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Si l'on a passablement étudié la presse féminine, la presse masculine n'a fait l'objet que de très peu de recherches jusqu'à maintenant. Lori Saint-Martin a voulu « comprendre comment la presse masculine voit le monde, savoir ce qu'elle propose comme univers, de quelle manière elle intervient » (p. 7) dans la société et dans la construction des imaginaires. « L'auteure a décidé de traiter des magazines qui s'adressent de façon privilégiée aux hommes » (p. 8) en se demandant si la presse masculine est « le reflet inversé de la presse féminine » (p. 8) ou si elle dit, fait autre chose. Comment cette presse parle-t-elle aux hommes, que leur suggère-t-elle « par ses images et ses mots » (p. 8)? L'hypothèse de la chercheuse est que les magazines masculins pensent, disent, créent des identités sexuelles : le masculin plus explicitement, le féminin par opposition (p. 8). De plus, la presse masculine met le genre « en scène […] mais rarement en question » (p. 9). L'auteure observera les magazines « comme un lieu où le genre se performe, se naturalise, essaie de se faire oublier tout en se donnant à regarder de façon exceptionnelle » (p. 14), un peu comme le font les études sur la presse féminine qui explorent la façon dont celle-ci « construit les identités sexuées » (p. 14).

La recherche de Lori Saint-Martin étudie trois magazines actuels : les deux premiers, Homme et Summum, visent une clientèle masculine hétérosexuelle; le troisième, Summum Girl, est en quelque sorte le prolongement de Summum. L’auteure s’attache « aux multiples dimensions de la façon dont ces magazines représentent les identités masculine et féminine ainsi que les rapports entre elles » (p. 8). Pour analyser ces publications, l'attention de l'auteure se portera sur les images, puis sur les textes. L'inventaire des différentes rubriques et de leur contenu permettra de tracer un portrait de la masculinité et de la féminité, ainsi que des relations hommes-femmes qui se détachent de l'ensemble (p. 24).

Le premier chapitre de l'ouvrage de Saint-Martin étudie le magazine Homme, lancé en avril 2009; l'analyse révèle une publication vouée à la défense de la masculinité de l'homme québécois, à sa préservation, à sa restauration, à sa glorification, avec un discours antiféministe, agressif, de survalorisation du masculin et de représentations d'une dépendance féminine (p. 64). Enfin, un discours sans distance critique, décroché du réel : « Les gestes donnés pour constitutifs du masculin sont par exemple la chasse à l'orignal ou le fait de piloter un avion, des actions qui relèvent d'un “idéal fantasmatique” et qui n'ont pas d'ancrage dans la réalité urbaine contemporaine » (p. 65).

Le deuxième chapitre est consacré à Summum, qui propose avant tout « une posture, une manière d'affronter le monde » (p. 67). Adoptant un ton plus léger que le magazine Homme, Summum rassemble des articles sur les « sports, les sorties, la chasse aux animaux sauvages et aux filles ». Il présente les hommes comme des « bêtes heureuses » (p. 67) et les femmes, comme des « belles qui les attendent » (p. 67). Les hommes représentés sont acteurs, politiciens, chercheurs, musiciens ou athlètes et font figure d'autorité. Les femmes, pour leur part, sont « figées dans une éternelle beauté plastique », comme des poupées (p. 71). Les pages de couverture exposent en effet des « pinups » semi-nues, voluptueuses, assujetties et offertes, aux poses et aux effets convenus. Les sujets de prédilection de Summum sont les sports, la mort, les filles, les gadgets et les fêtes; le lectorat est jeune et on semble vouloir lui offrir des images de force et d'autonomie. Par contre, l'analyse permet d’observer une absence de véritables liens avec autrui (p. 96) puisque les rapports entre les sexes se caractérisent par l'homme dominant et la femme objet. Saint-Martin résume le contenu de Summum comme à la fois « sexuel, sexiste et sexué (c'est-à-dire porteur d'un message implicite sur le masculin et le féminin) » (p. 104). Le chapitre se termine par la création d'un robot sexuel, Roxxxy, dont traite un entrefilet du magazine; même si « le magazine n'approuve ni ne réprouve cette création » (p. 106), l'auteure verrait bien cette femme artificielle comme la « compagne idéale de l'homme de Summum » (p. 106)!

Le troisième et dernier chapitre pique particulièrement notre curiosité puisqu'il traite d'un magazine qui s'adresse aux femmes : « Conçu comme le pendant féminin de Summum, le magazine propose un modèle de la féminité qui éclaire le portrait de l'homme présenté par Summum » (p. 107). Dans le premier éditorial de Summum Girl, on observe la présence des mots fétiches « rebelle », « performer », « sports extrêmes » ou « adrénaline »; le magazine désire s'adresser à tout le monde et prône l'autonomie des personnes. Cependant, précise Saint-Martin, la suite n'aura presque rien à voir avec ce projet initial. L'analyse démontre que la symétrie annoncée entre les deux magazines cache un rapport de force inégal, car les hommes de Summum Girl sont moins déshabillés et adoptent des poses plus naturelles que les femmes de Summum. De plus, les mannequins féminins de Summum Girl ressemblent à des stars pornos; ces images de femmes imposent une esthétique, une manière d'être femme calquée sur le désir masculin (p. 116-117). La revue « narcissisme le féminin », induit une logique de compétition entre femmes et insiste sur « l'éternel présent des relations amoureuses » (p. 123). La comparaison de contenu entre Summum et Summum Girl donne deux mondes parallèles, à la fois symétriques et opposés : « la liberté pour lui, la dépendance pour elle » (p. 107); aux hommes, l'action, aux femmes, le paraître… le croirions-nous?

En conclusion, Saint-Martin souligne qu'un des traits les plus marquants des trois magazines étudiés est que l'on y « préserve et réaffirme la hiérarchie traditionnelle des sexes et les oppositions binaires » (p. 145), comme le fait que les hommes et les femmes différeraient en tout, caractères, aptitudes, centres d'intérêt ou priorités de vie. Et, bien sûr, « pas un mot, ni dans Homme, ni dans Summum, ne laisse croire que les identités de genre seraient socialement produites » (p. 147). Si Homme se montre moins sexiste que Summum, il est par contre plus ouvertement masculiniste dans sa dénonciation stéréotypée du féminisme et sa vision des hommes comme victimes. L'identité masculine s'étale partout, dans les deux magazines, avec un caractère voulu, fabriqué à partir d'une liste des stéréotypes des hommes (autos, motos, sports extrêmes, jeux vidéo et jolies filles). Hommes et Summum se rapprochent aussi par leurs silences et leurs tabous (homosexualité, bisexualité, sentiments de tendresse ou de vulnérabilité, aucune présentation des hommes comme frère ou amis, ni de présentation des femmes comme collègues ou sujets sociaux…). Quant à Summum Girl, calqué sur Summum, il s'agit d'un magazine qui repose sur l'idée de « grandes différences naturelles entre hommes et femmes » (p. 151), de stratégies tout individuelles « proposées à la lectrice » (p. 151) et de dépendance à l'égard du regard masculin (p. 151).

Saint-Martin termine son livre par la mention d’un beau rêve, auquel nous ne pouvons qu'adhérer. Après avoir suscité beaucoup de curiosité à l'égard de la presse masculine, l'étude a révélé de très nombreux stéréotypes, tant du côté des modèles masculins que pour ce qui est des modèles féminins, dont l'observation soutenue irrite et fatigue! Ces images pauvres, sexistes et répétitives ont malheureusement l'art de pénétrer dans les esprits des lecteurs et des lectrices, écrit l'auteure. Elles « influencent nos attitudes et nos gestes […] éliminent la diversité et la complexité, l'ambivalence et la nuance, tout ce qui nous rend humains » (p. 158). En revanche, le rêve de Saint-Martin pour la presse masculine serait « une presse humaine qui ferait appel au plaisir, aux yeux, à l'intelligence, à la rencontre » (p. 159)… Pour sortir des ornières maintenant connues, permettons-nous de rêver avec elle!