse ; immédiatement après la chute du socialisme, elle était abondante, mais tout à fait « sale ». Aujourd’hui, la vodka est aisément accessible et « pure », un témoignage du progrès moderne de la nation. Le cas de Valérija est aussi une bonne illustration de l’affection des consommateurs pour un produit – et de la relation de confiance et de loyauté qui se développe avec un produit familier.

Un grand nombre de mes informateurs partagent l’opinion de Valerija : grâce aux règlements gouvernementaux, mais surtout grâce à l’expertise occidentale adoptée par les principaux fabricants de la boisson nationale Vodka de Vilnius (Vilniaus degtinė) et Bison des bois (Stumbras) [17], la vodka imbuvable est une chose du passé. En l’an 2000, et pour répondre aux demandes du marché, un troisième producteur (Alita) lança une nouvelle marque de degtinė préparée, d’après leur site Internet, en combinant « tradition et innovation ». Dans les publicités et les descriptions du produit sur leur site Internet, ces compagnies décrivent avec fierté et le sens du devoir accompli, tout le soin apporté à la fabrication de leur produit : les vodkas sont filtrées jusqu’à huit fois en faisant passer l’alcool éthylique dans des filtres de sable de quartz, de charbon d’écorce de bouleau, et dans des filtres contenant des traces d’argent, d’or et même de platine. Certaine vodkas sont purifiées à l’oxygène à des températures sous zéro. Pour insister sur le lien avec la nature, certaines marques sont parfumées au sorbier, à la pomme, aux fleurs de tilleul, au miel, à la menthe et à d’autres herbes ; d’autres, comme la Centennial (Šimtmečio) distillée par Stumbras, sont vendues dans des bouteilles contenant des épis de seigle. Dans ce cas-ci, le produit brut (le seigle) et le produit fini (la vodka) dont elle est dérivée sont contenus dans la même bouteille, représentant le début et la fin du cycle de production. Cette mise en marché astucieuse évoque aux yeux du consommateur la pureté et le naturel du produit[18].

La description de la Lituanienne produite par Stumbras est un bon exemple de cette approche : « les technologies les plus modernes » sont utilisées pour donner à la degtinė le « degré de naturel » souhaité, mais elles « ne remplacent pas […] les bonnes vieilles traditions, [où] le travail manuel est encore largement utilisé, avec assiduité et une attention de tous les instants portée aux plus infimes détails »[19]. Le jumelage de la technologie sophistiquée et des images conjurant le côté pratique et humain de la tradition est une technique de marketing éprouvée : elle est très présente dans les représentations visuelles et discursives utilisées pour promouvoir la pureté et le naturel des marques de vodka domestiques.

Le traditionnel et le moderne s’associent également dans le style innovant et avant-gardiste des bouteilles et des étiquettes de vodka, ornées de dessins et de motifs empruntés à l’art populaire. « En faisant le lien entre hier et aujourd’hui », les bouteilles de Gold et Black (figure 4), dernières nées de la famille Lituanienne, sont de parfaits exemples de l’esthétique qui fusionne les formes visuelles associées à la tradition et à la modernité. De la même façon, tout en insistant sur sa fidélité aux vieilles traditions nationales de la distillation de la vodka, la Vilniaus degtinė se présente aussi comme la quintessence d’une entreprise moderne et transnationale, statut qu’elle obtint lorsque ses actifs furent rachetés par le consortium international Belvédère S.A.[20], le principal producteur de vodka lituanienne. En 2007, dans une déclaration faite à l’occasion du centième anniversaire de la Vodka de Vilnius, les dirigeants locaux exprimèrent leur profonde reconnaissance au consortium Belvédère de les avoir achetés[21].

Figure 4

Gold : cuvée standard (au centre) et cuvée limitée en bouteille dessinée par un styliste (à droite). Les motifs floraux de la bouteille de droite sont jaune, vert et rouge – les couleurs du drapeau lituanien.

Gold : cuvée standard (au centre) et cuvée limitée en bouteille dessinée par un styliste (à droite). Les motifs floraux de la bouteille de droite sont jaune, vert et rouge – les couleurs du drapeau lituanien.

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Dans le langage des marques de vodka, les tropes mutuellement constituants que sont la tradition, la nature, la pureté, la technoscience et la modernité globale sont souvent accompagnés de références visuelles et textuelles à l’histoire du pays. Par exemple, les étiquettes de vodka peuvent faire référence à un passé générique atemporel (Senasis Vilnius, ou Vieux Vilnius), rappeler les classes sociales de l’époque féodale – De la noblesse (Bajorų), Des paysans (Valstiečių), Seigneur de la guerre (Karvedys) – et remonter jusqu’au Moyen Âge en commémorant les rois et les ducs – Roi Mindaugas (Karalius Mindaugas, Gediminas). L’historiographie de Gediminas indique qu’il est à la base de la consolidation de l’État lituanien aux XIIIe et XIVe siècles. On peut lire sur le site Internet de la vodka de Vilnius (Vilniaus degtinė) que le Duc Gediminas (ca. 1275-1341) « était un dirigeant au caractère résolu dont la contribution à l’histoire est digne de la plus haute considération. La vodka qui porte le nom du Duc est un produit emblématique de la Lituanie »[22].

En 1998, Gediminas fut nommée produit national de l’année et reçut la médaille d’or à l’exposition internationale Agrobalt en 1999. Elle est aujourd’hui mise en marché comme la boisson domestique la plus « prestigieuse », aux côtés des toutes récentes vodkas Lituanienne d’Or et Noir. Vendue dans une bouteille en verre givré de 70 centilitres dessinée par un styliste, la vodka Gediminas est plus chère que les autres marques locales. Elle coûte 35 litas la bouteille, soit à peu près 13 $ américains. Sur l’étiquette, on voit le visage sévère du duc sur fond de couleurs nationales – des rayures horizontales jaunes, vertes et rouges d’égales largeurs – qui domine la Bokštas (tour), vestige d’un château médiéval situé dans la Vieille Ville de Vilnius. Pendant la période de la perestroika, dans les années 1980, la tour emblématique devint un des symboles du mouvement indépendantiste et fut l’un des premiers sites sur lequel fut hissé le drapeau lituanien – encore illégal – comme un défi au régime soviétique en place. Boisson nationale la plus « attachante », la Gediminas est vendue emballée dans une boîte et peut être accompagnée de verres à vodka portant la même illustration que celle figurant sur l’étiquette de la bouteille. En buvant de la Gediminas, on s’imbibe d’histoire lituanienne et on ingère la nation elle-même.

Pourquoi tant d’amour ?

En utilisant le mariage urbain dans la classe moyenne comme terrain ethnographique, j’ai examiné la consommation des marques de vodka les plus populaires en termes de « redomestication » et de marques d’affection (lovemarking). Présentées par les distillateurs locaux comme des boissons nationales préparées grâce à des technologies occidentales sophistiquées, elles incitent les consommateurs à des marques de confiance, de loyauté et d’« affection ». Elles sont aussi intégrées dans quelques-uns des mythes les plus signifiants de la nation lituanienne à ce moment-ci de son histoire postsocialiste. Tout à la fois symboles « éminents » de l’histoire de la nation et symboles d’une tradition auto-orientalisante, ces marques de vodka sont intéressantes à deux titres : tout d’abord, elles témoignent de l’existence de désirs profonds d’unité nationale, de solidarité et de définition de caractère distinctif ; ensuite, elles objectivent la nation en tant que collectivité unique.

Une grande partie du succès de ces marques est dû à ce qu’on peut appeler leur caractère « rétroprogressiste ». En se référant à une tradition bien ancrée dans un passé atemporel et à des personnages ou à des endroits historiques importants, elles permettent aux consommateurs de réactualiser et de renforcer leur appartenance à la nation et leur identité nationale. En Lituanie, comme ailleurs dans l’Europe de l’Est, le fait d’oublier l’histoire et les pratiques dites traditionnelles est vu comme un symptôme d’érosion nationale et de régression. Une nation progressiste est celle qui se souvient bien de son histoire. Les marques de vodka qui jouent sur les significations du passé deviennent donc d’importants agents de la mémoire : elles contribuent à activer les souvenirs que les gens ont de l’histoire et des traditions, et ce faisant, permettent à la nation unique et unifiée, dans son propre imaginaire, d’aller de l’avant[23].

La mémoire populaire associée à la vodka évoque ce que Michael Billig (1995 : 42-44) a appelé le nationalisme banal. Il est basé sur des images, des narratifs et des pratiques familières utilisés pour le rendre accessible aux sens. Les drapeaux, les festivals folkloriques, les nourritures et boissons traditionnelles en sont des exemples parmi d’autres. Bien que banales et apparemment superficielles, ces formes culturelles constituent des lieux importants de production culturelle où la conscience nationale est matérialisée et rendue concrètement visible. Elles sont essentielles à la deixis et à la praxis de la nation (Foster 2002 ; Kaneva 2012). Ces formes confirment que la nation et ses traits culturels distinctifs existent vraiment, et surtout, en tant que collection d’images et d’objets auxquels on fait référence par le pronom possessif « nôtre » ou qui identifie métaphoriquement le « nous ». Dans la Lituanie d’aujourd’hui, le fait de se rappeler les marques de vodka fait partie intégrante de cette collection nationale.

Par contre, la technomodernité de la vodka « redomestiquée » situe la nation dans les réseaux plus larges de l’économie globale et de l’échange culturel. Les directeurs de Vilniaus degtinė qui remercient Belvédère S.A. d’avoir acheté leur compagnie expriment en fait leur gratitude pour la modernisation que cette grande multinationale à l’affût des profits rend possible par l’intermédiaire de sa technologie et de son savoir-faire. Bien sûr, on est ici devant de grandes asymétries de pouvoir et de moyens qui ressemblent à un piètre « pacte avec la modernité » (Giddens 1990 : 90). Mais c’est un pacte qui apporte des transformations tangibles considérées comme progressistes et orientées vers le futur.

Figure 5

La « prestigieuse » Gediminas

La « prestigieuse » Gediminas

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Comme je l’ai montré plus haut, bon nombre de mes informateurs ont exprimé leur scepticisme et leur méfiance envers de nombreuses denrées alimentaires et même leur aversion pour les produits importés disponibles sur le marché. On se souviendra des commentaires sur les pommes en plastique venant de Nouvelle-Zélande, sur l’horrible salami italien, et sur les vodkas étrangères. Par contre, je n’ai jamais entendu les consommateurs se plaindre des vodkas locales, si ce n’est quelques récriminations contre leur prix élevé, et à une occasion, une remarque critique sur le style jugé « trop moderne » de la bouteille de Gediminas. Ils parlaient de la plupart des vodkas avec « affection » et fierté et comme s’il s’agissait d’une réussite nationale : des boissons alcoolisées haut de gamme de qualité exceptionnelle et qui rivalisent avec les meilleures marques produites en Occident. Et comme me l’a dit un fonctionnaire : « Il n’y a pas de honte à la montrer au monde » (ne gėda pasauliui parodyti).

Que la vodka locale se soit améliorée et qu’elle soit maintenant « propre » fait partie du discours local des consommateurs d’aujourd’hui. Cette boisson nationale joue le double rôle de marqueur et de médium d’un changement perçu positivement. En buvant de la degtinė « plus propre et plus pure », et ayant aussi meilleur goût, les consommateurs savourent ce changement sur le plan métaphorique. Dans le même geste, ils se distancent de la pénurie associée au socialisme et de la « saleté » matérielle et sociale des premiers moments de la période postsocialiste. On se rappellera les commentaires de Valerija sur ce sujet. La présumée « pureté » de la vodka permet aux consommateurs de se détourner d’un passé déconsidéré et « oubliable ». Elle leur permet aussi de se diriger vers un futur plus moderne, tout en renforçant leur engagement envers la tradition et l’histoire éminente de la nation. Degtinė est « attachante » parce qu’elle est un intermédiaire signifiant entre le monde et le « chez soi » et qu’elle permet l’établissement d’un lien entre les deux.