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Dans l’espace social, comme au coeur de chaque maison, un seul lieu de sexualité reconnue, mais utilitaire et fécond : la chambre des parents. Le reste n’a plus qu’à s’estomper ; la convenance des attitudes esquive les corps, la décence des mots blanchit les discours. Et le stérile, s’il vient à insister et à trop se montrer, vire à l’anormal : il en recevra le statut et devra en payer les sanctions. Michel Foucault

1976 : 9-10

Comme individu, comme société, nous avons tous un point de vue, des idées préconçues sur la question de la prostitution[1] des femmes. Sujet de controverses multiples et de positionnements de tous ordres, la sexualité dans un rapport marchand ne peut que nous interpeller puisque nous sommes tous porteurs de cette fonction. Ce besoin, pourtant très primaire, suscite des réactions particulièrement chatouilleuses. Dans une société dite moderne axée sur la consommation, bien des réponses à des besoins sont banalisés. Cependant, la sexualité, en raison de sa nature très personnelle et de son caractère tout ce qu’il y a de plus intime, nous laisse rarement indifférents.

Le but de cet essai critique est de faire la démonstration que le travail du sexe des femmes comporte des enjeux grandement diversifiés qui ont un impact sur les représentations sociales véhiculées à leur endroit. Plus précisément, il souhaite démontrer que les différents discours sur le travail du sexe, plus communément appelé prostitution, ne sont pas étrangers à la construction sociale du phénomène et aux débats politiques qui l’entourent. Ultimement, les pratiques d’intervention en travail social sont elles aussi teintées de ces discours. Dès lors, quelle place accorder au renouvellement démocratique des interventions sociales sur l’échange marchand de la sexualité féminine ? Nous croyons que cette question est au coeur du débat actuel et qu’elle doit nécessairement faire partie des nouveaux enjeux à traiter pour repenser l’intervention sociale auprès des femmes qui exercent le travail du sexe dans une optique de promotion de la citoyenneté.

En raison du regard constructiviste que nous avons choisi d’adopter, une perspective d’analyse foucaldienne nous apparaissait pertinente pour illustrer l’institutionnalisation des normes quant à la sexualité des femmes. Nous avons fait le choix d’utiliser des auteurs féministes critiques nord-américains et européens s’étant intéressés aux rapports sociaux de pouvoir dans la sphère de la sexualité. La première partie de l’article traitera de la construction sociale de la prostitution des femmes en y nuançant les façons d’aborder ce comportement. Conséquemment, en deuxième lieu, nous soulèverons les débats politiques qui s’y rattachent dans une perspective historique et législative. Finalement, nous nous concentrerons sur l’apport du travail social dans ce domaine en faisant le pari que tant la façon d’intervenir sur le phénomène que l’évolution des politiques sociales le concernant sont le reflet de sa construction sociale, politique et législative. Ce qui nous amène à repenser les rapports d’interventions sociales eu égard aux métiers du sexe dans une perspective démocratique.

La prostitution comme construction sociale

Quiconque s’intéresse au concept désigné sous l’appellation « prostitution féminine » et qui confronte sa pensée aux écrits qui abondent sur le sujet est en mesure de constater qu’il s’agit d’un concept érigé socialement. En effet, les différents métiers du sexe renferment une série de représentations sociales puissantes et fortement ancrées dans nos mentalités de nord-américains puisqu’ils font référence à un ensemble de mythes et de préjugés, et cela, que l’on se figure une femme flânant sur un trottoir, une danseuse d’un établissement récréatif ou encore l’actrice d’un film à caractère pornographique. Ces images, bien que stéréotypées, sont néanmoins fréquemment galvaudées dans les médias. Et les mots ne manquent pas pour décrire la réalité sexuelle des femmes qui vendent leurs corps : putains, putes, guidounes, salopes, nymphomanes etc. Ces mots, même sortis de leur contexte, conservent des connotations définitivement négatives et stigmatisantes. Le concept de prostitution apparaît comme un ensemble bien construit qui peut avoir une fonction de discrimination et de contrôle social des femmes. Pheterson (2001) écrit que les concepts de prostitution et de prostituée sont : « des instruments sexistes de contrôle social, inscrits de façon rigide et envahissante dans les pratiques légales discriminatoires, les biais de la recherche scientifique, les défenses psychiques, les préjugés et, au niveau le plus fondamental, dans les rapports entre les sexes » (Pheterson, 2001 : 11). Car il semble que la prostitution féminine se définit dans son rapport à l’homme, l’image de la prostitution homosexuelle n’étant que très peu exposée socialement. À l’inverse, l’homme qui vend des services sexuels est défini comme un gigolo, terme qui est beaucoup moins chargé de sens péjoratif et à la limite amusant.

Pheterson va plus loin lorsqu’elle affirme que le stigmate de putain est « un moyen d’attaque tout prêt qui peut être utilisé contre n’importe quelle individue (ou groupe de femmes) qui suit ou bien conteste le modèle du bon droit des hommes (quoi qu’elle fasse, elle est condamnable) » (Pheterson, 2001 : 17). Pour Foucault (1976), il existe un dispositif mis en place par une prétendue science de la sexualité qui est dictée par les médecins, psychologues, travailleurs sociaux et criminologues. Il remarque que la sexualité constitue un mode de spécification des individus en délimitant les sexualités normales (dont le but est la procréation) de celles dites déviantes ou perverses (Foucault, 1976). Effectivement, la ligne entre le bien et le mal se trace de façon assez catégorique lorsqu’on traite une femme de putain. À notre avis, il n’y a pas de place pour la nuance dans ce verdict social. Vient ensuite le caractère répréhensible et punissable d’un tel comportement qui discrédite la femme tout entière à travers un acte qui concerne uniquement la sphère de sa sexualité. « Le prisme de la prostitution voudrait nous faire croire que les femmes sont soit légitimes soit illégitimes, qu’il est impossible qu’une mère hétérosexuelle mariée soit une putain, et qu’une putain est obligatoirement une perverse non-épouse et non-mère » (Pheterson, 2001 : 20).

On constate encore que le concept de putain n’est pas conciliable avec d’autres rôles sociaux traditionnellement accolés à la femme, soit celui d’épouse et de mère. En effet, dans les conceptions sociales les plus fondamentales, il serait tout à fait marginal de concilier maternité et prostitution. Ce mariage dérangeant existe pourtant. Accepter de commercialiser sa sexualité n’entraîne pas nécessairement la perte de ses compétences parentales, comme on aurait tendance à le croire. Ces deux différentes fonctions que la femme peut assumer de façon concomitante ne sont pas obligatoirement en opposition (Doitteau, 2004). Ces préjugés demeurent cependant cristallisés dans la pensée populaire. D’un autre côté, la manière dont on définit « les prostituées » en tant que groupe social plus ou moins uniforme ne tient pas compte du discours des femmes qui vivent l’expérience de l’intérieur (Guienne, 2006). Les prostituées possèdent une identité comme groupe qui les enferme et détermine leur position sociale (Parent, 2001). Ce procédé de catégorisation rend légitime une action publique sur un mal de société, une fois le diagnostic social posé.

La sexualité au coeur du débat

La question de la rétribution de la sexualité semble au coeur du débat qui marque le discours sur l’inégalité des sexes dans la prostitution. Tabet (2004), dans son ouvrage intitulé La grande arnaque : Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, expose clairement comment la sexualité s’inscrit directement dans les rapports sociaux et les forces de domination à travers l’enjeu de la rémunération. Dans le phénomène de la prostitution féminine, la sexualité devient un objet d’échange qui a une valeur, un prix. Selon Tabet (2004), si le rapport entre les sexes était véritablement égalitaire, la question de la rétribution monétaire ne pourrait avoir cours. À la base, l’acte sexuel entre hommes et femmes se veut un échange réciproque. Pourtant, lorsqu’il devient un service, l’acte sexuel n’a plus la prétention d’être à double sens (Tabet, 2004). Cette auteure nous fait la démonstration que la sexualité est loin d’être dissociée du schéma de domination de la classe des hommes sur celle des femmes. D’après elle, le phénomène de la prostitution féminine en est l’exemple le plus frappant. Il est vrai que pour que la sexualité soit égalitaire, il faudrait que les femmes aient la même liberté quant au choix de leurs partenaires que les hommes. Au contraire, à l’intérieur des contextes de domination masculine, la sexualité n’est pas un échange réciproque mais plutôt un rapport asymétrique.

Par ailleurs, dans le parcours de la construction sociale de l’inégalité des sexes, il semble exister une connexion directe entre division sexuelle du travail et accès différencié des hommes et des femmes aux ressources. Toujours selon Tabet (1998), les hommes sont détenteurs de la richesse et les femmes sont dépendantes économiquement. Elles utiliseraient donc leur sexualité en guise de moyen d’échange pour améliorer leur situation sociale. Il est vrai que dans un système néolibéral et patriarcal le corps des femmes est perçu comme une marchandise qui contribue à l’équilibre du système économique. Cette marchandise, si elle en est une, pourra toutefois permettre à certaines femmes en situation de domination de reprendre du pouvoir face aux hommes et de s’affranchir.

D’après Foucault (1976), cité par Parent (2001), la sexualité constitue un dispositif solidement mis en place qui en fait une science de la sexualité. Cette science est soigneusement gérée par un ensemble d’acteurs sociaux tels les médecins, les psychologues, les travailleurs sociaux, les criminologues et, plus récemment, au carrefour de ces professions, les sexologues, spécialistes des comportements sexuels. Ces acteurs sont en position de définir ce qui relève d’une sexualité dite « normale » et de celle déviant de la norme, la sexualité « perverse ». Ainsi, les professionnels de plusieurs champs de pratique participent aussi à leur manière à la construction sociale du phénomène de la prostitution. Une citation de Mathieu (2001) est particulièrement explicite à ce propos :

Si la prostitution existe comme catégorie sociale dotée d’une certaine consistance, c’est en grande partie parce que s’est constitué au fil du temps un ensemble d’agents (policiers des moeurs, médecins des dispensaires antivénériens, travailleurs sociaux, etc.) spécialement destinés au repérage et à la prise en charge de personnes classées par l’exercice d’une forme de sexualité socialement désignée comme prostitution.

Mathieu, 2001 : 20

C’est ainsi que les sociétés contemporaines, par leurs institutions et par les professionnels qui y travaillent, ont une bonne idée de ce que doivent être les conduites à adopter au regard d’une population de femmes prostituées. Celles-ci sont perçues comme un mal nécessaire à contrôler, et ce, au nom du bien commun, de la santé publique, de la protection du rôle épuré de mère. Les normes et les acteurs sociaux contribuent à déterminer ce qui appartient à une sexualité saine ou à une autre que l’on peut considérer comme déviante. Il semble que la prostitution est un concept construit socialement qui remplit une fonction de contrôle de la sexualité des femmes à l’extérieur des rapports traditionnels entre l’homme et la femme. Nous aurons l’occasion d’y revenir en dernière partie de notre travail, lorsqu’il sera question de la prostitution comme objet d’intervention en service social.

Le travail du sexe comme débat politique

Évidemment, un sujet dont la définition même est controversée ne peut que soulever de nombreux débats dans la sphère politique. Que l’on examine la question sous l’angle des discours féministes ou sous celui des modèles de lois, on constate que la construction sociale de l’échange économico-sexuel des femmes a des répercussions de taille. En effet, et ce depuis des siècles, plusieurs formes de discours ont émergé en réaction à ce vaste phénomène social des plus complexes. Les forces opérantes telles que l’État et le discours positiviste de la rationalité scientifique moderne nous permettent de voir que la sexualité féminine dans un rapport marchand a donné lieu à plusieurs positionnements politiques qu’il importe de détailler afin de mieux comprendre comment le travail social en tant que discipline d’intervention s’est développé autour de la prostitution.

Contexte historique de l’émergence des courants de pensée

Dans un ouvrage consacré entièrement à la prostitution, Geadah (2003) rapporte le contexte historique dans lequel s’inscrit ce phénomène et dont nous reprendrons ici les grandes lignes. Il est important de se rappeler que c’est avec l’urbanisation que le travail du sexe des femmes s’institutionnalisera et que les premières politiques sociales verront le jour pour encadrer ce phénomène. Ces politiques sont teintées des valeurs de l’époque et c’est pourquoi la prostitution est alors perçue comme un péché moralement condamnable, associé à la délinquance. Il y a un clivage entre l’ordre moral et les considérations sanitaires. Conformément à la morale puritaine de l’époque, la femme est vue comme le symbole de la virginité et de la maternité. C’est une vision très patriarcale ancrée dans les valeurs religieuses auxquelles la majorité adhère alors. Le discours qui se développe en réaction à la prostitution en est un centré sur les interdits moraux et religieux. Toutefois, avec l’apparition des problèmes de surpopulation et de propagation de maladies, les gouvernements de l’époque auront fort à faire pour protéger la moralité tout en protégeant la santé publique. D’ailleurs en Europe, vers la fin du xixe siècle, c’est l’ère des maisons closes. La vision patriarcale demeure mais devient graduellement plus pragmatique puisqu’il faut dorénavant composer avec les risques de transmission de maladies. Les conditions de vie dégradantes pour les femmes en maisons closes sont rapidement dénoncées et c’est à ce moment que les féministes entrent en scène. Durant la première moitié du xxe siècle, celles-ci dénoncent l’examen gynécologique imposé aux prostituées qu’elles perçoivent comme un contrôle étatique. C’est en réaction à ce régime de type réglementariste qu’on voit apparaître le mouvement féministe abolitionniste face à la prostitution. Ce mouvement connaîtra son apogée après la Deuxième Guerre mondiale et sera récupéré par les gens d’Église et des moralistes dans leur lutte contre le vice.

La première moitié du xxe siècle est donc marqué par deux courants de pensée qui s’opposent : d’un côté, le réglementarisme, qui stipule que la prostitution demeure un mal nécessaire et qui adopte une approche patriarcale plus libérale et pragmatique du phénomène en axant son discours sur les mesures de protection de la santé publique ; et de l’autre, l’abolitionnisme, qui prône une vision humaniste et féministe avec une dominance du côté de la défense des droits (la prostitution étant vue comme l’esclavagisme sexuel des femmes) tout en étant fortement liée aux valeurs de l’Église dans une vision plus paternaliste (Geadah, 2003).

L’évolution des courants de pensée féministes et des modèles de régulation

Depuis le milieu des années 1970, on assiste à des changements dans les deux principaux courants de pensée en lien avec la prostitution. En fait, les différentes luttes sociales menées par les féministes ne sont pas étrangères à cette évolution. Selon Mensah (2005), ces années se situent au centre de la deuxième vague féministe caractérisée par la dénonciation des situations d’oppression des femmes dans leurs rapports avec les hommes. Les féministes ont alors la conviction qu’il est impossible pour les femmes de leur être égales dans un système patriarcal et capitaliste. Les questions au coeur du débat concernent la maternité, le mariage et la contraception. Ces nombreuses luttes politiques contribueront à fournir de nouveaux acquis sociaux aux femmes. Vers la fin du xxe.siècle, dans l’ère de la mondialisation, semblent émerger de nouvelles réalités pour les femmes. On parle alors de l’émergence d’une troisième vague féministe. On cherche à articuler la différence sexuelle et la différence entre les femmes et les féministes pour une nouvelle compréhension du pouvoir des femmes, de la sexualité et du changement (Mensah, 2005 : 16). Les contradictions internes au féminisme même sont soulevées dans ce qui semble constituer un conflit intergénérationnel.

En effet, des débats amorcés dans les années 1980 sur la sexualité rejettent dorénavant la manière traditionnelle de concevoir la sexualité féminine subordonnée par les hommes. C’est tout un mouvement appelé « sexualité positive » qui s’impose de plus en plus (sex-positive feminism, pro-sex feminism, sex-radical feminism, sexually liberal feminism). Les féministes adhérant à ce courant de pensée s’opposent aux efforts sociaux et légaux qui contrôlent les activités sexuelles entre adultes consentants, efforts qui relèvent des gouvernements, des institutions et des féministes plus traditionnalistes. Il va sans dire que ce courant de pensée est en rupture avec la morale puritaine.

Sur le plan légalislatif, trois modèles sont actuellement débattus par les acteurs concernés par cette question, qu’il s’agisse de chercheurs, de mouvements de femmes de tous horizons ou encore de travailleuses du sexe et alliées. Premièrement, le modèle néo-abolitionniste s’inscrit dans la continuité du paradigme prohibitionniste. Celui-lui réprime l’achat de services sexuels en pénalisant les clients et les entremetteurs. Les travailleuses offrant leurs services, qu’elles soient consentantes ou non, ne sont pas visées par la loi dans ce modèle. La logique sous-jacente à cette approche est que la prostitution constitue un esclavagisme sexuel, les femmes étant vues comme des victimes, soumises à la violence qu’est l’acte de se prostituer et nécessairement sous l’emprise d’un proxénète (Corriveau 2010 ; Parent et Bruckett, 2010). Selon le modèle néo-abolitionniste, il n’existe pas de nuance entre la prostitution volontaire et la prostitution forcée.

Deuxièmement, le modèle néo-réglementariste, soit celui des partisans de la légalisation de la prostitution, considère que la prostitution est un phénomène de société normal qu’il convient d’encadrer légalement afin d’en limiter les conséquences négatives. La vente de services sexuels est permise dans des contextes définis (maisons closes et travailleuses détenant un permis) et un ensemble de mesures sociales de protection sont prises pour assurer la sécurité des travailleuses et des clients (Corriveau, 2010). D’un autre côté, la prostitution forcée et celle des mineures continuent d’être réprimées.

Finalement, le modèle de la décriminalisation du travail du sexe est prôné par le mouvement international des travailleuses du sexe. Comme mentionné par Corriveau (2010), cette approche met de côté les préjugés moraux pour faire valoir les droits des travailleuses qui pratiquent le métier du sexe. Elle sous-entend qu’il s’agit de personnes en mesure d’effectuer des choix, qu’elles sont les mieux placées pour organiser leurs conditions de pratique afin d’assurer leur sécurité et leur santé. Le fondement de cette approche réside dans la reconnaissance des droits humains aux travailleuses du sexe à titre d’individus à part entière, ayant droit à une dignité, à une sécurité personnelle ainsi qu’à l’autodétermination dans leurs relations avec les autres. Cela implique des droits et responsabilités au regard du travail (syndicalisation, négociation de contrats de travail, régimes d’assurances, paiement d’impôts) de même qu’un environnement de travail sécuritaire et des conditions sanitaires adéquates (Brock, 2009).

Un mot sur le mouvement de défense des droits des travailleuses du sexe

C’est dans le courant des nouveaux mouvements sociaux dans les années 1970 que sont apparus, aux États-Unis d’abord, les premiers mouvements de femmes travailleuses du sexe (Mensah et al., 2011). Ces femmes qui revendiquent le titre de travailleuses du sexe et qui proviennent de divers horizons socioéconomiques exigent le respect de leurs droits et libertés. Elles veulent travailler dans des conditions sécuritaires et être considérées comme des citoyennes à part entière. Certaines s’affichent en tant que mère de famille et dénoncent la discrimination sociale et le statut de criminelles qu’on leur donne. Elles veulent se débarrasser des étiquettes sociales dont on les a affublées en se définissant autrement et souhaitent vivre leur sexualité librement. Ce mouvement rejette la morale sexuelle traditionnelle imposée par l’Église de même que les analyses féministes, car elles ne se perçoivent pas comme des dépravées ni des victimes du patriarcat (Parent, 2001). Elles revendiquent leur propre autonomie en tant que travailleuses de l’industrie du sexe.

Dans ce discours émergent où l’on présente ce travail comme un choix plutôt qu’un péché et un crime, Parent (2001) fait le constat que ces groupes de femmes remettent en cause l’association entre les activités sexuelles et l’identité personnelle. Elles sont en mesure d’établir une séparation entre la sphère professionnelle de leur vie et la sphère privée. Dans son article, Parent (2001) tente de voir pourquoi les prostituées n’ont pas réussi à transformer les attentes normatives à l’égard de leurs pratiques sexuelles. Voici ce qu’elle écrit à propos du mouvement de libération des femmes : « Si les femmes se libèrent des normes strictes de chasteté, elles ne sont pas pour autant libérées du pouvoir masculin sur elles » (Parent, 2001 : 165). Les gains du mouvement de défense des droits des travailleuses du sexe demeurent modestes et le discours féministe ne semble pas avoir aidé la cause puisque la prostitution apparaît comme l’ultime représentation de la domination des hommes sur les femmes. Par conséquent, selon Parent (2001), il ne peut y avoir de renversement de la condamnation morale dominante. Les mouvements de travailleuses du sexe continuent néanmoins à s’organiser autour du monde, mettant en commun leur savoir et leurs paroles pour la reconnaissance de leurs droits sociaux. Elles dénoncent les injustices dont elles sont la cible et continuent de repenser les façons de voir le travail, la sexualité, les rapports sociaux, le pouvoir et les manières d’y résister (Mensah et al., 2011).

La prostitution comme objet d’intervention en travail social

Le travail social en tant que discipline des sciences humaines se situe à la croisée d’univers épistémologiques variés. Dans sa manière d’aborder les problèmes ou phénomènes sociaux, le service social n’échappe pas aux discours politiques, aux façons de construire les problèmes sociaux et de concevoir l’individu avec sa psychologie dans un ensemble social plus large. Cet essai critique s’appuyant sur les fondements épistémologiques structurants de la profession du service social dans une manière radicale de percevoir les problèmes sociaux. Dès lors, il devient pertinent d’étayer comment la profession du travail social s’est développée dans son rapport aux femmes exerçant la prostitution. Puisqu’une caractéristique majeure de la profession du travailleur social réside dans le rapport qu’il établit avec les gens vulnérables, en situation de marginalisation sociale telles que les femmes qui pratiquent le travail du sexe, il importe d’exposer les formes que peut prendre la relation d’aide dans ce contexte. Il semble que les institutions en place ainsi que les discours dominants soulèvent des questions fondamentales dans les interventions sociales.

Évolution des pratiques en travail social eu égard à la prostitution féminine

Selon Parent et Coderre (2000), il existe deux moments qui circonscrivent la construction du corps des prostituées dans le discours du travail social. Le premier émerge du mouvement des réformes sociales du début du xxe siècle avec la lutte contre la prostitution et le second au même moment dans l’histoire avec la création des lois pour la protection du droit des enfants. Les auteures remarquent que le corps des femmes qui font le travail du sexe est très peu présent dans les discours en travail social. Un survol de la littérature scientifique propre au service social nous a démontré qu’il s’agit en grande partie de recherches descriptives sur la catégorie sociale des « prostituées » ou encore d’interventions psychosociales développées, la plupart du temps, dans des contextes de travail non institutionnels.

D’après Wahab (2002), la pratique en travail social auprès des prostituées a principalement débuté au milieu du xixe siècle avec les réformateurs évangéliques. Ceux-ci percevaient alors les relations sexuelles hors mariage comme résultant de l’exploitation des femmes qu’il fallait protéger à tout prix. Nous sommes à l’époque très loin du discours de la liberté d’expression sexuelle des femmes. Les femmes exerçant les métiers du sexe, selon les réformateurs de l’époque, ne sont ni plus ni moins que des victimes des agressions masculines à leur égard. Il ne s’agit pas ici d’un manque d’égalité de droits entre hommes et femmes mais bien d’un manque de protection de la femme vulnérable. Wahab (2002) note que malgré la présence d’autres cadres d’analyse qui considèrent les forces politiques et économiques comme ayant un impact sur la vie des femmes, les réformateurs adoptent une approche individuelle de traitement en responsabilisant les fallen women puisque celles-ci sont faibles (Wahab, 2002 : 42).

Vers la fin du xixe et le début du xxe siècle, les femmes reconnues comme vivant leur sexualité en dehors de la norme de l’épouse mariée et donc à des fins non reproductives sont « soignées » dans des rescue homes. D’après Wahab (2002), les travailleurs sociaux du temps ont contribué à perpétuer le contrôle social du corps des femmes prostituées en en faisant l’unique cible des interventions et en entretenant ainsi la croyance que ces femmes constituent le coeur du problème de la prostitution (Wahab, 2002 : 44).

Durant la même période à Chicago, c’est à travers le mouvement des settlement houses que la Hull House est fondée. La travailleuse sociale Jane Addams, associée de près à cette structure, publie un livre qui traite de la prostitution féminine : A New Conscience and an Ancient Evil (1912). Cet ouvrage combine le mouvement des réformateurs et celui du féminisme. Les femmes qui pratiquent le travail du sexe sont vues comme des victimes de l’industrialisation et de l’urbanisation. Selon Addams, comme rapporté par Parent et Coderre (2000), les valeurs féministes d’humanisme et de pragmatisme et leurs comportements sont supérieurs à ceux des hommes et c’est leur absence de la vie publique qui rend la société injuste à leur égard. Deux idées sont principalement véhiculées : la prostitution est un démon social qui menace la société et la prostituée est représentée comme une jeune fille victime de la société capitaliste et de la convoitise des hommes. Le regard d’Addams demeure toutefois empathique et sans jugement.

Pendant les années 1920, les travailleurs sociaux continueront de définir leur identité professionnelle en se distanciant de leur image de bénévoles et de moralistes (Wahab, 2002 : 49). Jusque dans les années 1950, le métier tend à se professionnaliser davantage, il flirte avec les champs de la psychiatrie et de la médecine. De plus en plus, l’approche de formation en service social qui était dans la perspective des settlement movements fait place à l’approche de case work (Parent et Coderre, 2000 : 71). Les travailleurs sociaux tentent de réhabiliter les fallen women en changeant leur personnalité à travers un modèle thérapeutique centré sur l’individu. Parent et Coderre (2000) remarquent que l’on met de côté l’aide directe aux travailleuses du sexe pour s’intéresser à l’aide aux enfants. Passant du corps en danger de la jeune mère en voie de devenir prostituée à celui du corps dangereux de la mère, le service social établit des règles d’évaluation et d’intervention qui marquent encore aujourd’hui la pratique (Parent et Coderre, 2000). Un mouvement fort pour la protection des enfants prend la place, mouvement qui prônera une intervention de l’État de plus en plus importante. Les mères ont le devoir de protéger leur enfant du vice et les travailleurs sociaux en sont les enquêteurs sociaux. La question de la dangerosité des mères prostituées anime le débat en raison de la prétendue exposition des enfants à une vie mauvaise. On moralise ces mères, on les considère comme étant négligentes et elles se voient retirer la garde de leurs enfants.

Pour faire le lien avec le contexte politico-historique associé au phénomène de la prostitution, Wahab (2002) nous rappelle que c’est dans le courant des années 1960 que cette question resurgira dans l’espace public. En effet, certaines féministes activistes vont commencer à contester les lois sur la prostitution et les injustices sociales faites à l’égard des travailleuses du sexe. Des groupes de défense de droits s’organisent graduellement et les travailleuses du sexe prennent la parole pour dénoncer les injustices dont elles sont l’objet. Cependant, les services sociaux sont peu perméables à ce type de discours et la majorité des services s’organisent en fonction du discours anti-prostitution (Wahab, 2002 : 52). On remarque que les arguments abolitionnistes ont davantage de résonance dans l’histoire du travail social qui tend à percevoir les femmes prostituées comme des victimes ayant besoin d’être réhabilitées. Parent et Coderre (2000) affirment que la professionnalisation du travail social aura eu pour impact d’accroître le contrôle social et étatique sur le corps des femmes prostituées. De plus, le service social semble avoir produit des spécialistes qui connaissent désormais le sujet mieux que le sujet lui-même (Parent et Coderre, 2000 ; Guienne, 2006)[2].

Le travail social contemporain et la prostitution féminine

Au Québec, dans un système où les problèmes sociaux tendent à être abordés selon des catégories prédéfinies, les interventions sociales qui s’intéressent aux travailleuses du sexe sont de l’ordre des initiatives émergeant de l’action communautaire autonome qui visent l’amélioration de leurs conditions de vie et la défense de leurs droits. Au sein des institutions publiques, les femmes qui pratiquent le travail du sexe seront confrontées au système judiciaire et carcéral, à la protection de la jeunesse ou pourront recevoir des services spécialisés en toxicomanie. Du côté institutionnel, c’est plutôt l’aspect du contrôle social des effets collatéraux liés à la prostitution qui ressort tandis que dans le milieu communautaire cela semble davantage tendre vers des approches de traitement et de réinsertion sociale. L’organisation des services sociaux actuelle laisse très peu de place aux approches basées sur l’appropriation du pouvoir d’agir et centrées sur les forces qui, dans une perspective constructiviste des problèmes sociaux, sont plus porteuses pour le renouvellement démocratique des pratiques d’interventions sociales.

L’appropriation du pouvoir d’agir individuel et collectif a pour objectifs d’aider les personnes en situation de défavorisation à franchir les barrières psychologiques de la stigmatisation et de la culpabilisation, à accroître l’autonomie d’action, tant individuelle que collective, à contribuer au développement d’une certaine résistance aux directives imposées par d’autres et à permettre aux personnes ou aux collectivités de déterminer par elles-mêmes les voies à privilégier dans leur développement (Ninacs, 2008 : 12). Cette approche semble davantage en accord avec les valeurs prônées par le mouvement des travailleuses du sexe et des féministes de la troisième vague qui ne se reconnaissent pas dans le modèle néo-abolitionniste.

Cependant, une femme qui s’identifie comme travailleuse du sexe se voit accorder très peu de crédibilité sociale. Cela dit, il faudrait d’abord que cette femme accepte de dévoiler cette pratique, le poids des conséquences étant très lourd à porter pour une mère qui avouerait avoir recours à des activités prostitutionnelles à un intervenant social en contexte de protection de la jeunesse. La condamnation sociale aurait tôt fait de qualifier cette mère d’incompétente alors qu’il peut en être tout à fait autrement. Ce qui nous ramène à l’éternel clivage entre la morale et la déviance qui laisse peu de place à la nuance. Les intervenants sociaux oeuvrant dans des contextes institutionnels ne sont pas outillés pour soutenir adéquatement des femmes en situation de marginalisation extrême. En fait, la rigidité des cadres de prestations des services sociaux, la vitesse à laquelle les institutions exigent un rendement ne permettent plus aux individus d’exercer leur jugement critique. Ils constituent au mieux les rouages d’une machine bien rodée et peuvent à l’occasion intervenir sur une base individuelle mais au risque de défier les normes institutionnalisées.

La construction sociale du stigmate de la putain conjuguée à l’ensemble des discours féministes a eu une influence indéniable sur le développement de notre façon contemporaine d’aborder le phénomène de la prostitution. Les pratiques en service social se sont modelées sur cette évolution. Un phénomène social qu’on n’arrive pas à nommer autrement qu’en le construisant négativement peut difficilement faire l’objet d’une intervention autre que de type répressif et orientée vers la réhabilitation basée sur un comportement dit « normal ».

Une étude qualitative menée par Wahab (2004) relève que les travailleurs sociaux contemporains, comme leurs prédécesseurs, continuent d’encourager systématiquement les prostituées à sortir de l’industrie du sexe. Ce constat renforce l’idée qu’elles doivent être prises en charge pour leur propre bien. De plus, ce postulat implique que les travailleurs sociaux savent ce qui est préférable pour ces femmes et que celles-ci ont toujours d’autres solutions pour subvenir à leurs besoins (Wahab, 2004 : 154). Les femmes exerçant les métiers du sexe interrogées dans le cadre de cette étude soulignent qu’il est impératif que les travailleurs sociaux travaillant pour les services de protection de l’enfance, en violence conjugale, dans le domaine de la toxicomanie, en agressions sexuelles adoptent des attitudes de non-jugement à leur égard. En fait, les principaux points mis de l’avant pour l’amélioration des pratiques auprès des femmes dans l’industrie du sexe concordent avec des approches basées sur l’empowerment. On souhaite que les intervenants soutiennent et respectent davantage les choix de vie faits par ces femmes. De plus, il est important pour ces intervenants de mettre de côté leurs idées préconçues et stéréotypes négatifs pour en arriver à créer une véritable relation de confiance.

Conclusion

La rédaction de cet essai aura permis de constater à quel point la question de la sexualité des femmes est un sujet de débat qui traverse le temps et les systèmes politiques. Force est de constater que les institutions modernes reposent sur un modèle qui contrôle les comportements déviants, les punit lorsque nécessaire et tend à départager ce qui est la normalité de l’anormalité. Le corps d’une femme destinée biologiquement à la reproduction de l’espèce peut-il devenir un objet monnayable ? Une femme peut-elle revendiquer son autonomie sexuelle et économique et user de son corps comme elle l’entend ? La morale chrétienne est encore suffisamment présente en ce qui concerne la question de la sexualité et continue de veiller au maintien des modes de pensée populaire.

Dans une troisième vague féministe où la sexualité féminine est définie positivement, où l’autonomie des femmes est au coeur des questions soulevées et où l’on souhaite se réapproprier son corps, il semble impératif que les mouvements de femmes travailleuses du sexe revendiquent une plus grande reconnaissance sociale de leurs actions qu’elles définissent comme un travail, de leurs droits fondamentaux et de leur citoyenneté. Critiquée par les féministes plus traditionnelles campées dans un paradigme néo-abolitionniste, cette approche pourrait cependant conduire à l’expansion de l’industrie du sexe et à l’engraissement d’un état capitaliste qui pourrait percevoir des impôts sur le produit de ce travail particulier des femmes. Par ailleurs, il est difficile de dissocier ce phénomène du contexte politique dans lequel les rapports de domination hommes-femmes existent toujours et dans lequel la prostitution ne peut constituer en toutes circonstances un choix totalement éclairé. Il est vrai que le corps de la femme peut être vu comme un objet d’échange, une marchandise qui contribue à l’équilibre de notre système économique. Le système néolibéral conçoit le corps des femmes comme une marchandise et, par conséquent, peut amener à souhaiter l’abolition du phénomène de la prostitution. En contrepartie, la sexualité est un échange économique qui tend à se maintenir dans les systèmes où les inégalités sociales et matérielles existent.

Comment se sortir de ce débat et dépasser le champ des idées afin de renouveler les interventions sociales de manière démocratique ? Comment repenser les pratiques en travail social en fonction des différentes tensions qui sont présentes, sans renier les acquis des féministes mais en y intégrant les préoccupations d’un nouveau courant qui s’est développé ? Il apparaît important de donner la parole aux groupes marginalisés et moins visibles comme ceux des femmes travailleuses du sexe afin que ceux-ci puissent s’affranchir des structures sociales qui les oppriment. On doit repositionner le pouvoir des paradigmes dominants pour laisser place aux discours émergents qui revendiquent le droit à l’autodétermination. Ce faisant, la parole de ces femmes peut contribuer à leur reconnaissance sociale et permettre au changement social de s’opérer.