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La présente livraison de la Revue de Bibliothèque et Archives nationales du Québec étonnera plus d’un lecteur, j’en suis sûr. Un bref coup d’oeil aux illustrations qui ornent ce numéro suffit d’ailleurs pour s’en convaincre : des pin-up et des culturistes côtoient des missionnaires en plein martyre, qui eux-mêmes voisinent la déroutante production des Éditions de l’Oeuf, où se déploient des livres sans pages, sans texte et qui ne s’ouvrent pas, suivie de près par une série de guides touristiques élaborés au siècle dernier. Au-delà de l’impression d’étrangeté provoquée par la proximité de choses qu’à première vue rien ne rapproche – notre société a beau vouloir être laïcisée, il reste que la rencontre des pin-up et des jésuites, ne serait-ce qu’en un lieu aussi sage que cette revue, suscite encore un certain choc –, ce sont des étonnements de diverses natures qu’éveillent les articles réunis ici.

Parlons d’abord de surprise pure et simple, de celle qu’occasionne le travail de recherche sur des fonds documentaires jusqu’alors inexplorés. Louis Brouillette et Julie-Anne Godin-Laverdière nous en proposent de beaux exemples. Le texte de M. Brouillette présente quelques-uns des manuscrits de musique contenus dans le fonds De la Broquerie Fortier, des documents sur lesquels aucune étude approfondie n’avait été réalisée. À travers le prisme musical, c’est la vie à l’époque du Régime anglais que l’on découvre sous un jour neuf, avec son maillage politique, social, artistique et familial. Julie-Anne Godin-Laverdière nous initie pour sa part à une portion méconnue de l’oeuvre de Conrad Poirier : sa collection de clichés associés à l’esthétique de la pin-up. Le « Montréal érotique » des années 1940-1950 auquel nous convie cette production se révèle d’autant plus mystérieux que son accès était étroitement surveillé par le Bureau de censure, d’où le fait, peut-être, qu’il n’existe pratiquement aucun renseignement sur ce riche corpus photographique…

Si les livres-objets des Éditions de l’Oeuf ont circulé beaucoup plus librement que les clichés de Poirier, ils n’en sont pas moins underground, de coeur et d’esprit. Ici, ce sont bien les documents eux-mêmes qui étonnent, désarçonnent, déroutent. Et pour cause : leur raison d’être est précisément de questionner les hiérarchies culturelles, l’institution littéraire et jusqu’à l’idée même de livre, nous forçant à lire et à voir autrement la poésie. Il est nécessaire, de temps à autre, de se confronter à des ouvrages et à des procédés résolument différents, qui dérangent et qui choquent. C’est là, hors des ornières et à l’orée de nos certitudes, que la pensée se renouvelle.

Nul besoin, pour que le dépaysement opère, que le choc soit brutal : un angle d’approche particulièrement ingénieux sait tout aussi bien éperonner notre sens critique, comme le montrent les articles signés par Mylène Bédard et Amélie Hamel. Mme Bédard saisit sous un éclairage inédit la correspondance que les dames Harnois ont adressée au patriote en exil Ludger Duvernay, en analysant non pas tant le discours de leurs lettres, mais bien les ratures qui le traversent. Les mots biffés, changés ou ajoutés par-dessus d’autres en disent beaucoup plus qu’on ne l’imagine sur ces deux épistolières, liées dans l’adversité des Rébellions de 1837-1838. Amélie Hamel examine, quant à elle, le processus de réécriture mis en oeuvre par le père François Du Creux, un jésuite dont le talent littéraire avait été spécialement recruté pour donner du relief aux Relations des missions jésuites en Nouvelle-France et les mettre au goût de l’élite lettrée. Voilà un rappel original de l’importance de la rhétorique, un rappel auquel répondent les « Vieux dossiers » du ministère de l’Agriculture que nous font découvrir Rénald Lessard et Monique Lord. Ces archives montrent, notamment, comment un billet dûment rempli par le commissaire des terres de la Couronne pouvait, à l’époque de la colonisation des cantons du Québec, transformer le squatteur de longue date en propriétaire foncier en règle, et vice versa.

Embrassé d’un même regard, ce cinquième numéro de notre revue se distingue des précédents par la place qu’y occupe la production artistique. Qu’il s’agisse des livres-objets des Éditions de l’Oeuf ou des photographies réalisées pour les magazines à grand tirage comme La Revue populaire ou Le Samedi, dont Zoë Tousignant souligne avec justesse le rôle déterminant dans l’émergence d’une nouvelle esthétique au Québec, la matérialité des documents se fait révélatrice de notre histoire. Quitte à ce que les facettes de cette histoire nous déconcertent par leur riche variété, comme l’illustrent bien les contributions de Michèle Lefebvre et de Danielle Léger, qui s’intéressent toutes deux à l’histoire du tourisme et de l’industrie hôtelière par l’entremise d’un corpus de guides touristiques. Mais ces étonnements documentaires sont aussi indispensables que ceux provoqués par les livres-objets des Éditions de l’Oeuf : c’est par eux que se ravive la curiosité pour le patrimoine.

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Le présent numéro est le premier de la Revue de Bibliothèque et Archives nationales du Québec qui ne connaîtra qu’une diffusion Web; notre Revue se joint à la cohorte toujours grandissante des publications nées numériques. Et c’est à la plateforme du consortium Érudit que nous confions le mandat de faire rayonner nos savoirs, nos fonds et nos collections. Nous nous engageons à tout mettre en oeuvre pour que notre Revue soit digne du nom du consortium.