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Le numéro que nous proposons examine la façon dont les changements alimentaires façonnent et ont été façonnés par des interactions socioculturelles complexes. La circulation (et les contacts que cette circulation engendre) des mangeurs eux-mêmes, des idéologies, des pratiques culinaires et des denrées alimentaires sont au coeur des questions soulevées ici. Les articles montrent que les contacts culturels produits par la globalisation[1] ont donné lieu à des pratiques et symboliques alimentaires remaniées et diversifiées, conséquences des contraintes subies et des choix faits par des producteurs et des consommateurs, des transformateurs et des distributeurs, des cuisiniers et des mangeurs dans des contextes variés et spécifiques, manipulés par des forces politiques, économiques, et socioculturelles.

Pour étudier ces changements alimentaires, le volume met de côté la représentation des contacts culturels comme collision newtonienne (la « culture clash ») et fait appel au contraire aux cadres d’analyse plus proches du dialogue bakhtinien (Bakhtin 1981) : syncrétisme (Wallace 1956 ; Shaw et Stewart 1994 ; Greenfield 1998, entre autres), créolisation (Drummond 1980 ; Hannerz 1987 ; voir Friedman 1994 pour une critique et Palmié 2006 pour une analyse complète ; Glissant 1997 ; Benoist 1999 ; Palmié 2009 ; Tibère, ce volume) ; translocalité (Brickell et Datta 2011) ; cosmopolitisme (Hannerz 1996 ; Appiah 2006) et hybridité (Garcia Canclini 1995 ; Pieterse 2009). Ces modèles mettent l’accent sur l’appropriation d’idéologies et pratiques, technologies et biens, informations et institutions, par le producteur et le consommateur, de façon éclectique et fusionnante dans diverses parties du monde même lorsque ces mélanges se font en regard des impositions structurelles. En général, ces approches sont basées sur une vision du changement comme processus inhérent à toute société et qui comprend non seulement des « dialogues » entre les interlocuteurs égaux, mais aussi les discours imposés et hégémoniques ; ce qui a des résultats divers : acquiescence ou rejet presque total, accommodements (par politesse ou par peur), compromis exigé ou stratégique. Notons cependant que pour parler des phénomènes d’appropriation, Appadurai montre toute l’importance de processus tels que « l’agencéité, la sélectivité, mais aussi sur l’ironie et la résistance » (Appadurai 1996 : 7).

Cependant, le paradigme fusionniste principal que nous souhaitons utiliser et reformuler ici est celui de glocalisation. Mot valise qui combine globalisation et localisation, le terme a été introduit dans le lexique académique par le sociologue Roland Robertson (1994, 1995). Emprunté aux commerciaux japonais, le terme décrit le moyen par lequel des compagnies multinationales peuvent améliorer de façon stratégique la vente de leurs produits en adaptant ces derniers aux goûts des consommateurs locaux. En fait, la première occurrence de ce mot décrit la façon dont les techniques agricoles doivent être adaptées aux nouveaux environnements dans lesquels elles sont introduites (Khondker 2004). Mais en marketing, ce terme fait surtout référence à la façon dont McDonalds, par exemple, a dû transformer le sandwich Big Mac pour satisfaire le palais des consommateurs dans le monde entier. Quoiqu’il en soit, le sens donné à ce mot-valise attrayant a été modifié selon les auteurs travaillant dans le domaine du marketing (Kjeldgaard et Askegaard 2006), de l’économie politique (Mendis 2007), de l’anthropologie linguistique (Roth-Gordon 2007), et de l’anthropologie de l’éducation (Jungck et Kajorsin 2003). Le terme a aussi été utilisé dans certaines analyses des changements alimentaires par Wilk (1999)[2], Matejowsky (2007), Möhring (2008), et Jourdan (2010). Bien qu’il ait été parfois mis de côté à cause de son association avec la rhétorique du développement néolibéral, nous souhaitons jeter un regard neuf sur les possibilités qu’il offre, particulièrement en ce qui a trait à l’analyse des multiples formes d’interdépendance dialogique du local et du global.

De plus, alors que nous jetons un nouveau regard sur le concept de globalisation, il faut garder à l’esprit qu’elle s’accompagne de la transformation du concept de local, conçu non pas comme une donnée spatiale, mais plutôt comme une construction qui émerge dans certains contextes, en regard de contraintes historiques et structurelles, mais produite par les actes performatifs et les interactions des individus. En s’appuyant sur le concept de performativité d’Austin et celui de travail reproductif d’Arends, Lambek écrit :

Voilà ce que sont des localités : des endroits habités, reconstruits et habités de nouveau. Les espaces habités par les humains sont marqués dans leurs temporalité par l’accumulation du travail (sedimented labour), le travail lui-même, les actions et leurs conséquences. Nous devons porter attention à la temporalité et la profondeur du local. De plus, le local est non seulement toujours présent, mais il doit être réalisé continuellement.

Lambek 2011 : 208-209[3]

L’intérêt de cette approche, c’est qu’elle nous permet aussi d’ajouter l’angle performatif à notre relecture du concept de glocalisation (voir par exemple Möhring 2008). En reformulant ce concept, les articles de ce volume s’intéressent à la déconstruction de deux lieux communs révélés par la recherche socioanthropologique de la globalisation alimentaire : l’homogénéisation et la diversification. Bien que ces deux aspects soient mutuellement constitutifs, les articles de ce volume tentent de les analyser au sein du tissu complexe que constituent les processus de la transformation alimentaire dans des sociétés de plus en plus glocalisées et glocalisantes.

Premier lieu commun : l’homogénéisation

Le premier lieu commun est que l’homogénéisation – i.e., la globalisation économique et culturelle – est en train de faire disparaître la diversité culturelle en général et les cuisines ethniques et régionales en particulier. Cette façon de voir les choses, largement critiquée (voir Featherstone et al. 1995 ; Fumey 2007), s’inscrit dans une compréhension de la globalisation comme une grande niveleuse culturelle. Pour ce qui est de l’alimentation, les moteurs centripètes de cette soi-disant uniformisation sont d’ordres divers. En voici quelques exemples : en premier lieu se trouvent les grosses multinationales de l’agroalimentaire. Elles distribuent leurs denrées jusque dans les villages les plus isolés des régions du monde les plus reculées et provoquent au passage des transformations profondes dans les systèmes agricoles locaux. Leurs instruments sont bien souvent l’aide internationale et les grandes chaînes de distribution et de restauration rapide qui s’implantent partout et changent les modèles alimentaires dominants en modifiant la relation à la nourriture des groupes sociaux et des individus (Fischler 1990, 1996).

S’ajoute à cela la technologie, celle du froid en particulier, qui rend possible la délocalisation de la nourriture consommée dans bien des parties du monde et transforme les attentes et appétences des consommateurs (Pelto et Pelto 1983). Par exemple, les pommes Granny Smith importées de Nouvelle Zélande aux îles Salomons y sont plus exotiques (et plus inaccessibles financièrement) que le sont à Montréal les lychees importés de Malaisie. Produite ailleurs, souvent à l’autre bout du globe, à n’importe quel moment de l’année et à n’importe quel prix, la nourriture délocalisée remet en question le concept de saisons alimentaires, mais aussi celui de cuisine locale et nationale. Ces transformations technologiques s’accompagnent de changements dans les pratiques et les idéologies alimentaires partout, que les sociétés soient très urbanisées ou non, très industrialisées ou non.

Enfin, l’impression d’homogénéisation est liée également à l’expansion de nouveaux modes alimentaires provoqués par « la vie moderne ». Les historiens et les sociologues de la nourriture (Blond et Blond 1960 ; Belasco 1989, 2006 ; Mennell et al. 1992 ; Flandrin et Montanari 1996 ; Bruegel et Laurioux 2002 ; Levenstein 2003) nous ont montré que les changements dans les comportements alimentaires des groupes humains contemporains sont associés aux phénomènes sociaux qui affectent le quotidien des familles et des individus et vice versa. Le travail salarié et l’accès des femmes au milieu du travail, par exemple, mènent à l’absence de la maison de la personne qui traditionnellement faisait les repas, la mère (DeVault 1991). Les changements dans la taille de la famille et la scolarisation des enfants (Counihan 1984 ; Corbeau 1992) sont liés aux questions de l’accès régulier à une nourriture suffisante, nourrissante et « mangeable », etc.

Les articles de ce volume partent de ce lieu commun mais en explorent la complexité. Comme nous le verrons, la globalisation alimentaire est modulée et modulable : elle n’atteint pas toutes les zones du monde de la même façon et n’y est pas reçue de la même façon.

Deuxième lieu commun : diversification et explosion des modèles alimentaires

Le deuxième lieu commun est le symétrique du précédent, soit l’idée de la diversification et de l’explosion des modèles alimentaires partout dans le monde. En effet, la globalisation créerait plus de culture.

Ces forces centrifuges qui contribuent à l’hétérogénéité sont parfois liées aux mêmes moteurs énumérés au-dessus : le marché globalisé, les technologies en transformation, et les nouvelles structures sociales qui ont historiquement produit les échanges interculturels des personnes, des biens et des idées et qui peuvent produire des différences autant que des similarités. Premièrement, les emprunts qui en découlent ajoutent de l’hétérogénéité alimentaire, même au sein des familles : cette hétérogénéité semble être recherchée par le mangeur cosmopolite (Hannerz 2007) et hypermoderne (Ascher 2005) car elle est gratifiante (voir Boulianne, ce volume ; Jourdan et Hobbis, ce volume). Et deuxièmement, bon nombre de ces emprunts ne sont pas acceptés sans avoir été modifiés au préalable ou, tout du moins, ré-analysés (Jourdan 2010). Il en résulte des cuisines syncrétiques tant par les ingrédients utilisés que par l’esprit dans lequel elles se transforment (Poulain 2002b). Dans son article sur l’alimentation et le vivre ensemble à La Réunion, Laurence Tibère mobilise le concept de créolisation pour analyser les composantes et les idéologies qui sous-tendent la gastronomie de la Réunion. Mais Tibère soutient aussi que la créolisation gastronomique est le moteur et le reflet du vivre ensemble des populations d’origine ethniques et géoculturelles différentes. Cette gastronomie appelée localement créole « est au coeur des bricolages identitaires par lesquels ils [les Réunionnais] signifient leur appartenance à un espace culturel commun situé au-delà de la diversité des origines et marquant l’enracinement sur l’île ». Reprenant les thèmes propres aux aspects de la théorie de la créolisation émanant de France, particulièrement du travail de Jean Benoist (1999), Tibère montre que la gastronomie créole est le résultat d’une double contrainte : en premier lieu, la situation d’exil et d’isolement vécue par les peuples, hommes et femmes, déplacés par l’esclavage, la colonisation ou l’engagement ; et deuxièmement, la nécessité de vivre ensemble. Tout ce bricolage identitaire a lieu dans des espaces interstitiels laissés libres par la colonisation mais dans lesquels la mémoire est structurante.

En réponse à ces brassages se mettent en place des idéologies et pratiques qui embrassent certains aspects des nouveaux espaces sociaux alimentaires proposés (Poulain 2002a) mais résistent à d’autres. Dans certains cas, ces changements affectent la distribution des rôles sociaux liés au genre et provoquent ainsi le développement de nouvelles pratiques alimentaires. Dans son article « Cuisiner en bordure de la piste… », Robert Jarvenpa montre que les changements politicoéconomiques des années 1950 qui ont affecté l’économie forestière du Canada ont eu un impact important sur la vie des hommes chipewyans du nord-ouest de la Saskatchewan. Isolés pendant de longues périodes dans des camps forestiers uniquement masculins, loin des maisonnées familiales, et donc loin des femmes, les hommes :

[D]oivent choisir entre la réplication, l’abandon ou la modification des pratiques de transformation hautement spécialisée de la nourriture et des savoir-faire dans sa préparation, toutes choses qui étaient d’ordinaire effectuées autrefois par les femmes dans les camps familiaux saisonniers et nomades.

Jarvenpa, ce volume

En faisant attention aux contextes de préparation de la nourriture, à l’idéologie qui la sous-tend et aux pratiques culinaires mises en oeuvre par les hommes lors de périodes d’isolement, Jarvenpa défend l’idée qu’on est en train d’assister à l’élaboration d’une culture alimentaire masculine. Celle-ci se distingue d’une culture alimentaire plus proprement féminine en changement elle-aussi.

Dans d’autres cas, les traditions culinaires, locales ou nationales sont redéfinies, avec pour résultat un élargissement et une diversification des répertoires et des comportements alimentaires (Appadurai 1988 ; Wilk 1999). Souvent, le local et le national apparaissent comme le résultat d’élaborations de traditions « autres ». Comme l’explique Igor Ayora-Diaz dans son article, la création d’une cuisine nationale, par la définition de ses contours (produits de base, assaisonnements, idéologies) fait partie de ces exemples d’invention d’une tradition alimentaire qui devient ensuite le symbole même de la nation mais qui existe grâce à la sélection de certains éléments et à l’effacement d’autres. On pense ici particulièrement à la « fabrication » de la gastronomie française par l’élite politique, « fabrication » qui s’inscrit dans l’élaboration de la nation française. Dans son article sur les « Intersections translocales… », Ayora-Diaz s’intéresse à la façon dont une gastronomie nationale yucatèque s’est développée. L’idéologie qui sous-tend cette gastronomie est relationnelle : elle s’inscrit dans un rapport de pouvoir avec l’élite de Mexico et est guidée par les sentiments qu’ont les Yucathèques de constituer un peuple. Utilisant le concept de « translocalité » pour éviter la dichotomie réductrice du local et du global, Ayora-Diaz soutient qu’elle est « une création locale qui a fait fusionner des ingrédients locaux au sein d’une inclination au cosmopolitisme favorisée par les connexions entre local, global et translocal ». Il montre qu’elle est le résultat d’efforts faits par la population locale pour s’approprier et adapter les traditions culinaires très diverses des immigrants : Moyen-Orient, Europe, Amérique du Nord, et d’autres pays de la région des Caraïbes. Certains aliments et assaisonnements deviennent progressivement emblématiques de cette cuisine.

Les aliments emblématiques d’une tradition culinaire donnée, mangés rarement mais associés aux moments culturels forts de la vie des groupes sociaux (fêtes civiles et religieuses, cycle de vie, etc.) ajoutent à la signification culturelle d’un évènement familial ou social. On pense par exemple aux aliments emblématiques des repas de fêtes : la dinde consommée à l’action de grâce en Amérique du Nord, la tourtière du temps des Fêtes au Québec, la galette des rois en France, la vodka lors des mariages en Lituanie, le queso relleno (fromage farci) yucatèque, etc. Ces aliments « culturellement forts », locaux ou adoptés, coexistent avec les aliments quotidiens souvent venus d’ailleurs, qu’ils soient consommés en famille lors des repas, sur les lieux de travail, ou en voyage. C’est souvent autour de ces aliments forts que se cristallisent les efforts de résistance culturelle, au risque de les folkloriser (Keesing 1989).

Dans son article sur les fêtes traditionnelles aux îles Marquises, Kathleen Riley montre comment l’alimentation européenne et l’alimentation marquisienne se conjuguent et se combinent pour former une alimentation qu’elle qualifie de syncrétique. Elle explore la résilience des éléments du système alimentaire autochtone dans la constitution d’une identité marquisienne moderne qui fait la part belle aux deux systèmes. Ainsi la place centrale occupée par les aliments locaux (fruits de l’arbre à pain, noix de cocos, poissons et porcs) dans les rituels et festivals qui célèbrent la « marquisianité » doit se comprendre non seulement comme un besoin de célébrer et de mettre en scène à la face du monde l’existence de la culture marquisienne, mais aussi comme un besoin d’exprimer l’importance symbolique que ces aliments ont dans la reproduction sociale aux côtés des aliments nouveaux. Comme le dit Riley, les Marquisiens veulent reconstruire leurs modes d’alimentation « traditionnelle », et, conscients de la puissance sémiotique de la nourriture, veulent les présenter sur la scène globale.

La coexistence d’aliments anciens et nouveaux soulève la question de la tradition alimentaire, de ses transformations et de la légitimité gastronomique comprise en regard à des questionnements identitaires. En quoi la poutine, la pizza toute garnie ou le hamburger seraient-ils moins emblématiques de la cuisine québécoise, par exemple, que ne l’est la tourtière ? Pourquoi la baguette, issue de l’héritage colonial français, serait-elle moins légitime dans la cuisine des îles Marquises que ne le serait le fruit de l’arbre à pain (Riley 2011, ce volume) ? Qu’est-ce qui fait du plat de haricots-et-riz (cuisiné à partir d’éléments importés et en utilisant quelques grammaires distinctes) un plat identitaire dans les cultures caribéennes (Wilk et Barbosa 2013) ? Et que dire de la place occupée par la bannique, aliment fait d’ingrédients importés du « Sud » mais classé localement comme étant un plat typiquement local dans l’alimentation des Inuit (Searles 2002) et des Chipewyans (Jarvenpa 2008) ? Et nous nous rappellerons également que la banane plantain, si importante pour les interlocuteurs de Ngoumou (ce volume) au Cameroun est originaire du sud-est asiatique.

Dans certains cas, les contacts alimentaires sont l’occasion pour une population donnée de redomestiquer ou relocaliser un produit traditionnel pour le distinguer, et donc se distinguer des autres. Car la glocalisation est relationelle : elle lie l’intérieur à l’extérieur, mais elle lie également l’intérieur à ce qui lui est proche et même semblable. Un produit local emblématique permet de se situer dans le monde et d’interagir avec lui. Ce produit agit ainsi comme une métonymie du groupe. Dans son article sur l’amour de la vodka, Gediminas Lankauskas s’intéresse au processus de redomestication de cette boisson nationale dans la Lituanie postsocialiste. Alors qu’avec l’avènement de l’économie de marché des vodkas étrangères pénètrent le marché local, les lituaniens retrouvent le goût pour la vodka distillée localement, maintenant fabriquée avec une technologie très occidentale, mais qualifiée de boisson nationale. Presque personnifiée, cette vodka occupe une place de choix dans les moments fort du cycle de vie lituanien (lors des mariages particulièrement). Lankauskas montre que l’importance culturelle de la vodka comme boisson nationale est renforcée par les distillateurs qui jouent sur les références à des personnages augustes de l’histoire lituanienne ou à des aspects de la vie culturelle perçus comme typiquement lituaniens, pour mieux localiser leur produit. Utilisant le concept de « lovemarking » utilisé par Foster (2008)[4] dans son étude du Coca-Cola en Papouasie Nouvelle-Guinée, Lankauskas soutient que les Lituaniens manifestent à l’égard de la vodka locale une affection toute particulière qui renforce le statut spécial de cette boisson dans l’affect national[5] :

Cette réappropriation est une réponse locale à des processus élargis de modernité globale. En invoquant la « tradition ancienne » et l’« histoire glorieuse », et en manipulant les métaphores de pureté et de naturel, les vodkas locales adorées (lovemarked) évoquent les désirs d’unité nationale et de différentiation. En même temps, et de façon paradoxale, elles permettent aux consommateurs de conjuguer des imaginaires et des identités plus cosmopolites et conformes aux usages du monde.

Lankauskas, ce volume

Mais il y a contacts et contacts : certains, tels les régimes coloniaux et les mouvements de populations par exemple, semblent laisser davantage de traces que d’autres. Les régimes coloniaux ont été à l’origine de nouvelles pratiques et idéologies alimentaires : d’une part, des économies basées sur une agriculture de subsistance ont souvent été transformées en économies centrées sur la production de denrées agricoles exportables ; d’autre part, de nouvelles manières de concevoir la nourriture et le repas ont été introduits, après avoir subi, ou non, une relecture locale (voir Tibère ; Riley dans ce volume). On pense au modèle alimentaire des trois repas par jour imposé par les missionnaires européens dans maintes parties du monde. Dans son article sur la glocalisation dans l’île de Rapa, Christophe Serra Mallol analyse les contacts alimentaires entre les colonisateurs européens et les Polynésiens. Il montre qu’en Polynésie française, la colonisation a induit les changements vus ailleurs. L’économie de subsistance qui fournissait la base de la nourriture quotidienne a été bouleversée par le développement d’une économie de marché à petite échelle, et par des changements dans les modes de vie, même dans les zones les plus reculées de la Polynésie (école obligatoire, christianisation, présence de l’État par le biais de l’administration publique, des services et de l’armée). À côté d’aliments locaux, comme le taro, le fruit de l’arbre à pain et la noix de coco, des aliments étrangers se sont insérés dans le mode alimentaire et en sont devenus une composante essentielle : farine, sucre, huile et beurre. Mais un système alimentaire ne se limite pas aux denrées qui en font partie. L’idéologie qui le sous-tend est tout aussi centrale. Ce qui semble le plus important pour les gens de l’île de Rapa avec lesquels Serra Mallol a travaillé, c’est la résilience des systèmes de sens qui sous-tendent la production, la consommation et la circulation de l’alimentation au sein des groupes sociaux. Ainsi, les échanges alimentaires qui lient les gens de Rapa entre eux, et la ville de Tahiti à l’île de Rapa aujourd’hui, s’inscrivent dans une compréhension de la socialité polynésienne toujours centrée sur l’échange, même si les produits qui circulent dans une direction ne sont plus tout à fait les mêmes que ceux qui circulent dans l’autre. Il ne s’agit pas de résistance conçue comme un repli sur soi, mais plutôt de l’affirmation que l’indigénéité peut être glocalisée : « En ce sens, on peut parler à la fois d’indigénisation de la modernité (Sahlins 2000) et de modernisation de la tradition, par la multiplicité des possibilités de réinsertion identitaire qu’offre la globalisation ».

Se sont transformées aussi les idéologies qui redéfinissent les contours du mangeable, du délectable, du savoir manger, mais aussi les manières de table, la structure et la composition des repas, les heures de consommation (Aymar et al. 1993), les quantités consommées, les concepts même de repas et d’alimentation, et enfin les goûts alimentaires et les appétences. Finalement, la colonisation européenne a mis en place les plus grands échanges alimentaires du dernier millénaire (par exemple, l’échange colombien du maïs, de la pomme de terre, de la tomate et du poivron contre le riz, le blé, le boeuf et le fromage) et a provoqué des changements profonds dans la plupart des cuisines du monde.

De leur côté, les mouvements de population ont aussi joué un rôle central dans le changement alimentaire des sociétés. Qu’ils soient des colons, des immigrants, des touristes, des travailleurs saisonniers ou contractuels attirés par des contextes économiques avantageux (créés par des entreprises locales ou globales), qu’ils soient des ruraux attirés par les villes et soutenus par des familles étendues qui paient leur passage, tous ces gens en mouvement laissent sur leur passage et derrière eux des transformations alimentaires (voir aussi les articles de Riley ; Jarvenpa ; Cavanaugh dans ce volume). En contrastant la consommation de la banane plantain par les Beti dans le petit village de Koumou au Cameroun et à Yaoundé, la capitale du pays, Tite Ngoumou illustre les effets de l’exode rural sur les changements alimentaires locaux. La banane plantain, aliment de base des Beti tant pour l’alimentation quotidienne que pour les repas rituels, subit une relecture qui s’apparente à celle subie par la vodka locale en Lituanie (voir Lankauskas, ce volume). Mais avec des différences majeures. L’économie de subsistance villageoise est remplacée par l’économie de marché urbaine : à Yaoundé, les bananes plantains sont achetées au lieu d’être simplement produites par ses consommateurs comme c’est le cas à Koumou. De plus, le développement et la reproduction des classes sociales s’accompagne également de changements dans les modes de consommation en général et de la banane plantain en particulier : restaurants chic ou non, vendeurs itinérants, modifications et inventions de recettes (poulet Directeur général, par exemple), valorisation différenciée des ingrédients, etc. Tous ces changements indiquent que des inégalités alimentaires se développent. Mais le plus intéressant pour notre propos est la place importante que la banane plantain continue d’avoir dans le régime alimentaire des Beti, même si le riz, aliment international s’il en est, est devenu l’alimentation de base des populations urbaines au Cameroun. La nostalgie alimentaire y est peut-être pour quelque chose. Ainsi que le dit Ngoumou dans son article, le rôle de certains comptoirs de restauration rapide n’est pas uniquement de vendre des aliments, mais aussi de fournir des aliments que les consommateurs qui les fréquentent considèrent comme des mets authentiques de leurs terroirs. Dans bien des cas, ils répondent à la nostalgie alimentaire de leurs clients.

Restaurants ethniques (Turgeon et Pastinelli 2002 ; Nash 2009), épiceries spécialisées en produits venus d’ailleurs pour répondre aux demandes d’une population elle aussi venue d’ailleurs, fêtes technologiques comme l’exposition universelle de Montréal de 1967 (Richman Keneally 2008) ou fêtes ethniques célébrant les cuisines « exotiques » sont autant d’éléments déclenchant des changements alimentaires dans les pays d’accueil (qui changent en hébergeant ces nouvelles formes) et dans les pays d’origine (qui changent en effectuant les exportations). La disponibilité des aliments et la nouvelle structure alimentaire nous rappellent, comme dit le poète La Fontaine, que « l’occasion fait le larron ». Autrement dit, beaucoup de mangeurs se laissent tenter par les nouveautés (néophilies alimentaires) ou leur résistent, se les approprient et les localisent en engendrant ainsi des changements profonds dans leurs propres traditions gastronomiques. Ces tentations ne sont-elles pas rendues possibles par la confiance des consommateurs dans la salubrité de ces nouvelles denrées ? Dans leur article intitulé « Tensions internationales autour d’un concombre tueur… », Christine Jourdan et Stephanie Hobbis font l’analyse de la crise alimentaire ECEH de 2011 qui opposa surtout l’Espagne et l’Allemagne. Basé sur les commentaires faits par les lecteurs de trois journaux européens, l’article montre que cette crise alimentaire se transforma rapidement en une crise de confiance des consommateurs envers les partenaires économiques européens et les institutions nationales et internationales qui veillent à la salubrité alimentaire. Étudiant la dynamique qui existe entre crise alimentaire, glocalisation, risque et confiance (Luhmann 2000), Jourdan et Hobbis suggèrent que dans un climat de méfiance généralisée à l’égard d’une nourriture globalisée, la confiance sous-tend malgré tout la glocalisation alimentaire et qu’elle est nécessaire à la liberté de choix des consommateurs :

Toute cassure dans le geste lourdement symbolique de l’échange de confiance contre l’échange de nourriture, même contre de l’argent, est problématique parce qu’elle renvoie au doute, à la méfiance, et même à la peur de l’autre et de la nourriture qu’il produit.

Jourdan et Hobbis, ce volume

Mais la glocalisation alimentaire évoque aussi des idéologies cosmopolites qui font souvent appel à l’exotique comme valeur motrice de l’innovation culinaire (Régnier 2003). La place de l’imaginaire (Appadurai 1996) n’est pas en reste dans cette recherche identitaire que constitue souvent l’appropriation des idéologies culinaires et des appétences. De nombreux articles de ce volume suivent une ligne de pensée similaire, et particulièrement ceux d’Ayora-Diaz, Boulianne, Lankauskas et Serra Mallol.

Notons que les changements alimentaires associés au contact n’ont pas toujours lieu de façon univoque (dans le sens mathématique du terme). Décriés par les puristes comme étant des atteintes à l’intégrité culturelle des groupes sociaux comme à l’art de bien manger (site Internet du mouvement Slow Food), ils peuvent entraîner des phénomènes de résistance. Se profile alors une nouvelle moralité alimentaire qui met de l’avant le « local » plutôt que le « global », le « petit » plutôt que le « grand », le « pur » plutôt que l’« hybride », etc., et mène parfois au racisme gastronomique. Dans son article intitulé « Il y a kébab et kébab… », Jillian Cavanaugh analyse un cas de racisme gastronomique dans la ville de Bergame située au nord de l’Italie. Lorsqu’un stand à kébabs s’installe dans la Città Alta, le coeur historique de Bergame, une polémique éclate sur la légitimité de cette alimentation dans un lieu à la forte connotation symbolique. En conjuguant des recherches ethnographiques de longue durée à des données recueillies sur Facebook, Cavanaugh s’intéresse particulièrement à la façon dont les membres d’un groupe Facebook créé spécifiquement pour protester contre la présence d’un stand à kébabs dans la Ville Haute de Bergame expriment leur opposition à ce stand. En étudiant les ressources linguistiques mobilisées par les membres de ce réseau, Cavanaugh montre que : « La nourriture est un signifiant très marqué et puissant du global et du local. Elle est intégrée dans des débats locaux, nationaux et globaux sur l’évaluation qui est faite des gens, des choses, des pratiques et des valeurs toujours en mouvement ». Elle sert en l’occurrence de symbole d’appartenance au groupe et agit comme métonymie de la valeur attribuée aux gens, aux choses, aux pratiques et aux valeurs toujours transformées. L’image essentialiste d’une alimentation « nationale » et « ethnique » qui aurait existé depuis des temps immémoriaux fait partie intégrante de cette vision des choses (Helstosky 2003). Cavanaugh montre que par nourriture interposée, il est possible de critiquer et de rejeter « l’autre » et de pratiquer ce qui a été appelé le racisme gastronomique.

Dans la même veine essentialiste (parfois soutenue par des préoccupations plus proprement commerciales) se retrouvent les efforts de création ou de « sauvetage » de produits dits « du terroir », ancrés dans un imaginaire culinaire associé à l’authentique, la qualité, l’intégrité du rapport à la nature, la pérennité culturelle et le localisme. L’histoire des fromages fins québécois étudiée par Manon Boulianne est révélatrice à cet égard. Boulianne analyse la place occupée par ces fromages dans l’imaginaire culinaire du Québec et montre qu’ils font l’objet d’une qualification comme produits du terroir alors qu’ils ne datent que d’une quinzaine d’années. D’où vient cette qualification ? Probablement des efforts de mise en marché qui mettent de l’avant un savoir-faire local s’apparentant à un patrimoine immatériel, une fabrication à petite échelle, et des produits de qualité destinés aux connaisseurs. Il ne s’agit pas d’une relocalisation, nous dit Boulianne, car ces fromages sont fabriqués à partir de modèles français. Nouveauté dans le paysage gastronomique du Québec, les fromages fins font l’objet d’appétences nouvelles et d’une idéologie gastronomique qui allie l’éthique de la consommation à des pratiques nationalistes :

Il appert que les fromages fins québécois, qui résultent d’une tradition inventée s’inspirant de l’Europe continentale et de la France, tout particulièrement, sont devenus des icônes non seulement des économies, des histoires et des aspirations locales ou régionales (Paxson 2012), mais également, dans le cas du Québec, d’une identité nationale en construction.

Boulianne, ce volume

Mais les choix des consommateurs québécois s’interprètent aussi à l’aune des discours contemporains autour du « bien manger », compris non seulement en termes diététiques mais aussi en termes éco-idéologiques. Ils s’inscrivent dans une mouvance éthique liée à l’engagement citoyen et à des processus de résistance, ou du moins, de positionnement critique face à une alimentation qui semble de moins en moins humaine. Étant donnés les « dégâts » écologiques, sanitaires, sociaux et économiques attribués à la globalisation alimentaire comprise au sens large, une question se pose : comment agir pour redonner une échelle « humaine » à l’alimentation ? Des mouvements de résistance utilisent des initiatives nouvelles : on vante les mérites de l’alimentation produite localement (100 km diet, force du terroir) et la « qualité » du produit agricole perçu comme gage de qualité morale et sanitaire (agriculture biologique, labellisation) ; on promeut comme gage de citoyenneté le cultigène d’origine local plutôt que sur celui qui est importé (par exemple, recommander la consommation des taros aux Salomon plutôt que le riz importé d’Australie ou de Taiwan à grand frais). Les consommateurs de fromages fins rencontrés par Boulianne disent préférer les fromages fins québécois aux équivalents français pour soutenir l’économie locale et les petits producteurs. Autrement dit, face à une globalisation alimentaire galopante, les mangeurs québécois font le choix de la proximité et d’un « autre » moins anonyme. Ce choix n’est pas très différent de celui exprimé par les commentaires des lecteurs de journaux européens que Jourdan et Hobbis ont analysés (ce volume). Aux prises avec une crise sanitaire européenne qui touche l’approvisionnement en légumes frais, les auteurs de ces commentaires manifestent le besoin de revenir à une agriculture de proximité, à petite échelle, qu’ils considèrent plus humaine. Dans le même temps, ils expriment des positions de nationalisme alimentaire qui s’apparentent au racisme alimentaire analysé par Cavanaugh dans son article.

Mais les changements provoqués par la glocalisation alimentaire accompagnent des pratiques alimentaires nouvelles qui peuvent avoir des effets délétères sur la santé. Ainsi, dans l’article sur les changements alimentaires chez les Innus de la Côte Nord du fleuve St-Laurent qu’ils signent dans ce volume, Roy, Labarthe et Petitpas s’intéressent aux dynamiques identitaires qui accompagnent l’acte alimentaire dans la communauté autochtone de Pessamit. Alors que ce qu’il est convenu d’appeler maintenant une épidémie de diabète de type 2 (DT2) continue de faire des ravages parmi les Innus, ceux-ci ne semblent pas réagir favorablement aux campagnes de sensibilisation diététique organisées chez eux par les autorités provinciales compétentes. Ils continuent à préférer manger des aliments gras riches en calories et faibles en composantes nutritives typiques de la malbouffe. Par un renversement des valeurs, les Innus ont fait leur la nourriture identifiée par les « Blancs » comme étant de piètre qualité. Avec beaucoup d’empathie, Roy et al. font l’histoire des rapports sociaux alimentaires issus du contact entre ces populations et les Européens et inscrivent les choix nutritionnels des Innus dans une pratique identitaire « en opposition ou en conflit avec un groupe social qui occupe une meilleure position sociale ». La nourriture est un fort système sémiotique de positionnement social, et Roy, Labarthe et Petitpas montrent que le choix alimentaire doit être convenable socialement parlant, même si on doit en mourir. Ainsi, nous disent-ils, « À l’instar d’Amin Maalouf (1998), nous nous permettons d’associer des pans de l’acte alimentaire contemporain des Innus à des dimensions identitaires meurtrières qui engendrent de profonds drames humains ».

Conclusion

Les deux lieux communs présentés plus haut peuvent parfois donner une impression simpliste des changements dont nous parlons. Mais ils représentent aussi une base sur laquelle peuvent s’arrimer des analyses plus complexes et plus texturées comme on les trouve dans ce volume. En tenant compte des forces hégémoniques qui mènent à l’homogénéité et à l’hétérogénéité, les articles de ce volume explorent les processus de constitution de nouvelles réalités alimentaires en changement constant. Bien que l’accent ne soit pas mis directement sur les phénomènes de classe (Bourdieu 1979 ; Goody 1982) associés aux contacts culturels, ces questions sont soulevées plus ou moins explicitement dans certains des textes qui composent ce volume (Boulianne ; Ayora-Diaz ; Jourdan et Hobbis ; et particulièrement dans Ngoumou). Les auteurs questionnent aussi le rôle joué par le genre (Jarvenpa), et surtout par la nationalité (Lankauskas ; Cavanaugh ; Ayora-Diaz ; Jourdan et Hobbis ; Boulianne) et l’identité culturelle (Tibère ; Riley ; Serra Mallol ; Roy ; Ngoumou).

Les changements alimentaires explorés dans ce volume, qu’ils soient d’ordre matériel ou idéel, qu’ils proviennent de structures hégémoniques ou de l’agencéité, qu’ils prennent la forme de résistance ou de conformité, qu’ils mènent à l’homogénéité et/ou à l’hétérogénéité, sont associés à des processus dialogiques – syncrétisme, créolisation, hybridité, cosmopolitisme, translocalité, hypermodernité, etc. Ces formes de modification montrent que les éléments alimentaires des systèmes locaux sont recombinés, et les systèmes globaux sont modifiés par les contacts. Les importations qui viennent de loin et de moins loin (marques, produits, techniques, idéologies), interagissent bien souvent avec les substrats alimentaires locaux dans toutes les sociétés, industrielles ou non, elles-mêmes en transformation continue. Nous pensons que le terme de glocalisation est utile à cette discussion des dialectiques car il embrasse deux dimensions : la localisation du global et la globalisation du local. Le local n’est pas conçu comme point de départ essentialiste et le global n’est pas compris comme but inévitable. Les processus de constitution de nouvelles réalités alimentaires sont eux-mêmes en mutation constante. Comme Janus, le dieu des portes et des passages, le concept de glocalisation met l’accent sur la transition et la transformation. Cette approche a guidé l’élaboration du volume que nous présentons ici.