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La mise à disposition de personnel consiste pour une entreprise à demander à un ou plusieurs de ses salariés d’exécuter tout ou partie de sa prestation de travail dans une autre entreprise. La sous-traitance est l’opération par laquelle une entreprise confie à une autre le soin d’exécuter pour elle une partie de la production de biens ou de services dont elle a la charge. Les deux mécanismes ont en commun de servir de supports juridiques à des choix techniques et économiques d’externalisation des activités et/ou de l’emploi[1]. Au sein de chacun d’eux, coexistent en pratique une grande variété de situations. Ainsi la mise à disposition peut-elle s’opérer (ou non) entre des entreprises appartenant à un même groupe ; elle peut être associée (ou non) à une opération industrielle ou commerciale de grande envergure entre les deux entreprises et, le cas échéant, avec une multitude d’autres ; elle peut être très ponctuelle ou plus structurée, être temporaire ou s’inscrire dans la durée. La sous-traitance peut être simple ; elle s’inscrit alors dans un rapport contractuel et se traduit par l’établissement d’un cahier des charges entre le donneur d’ordres et le preneur d’ordres (sous-traitant). Elle peut se complexifier à l’extrême, une chaîne de contrats liant alors le sous-traitant dit de premier rang et ses propres sous-traitants ainsi que les sous-traitants de ces sous-traitants (etc.). Enfin, le sous-traitant peut être une entreprise individuelle ou intervenir lui-même avec ses propres salariés.

L’externalisation de l’emploi est souvent associée à la recherche d’une plus grande flexibilité de l’emploi et à l’argument d’une plus rapide adaptation de l’entreprise à l’évolution économique et technologique. Elle est aussi à mettre en rapport avec la volonté de certaines directions d’entreprises de recentrer ces dernières sur leur métier et de confier dès lors les tâches connexes ou satellites à d’autres entreprises elles-mêmes spécialisées, supposées plus efficaces dans ces tâches. Le phénomène est encore accentué par le développement technique et technologique et la spécialisation qu’il engendre.

Les vertus économiques de l’externalisation ont néanmoins leur revers. Il faut ici distinguer plus nettement la sous-traitance et la mise à disposition de personnel. Le contrat de sous-traitance, lorsqu’il met en présence des contractants en situation de forte inégalité économique, peut conduire à une pression excessive du donneur d’ordres, pression qui se répercutera sur les conditions de travail des salariés du preneur d’ordres[2]. Dans certains cas, le donneur d’ordres utilisera même le mécanisme de la sous-traitance pour externaliser des conditions de travail pénibles et/ou dangereuses et tenter de transférer responsabilités et risques sur le sous-traitant et, le cas échéant, ses salariés[3]. Plus globalement, en présence de chaînes de sous-traitance, c’est l’identification des employeurs, et celle des risques, qui finit par devenir impossible. La mise à disposition de personnel engendre, lorsqu’elle prend la forme de l’intérim, des phénomènes de précarisation sociale liés à la discontinuité de l’emploi. Dans tous les cas, elle provoque des interrogations sur l’insertion des travailleurs dans l’entreprise utilisatrice et sur la qualité de la liaison qui s’instaurera entre les travailleurs de cette dernière et les travailleurs « déplacés ». Ce qui est en jeu derrière cette coexistence temporaire, c’est la qualité du collectif de travail et l’homogénéité de la collectivité de travail.

Dans les deux schémas, s’il est vrai que les données quantitatives manquent compte tenu du caractère protéiforme des phénomènes de sous-traitance et de mise à disposition et de l’éclatement des données statistiques, il apparaît que les mécanismes en cause sont sources de suraccidentabilité et de dégradation des conditions de travail, spécialement chez les salariés des sous-traitants[4]. La nécessité d’une mise en oeuvre rationnelle de la prévention des risques n’en est que plus forte. L’obligation patronale de prévention[5] y présente néanmoins un certain particularisme (3), dont les éléments tirés du contexte juridique (1) ainsi qu’un état des lieux de la santé, de la sécurité et des conditions de travail dans les processus d’externalisation (2) permettront de prendre la mesure.

1 Quelques éléments du contexte juridique

Le contexte juridique de la protection de la santé des travailleurs impliqués dans un processus d’externalisation de l’emploi comporte deux volets principaux. Le premier rassemble l’ensemble des règles qui organisent désormais en droit français la protection de la santé et de la sécurité au travail ; le second agrège un ensemble de dispositions qui, au fil du temps et au gré des évolutions politiques, ont tenté de contrôler les phénomènes de mise à disposition de personnel.

1.1 Les « principes généraux de prévention[6] »

Le texte fondateur du droit contemporain de la santé au travail reste la directive européenne du 12 juin 1989[7] transposée, pour l’essentiel, en droit français par la loi no 91-1414 du 31 décembre 1991[8]. Le corpus qu’il forme aujourd’hui avec les articles L. 4121-1 et suivants du Code du travail[9] et les dispositions réglementaires et spéciales associées fournit la clé de l’ensemble de l’encadrement juridique de la santé au travail.

Quatre actions sont attendues de tout employeur aux termes de l’article L. 4121-1 du Code du travail : prévenir, informer, former et mettre en place une organisation et des moyens adaptés[10]. L’élément central de la politique contemporaine de santé au travail est constitué par une obligation juridique de prévention. Il pourra paraître surprenant à toute personne peu informée de voir ainsi qualifier l’obligation de « juridique ». Nous voulons signifier par là que pendant longtemps, et très précisément jusqu’à l’adoption de la directive-cadre de 1989 et sa transposition en droit français, l’obligation de prévention s’apparentait plus à une obligation morale qu’à une obligation juridiquement sanctionnée. Certes, la loi française du 6 décembre 1976[11] avait amorcé une évolution dans un contexte où plusieurs procès retentissants avaient mis en cause des employeurs à la suite d’accidents mortels du travail. Un effort de prévention avait alors été demandé aux chefs d’entreprise et d’établissement, mais l’insuffisance de prévention n’était sanctionnée (y compris pénalement) que lorsqu’elle avait conduit à l’atteinte à l’intégrité physique du travailleur. L’affirmation de la centralité de la prévention n’a cessé de se renforcer depuis la transposition de la directive-cadre de 1989 avec l’obligation faite à toutes les entreprises, quelle que soit leur taille, d’élaborer et de mettre à jour régulièrement un document unique d’évaluation des risques[12], mais aussi et surtout avec l’expansion dans la jurisprudence et depuis 2002 de l’obligation de sécurité de résultat [13].

Connue de longue date (1911) par la jurisprudence française comme une obligation à charge du transporteur de personnes, l’obligation de sécurité de résultat est « redécouverte » par le juge français à l’occasion des contentieux relatifs à la réparation des maladies professionnelles liées à l’inhalation des fibres d’amiante. Dans plusieurs dizaines d’arrêts rendus le même jour[14], la Cour de cassation adopte une formule qui, non seulement invoque l’obligation (contractuelle) de sécurité de résultat, mais de plus lie cette formule à la définition nouvelle de la faute inexcusable (« qu’en vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l’employeur est tenu envers celui-ci d’une obligation de sécurité de résultat, notamment en ce qui concerne les maladies professionnelles contractées par ce salarié du fait des produits fabriqués ou utilisés par l’entreprise ; que le manquement à cette obligation a le caractère d’une faute inexcusable, au sens de l’article L. 452-1 du Code de la sécurité sociale, lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié, et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver[15] »)[16]. Tandis que la deuxième chambre civile de la Cour de cassation (désormais en charge du contentieux de la réparation du risque professionnel) continue de fonder l’obligation de sécurité de résultat sur le contrat de travail, la chambre sociale abandonne ce fondement dès 2005 pour lui substituer un fondement légal tiré de l’article L. 4121-1 du Code du travail précité. Elle fait ainsi de l’obligation de prévention (et de la méthodologie de prévention résultant de l’article 6 de la directive-cadre de 1989 dont le contenu est repris quasiment mot pour mot à l’article L. 4121-2 du Code du travail[17]) un élément de l’obligation de sécurité de résultat pesant sur l’employeur.

1.2 L’encadrement juridique de la sous-traitance et de la mise à disposition de personnel

Les contextes juridiques[18] de la sous-traitance et de la mise à disposition de personnel ne sont pas identiques : en droit[19] français, il n’y a pas de confusion entre location de personnel et sous-traitance. Cette dernière, qu’elle soit sous-traitance de capacité ou de spécialité[20] ou encore sous-traitance interne résultant de l’intervention d’une entreprise extérieure, est une opération essentiellement contractuelle[21]. La mise à disposition de personnel est d’une autre nature et fait l’objet, dans le droit du travail contemporain, d’une forte et légitime suspicion qui se traduit dans l’interdiction de principe du prêt de main-d’oeuvre à but lucratif. Le principe même du prêt de main-d’oeuvre heurte en effet frontalement l’idée que le travailleur n’est pas une marchandise que l’on pourrait échanger sur un marché.

L’ensemble de la matière s’appuie désormais sur deux ensembles de règles. Le premier est constitué par l’interdiction du prêt de main-d’oeuvre à but lucratif et du marchandage de main-d’oeuvre. Le second groupe de règles réunit un certain nombre d’exceptions au principe d’interdiction qui sont certes fortement encadrées, mais qui se sont fortement développées au cours des dernières années.

S’agissant du principe, sont interdites les opérations ayant pour objet le prêt exclusif et à but lucratif d’un personnel quelconque[22]. Dès lors, sont autorisés les prêts de main-d’oeuvre à but non lucratif, c’est-à-dire des prêts de main-d’oeuvre dans lesquels le « prêteur » ne tire aucun profit[23] ou encore les « prêts de main-d’oeuvre » non exclusifs parce qu’associés à une autre opération (par exemple, de la mise en service d’un matériel acheté par l’entreprise utilisatrice à laquelle le vendeur « prête » un personnel spécialisé le temps de l’installation). Dans tous les cas en revanche, est proscrit et pénalement réprimé, le marchandage défini comme « toute opération à but lucratif de fourniture de main-d’oeuvre qui a pour effet de causer un préjudice au salarié qu’elle concerne ou d’éluder l’application de dispositions légales ou de stipulations d’une convention ou d’un accord collectif de travail[24] ». Si « [t]oute opération à but lucratif ayant pour objet exclusif le prêt de main-d’oeuvre est interdite[25] », le législateur a multiplié les exceptions au bénéfice des entreprises de travail temporaire, de travail à temps partagé, des groupements d’employeurs[26], des associations intermédiaires, des agences de mannequins, de certaines associations sportives, de syndicats[27]. Il a par ailleurs légalisé la pratique du portage salarial[28] et tout récemment réorganisé les opérations de prêt de main-d’oeuvre à but lucratif[29]. Reste que les opérations de mise à disposition de personnel et la sous-traitance donnent à l’exigence de protection de la santé des travailleurs une physionomie particulière.

2 La santé et la sécurité des travailleurs dans les processus d’externalisation

Une sociologie du risque engendré par les mécanismes d’externalisation de l’emploi, qu’il s’agisse de la mise à disposition de personnel, de la sous-traitance ou des situations de coactivité est difficile à construire sur des bases purement statistiques. Pour appréhender l’impact des processus d’externalisation sur les conditions de travail et la santé des salariés, il faut donc croiser les éléments chiffrés disponibles et des études « monographiques » portant sur un secteur[30], une catégorie professionnelle ou encore un type d’activité.

2.1 Les chiffres

Les statistiques disponibles auprès de la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés[31] et relatives notamment au nombre d’accidents du travail et de maladies professionnelles sont ventilées entre les différents comités techniques nationaux. Des données accessibles, il apparaît que globalement l’indice de fréquence des accidents du travail avec arrêt pour 1 000 salariés s’est stabilisé à 36 en 2009 et 2010, la tendance générale étant à la diminution depuis 2006[32]. Entre 2009 et 2010, le secteur du Bâtiment et des travaux publics (BTP) laisse apparaître une réduction des accidents du travail en premier règlement de 4,1 p. 100, tandis que le nombre de salariés dans ce secteur diminuait de 0,6 p. 100[33]. En revanche, dans le secteur « Service II » incluant le travail temporaire[34], les accidents ont progressé plus vite (6,6 p. 100) que l’effectif salarié (3,0 p. 100)[35]. Dans ce dernier secteur, tous les indicateurs sont moins bons si l’on compare les années 2009 et 2010 (ainsi, le nombre de décès a progressé de 26,3 p. 100). Ces données appellent néanmoins plusieurs remarques qui viennent en relativiser la portée. En premier lieu, l’indice de fréquence des accidents du travail dans un secteur d’activité est global et ne livre, par exemple, aucune indication sur la différence possible de l’accidentabilité chez un sous-traitant ou un donneur d’ordres, chaque entreprise concernée pouvant être tantôt l’un et tantôt l’autre. Ainsi est-il rigoureusement impossible de déduire la moindre information sur l’impact de la sous-traitance à partir du taux de fréquence du Comité technique national « A » (Métallurgie) ; constater la diminution de 3,4 p. 100 du nombre d’accidents de travail avec arrêt de travail en premier règlement entre 2009 et 2010[36] est une chose, apprécier ce chiffre au regard des pratiques de sous-traitance au sein de la métallurgie en est une autre. Même le Comité technique national « I » (Activités de services II), qui inclut le secteur du travail temporaire ne présente pas d’homogénéité permettant d’établir avec certitude l’accidentabilité dans ce secteur. En effet, les activités qui ressortissent du Comité technique national « I » sont le travail temporaire, mais aussi les secteurs sociaux et de santé ainsi que par exemple, les entreprises de nettoyage[37]. Même les enquêtes statistiques diligentées au niveau européen présentent un travers similaire[38] . Bien plus, quand même disposerait-on d’éléments d’ordre statistique parcellaires, les données statistiques ne fournissent pas d’information sur les conditions de travail. Il faut alors se tourner vers des études et enquêtes de type monographique.

2.2 Les approches monographiques et qualitatives

On en présentera deux. La première menée sous l’égide de la Commission européenne impliquant différentes entités[39] implantées dans cinq pays de l’Union européenne (Hongrie, Royaume-Uni, Allemagne, Espagne, France) a permis de diagnostiquer les pratiques et outils de régulation de la relation donneurs d’ordres et sous-traitants dans le monde de l’industrie. Cette étude a donné lieu à la publication d’un rapport intitulé Repères méthodologiques pour permettre aux donneurs d’ordres et sous-traitants de mieux traiter ensemble la question des conditions de travail en 2011 et à une conférence européenne le 8 février 2012[40]. Jusque-là examinée sous les angles commercial, économique et juridique, la sous-traitance devenait ainsi une question de conditions de travail. L’observation des pratiques a permis de constater que les conditions de travail dans la sous-traitance sont plus dégradées que chez les donneurs d’ordres pour trois raisons principales. La première tient aux secteurs d’activité dans lesquels on a recours à la sous-traitance et dans lesquels le travail de nuit, les expositions aux risques (nettoyage industriel) et le choix des tâches les plus pénibles sont plus fréquents. La seconde est que les exigences de toute nature (délais, réactivité, flexibilité, normes de gestion, innovations) sont plus fortes chez les sous-traitants que chez les donneurs d’ordres. Enfin, on relèvera que la position du sous-traitant dans la chaîne de valeur détermine sa capacité d’anticipation (plus il est loin dans la chaîne de sous-traitance, plus il est dépendant de ceux qui sont en haut de la chaîne de valeur et moins il a accès aux informations stratégiques pour son avenir) et son pouvoir de négocier la qualité des conditions d’emploi et de travail. La seconde étude[41] a été menée en 2011[42] par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES)[43]. Cette étude révèle que les salariés des sous-traitants ont en moyenne davantage de contraintes que ceux des donneurs d’ordres en ce qui concerne leurs conditions de travail. Chez les sous-traitants, plusieurs constats s’imposent : les personnels ouvriers sont surreprésentés ; le travail prescrit et contrôlé est plus important ; le travail de nuit est plus fréquent, avec des contraintes de rythmes et d’horaires plus importants ; les taux de fréquence en matière d’accident du travail sont plus importants. Cette même étude laisse apparaître que la suraccidentalité présente plusieurs causes : les conditions de travail chez les sous-traitants sous pression, la méconnaissance des risques auxquels le salarié est exposé ainsi que leur difficile traçabilité ou encore la mobilité des salariés qui rend plus complexe et plus incertaine la surveillance médicale.

3 La physionomie de l’obligation patronale de prévention dans les situations de mise à disposition de personnel, de sous-traitance et de coactivité

Selon l’article L. 4121-1 du Code du travail, « [l]’employeur prend les mesures[44] nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ». Le vocabulaire employé pourrait laisser croire que ne bénéficient de ces mesures que les personnes liées audit employeur par un contrat de travail. Dans sa version antérieure à la recodification, l’article L. 230-2 précisait « y compris les travailleurs temporaires ». Comme la recodification est dite « à droit constant », on doit considérer que la précision apportée demeure sous-entendue. Au demeurant, le Code du travail comporte des dispositions particulières relatives à la protection des travailleurs précaires (et parmi ceux-ci les travailleurs temporaires) et l’article L. 4612-1 du Code du travail dispose que les missions du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) s’étendent aux salariés mis à disposition par une entreprise extérieure. Il convient cependant de relever que la physionomie des obligations de l’employeur en matière de santé et de sécurité au travail n’est pas la même selon que la situation est celle d’une simple sous-traitance (au sens strict), d’une mise à disposition de personnel ou encore de situations dites de coactivité en cas d’intervention d’une entreprise extérieure ou de chantiers du bâtiment ou du génie civil.

3.1 La sous-traitance au sens strict

L’expression « sous-traitance » au sens de la loi du 31 décembre 1975[45] est souvent utilisée pour caractériser un mode d’organisation propre au droit du travail. Marie-Laure Morin rappelle que la sous-traitance en droit du travail entre dans la définition du louage d’ouvrage défini par l’article 1710 du Code civil qui est le contrat par lequel l’une des parties s’engage à faire quelque chose pour l’autre moyennant un prix convenu entre elles (contrat d’entreprise ou sous-entreprise). Elle estime que la distinction entre contrat de travail (travail subordonné) et contrat d’entreprise (indépendance et relations contractuelles entre entreprises) s’est progressivement affirmée au cours de l’histoire parallèlement au développement du salariat […] Cette distinction est au coeur de la sous-traitance comme mode de gestion de l’emploi[46]. La sous-traitance est peu abordée, en tant que telle, par le Code du travail ; tout au plus pourra-t-on constater que l’article L. 8232-1 du Code du travail[47] s’y réfère implicitement en disposant ceci :

Lorsqu’un chef d’entreprise conclut un contrat pour l’exécution d’un travail ou la fourniture de services avec un entrepreneur qui recrute lui-même la main-d’oeuvre nécessaire et que celui-ci n’est pas propriétaire d’un fonds de commerce ou d’un fonds artisanal, le chef d’entreprise respecte, à l’égard des salariés de l’entrepreneur employés dans son établissement ou les dépendances de celui-ci et sous les mêmes sanctions que pour ses propres salariés, les prescriptions prévues : […] 4. À la quatrième partie, relatives à la santé et à la sécurité au travail.

Pour l’essentiel néanmoins, le salarié du sous-traitant reste soumis aux directives de l’employeur initial et continue de lui rendre des comptes régulièrement[48]. Ce qui signifie en retour que l’employeur du salarié reste le premier débiteur de l’obligation de sécurité de résultat, même si, comme on le verra, l’intégration de l’action du sous-traitant peut provoquer le déclenchement de règles particulières relatives à l’intervention d’entreprises extérieures ou aux exigences de la coordination sur les chantiers.

3.2 Les mises à disposition

De toutes les situations de mise à disposition de personnel et de prêt de main-d’oeuvre, seul le travail temporaire fait l’objet de règles tout à fait particulières en matière de santé au travail. Il faut cependant nuancer le propos en constatant que la loi du 28 juillet 2011[49] a très partiellement pris en considération les problématiques de santé dans les situations de prêt de main-d’oeuvre à but non lucratif.

3.2.1 Le travail temporaire

Toutes les études convergent pour mettre en évidence la forte exposition des travailleurs temporaires aux risques d’atteinte à leur santé ou à leur sécurité[50] en raison des secteurs dans lesquels ils évoluent et du fait qu’ils sont de « nouveaux embauchés permanents » avec les risques inhérents à la méconnaissance des conditions de travail dans l’entreprise utilisatrice. Ils sont confrontés à des contextes de travail sans cesse différents avec les risques inhérents à la relation tripartite[51]. Par ailleurs, la précarité propre à l’intérim constitue une cause de dégradation des conditions de travail et d’atteintes potentielles à la santé. Le travail temporaire fait l’objet en droit français d’une réglementation stricte, car il fut la première dérogation explicite à l’interdiction du prêt de main-d’oeuvre à but lucratif[52].

S’agissant des règles relatives à la sécurité, le travailleur intérimaire bénéficie du droit commun applicable à tout salarié[53]. Le particularisme de sa situation justifie cependant la mise en oeuvre de trois ensembles de règles spéciales[54] relatives à l’interdiction de certains travaux, à l’amélioration de sa formation et de son information ainsi qu’à sa surveillance médicale. L’article L. 1251-10 du Code du travail pose en effet le principe d’interdiction aux intérimaires de certains travaux particulièrement dangereux, dont l’article D. 4154-1 fournit par ailleurs la liste (travaux exposant à certains produits chimiques, à l’inhalation de poussières de métaux durs, aux poussières d’amiante, aux rayonnements ionisants dans certaines conditions…). Une dérogation peut être accordée exceptionnellement sous certaines conditions par l’administration du travail, après enquête de l’inspecteur du travail et avis du médecin inspecteur du travail[55]. La question de la formation est spécialement importante si l’on se souvient que l’une des causes d’aggravation de l’exposition au risque se situe dans la méconnaissance par l’intérimaire de la cartographie des risques dans l’entreprise utilisatrice. Un accord collectif national du 18 mars 1998[56] a été conclu sur la formation des intérimaires au regard des risques professionnels. Cette formation générale à la sécurité porte sur la circulation des personnes, l’exécution du travail et la conduite à tenir en cas d’accident. Son contenu doit être compréhensible pour chacun[57]. Cette formation doit être complétée par une formation complémentaire à la sécurité ainsi que par une information et un accueil adaptés[58] si l’intérimaire est affecté à un poste de travail inscrit sur la liste des postes présentant des risques particuliers. Cette liste est établie sous la seule responsabilité du chef de l’entreprise utilisatrice[59] qui doit solliciter l’avis préalable du médecin du travail et du CHSCT (s’il en existe un, à défaut les délégués du personnel doivent être consultés)[60]. Enfin, la surveillance médicale des travailleurs[61] a été réaménagée par la loi no 2011-867 du 20 juillet 2011[62] et le décret no 2012-135 du 30 janvier 2012[63]. Pour l’essentiel, le nouvel article R. 4625-9 du Code du travail permet que l’examen médical d’embauche soit effectué par le médecin du travail de l’entreprise de travail temporaire, par un service interentreprises de santé proche du lieu de travail du salarié temporaire ou par le service autonome de l’entreprise utilisatrice. En revanche, les examens médicaux en lien avec la surveillance médicale renforcée[64] sont de la seule compétence du médecin du travail de l’entreprise utilisatrice.

Le fort encadrement du travail temporaire, comme mode de mise à disposition de personnel à but lucratif, contraste avec la faible préoccupation de santé relevée dans les autres cas de mise à disposition. La récente loi Cherpion n’a modifié ce constat qu’à la marge.

3.2.2 La loi du 28 juillet 2011

La loi Cherpion[65] est venue préciser que les opérations de prêt licite de main-d’oeuvre devaient rester sous le regard des instances de représentation du personnel, qu’il s’agisse de celles de l’entreprise prêteuse ou de l’entreprise utilisatrice. Dans la première, le comité d’entreprise (à défaut les délégués du personnel) est « consulté préalablement à la mise en oeuvre d’un prêt de main-d’oeuvre et informés des différentes conventions signées[66] ». Au surplus, si le poste à occuper dans l’entreprise utilisatrice figure sur la liste de ceux présentant des risques particuliers pour la santé et la sécurité, le CHSCT de l’entreprise devra être informé[67]. Du côté de l’entreprise utilisatrice, le comité d’entreprise et le CHSCT (à défaut les délégués du personnel) sont informés et consultés « préalablement à l’accueil de salariés mis à […] disposition[68] ». En résumé, le législateur semble ici compter exclusivement sur l’action des instances de représentation du personnel pour prendre en compte la santé des salariés mis à disposition, ce qui semble faire preuve d’un optimisme excessif.

Si la sous-traitance externe ne paraît pas avoir spécialement retenu l’attention du législateur français tout comme les autres cas de mise à disposition de personnel (à l’exception du travail temporaire), il en va différemment des situations de coactivité.

3.3 Les situations de coactivité

Il y a coactivité lorsqu’au moins deux salariés appartenant à des entreprises différentes travaillent ensemble dans un même cadre spatiotemporel. Cette coactivité peut s’établir sur un mode synchronique et les travailleurs agissent ensemble au même moment, sur un mode diachronique et les travailleurs se succèdent ou encore sur un mode qui est à la fois synchronique et diachronique. Ces situations se rencontrent dans deux cas de figure différents que ni le droit européen de la santé au travail ni le Code du travail n’ignorent. Ces deux cas de figure sont, d’une part, celui où, en application d’un contrat, une entreprise vient réaliser une prestation au profit d’une autre entreprise et dans ses locaux (on parle alors de l’intervention d’une entreprise extérieure ou de sous-traitance interne) et d’autre part, celui où plusieurs entreprises interviennent ensemble dans le cadre d’un chantier du bâtiment ou du génie civil.

3.3.1 L’intervention d’une entreprise extérieure ou sous-traitance interne

Évoquée à l’article L. 4511-1 du Code du travail et développée aux articles R. 4511-1 et suivants du Code du travail, la question des travaux réalisés dans un établissement par une entreprise extérieure s’appuie sur un principe de base et un ensemble de dispositions techniques et pratiques dont on n’évoquera ici que l’essentiel. Le principe de base est que la coordination des mesures de prévention est de la responsabilité de l’entreprise utilisatrice, c’est-à-dire de celle qui bénéficie des travaux. Pour autant, chaque chef d’entreprise demeure responsable de l’application des mesures de prévention à l’égard de ses propres salariés[69]. Cela posé, la prévention requiert, d’une part, une inspection commune aux intervenants et préalable des lieux d’intervention et, d’autre part, l’établissement d’un plan de prévention et, enfin, l’élaboration d’un dispositif d’information des salariés de l’entreprise intervenante. Pendant l’exécution des opérations, un suivi de la prévention doit être organisé sous l’égide du chef de l’entreprise utilisatrice. Les services de santé au travail et les médecins du travail compétents doivent être informés et doivent se coordonner de la même manière que les instances de représentation du personnel des différentes entreprises (entreprise d’accueil et entreprises extérieures). Les textes réglementaires sont ici d’une extrême précision dans le détail de laquelle il n’est pas possible d’entrer[70]. On relèvera simplement qu’ils sont à la mesure du risque engendré par la coexistence, le temps de l’intervention et sur un même site, de salariés soumis à des lignes hiérarchiques différentes. On retrouve une logique similaire (mais les textes sont ici d’une nature législative et non réglementaire) en matière de sécurité dans les chantiers du bâtiment et du génie civil.

3.3.2 Les chantiers du bâtiment ou du génie civil : gérer la complexité du risque

Les textes applicables sont ici les articles L. 4531-1 et suivants du Code du travail[71]. Le dispositif imposé apparaît plus complet et plus rationalisé que celui applicable en cas d’intervention d’une entreprise extérieure. Sans nous immerger dans le détail de cette réglementation, nous voulons mettre en évidence plusieurs données. D’une part, un acteur nouveau apparaît en la personne du « coordonnateur en matière de sécurité et de protection de la santé[72] ». Celui-ci est désigné par le maître d’ouvrage soit pour la phase de conception du chantier, soit pour la phase de réalisation dudit chantier ou pour l’ensemble des deux phases. Cette coordination « est organisée pour tout chantier de bâtiment ou de génie civil où sont appelés à intervenir plusieurs travailleurs indépendants ou entreprises, entreprises sous-traitantes incluses, afin de prévenir les risques résultant de leurs interventions simultanées ou successives et de prévoir, lorsqu’elle s’impose, l’utilisation des moyens communs tels que les infrastructures, les moyens logistiques et les protections collectives[73] ». Parmi ses missions définies aux articles R. 4532-12 du Code du travail figurent l’élaboration puis la mise à jour du plan général de coordination qui, comme l’indique son nom, est destiné à assurer la circulation de l’information et la coordination des mesures de prévention sur un chantier où coagissent un certain nombre d’entreprises avec leurs salariés ainsi que, le cas échéant, des travailleurs indépendants. Outre ce plan, chaque entreprise est appelée à élaborer un plan particulier de prévention dont elle doit communiquer la teneur au coordonnateur[74]. Enfin, sous certaines conditions d’effectifs[75] du chantier, un collège interentreprises de sécurité, de santé et des conditions de travail est mis en place[76]. La composition de cette instance est significative ; elle rassemble en effet outre le coordonnateur et le maître d’oeuvre désigné par le maître de l’ouvrage, les entrepreneurs impliqués dans le chantier ainsi que des salariés qui disposent d’une voix consultative (désignés par le CHSCT et, à défaut, par les délégués du personnel des entreprises concernées). Peuvent encore participer au collège les médecins du travail, les représentants de l’inspection du travail, ceux des organismes de prévention des organismes de sécurité sociale et l’organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics. Près de 200 articles sont consacrés à la sécurité dans les chantiers du bâtiment et des travaux publics dans la partie réglementaire du Code du travail. Le contraste est alors saisissant avec le faible nombre de prescriptions dans le cas des mises à disposition de personnel. On peut y voir la conséquence d’une activité soutenue du législateur européen, mais aussi et peut-être surtout d’un investissement historique du secteur du bâtiment et des travaux publics dans la problématique de la sécurité puis de la santé au travail.

Mais si les normes relatives à la protection contre les risques d’atteinte à la santé et à la sécurité dans les situations de mise à disposition de personnel semblent de moindre portée et de plus faible précision, il faut néanmoins constater que, bien au-delà des règles de droit, des pratiques se sont instaurées au fil du temps[77] pour tenter d’améliorer la sécurité des travailleurs dans les situations de sous-traitance ou de mise à disposition. Parmi les initiatives particulièrement intéressantes, on relèvera ainsi la mise en place dans le canton de Gex d’une commission paritaire de concertation associant le Centre européen de recherche nucléaire (CERN) et ses sous-traitants[78]. De tels exemples montrent, s’il en était encore besoin, qu’en la matière les normes juridiques servent de point d’appui et de point d’ancrage de l’action. Il y aurait sans doute beaucoup d’illusions à imaginer qu’elles puissent à elles seules améliorer et pérenniser l’amélioration de la santé des travailleurs mis à disposition ou employés dans le cadre de la sous-traitance.