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Depuis les années 70, au fur et à mesure que se sont développées puis sophistiquées les technologies de l’information et de la communication (TIC), le télétravail est devenu, particulièrement dans les pays industrialisés au secteur tertiaire développé, un mode alternatif d’organisation du travail facilement envisageable, voire à favoriser. Si l’importance qu’a prise le télétravail est moindre que ce que nous aurions pu présumer (faut-il en déduire qu’Aristote avait bien vu lorsqu’il a affirmé que l’être humain est avant tout un animal social ?), il n’en demeure pas moins que cette organisation atypique pose quelques questions sur le plan juridique.

Au point de vue juridique, le télétravail à domicile du salarié pose la question de son articulation à l’égard de la réglementation du travail. Manière aujourd’hui encore atypique d’exécuter une prestation de travail, le télétravail ne dispose pas d’un cadre juridique qui lui est propre. Le cadre normatif général encadrant le droit du travail s’applique, alors que celui-ci a surtout été façonné par une conception traditionnelle du travail marqué par une supervision directe de l’employeur au sein de l’entreprise. C’est ce sur quoi nous nous proposons de réfléchir dans le présent article. Ainsi, nous nous intéressons au cadre juridique entourant le travail en droit québécois de même qu’aux défis que le télétravail représente, plus particulièrement en ce qui a trait à la protection de la vie privée. Il convient cependant, pour commencer, de présenter la définition du télétravail et quelques données permettant de le quantifier.

Il n’existe pas, au Québec, de définition légale du télétravail[1]. Dans notre exposé, nous le définirons comme un travail s’effectuant à l’aide des TIC, dans le cadre d’un contrat individuel ou collectif de travail, à partir du domicile ou d’un autre lieu, de manière à être éloigné du ou des supérieurs hiérarchiques à même de surveiller le travail et des autres membres de l’équipe de travail.

Cette définition met en son centre deux composantes essentielles : 1) une délocalisation du travail (pas nécessairement à domicile cependant — pensons au bureau satellite, au centre de télétravail, au travail fait de façon itinérante ou nomade ou encore à partir de l’étranger) ; et 2) une utilisation des TIC. Au sujet de la première composante cependant, dans la mesure où le télétravail s’exécutant à partir du domicile est plus susceptible d’entraîner des questionnements et une incertitude juridique, nous nous pencherons uniquement sur cette forme précise de télétravail. Cela dit, le télétravail se distingue du simple travail à domicile qui, lui, n’a pas attendu l’apparition des TIC pour se développer — il n’y a qu’à penser aux couturières à domicile du xixe siècle[2] — et embrasse plus large que le télétravail.

Enfin, la définition que nous retenons a pour effet d’exclure les travailleurs autonomes de notre analyse. Ces derniers sont nombreux à effectuer leurs activités professionnelles depuis leur domicile en utilisant des TIC, mais, puisqu’ils ne sont pas l’objet d’une subordination juridique à l’égard d’un employeur, les problématiques juridiques les concernant sont d’un autre ordre.

Il n’existe pas, à proprement parler, de données quantifiant le phénomène du télétravail à domicile tel que nous venons de le définir. Les plus récentes données dont nous disposons portent sur le travail à domicile en général. Celles-ci indiquent que, après une croissance importante pendant les années 90 (la proportion de salariés canadiens effectuant régulièrement une partie ou la totalité de leur travail rémunéré à domicile est passée de 6 p. 100 en 1990 à 10 p. 100 en 2000[3]), cette augmentation ne s’est pas poursuivie pendant les années 2000 et a plutôt eu tendance à se stabiliser[4]. Ainsi, la proportion était de 10 p. 100 en 2005 et de 11 p. 100 en 2008[5], pour atteindre 1 784 600 employés au Canada. Parmi les salariés exécutant une partie de leur prestation de travail à partir de leur domicile, la grande majorité (71 p. 100 de ceux-ci en 2005) ne s’y emploie, chaque semaine, que pour quelques heures (10 heures ou moins). À l’opposé, seulement 3 p. 100 d’entre eux adoptaient ce mode de travail atypique à raison de plus de 40 heures par semaine. Les salariés titulaires d’un diplôme universitaire sont plus enclins que tout autre groupe à avoir recours au travail à domicile (22 p. 100 en 2008), alors que c’est le cas pour 3 p. 100 des salariés sans diplôme d’études secondaires. En 2008, 8 p. 100 des salariés canadiens syndiqués s’adonnaient au télétravail par rapport à 13 p. 100 chez les salariés non syndiqués. Notons finalement qu’environ un quart des travailleurs à domicile ont adopté ce mode de travail parce que c’était une exigence de leur poste.

1 Le cadre juridique du télétravail en droit québécois

Contrairement à d’autres États (particulièrement en Europe continentale), le Québec est marqué par un droit du travail particulièrement complexe vu son fractionnement selon trois axes. Le premier axe est constitué du droit commun, au premier chef duquel figurent le Code civil du Québec[6], la Charte des droits et libertés de la personne[7] et les principes généraux du droit. À cet égard, le préambule du Code civil dispose que ce dernier « régit, en harmonie avec la [Charte québécoise] et les principes généraux du droit, les personnes, les rapports entre les personnes, ainsi que les biens[8] ». La Charte québécoise peut aussi bien s’inscrire dans le deuxième axe, qui désigne les lois de protection sociale s’appliquant aux salariés ou aux travailleurs. Ces lois réparatrices (remedial statutes)[9] peuvent encadrer autant le droit individuel que le droit collectif du travail. Enfin, le troisième axe fait référence à l’encadrement particulier aux rapports collectifs de travail, dont la pièce maîtresse est le Code du travail[10].

L’articulation de ces trois axes, particulièrement au regard de la détermination des règles de droit devant être prises en considération dans le cadre du régime de droit collectif du travail, n’est pas toujours facile. Dans les dernières années, la Cour suprême du Canada a rendu trois arrêts pour établir la méthode d’analyse déterminant quelles dispositions prévues au Code civil, à la Loi sur les normes du travail (LNT)[11] ou à la Charte québécoise s’appliquent aux salariés syndiqués[12].

À cela s’ajoute un niveau supplémentaire de complexité puisque le droit interne doit également s’harmoniser avec les obligations internationales du Canada. En effet, dans l’interprétation d’une norme de droit interne, il faut tenir compte du contexte, qui inclut le droit international public[13]. De plus, il existe une présomption voulant que les normes de droit interne soient en conformité avec le droit international, particulièrement en matière de droits fondamentaux[14].

En gardant à l’esprit l’articulation des trois axes du droit interne du travail et son harmonisation avec le droit international public, voyons plus en détail le cadre juridique touchant les télétravailleurs salariés. Pour ce faire, nous analyserons d’abord la relation employeur-salarié en droit québécois (1.1), puis nous verrons brièvement les obligations de l’employeur (1.2), avant de nous intéresser au particularisme des relations collectives de travail (1.3).

1.1 La relation employeur-salarié

Pour que les obligations qu’imposent le droit commun et les lois du travail s’appliquent au télétravailleur, encore faut-il qu’une relation employeur-salarié soit reconnue. Notons à ce sujet que le terme « salarié » n’est pas toujours défini de la même façon dans les lois québécoises. Si le Code civil définit le contrat de travail, il ne s’arrête pas à la définition du salarié. Le Code du travail, quant à lui, définit le salarié comme « une personne qui travaille pour un employeur moyennant rémunération[15] » avant de prévoir une série d’exemptions. Selon la LNT, le salarié est celui qui « travaille pour un employeur et qui a droit à un salaire[16] ».

Or, si les balises entourant le terme « salarié » comportent un certain flou, c’est la relation employeur-salarié qui nous préoccupe davantage aux fins de notre analyse. Pour qualifier la relation de « relation employeur-salarié », un contrat de travail, et non un contrat d’entreprise ou de service (art. 2098 C.c.Q. et suiv.), doit lier les parties. Le Code civil définit le contrat de travail à son article 2085 : « Le contrat de travail est celui par lequel une personne, le salarié, s’oblige, pour un temps limité et moyennant rémunération, à effectuer un travail sous la direction ou le contrôle d’une autre personne, l’employeur. »

Trois éléments essentiels se dégagent de cette définition : 1) un travail, 2) une rémunération et 3) une subordination. Premier élément, le travail consiste en une activité productrice ou créatrice nécessaire à l’accomplissement d’une tâche : celle-ci peut notamment être intellectuelle, manuelle ou artistique. Deuxième élément, la rémunération doit être comprise dans un sens large : elle ne se limite pas au salaire, mais inclut également les primes de rendement, les avantages sociaux, les indemnités de déplacement et autres formes d’émoluments ou de gains. Ainsi, la rémunération pourra même être sur la base de commissions ou d’un rendement (sous réserve de ne pas aller à l’encontre des limites imposées par les articles 40 et 89 LNT, lesquels prévoient également certaines exceptions). Bref, la rémunération doit être comprise en opposition avec le bénévolat.

C’est véritablement le troisième élément, la subordination, qui est l’aspect le plus caractéristique du salariat. Plus difficile à déceler, particulièrement en relation tripartite (pensons, par exemple, à une infirmière venant d’une agence de placement), la subordination s’infère de plusieurs indices, dont la capacité de pouvoir imposer des mesures disciplinaires. Cette faculté est évidemment inexistante dans un contexte de contrat d’entreprise ou de service touchant un travailleur autonome. La qualification donnée par les parties au contrat, comme c’est souvent le cas en droit, ne liera pas un éventuel décideur appelé à qualifier la relation entre les parties. Ainsi, depuis plusieurs décennies, la jurisprudence québécoise reconnaît qu’un entrepreneur dépendant peut parfois être qualifié de salarié par rapport à son donneur d’ouvrage ou de travail pour peu qu’il existe une véritable subordination de l’un par rapport à l’autre[17].

Enfin, parmi les indices utilisés dans la jurisprudence pour déterminer l’existence d’un lien de subordination, la propriété des outils de travail pourrait soulever un questionnement en matière de télétravail. Deux situations sont envisageables : une partie ou la totalité des outils nécessaires au télétravail appartiennent au télétravailleur ou encore lui sont fournis par l’employeur. Dans un cas comme dans l’autre, il faudra se garder de donner une importance excessive à cet indicateur de la subordination, puisque la législation québécoise ne prévoit pas que l’employeur fournisse en totalité les instruments et outils de travail. La limite à cet égard concerne avant tout les salariés payés au salaire minimum. L’article 85.1 LNT se lit en effet ainsi :

Lorsqu’un employeur rend obligatoire l’utilisation de matériel, d’équipement, de matières premières ou de marchandises pour l’exécution du contrat, il doit les fournir gratuitement au salarié payé au salaire minimum.

L’employeur ne peut exiger une somme d’argent d’un salarié pour l’achat, l’usage ou l’entretien de matériel, d’équipement, de matières premières ou de marchandises qui aurait pour effet que le salarié reçoive moins que le salaire minimum.

Un employeur ne peut exiger d’un salarié une somme d’argent pour payer des frais reliés aux opérations et aux charges sociales de l’entreprise.

Qu’en est-il du télétravail ? Avec l’éclatement et le dépassement des modèles tayloriste et fordiste d’organisation du travail, modèles qui plaçaient l’établissement industriel au coeur de l’organisation, les rapports de direction et de contrôle entre l’employeur et le salarié sont plus difficilement décelables. L’auteur Fernand Morin propose le vocable « télésubordination » pour rendre compte de cette subordination qui s’opère à distance[18] par le truchement des outils informatiques. Ce dernier est d’avis que les TIC poussent les entreprises à modifier leurs processus de gestion et de contrôle envers leurs salariés sans que cela ait nécessairement pour effet de leur permettre une plus grande autonomie professionnelle. Nous sommes du même avis que cet auteur prolifique.

Qui plus est, nous pensons que, dans la mesure où le télétravail répond aux trois éléments définissant un contrat de travail — travail, rémunération et, surtout, subordination — et que l’utilisation des TIC est loin d’avoir fait basculer la relation salarié-employeur vers une relation plus égalitaire entre deux entrepreneurs indépendants, il n’y a pas lieu généralement de considérer le télétravail hors du contexte du travail salarié. Au demeurant, il faut se prémunir des conclusions hâtives : bien que plusieurs travailleurs autonomes pratiquent le télétravail, quiconque s’adonne au télétravail ne devient pas forcément travailleur autonome. De même, un salarié « délocalisé », travaillant à distance en utilisant les TIC, ne devient pas pour autant maître de l’ouvrage de telle sorte qu’il acquiert le statut de travailleur autonome lui faisant perdre la qualification de salarié au sens du droit québécois.

Cette interprétation que nous préconisons a été avalisée par la jurisprudence. Certes, aucun arrêt d’un tribunal d’appel n’a rendu une décision de principe en la matière, mais nous sommes d’avis que certains jugements et sentences arbitrales méritent que nous nous y arrêtions sommairement. Dans l’affaire Syndicat des salariés des Produits progressifs ltée (CSD) c. Produits progressifs ltée[19], le tribunal a jugé que la simple action qui consiste à accomplir son travail depuis son domicile sans être l’objet d’une surveillance ne fait pas d’une personne un travailleur autonome. Les travailleurs à domicile, embauchés par cette entreprise de fabrication de matériel médical jetable, recevaient de cette dernière leurs instruments de travail et les matériaux nécessaires à leur tâche. Ces travailleurs étaient rémunérés à la pièce, et l’employeur contrôlait la qualité de la production. Le tribunal a jugé que le lien de subordination était toujours bel et bien présent, faisant de ces travailleurs des salariés.

Dans une affaire mettant en cause un recours à l’encontre d’un congédiement sans cause juste et suffisante (art. 124 LNT)[20], l’arbitre François Hamelin[21] a jugé qu’une secrétaire-comptable travaillant à domicile pour le compte de pharmacies se qualifiait comme salariée au sens de la LNT[22]. L’employeur plaidait qu’elle était une entrepreneure indépendante puisqu’elle travaillait de chez elle, tout en étant complètement autonome, en choisissant ses vacances et en faisant affaire sous une raison sociale. Le tribunal a plutôt été d’avis que la plaignante était une salariée malgré le fait qu’elle travaillait chez elle sans que l’employeur ait un contrôle réel et effectif de son travail. D’autres facteurs permettaient de rattacher la plaignante au salariat : les outils lui étaient fournis par l’employeur, et c’est à la demande de celui-ci que la plaignante travaillait à partir de son domicile :

Il n’y avait pas un contrôle réel et effectif exercé par l’employeur, cela est admis. Il n’empêche que c’est l’employeur qui déterminait le travail général à exécuter et qui l’encadrait et la contrôlait indirectement par ses nombreuses relations et communications quotidiennes. S’il n’exerçait pas un contrôle formel, c’est qu’il ignorait complètement la matière comptable […].

On ne peut déduire de la fiabilité de la plaignante l’inexistence des pouvoirs de contrôle de son employeur. Un pouvoir de contrôle ne disparaît sûrement pas du seul fait qu’il n’est pas exercé, particulièrement dans une situation où son exercice est mis en veilleuse en raison de l’excellence même du travail accompli.

Par ailleurs, il est en preuve que la plaignante recevait un salaire et des bénéfices (vacances, boni, etc.) comme tous les autres salariés et avec les déductions usuellement reconnues à ces derniers[23].

Autrement, la LNT est neutre quant au lieu de travail puisque l’article 2 de celle-ci prend la peine de préciser que la « présente loi s’applique au salarié quel que soit l’endroit où il exécute son travail ». Cette conception du salariat se conforme bien à celle qui est mise en avant par la Convention (no 177) sur le travail à domicile[24]. Adoptée en 1996 sous l’égide de l’Organisation internationale du travail, cette convention internationale est entrée en vigueur en avril 2000. Elle n’a cependant pas été ratifiée par le Canada à ce jour. Sa ratification entraînerait, pour le Canada, l’obligation d’adopter, de mettre en oeuvre et de revoir périodiquement une politique nationale sur le travail à domicile afin d’améliorer la situation des travailleurs à domicile[25].

Toutefois, le paragraphe 4 de l’article 54 LNT édicte que le « salarié qui travaille en dehors de l’établissement et dont les heures de travail sont incontrôlables » ne bénéficie pas de la norme de la semaine normale de 40 heures pour le calcul des heures supplémentaires. Cependant, la Cour du Québec a statué dans l’affaire Poirier c. Société immobilière Campiz ltée[26] que le fait de travailler à domicile ne rend pas nécessairement les heures de travail incontrôlables au sens de cet article. Dans cette affaire, une préposée à la comptabilité travaillant surtout à la maison réclamait la rémunération majorée pour les heures supplémentaires effectuées à partir de son domicile. Le Tribunal a été d’avis que rien ne justifiait de ne pas prendre en considération les heures supplémentaires faites par la salariée puisque l’exécution d’heures en dehors de l’établissement ne rend pas les heures « incontrôlables », ces heures étaient simplement « incontrôlées » par l’employeur.

1.2 Les obligations de l’employeur

Pour ce qui est des obligations substantielles de l’employeur, notamment celles de fournir le travail convenu, de payer la rémunération et de prendre les mesures appropriées pour protéger l’intégrité, la santé et la sécurité du salarié[27], rien ne laisse supposer qu’elles soient compromises par l’organisation du travail sous la forme de télétravail.

L’obligation générale de bonne foi (art. 6 C.c.Q.) s’applique autant au salarié qu’à l’employeur, y compris en contexte de relations collectives de travail conventionnées[28]. Cette obligation ne devrait pas se voir modifiée par le télétravail.

1.3 La relation collective de travail

Le télétravail peut aussi prendre place en contexte de relation collective de travail. Il pourra alors faire place à des stipulations conventionnelles négociées entre les parties. Sous réserve de ne pas contrevenir aux normes d’ordre public, les parties pourront prévoir un encadrement normatif serré du télétravail. Notons cependant que l’encadrement contractuel de certains aspects pourra poser problème, dans la mesure où la vie privée du télétravailleur sera mise en cause[29].

Autrement, les grandes caractéristiques des rapports collectifs du travail ne seront pas foncièrement touchées par ce mode atypique de travail. En effet, si la définition de l’unité ou de l’aire d’accréditation peut être plus difficile à définir, surtout dans le cas des télétravailleurs exécutant leur prestation uniquement du domicile, celle-ci n’est pas pour autant impossible à déterminer[30]. Par ailleurs, le monopole de représentation syndicale n’est pas remis en cause par le télétravail. Pas plus que ne l’est le rôle cardinal de la convention collective. Certes, l’exercice des droits de grève et de lock-out perdra de son mordant et nécessitera des efforts accrus pour l’association accréditée à l’occasion d’une éventuelle mobilisation des télétravailleurs. À cet égard, la définition excessivement restrictive que la Cour d’appel du Québec a donnée au terme « établissement[31] », dans le contexte de l’application des dispositions anti-briseurs de grève, pourrait évidemment poser problème pour des télétravailleurs voulant exercer leur droit de grève sans que celui-ci soit annihilé par le recours aux briseurs de grève travaillant dans des lieux nécessairement autres ! Une intervention du législateur pour adapter la législation au travail à distance serait, à cet égard, plus que bienvenue. Pour ce faire, le législateur pourrait s’inspirer de la Convention (no 177) sur le travail à domicile[32]. Celle-ci pose d’ailleurs comme principe cardinal l’égalité de traitement entre les travailleurs à domicile et les autres travailleurs salariés, particulièrement à l’égard de la liberté syndicale. Cette convention est complétée par la Recommandation (no 184) sur le travail à domicile[33], dont l’article 12 affirme que « [d]es mesures devraient être prises pour encourager la négociation collective en tant que moyen de déterminer les conditions d’emploi et de travail des travailleurs à domicile ».

Dans cette section, nous avons vu qu’il n’existe malheureusement pas un cadre juridique particulier pour le télétravail en droit québécois. Par conséquent, c’est donc l’encadrement juridique général du droit du travail qui réglemente le télétravail. Or, cette forme atypique d’organisation du travail ne modifie pas forcément de manière fondamentale la relation employeur-salarié. Dès lors que le télétravailleur peut être qualifié de salarié, les obligations concernant les relations individuelles ou collectives de travail s’imposent aux parties, même si celles-ci demanderont peut-être des adaptations pour tenir compte de cette forme de travail atypique. Voyons maintenant les défis du télétravail à l’égard de la vie privée du télétravailleur.

2 Les défis du télétravail à l’égard de la vie privée du télétravailleur

En brouillant la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle, le télétravail pose un défi à l’égard du droit au respect de la vie privée du salarié. Une reconnaissance étendue du droit à la vie privée du salarié en situation de télétravail ne risque-t-elle pas de contrecarrer, effectivement, l’exercice légitime du droit de gérance par l’employeur ? Toutefois, comment faire autrement si chacun tient pour acquis que le droit à la vie privée, dont jouit le travailleur, est un droit fondamental qui se situe au sommet de la hiérarchie des normes juridiques ? Est-il possible de pondérer ce droit avec le droit de gérance de l’employeur ? Comment opérer cette pondération, sachant que le télétravailleur exécute sa prestation à partir de son domicile, lieu traditionnel de prédilection de la protection de la vie privée ?

Nous essaierons de répondre à ces questions. Pour ce faire, nous verrons d’abord la protection qu’offre la législation applicable à la vie privée (2.1) avant de nous pencher sur son interprétation par les tribunaux (2.2). Par la suite, nous proposerons quelques arguments pour une conception étendue du droit à la vie privée des télétravailleurs salariés exécutant leur prestation de travail à partir de leur domicile (2.3).

2.1 Le droit au respect de la vie privée : la protection législative

Au Canada et au Québec, le droit au respect de la vie privée bénéficie d’une protection, en principe, fort étendue.

2.1.1 La Charte canadienne des droits et libertés

Bien que le droit au respect de la vie privée ne soit pas expressément prévu dans la Charte canadienne des droits et libertés[34], la Cour suprême a statué que les articles 7 (droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne) et 8 (protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives) de celle-ci englobaient ce droit[35]. Rappelons que la Charte canadienne ne s’applique qu’aux parlements[36] et à l’appareil gouvernemental (y compris les municipalités[37]), si bien qu’elle ne s’applique que rarement dans les rapports privés, sauf lorsque l’État agit comme employeur. Malgré sa portée restreinte, l’intérêt de la reconnaissance du droit au respect de la vie privée par la Cour suprême, sous la houlette de la Charte canadienne, est multiple. D’une part, devant l’État employeur, la Charte canadienne pourra être directement invoquée. Du fait que cette dernière possède un statut constitutionnel prééminent, la protection qu’elle accorde primera toutes normes non constitutionnalisées et pourra permettre d’invalider une réglementation allant à son encontre. D’autre part, même lorsque la Charte canadienne ne peut être directement invoquée, les affaires où la Cour suprême aura défini la portée du droit au respect à la vie privée pourront être utilisées pour interpréter la portée du droit à la vie privée en vertu de la Charte québécoise.

2.1.2 La Charte des droits et libertés de la personne

La Charte québécoise prévoit expressément, à l’article 5, que « [t]oute personne a droit au respect de sa vie privée ». De plus, elle édicte des protections connexes : droit à la dignité, à l’honneur et à la réputation (art. 4) ; jouissance paisible et libre disposition de ses biens (art. 6) ; inviolabilité de la demeure (art. 7) ; interdiction de pénétrer chez autrui ou d’y prendre quoi que ce soit sans un consentement exprès ou tacite (art. 8) ; protection contre les saisies, perquisitions ou fouilles abusives (art. 24.1) ; et protection contre les conditions de travail injustes et déraisonnables ou mettant en danger la santé, la sécurité et l’intégrité physique (art. 46)[38].

Maintes fois qualifiée d’instrument quasi constitutionnel, la Charte québécoise s’applique autant aux rapports de nature privée qu’au Parlement du Québec[39] et à l’appareil gouvernemental. En vertu de l’article 52, les articles 1 à 38 ont un statut prééminent (sous réserve du pouvoir de dérogation que prévoit cet article).

2.1.3 Le Code civil du Québec

Le Code civil accorde également une protection expresse contre les atteintes à la vie privée. Ainsi, il édicte à son article 3 que « [t]oute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, […] au respect […] de sa réputation et de sa vie privée ». Les articles 35 et 36 méritent d’être reproduits in extenso :

35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.

Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d’une personne sans que celle-ci y consente ou sans que la loi l’autorise.

36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d’une personne les actes suivants :

1° Pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit ;

2° Intercepter ou utiliser volontairement une communication privée ;

3° Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu’elle se trouve dans des lieux privés ;

4° Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit ;

5° Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que l’information légitime du public ;

6° Utiliser sa correspondance, ses manuscrits ou ses autres documents personnels.

2.1.4 Le Code criminel

L’article 184 du Code criminel[40] prévoit que l’interception de communications est un acte criminel. Il existe cependant des exceptions à ce principe, tel le consentement exprès ou tacite de l’auteur de la communication privée ou de la personne à laquelle son auteur la destine[41].

2.1.5 La Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé

La Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé[42] prévoit également plusieurs dispositions pouvant constituer des normes qui pourraient concerner un télétravailleur et même un tiers le côtoyant. Cette loi encadre la collecte, la détention et la communication de tout renseignement personnel, c’est-à-dire tout renseignement qui concerne une personne physique et qui permet de l’identifier (art. 2). Elle prévoit que l’entreprise ayant recueilli les renseignements doit prendre les mesures de sécurité propres à assurer la protection des renseignements personnels (art. 10), et vérifier que ceux-ci ne seront plus utilisés une fois que l’objet du dossier aura été accompli (art. 12). Qui plus est, ces renseignements ne pourront être communiqués (art. 13) à des tiers qu’à une fin pertinente, sous réserve des exceptions prévues expressément par cette loi (notamment les articles 18 à 26) ou du consentement de la personne dont on détient un renseignement personnel. Ce faisant, le télétravail est susceptible de constituer une occasion pour que des tiers aient accès à de tels renseignements, ce qui pourrait éventuellement engager la responsabilité de l’employeur. Par conséquent, se posera la question de savoir si l’employeur, malgré l’absence de lien juridique entre lui et ces personnes susceptibles d’avoir accès à ces renseignements, pourra exiger de connaître leur existence et d’autres données les concernant (antécédents judiciaires, par exemple).

2.2 L’interprétation prétorienne de la portée du droit à la vie privée

La Cour suprême donne un sens large au droit à la vie privée parce qu’elle est d’avis que la protection de la vie privée est une valeur fondamentale nécessaire au maintien d’une société libre et démocratique[43]. Le plus haut tribunal canadien a notamment défini ce droit comme celui d’un individu de déterminer lui-même quand, comment et dans quelle mesure il diffusera des renseignements personnels le concernant[44], tout en précisant que le droit au respect de la vie privée englobe le droit à l’anonymat et à l’intimité, ce qui inclut également le droit à l’image[45]. Selon la Cour suprême, ce droit « dépasse la simple notion d’absence de contrainte physique et protège une sphère limitée d’autonomie personnelle dans laquelle il est ordinairement interdit à l’État de pénétrer[46] ».

Au surplus, le droit à la vie privée ne se limite pas au domicile[47] ou à un lieu particulier. Il est plutôt tributaire de l’attente raisonnable de protection de la vie privée qu’une personne peut avoir. Ce concept d’« attente » ou d’« expectative de vie privée »[48] a été importé de la jurisprudence américaine[49] par la Cour suprême dans l’arrêt Hunter c. Southam inc.[50]. L’attente doit d’abord exister subjectivement et, en outre, elle doit être objectivement raisonnable[51]. La Cour suprême reconnaît que, « [l]a vie privée étant une notion protéiforme, il est difficile de fixer la limite du “caractère raisonnable”[52] » de l’attente.

Cela dit, le droit à la vie privée, comme tout droit fondamental, peut être pondéré par un autre droit fondamental ou l’intérêt sociétal[53]. Il est aussi possible d’y renoncer, autant de manière expresse que de manière implicite, en faisant preuve d’un comportement incompatible avec la revendication du droit au respect de sa vie privée[54].

2.3 Quelques arguments justifiant une pondération à la hausse de l’attente raisonnable de vie privée du télétravailleur travaillant de son domicile

Nous avons vu l’importance que le droit québécois accorde au respect de la vie privée. Comparant le travail traditionnel au télétravail, nous sommes d’avis que l’importance du respect de la vie privée devrait être pondérée à la hausse dès lors que le télétravailleur effectue sa prestation à partir de son domicile. Deux arguments motivent notre position : 1) la subordination du salarié n’entraîne pas la renonciation de celui-ci au droit au respect de sa vie privée ; et 2) le domicile demeure le plus haut lieu de la vie privée. Voyons ces arguments en analysant la jurisprudence ayant porté sur ces thèmes.

2.3.1 La subordination juridique et la renonciation au droit à la vie privée

2.3.1.1 L’affaire Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (C.S.N.) c. Trudeau[55]

C’est en 1999 que la Cour d’appel du Québec établissait les règles à l’égard de la filature vidéo d’un travailleur dans le contexte d’une lésion professionnelle[56]. Dans cette affaire, un accidenté du travail avait été congédié pour avoir menti à son employeur afin de prolonger une absence due à une lésion professionnelle. Le congédiement a fait l’objet d’un grief qui a été rejeté, l’arbitre statuant que le congédiement était justifié. Lors de l’arbitrage, une vidéofilature avait été admise en preuve malgré une objection syndicale à son égard. Le syndicat arguait que la vidéofilature violait de façon importante la vie privée du plaignant et qu’elle était donc irrecevable en vertu de l’article 2858 C.c.Q.

La Cour supérieure, agissant en révision judiciaire, a refusé d’intervenir puisqu’elle a conclu que le plaignant, en présentant une réclamation à la suite d’un accident du travail, avait implicitement renoncé à certains droits quant au respect de sa vie privée.

Pour sa part, la Cour d’appel du Québec a rejeté l’appel, mais elle a pris soin de baliser le cadre concernant la filature vidéo d’un travailleur accidenté du travail. Elle a souligné que la Charte québécoise et le C.c.Q. protègent la vie privée de tous. Ainsi, la surveillance d’un travailleur à l’extérieur de l’établissement de travail constitue une atteinte apparente au droit à la vie privée. Toutefois, cette atteinte peut être admise si elle est justifiée par des motifs rationnels et conduite par des moyens raisonnables, comme l’exige l’article 9.1 de la Charte québécoise. Pour ce faire, il faut d’abord établir un lien entre la mesure prise par l’employeur et les exigences du bon fonctionnement de l’établissement en cause. Il ne saurait s’agir d’une décision purement arbitraire et appliquée au hasard. L’employeur doit déjà avoir des motifs raisonnables de croire à un abus avant de décider de soumettre un salarié à une surveillance. Il ne saurait les créer a posteriori, après avoir effectué la surveillance en litige. Quant aux moyens, il faut que la mesure de surveillance, notamment la filature, apparaisse comme nécessaire pour vérifier le comportement du salarié et que, par ailleurs, elle soit menée de la façon la moins intrusive possible. Lorsque ces conditions sont réunies, l’employeur a le droit de recourir à des mesures de surveillance, qui doivent être aussi limitées que possible afin d’éviter qu’elles ne porteraient atteinte à la dignité des salariés[57].

Cet arrêt est intéressant en ce qu’il souligne qu’il n’est pas possible de déduire une renonciation à la protection de la vie privée, de la part du travailleur, du seul fait de l’existence d’un contrat ou d’une relation de travail[58]. Autrement dit, la subordination juridique du salarié n’entraîne pas pour lui une renonciation à son droit au respect de la vie privée :

Ce rapport de dépendance juridique et fonctionnelle ne colore pas cependant toutes les relations entre l’employeur et le salarié, notamment hors de l’établissement. Même à l’intérieur de celui-ci, peuvent se poser des problèmes de protection du droit à la vie privée et de la dignité du travailleur, qui seront sans doute examinés lorsque l’occasion se présentera. La relation de dépendance dans l’exécution du travail ne permet pas d’induire un consentement du salarié au sens de l’article 35 C.c.Q., à toute atteinte à sa vie privée[59].

Cet arrêt pose clairement que la vie privée existe malgré la subordination juridique qu’entraîne la relation employeur-salarié. Puisque les critères justifiant la filature vidéo ont été importés dans d’autres situations mettant en jeu la vie privée d’un salarié[60], il n’y a pas de raisons qu’ils ne puissent servir de balises également en matière de télétravail à domicile. Au sujet de ces critères, rappelons que la Cour d’appel du Québec s’était largement inspirée de l’avis juridique rédigé par Me Michel Coutu pour la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse au sujet de la conformité avec la Charte québécoise de la pratique des employeurs ou de la Commission de la santé et de la sécurité du travail qui consiste à faire suivre les salariés absents pour raison de santé afin de vérifier si ceux-ci n’exerçaient pas des activités incompatibles avec leur état de santé présumé. À notre avis toutefois, les critères étaient exposés de manière plus sévère sous la plume de Me Coutu[61]. Quoi qu’il en soit, il serait opportun qu’un tribunal d’appel revienne sur cet arrêt clé afin d’exiger plus de rigueur dans l’analyse de ces critères. Les motifs raisonnables semblent, dans certaines circonstances, tenir à peu de choses, et le caractère le moins intrusif possible est souvent à peine analysé, bien que l’idée qu’il soit légal pour un enquêteur privé de se poster devant le domicile, caméra vidéo à la main, puisse en choquer plus d’un et rappeler à certains un roman d’anticipation publié il y a plus d’un demi-siècle. Nous verrons plus loin que la Cour suprême a failli avoir cette occasion dans une affaire relevant du droit criminel.

2.3.1.2 L’affaire Srivastava c. Hindu Mission of Canada (Québec) inc.[62]

Un autre arrêt, datant de 2001 et rendu par la Cour d’appel du Québec, va dans le même sens que l’arrêt Bridgestone[63]. Dans l’affaire Srivastava c. Hindu Mission of Canada (Québec) inc., le tribunal reprend en effet les notions classiques concernant l’expectative de vie privée pour déterminer si un prêtre hindou travaillant pour l’Hindu Mission of Canada pouvait avoir une attente de vie privée dans les conversations qu’il avait depuis le temple. La Cour d’appel a jugé qu’une expectative légitime de vie privée était fondée en l’espèce et que, en mettant le téléphone sous écoute, l’employeur avait violé de manière illicite et injustifiée ce droit[64]. La Cour d’appel est d’avis que l’affectation du prêtre au temple pendant des journées entières supposait l’utilisation par ce dernier du téléphone à des fins privées. Au surplus, elle a constaté qu’il n’existait pas, ou rarement de relation logique entre l’écoute téléphonique et les raisons la motivant (problèmes administratifs et vols allégués), si bien que le temple a commis une violation injustifiée du droit au respect de la vie privée. Pour la Cour d’appel, la propriété du téléphone n’est pas un élément déterminant d’analyse. Dans l’affaire R. c. Cole[65], que nous analyserons ci-dessous, la Cour suprême en arrivera aux mêmes conclusions mais à l’égard d’un ordinateur cette fois.

Nous pouvons conclure de cet arrêt que le fait que l’employeur met à la disposition d’un télétravailleur des outils de travail ne réduira pas à néant son expectative de vie privée concernant les échanges accomplis à l’aide de ses outils (courriel, Internet, téléphone). Puisque la jurisprudence a déjà reconnu qu’une expectative de vie privée quant au contenu de son ordinateur et de ses courriels[66] était possible dans le cas d’un établissement, il est plausible de penser que, en contexte de télétravail à domicile, cette expectative devrait être revue à la hausse et que si, au surplus, les outils de travail étaient la propriété du salarié, cela constituerait un second motif justifiant une hausse de l’expectative de vie privée à l’égard de leur contenu informationnel (téléphone intelligent, ordinateur, serveur, etc.).

2.3.1.3 L’affaire R. c. Cole[67]

Tout récemment, la Cour suprême a eu à se pencher indirectement sur les motifs pouvant justifier un employeur à enfreindre la vie privée d’un salarié. La Cour suprême avait à statuer sur le bien-fondé de la remise d’un ordinateur portable professionnel aux autorités policières après la découverte par l’employeur de matériel pornographique pouvant constituer de la pornographie juvénile. Dans cet arrêt, touchant en premier lieu le droit criminel, la Cour suprême a jugé que l’employeur a un pouvoir raisonnable de saisir et de fouiller l’ordinateur portatif d’un salarié à partir du moment où l’employeur a des motifs raisonnables de croire que le disque dur de l’ordinateur contient des photographies compromettantes d’un ou d’une élève, vu son obligation légale de maintenir un milieu d’apprentissage sécuritaire. Certes, il aurait été difficile pour la Cour suprême de se pencher sur ces critères précisément puisque la vérification de l’ordinateur par l’employeur n’était pas contestée dans ce pourvoi. La Cour suprême affirme, au surplus, qu’elle n’entend pas se prononcer sur les subtilités du droit d’un employeur de surveiller les ordinateurs qu’il met à la disposition de ses employés. Aussi, nous sommes d’avis que les conclusions de la Cour suprême à l’égard de l’employeur constituent dans ce cas un obiter dictum. Au reste, la Cour suprême est du même avis que la Cour d’appel de l’Ontario : le directeur avait l’obligation légale de maintenir un milieu d’apprentissage sécuritaire et, par voie de conséquence, le pouvoir raisonnable de saisir et de fouiller un ordinateur portatif fourni par le conseil scolaire s’il avait des motifs raisonnables de croire que le disque dur contenait des photographies compromettantes d’un ou d’une élève. La Cour suprême reconnaît néanmoins que l’accusé pouvait s’attendre raisonnablement au respect de sa vie privée à l’égard de son ordinateur professionnel. Pour en arriver à cette conclusion, la Cour suprême reprend la traditionnelle analyse concernant l’expectative de vie privée. Elle rappelle que cette attente est constitutionnalisée dès qu’une personne raisonnable et bien informée, placée dans la même situation que l’accusé, aurait des attentes en matière de respect de sa vie privée. Cette attente dépend de l’ensemble des circonstances, celles-ci étant analysées à partir des critères développés dans l’arrêt R. c. Patrick[68].

Pour la Cour suprême, à l’égard des renseignements personnels emmagasinés dans l’ordinateur, l’accusé avait manifestement une attente subjective en matière de respect de sa vie privée puisqu’il utilisait cet ordinateur pour naviguer sur Internet et pour stocker des renseignements personnels sur le disque dur. Cette attente subjective était objectivement raisonnable puisque les ordinateurs utilisés à des fins personnelles, indépendamment de l’endroit où ils se trouvent ou de la personne à qui ils appartiennent, renferment forcément des détails sur la situation financière, médicale et personnelle de l’usager, a fortiori lorsque l’ordinateur lui sert à naviguer sur le Web puisqu’il est alors possible de connaître ses champs d’intérêt particuliers et ses préférences. Or, les renseignements personnels de ce genre se situent au coeur même de l’« ensemble de renseignements biographiques » protégés par l’article 8 de la Charte canadienne. La propriété de l’ordinateur et des données stockées sur celui-ci est une considération pertinente, mais elle est non déterminante. De plus, les politiques, les pratiques et les coutumes en vigueur dans le milieu de travail sont pertinentes dans la mesure où elles concernent l’utilisation des ordinateurs par les employés et elles peuvent réduire l’attente en matière de respect de la vie privée, mais elles ne peuvent l’éliminer complètement.

En conséquence, si la Cour suprême est d’avis qu’une politique ne peut annihiler complètement l’attente en matière de respect de la vie privée à l’égard d’un ordinateur professionnel encadré par une politique stricte réfutant le caractère privé des données qui y sont stockées, nous nous figurons mal comment un télétravailleur ne verrait pas, à partir du moment où il travaille depuis son domicile, son attente subjective de vie privée augmenter.

2.3.2 Le domicile : le domaine souverain de la vie privée

Les tribunaux d’appel canadiens ont souvent souligné le fait que la résidence est le domaine souverain où l’expectative raisonnable de vie privée est la plus élevée. Cette constatation n’est guère révolutionnaire puisque, dès l’Angleterre du xviie siècle, le pouvoir judiciaire avançait que « [t]he house of everyone is to him as his castle and fortress[69] ».

2.3.2.1 L’affaire Mascouche (Ville) c. Houle[70]

Ainsi, dans l’arrêt Mascouche (Ville) c. Houle, la Cour d’appel du Québec est venue notamment réitérer le caractère central de la demeure en matière d’expectative raisonnable de vie privée. Dans cette affaire, la Cour d’appel devait déterminer si un employeur pouvait, à l’insu de son employée, intercepter ses communications téléphoniques alors que celle-ci parlait au téléphone depuis sa résidence. En l’espèce, l’enregistrement des conversations avait été fait par un voisin qui avait remis celui-ci au maire et ce dernier avait entrepris de faire destituer l’employée. Sans grande surprise, la Cour d’appel a conclu que ce type d’écoute constituait une violation du droit au respect de la vie privée et a déclaré qu’une « maison d’habitation constitue sans doute l’endroit où l’attente raisonnable d’une personne en matière de vie privée est la plus élevée » et que « [l]’importance de la primauté de la demeure n’a cessé d’être rappelée et renforcée suite à l’entrée en vigueur de la Charte [canadienne] »[71]. Le télétravail à domicile s’accomplissant depuis la résidence personnelle devrait donc, en toute logique, voir l’expectative de vie privée du salarié bonifiée par rapport aux mêmes tâches qui seraient exécutées en établissement.

2.3.2.2 L’affaire Godbout c. Longueuil (Ville)[72]

L’affaire Godbout c. Longueuil (Ville) est d’un grand intérêt, notamment parce qu’elle provient du Québec, que les parties y sont clairement dans un contexte de relations de travail et que le jugement est rendu par la Cour suprême. À l’origine de cette affaire se trouve une résolution de la Ville de Longueuil obligeant tous les nouveaux employés permanents à habiter dans les limites de la municipalité. Pour obtenir sa permanence, une salariée (l’intimée) avait signé une déclaration par laquelle elle s’engageait à établir et à maintenir sa résidence habituelle à Longueuil. La déclaration stipulait également que, si l’employée déménageait hors de Longueuil, elle pourrait être congédiée sans avis. L’intimée a obtenu sa permanence puis elle a déménagé à Chambly. Elle a été congédiée lorsqu’elle a refusé de s’établir à nouveau dans les limites de Longueuil.

L’intimée a alors intenté une action devant la Cour supérieure. Celle-ci a rejeté l’action (dommages-intérêts et réintégration) puisqu’elle a conclu que l’obligation de résidence ne contrevenait pas à la Charte québécoise, et que la Charte canadienne ne s’appliquait pas en l’espèce.

La Cour d’appel du Québec a accueilli l’appel et a affirmé que l’obligation de résidence était invalide principalement parce qu’elle était contraire à l’ordre public. Elle a ordonné la réintégration de l’intimée et lui a octroyé des dommages-intérêts. Pour sa part, la Ville a formé un pourvoi contre la décision quant au fond.

La Cour suprême a rejeté le pourvoi de la Ville. Elle a statué que l’obligation de résidence imposée par la Ville contrevenait sans justification à l’article 5 de la Charte québécoise.

La Cour suprême s’est cependant divisée en trois groupes de nombre égal quant à l’applicabilité de la Charte canadienne. Pour le premier groupe, formé des juges La Forest, L’Heureux-Dubé et McLachlin, la Charte canadienne est applicable et protège le droit au respect à la vie privée. Les deux autres groupes (formé des juges Gonthier, Cory et Iacobucci pour le second et des juges Lamer, Sopinka et Major pour le troisième) ont refusé de se prononcer sur la question puisque la Charte québécoise suffit à statuer sur le pourvoi.

Pour les juges La Forest, L’Heureux-Dubé et McLachlin, l’article 32 de la Charte canadienne doit englober les entités qui sont essentiellement de nature gouvernementale. Ainsi, pour plusieurs raisons, les municipalités peuvent être qualifiées d’« entités gouvernementales » et elles sont donc assujetties à la Charte canadienne à l’égard de leurs activités.

L’ensemble des juges est d’accord sur le fait que l’obligation de résidence, en privant l’intimée de la faculté de choisir son lieu de résidence, enfreint également l’article 5 de la Charte québécoise. À ce propos, le raisonnement est le même que celui qui a été élaboré par le groupe La Forest à l’égard de l’article 7 de la Charte canadienne. Sachant que le raisonnement concernant cet article s’applique mutadis mutandis à l’article 5 de la Charte québécoise, voyons l’analyse à l’égard de la Charte canadienne élaborée par le groupe La Forest. Le droit de choisir le lieu de sa résidence est un droit fondamental visé par le droit au respect de la vie privée. Ce droit dépasse la simple notion d’absence de contrainte physique et protège une sphère limitée d’autonomie personnelle dans laquelle les individus peuvent prendre des décisions intrinsèquement privées sans intervention de l’État. L’autonomie protégée ne comprend que les sujets qui peuvent, à juste titre, être qualifiés de fondamentalement ou d’essentiellement personnels et qui impliquent, par leur nature même, des choix fondamentaux participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelle. Le choix du lieu de résidence est une décision essentiellement privée qui tient de la nature même de l’autonomie personnelle et l’État ne devrait pas être autorisé à s’immiscer dans ce processus décisionnel privé, à moins que des motifs impérieux ne justifient son intervention. Le fait que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques[73], auquel le Canada a adhéré, protège expressément le droit de choisir le lieu de sa résidence étaie cette opinion.

De plus, la Cour suprême est d’avis que l’intimée n’a pas renoncé à son droit de choisir le lieu de son domicile en signant la déclaration de résidence, pas plus qu’elle ne l’a fait en ne déménageant pas à nouveau dans les limites de Longueuil. L’intimée n’a pas eu la possibilité de négocier la clause obligatoire de résidence et, par conséquent, le fait de considérer qu’elle a renoncé librement à son droit de choisir le lieu où elle veut vivre n’est pas pertinent. De la même façon, l’argument subsidiaire de la Ville voulant que l’intimée ait renoncé à son droit de choisir le lieu où elle veut vivre, lorsqu’un représentant de la municipalité lui a demandé de revenir s’installer dans le périmètre de Longueuil et qu’elle a refusé de se conformer, une nouvelle fois, à cette obligation de résidence, est rejeté par la Cour suprême. Il serait assez étonnant, en effet, de conclure que la démarche pour faire valoir un droit puisse être assimilable à une renonciation à ce droit.

Quant à la justification de la violation du droit à la vie privée, l’article 9.1 de la Charte québécoise doit être interprété et appliqué de la même manière que l’article premier de la Charte canadienne. Essentiellement pour les raisons exposées relativement à la notion de justice fondamentale dans le contexte de l’article 7 de la Charte canadienne, la Cour suprême juge que cette violation ne peut se justifier. La Ville invoque trois motifs d’« intérêt public » pour justifier cette obligation  de résidence dans ses limites géographiques : (1) le maintien de services municipaux de haute qualité ; (2) la stimulation du commerce local et l’accroissement des revenus fiscaux ; et (3) la nécessité de s’assurer que les travailleurs fournissant des services publics essentiels soient physiquement à proximité de leur lieu de travail. Les deux premiers motifs ne peuvent constituer un argument suffisamment impérieux pour l’emporter sur le droit fondamental de décider où une personne souhaite vivre. Il ne s’agit pas de motifs assez importants ou urgents pour justifier une telle atteinte au droit à la vie privée. Quant au troisième objectif, nul ne peut conclure qu’une obligation de résidence extrêmement étendue a un lien rationnel avec l’objectif poursuivi ni qu’elle est proportionnelle. Bien que, en certaines circonstances, une municipalité puisse avoir raison d’imposer une obligation de résidence aux employés occupant certains postes essentiels[74], l’obligation visée en l’espèce est trop large pour être justifiée en raison de ce motif, car elle ne s’applique pas seulement aux employés dont les fonctions exigent qu’ils habitent à proximité de leur lieu de travail, mais à tous les employés permanents de la municipalité engagés après l’adoption de la résolution municipale.

Il faut retenir de cet arrêt clé que le droit à la vie privée protège une sphère limitée d’autonomie personnelle dans laquelle les individus peuvent prendre des décisions intrinsèquement privées sans intervention de l’État, sur des sujets fondamentalement ou essentiellement personnels et mettant en cause des choix fondamentaux.

Pourrions-nous en dire autant du choix de ne pas travailler à partir de son domicile ? Le fait que l’employeur ne soit pas assimilable à l’État y change-t-il quelque chose ? Il est généralement reconnu que, la portée du droit à la vie privée est plus étendue en droit public qu’en droit privé. Rappelons que le juge Lamer, commentant la jurisprudence de la Cour suprême portant sur la portée de la protection qu’accorde l’article 8 de la Charte canadienne à la vie privée, affirmait qu’il existe une « différence fondamentale entre les attentes raisonnables de vie privée d’une personne dans ses rapports avec l’État, et ses attentes raisonnables de vie privée dans ses rapports avec de simples citoyens[75] ». Sachant que le choix du domicile fait partie des décisions intrinsèquement privées protégées par le droit au respect de la vie privée, est-il possible d’extrapoler la notion et de remettre en question la légalité, comme condition d’embauche, de l’exigence impérative de travailler à partir de son domicile ? Les tenants du principe de l’autonomie de la volonté risquent de soulever au moins deux arguments en faveur de la légalité d’une telle exigence. D’abord, celle-ci ne repose assurément pas sur un motif de discrimination prohibé au sens des chartes. D’autre part, certains pourront soulever le fait qu’un contrat de travail, particulièrement en matière de contrat individuel de travail, est un contrat synallagmatique. Par conséquent, il ressort de la logique libérale, irriguant les concepts généraux du droit civil et du droit des obligations, que tout un chacun demeure libre de ne pas conclure un contrat. Aussi, dès lors qu’il est possible de qualifier l’obligation d’exécuter sa prestation de travail depuis son domicile avec l’aide des TIC comme une des obligations essentielles en raison desquelles une personne s’oblige, il est permis d’arguer que le cocontractant consent à cette obligation de manière libre et volontaire et qu’il agit ainsi afin d’obtenir, en contrepartie, un engagement corrélatif de la part de l’employeur-cocontractant. Chose certaine, ce n’est assurément pas sous cet angle que le juge Rochette a fait son analyse dans l’affaire Desnoyers[76]. Au contraire, celui-ci a affirmé, dans un obiter, qu’il ne faut pas présumer une renonciation au droit à la vie privée du simple fait de postuler à un emploi. A fortiori, si cette obligation de travail à domicile est imposée après quelques mois ou années de service, alors sa légalité sera encore moins facilement justifiable. À l’égard de ces deux questions, la Cour d’appel ouvre des pistes fort intéressantes dans l’affaire Desnoyers dont nous traitons ci-dessous.

2.3.2.3 L’affaire Syndicat des professionnelles du Centre jeunesse de Québec (CSN) c. Desnoyers

Un centre jeunesse peut-il obliger ses salariés à travailler à domicile sans enfreindre leur droit au respect de leur vie privée ? C’est la question à laquelle devait répondre la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Desnoyers.

Le centre jeunesse en cause devant offrir un service continu de protection de la jeunesse, il avait imposé aux salariés à temps partiel d’assurer une garde, à tour de rôle, à partir de leur domicile de minuit à 8 h. Le syndicat, opposé à cette mesure, dépose alors des griefs contestant l’obligation de travailler à domicile. Le Tribunal d’arbitrage rejette ces griefs, estimant que cette exigence ne viole pas les articles 5, 6 et 7 de la Charte québécoise. En révision judiciaire, le juge de la Cour supérieure refuse d’intervenir. Devant la Cour d’appel du Québec, le syndicat appelant allègue que l’obligation de travailler de son domicile constitue une atteinte au droit à la vie privée, droit protégé par les chartes canadienne et québécoise et par le Code civil. Sous la plume du juge Rochette, la Cour d’appel tranche en faveur des arguments du syndicat. D’avis que les deux chartes peuvent s’appliquer, mais que la Charte québécoise suffira à trancher l’affaire, la Cour d’appel précise que le droit à la vie privée est protégé par les articles 5, 7 et 8 de la Charte québécoise et qu’il assure à chaque individu une sphère d’intimité capable de résister à l’intrusion d’autrui.

Or, en l’espèce, la présence de l’employeur chez les salariés est réelle et elle peut être qualifiée d’intrusion physique et psychologique au domicile et dans la vie privée de ceux-ci. Ainsi, en passant en revue la jurisprudence sur le droit à la vie privée, la Cour d’appel mentionne que ce droit n’est pas absolu, mais qu’en l’espèce l’atteinte ne saurait se justifier au regard de l’article 9.1 de la Charte québécoise puisque la seule motivation pour imposer cette garde semble budgétaire. De plus, les salariés n’ont jamais renoncé au respect de leur vie privée. Une telle renonciation doit être sans équivoque, exprimée clairement et consentie librement, ce qui ne peut être le cas d’une décision prise d’autorité par l’employeur. Le fait de postuler un emploi comportant du travail à domicile ne peut, non plus, signifier une telle renonciation. La question de la renonciation au droit à la vie privée est donc la question pivot pour ce qui est de l’imposition du travail à domicile. Nous y reviendrons dans l’affaire Caisse populaire St-Stanislas de Montréal[77], mais d’abord voyons succinctement une décision émanant du Canada anglais.

2.3.2.4 L’affaire A.U.C.E., Local 2 v. Simon Fraser University[78]

La Cour d’appel du Québec, dans l’affaire Desnoyers, s’appuie en partie sur un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique : A.U.C.E., Local 2 v. Simon Fraser University. Cette affaire, fort compliquée et aux nombreux rebondissements, mettait en cause l’Université Simon Fraser et l’Association of University and College employees. L’Université s’était entendue avec un salarié syndiqué pour que ce dernier effectue la totalité de son travail depuis son domicile. N’ayant pas été consulté quant à cette entente de télétravail (utilisant un ordinateur fourni par l’Université), le syndicat a déposé un grief alléguant que l’Université ne pouvait pas imposer le travail à domicile à un salarié sans le consentement de l’association accréditée. L’arbitre de griefs a décliné compétence. Il a conclu que rien dans la convention collective ne laissait à penser que l’intention commune des parties était de ne pas permettre de telles ententes sans que le syndicat soit, préalablement, consulté. Ont suivi deux décisions de l’Industrial Relation Council et une révision judiciaire pour savoir si le syndicat pouvait s’opposer à cette entente entre le salarié et l’Université. Le tout s’est finalement rendu devant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique. Celle-ci, s’interrogeant à savoir si les décisions de l’arbitre et de l’Industrial Relation Council sont déraisonnables, rejette l’appel (le juge Lambert ayant des motifs dissidents en partie). Pour la majorité, toutefois, le constat est le suivant :

In my judgment, the decisions of the panels in this connection were so patently unreasonable that the learned Chambers judge was right in setting them aside. I base this not only on the contradiction mentioned by the Chambers judge, but also upon the principle relied upon by Mr. McGrady [le procureur du syndicat] that no employer has the unilateral right to schedule work in an employee’s home. It is unnecessary to trace the development of the treasured principles of privacy and security to which everyone is entitled in his or her own home. It is sufficient merely to mention the authorities Mr. McGrady relied upon, which included Entick v. Carrington (1765), 95 E.R. 807, 2 Wils. 275 ; Eccles c. Bourque, préc., note 69 ; R. c. Colet, [1981] 1 R.C.S. 2 ; R. c. Dyment, préc., note 35 ; R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3. There can be no possible doubt, in my view, that an employer has no legal right to require an employee to dedicate any part of his home to the performance of job functions[79].

Malgré cela, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique justifie son refus d’intervenir plus avant par le fait que le Tribunal d’arbitrage n’a pas tranché la question, à savoir si, en dehors d’une question d’interprétation de la convention collective, une telle entente concernant le télétravail à domicile pouvait être incompatible avec la législation du travail. Vu le passage du temps, la majorité a été d’avis que les conditions n’étaient pas réunies pour une décision de principe sur le sujet. Reste que les termes très forts, même s’il ne s’agit que d’un obiter, à l’égard de la légalité de l’imposition du télétravail au domicile pourront être utiles à un plaideur s’opposant à une telle mesure. Si la légalité, prima facie, de l’imposition du travail à domicile est loin d’être assurée, cette exigence pourra le devenir si un tribunal constate une renonciation au droit au respect à la vie privée de la part de l’employé visé. La décision la plus intéressante, à ce propos, est une sentence arbitrale finement motivée, soit l’affaire Caisse populaire St-Stanislas de Montréal[80]. Cependant, avant d’analyser cette sentence, voyons une autre décision digne d’intérêt du forum arbitral.

2.3.2.5 L’affaire Rassemblement des employés techniciens ambulanciers de l’Abitibi-Témiscamingue (C.S.N.) et Ambulance du Nord inc.[81]

Dans un grief contestant une directive de l’employeur obligeant les ambulanciers de garde à ne pas utiliser leur ligne téléphonique résidentielle entre 22 h et 8 h, l’arbitre de griefs Denis Nadeau a statué qu’une telle directive viole le droit à la vie privée reconnu aux articles 5 de la Charte québécoise et 35 du Code civil. Pour le Tribunal d’arbitrage, le droit à la vie privée comprend non seulement le droit à l’anonymat, au secret et à la confidentialité, mais également le droit à l’intimité et à l’autonomie dans l’aménagement de sa vie personnelle et familiale. Or, la directive de l’employeur viole ce droit en raison de son caractère intrusif. En réglementant l’usage d’un téléphone personnel pendant 70 heures par semaine, l’employeur s’immisce dans l’intimité d’une personne et de sa famille. Il entrave ainsi l’autonomie du salarié relativement à des décisions qui se rapportent à des choix fondamentalement privés ou personnels. En supposant que l’article 9.1 de la Charte québécoise puisse s’appliquer[82], le motif invoqué par l’employeur (raisons économiques et prolongation de la durée de vie des piles des postes de radio émetteurs-récepteurs) ne peut justifier une telle limitation au droit à la vie privée. Il ne s’agit pas dans ce cas d’un objectif légitime et important. Même si l’objectif était suffisamment impérieux pour permettre une atteinte aux droits des salariés, la preuve n’établit pas l’impossibilité de recourir à des moyens moins radicaux que la non-utilisation de la ligne téléphonique résidentielle des salariés à raison de 10 heures par jour.

2.3.2.6 L’affaire Syndicat des employées et employés professionnels-les et de bureau, section locale 57 et Caisse populaire St-Stanislas de Montréal[83]

L’arbitre Marie-France Bich (aujourd’hui juge à la Cour d’appel du Québec) a rendu une sentence arbitrale d’un grand intérêt dans l’affaire Syndicat des employées et employés professionnels-les et de bureau, section locale 57 et Caisse populaire St-Stanislas de Montréal.

La mésentente provenait du fait que la plaignante avait raté une journée de travail pour cause de maladie. À son retour, elle avait remis un formulaire où elle avait simplement coché « maladie » comme cause de son absence, sans établir la nature de la maladie comme le voulait une nouvelle politique de l’employeur. Celui-ci a donc refusé de lui rembourser cette journée d’absence-maladie. Le syndicat a déposé un grief qui a été accueilli.

Pour le Tribunal d’arbitrage, le droit à la vie privée, reconnu aux articles 5 de la Charte québécoise et 35 du Code civil, englobe la protection de la vie personnelle, de l’anonymat et de l’intimité. Par conséquent, les éléments relatifs à l’état de santé d’un individu sont protégés. Le droit à la vie privée peut s’opposer à d’autres droits fondamentaux ou à des considérations d’ordre public ou de nécessité et il pourra donc être restreint. Dans ce cas, les conditions de l’article 9.1 de la Charte québécoise devront être remplies.

Si l’article 5 de la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé[84] permet à l’employeur de constituer, aux fins d’emploi, un dossier sur le salarié, cela ne lui permet toutefois pas de tout savoir sur le compte du salarié. Seuls les renseignements « nécessaires » pourront être recueillis, sachant, qui plus est, que le mot « nécessaire » doit être interprété de façon restrictive, compte tenu du caractère fondamental conféré au droit à la vie privée. Par conséquent, en concluant un contrat de travail, un salarié ne s’engage pas à tout révéler de sa vie privée. Il peut ainsi exiger de l’employeur le respect de sa vie privée pour tout ce qui ne se rattache pas directement à l’exécution de sa prestation de travail. L’état de santé d’un individu fait partie de sa vie privée. Certes, l’employeur peut, de façon légitime, s’enquérir de l’état de santé d’un salarié ou lui faire subir des examens médicaux destinés à évaluer sa condition physique dans certaines circonstances particulières. Peut-il, parfois, exiger des détails précis sur la maladie ? Assurément pas dans le cas d’une absence occasionnelle de courte durée. Ainsi, le droit au respect de la vie privée doit primer lorsqu’il n’y a ni abus, ni fraude, ni excès ou dépassement d’un seuil raisonnable, ni absence de longue durée, et une convention collective doit être interprétée de manière à respecter la loi.

Dans un passage très intéressant aux fins de notre analyse, l’arbitre Bich rappelle qu’il est possible de renoncer à la protection de la vie privée (art. 35, al. 2 C.c.Q.), à condition que cette renonciation soit claire, faite en toute connaissance de cause, par une personne libre et bien informée. Il est même possible de renoncer de manière implicite à l’exercice du droit à la vie privée. Bien qu’elle ne fasse pas référence à cet arrêt de principe, il nous semble que la question de la renonciation implicite a été abordée et tranchée par la Cour suprême dans l’arrêt Glegg c. Smith & Nephew inc.[85]. Chose certaine, pour l’arbitre Bich, il est impossible de renoncer « par inadvertance ou accidentellement ou accessoirement à un autre engagement et sans qu’il ne soit clair que la vie privée était en jeu[86] ». De plus, toute renonciation doit avoir pour objet une atteinte précise (actuelle ou potentielle).

Cette sentence est intéressante parce qu’elle met le doigt sur une difficulté que le télétravail pourrait engendrer en contexte de relation collective de travail. Comme le note le Tribunal d’arbitrage, le droit à la vie privée est un droit de la personnalité (art. 3 C.c.Q.). Or, les droits de la personnalité sont des droits inaliénables, inhérents à la personne et qui « ont pour fonction d’assurer la protection de ce qui constitue l’individualité propre de la personne, son essence, sa dignité[87] ». Partant, nous voyons difficilement comment, par l’entremise de la convention collective, un syndicat pourrait valablement accorder une renonciation générale ou étendue à un droit si imbriqué à l’individualité même de chaque salarié. Une renonciation, expresse, sans équivoque, librement consentie, mais collective portant sur un exercice particulier et restreint du droit à la vie privée pourrait-elle être consentie par le syndicat ? Serait-elle opposable à un salarié refusant cette norme ? Selon nos recherches, la question n’a pas déjà été tranchée par un tribunal. Si nous extrapolons le raisonnement de l’arbitre Bich, il semble qu’il faille y répondre par la négative. Cependant, dans un obiter dictum de l’affaire Desnoyers, le juge Rochette, se questionnant à savoir si un contrat collectif de travail pourrait permettre d’imposer le travail à domicile pour le quart de travail de nuit, affirme que, « [s]ans trancher cette question, il suffit de dire qu’il n’y a pas là de renonciation collective claire à des droits garantis[88] ».

Par ailleurs, dans l’arrêt récent R. c. Cole[89], la Cour suprême s’est également prononcée sur la possibilité pour un tiers de renoncer au droit à la vie privée en lieu et place du détenteur du droit. Dans cet arrêt ayant pour toile de fond, rappelons-le, une poursuite criminelle en matière de possession de pornographie juvénile, le ministère public faisait valoir qu’un tiers pouvait validement consentir à la fouille et à la saisie sans mandat d’un ordinateur professionnel puisque cet appareil avait été, en premier lieu, saisi et fouillé par l’employeur en raison de son obligation légale de maintenir un milieu d’apprentissage sécuritaire. Le ministère public faisait donc valoir que le même pouvoir pouvait être transféré aux autorités policières. La Cour suprême avait déjà rejeté cette possibilité dans les arrêts R. c. Duarte[90] et R. c. Wong[91], bien qu’une telle approche existe aux États-Unis. Et elle a réitéré sa position dans cet arrêt. Pour la Cour, la notion de consentement d’un tiers est incompatible avec le fait que la renonciation à la vie privée ne peut être consentie que par le premier intéressé. Le consentement n’est valide que s’il est libre et éclairé : or, si un tiers pouvait consentir à la place du détenteur du droit à la vie privée, cela signifierait qu’il serait possible de « porter atteinte au droit au respect de la vie privée d’un particulier sur la base d’un consentement qui n’est pas donné volontairement par le détenteur du droit, et qui n’est pas nécessairement fondé sur des renseignements suffisants pour lui permettre de faire un choix éclairé[92] ». Voilà donc un autre argument qui milite à l’encontre d’une renonciation donnée par l’association accréditée en lieu et place de chacun des salariés.

Conclusion

Il est malheureux qu’il n’existe pas un cadre juridique particulier ou, à tout le moins, certaines dispositions particulières à l’égard du télétravail en droit québécois. Si le Canada en venait à ratifier la Convention (n° 177) sur le travail à domicile[93], cela entraînerait, pour le pays, l’obligation internationale d’adopter une politique sur le travail à domicile en droit interne. Vu le caractère fédéral du Canada, cette obligation devrait cependant être remplie par le Parlement fédéral et le législateur de chaque province ou territoire. Dans l’intervalle toutefois, notons que cette absence de dispositions particulières n’a pas empêché le développement du télétravail à domicile. De surcroît, il faut espérer que cette absence ne fera pas en sorte que le télétravail à domicile prenne place de manière à rendre sans objet les protections que les chartes et le Code civil offrent au droit à la vie privée. À l’heure actuelle, le contentieux à ce sujet n’est qu’embryonnaire. Cela s’explique par le fait que, très souvent, le télétravail est perçu comme un avantage par les salariés qui s’y soumettent. Lorsque des litiges apparaissent, à ce jour, les tribunaux ont souvent rappelé avec beaucoup d’à-propos l’importance fondamentale du respect du droit à la vie privée des personnes même dans leurs activités professionnelles. Les avantages du télétravail à domicile ne devraient cependant pas occulter le fait qu’il pourrait être opportun de prévoir un encadrement contractuel à son exercice : pensons notamment aux moyens de contrôle de la prestation de travail, à l’endroit et à la manière dont celle-ci devra être faite et aux outils à privilégier, tout en s’assurant que ceux-ci sont sécurisés et que cette charge revient à l’employeur plutôt qu’au salarié. Si l’encadrement se négocie par une association accréditée, celle-ci devra garder en tête que sa capacité à prévoir une renonciation à la convention collective qui influerait profondément sur des choix fondamentalement ou essentiellement personnels participant de l’essence de l’indépendance individuelle est, à l’heure actuelle, douteuse.